Chapitre IV. Sous le signe du Bloc des gauches
p. 175-227
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Texte intégral
L'apprentissage du socialisme
Les difficultés de l'unification socialiste
1Pressensé avait donné le 1er mai 1899 son adhésion publique au socialisme. À ce moment-là, les forces et les groupes socialistes semblaient engagés dans un processus unitaire. Blanquistes, guesdistes, allemanistes, possibilistes, indépendants, toutes les branches de la famille sont représentées au meeting où Pressensé présente sa profession de foi. Lorsqu'il vient parler de l'affaire Dreyfus à Marseille quelques jours après, le 18 mai, avec Jaurès, dans la salle enthousiaste, les militants guesdistes vibrent à l'unisson. Assez vite, pourtant, la brève lune de miel entre socialistes s'est achevée : une rupture brutale s'est produite à la suite de la constitution du ministère Waldeck-Rousseau le 21 juin 1899, et de l'entrée au gouvernement de Millerand aux côtés du général de Galliffet.
2Jaurès, dans La Petite République du 24 juin, comme Pressensé dans L'Aurore du 25 défendent le même point de vue : s'il existe un juste ressentiment contre Galliffet, « ce serait un prétexte et une lâcheté de fuir pour cela le devoir républicain ». « II ne faut pas, ajoute Pressensé, laisser le spectre du passé barrer le chemin quand il s'agit de mâter la rébellion1. »
3En revanche, cette participation gouvernementale est très vivement combattue par le regroupement des blanquistes et des guesdistes. Le 14 juillet 1899, le « manifeste » inspiré par Guesde, Lafargue et Vaillant, ne dénonce pas seulement l'entrée d'un socialiste dans un gouvernement bourgeois mais toute une « politique prétendue socialiste faite de compromissions et de déviations, que depuis trop longtemps, on s'efforçait de substituer à la politique de classe [...] du prolétariat militant et du parti socialiste2 ». Bien qu'aucun nom ne soit prononcé, c'étaient les socialistes dreyfusards, qui étaient visés. « Ou je ne comprends pas le sens du manifeste élaboré par Guesde et Vaillant [...], écrit Jaurès en réponse, ou il est la condamnation amère, brutale, offensante, de la lutte que nous soutenons ici depuis quinze mois contre la barbarie cléricale et les crimes de l'État-Major3. »
4Notre intention n'est pas ici d'exposer en détail un épisode aussi connu que l'affaire Millerand, mais de le considérer de manière plus restreinte, du point de vue de Pressensé. Avec son adhésion toute récente, il ne faisait pas partie des dirigeants socialistes. Mais sa personne et son origine de classe symbolisaient l'alliance du creyfusisme bourgeois avec le socialisme, il incarnait presque physiquement ce que le manifeste de Guesde et de Vaillant rejetait catégoriquement. Ce n'est d'ailleurs pas un hasard, si, pour rappeler à ses frères ennemis qu'ils avaient, eux et leurs amis militants, applaudi ce que désormais ils semblaient condamner, Jaurès met longuement en avant dans l'article le plus véhément et le plus argumenté qu'il adresse aux signataires du Manifeste, l'accueil triomphal donné par des militants du POF, à Marseille et à Lille, à ce symbole vivant du dreyfusisme qu'était Pressensé4.
5Pressensé, quant à lui, soutient totalement Jaurès. Il soupçonne d'ailleurs les signataires du Manifeste d'animosité personnelle à l'égard de l'ancien député du Tarn : « Il en est, écrit-il dans L'Aurore du 18 juillet 1899, qui ne pardonneront jamais au glorieux vaincu de Carmaux la splendeur de son verbe, la générosité de son âme, la puissance de sa conviction, le magnétisme de sa personne5. » Cet éditorial du 18 juillet, intitulé « la crise socialiste », constitue un texte important, qui révèle non seulement la position de Pressensé sur l'affaire Millerand et son appréciation sur les conflits internes du « parti » où il vient d'entrer, mais la conception qu'il se fait du socialisme au tout début de son engagement.
Un socialiste idéaliste
6Dans son article, Pressensé interprète le manifeste Guesde-Vaillant comme une condamnation de l'engagement socialiste dans l'affaire Dreyfus, l'entrée de Millerand dans le gouvernement n'étant selon lui qu'une question « tout à fait accessoire et secondaire ». Il plaide donc avec beaucoup d'éclat pour justifier, d'un point de vue socialiste, le combat dreyfusard. La mobilisation des masses pour la défense des libertés républicaines était selon lui indispensable : « Si la voix de Jaurès et nos voix avaient été étouffées, la victoire des faussaires de l'État-Major aurait déchaîné une réaction contre le prolétariat socialiste. [...] La suppression des garanties élémentaires de la légalité, le triomphe de la tyrannie brutale, la dictature cléricale et prétorienne, tout cela touche directement les intérêts de l'ouvrier6. »
7Mais le combat mené dans les meetings et dans la rue n'avait pas selon lui qu'une dimension défensive : « Il n'est pas jusqu'à la méthode employée, jusqu'à cette campagne de dix-huit mois sur la place publique en dehors des cadres officiels et des corps élus qui n'ait consacré de nouvelles conquêtes pour le peuple et qui n'ait été révolutionnaire au premier chef7... » Et Pressensé adopte un ton presque biblique pour apostropher les auteurs du manifeste : « Aveugles qui ne voient pas que le glaive trempé dans le sang de Dreyfus, c'est contre l'éternelle victime de toutes les oppressions, c'est contre le peuple qu'on en tournera la pointe, si elle n'est pas émoussée entre les mains des bourreaux ! Insensés, qui ne comprennent pas que rester neutres en présence de certains crimes, c'est s'en rendre complices8!» Son vocabulaire se situe essentiellement dans le registre moral. Ainsi, selon lui, la société actuelle a-t-elle pour fondement l'injustice ; le capitalisme est la cause d'une série infinie d'iniquités ; la propriété individuelle est vicieuse. Quant à la défense des intérêts du prolétariat, elle ne doit pas prendre la forme de l'égoïsme. « C'est sur l'égoïsme que l'on spécule, insiste Pressensé, en affirmant que la classe ouvrière ne doit s'occuper et se préoccuper que de ce qui la touche directement : c'est rabaisser, c'est avilir le socialisme que d'en faire je ne sais quelle doctrine de privilèges ». Pas question de le laisser dépouiller de « ce rayon d'idéal qui fait son auréole », par des « rhéteurs dogmatiques », « accoutumés à pontifier dans les petites chapelles où ils sont papes9!»
8Un autre aspect du socialisme de Pressensé en juillet 1899 est sa dimension individualiste ; face à la crise et aux divisions, il veut adopter une position de franc-tireur, ou, comme il l'écrit, de « socialiste hors cadres10 ». Il précise même qu'il a « conçu contre les partis — contre tous les partis — une défiance sans limites11 ». Moins d'un an auparavant, dans son Colonel Picquart, il dénonçait la faillite de tous les partis et plaçait ses espoirs dans la petite élite des combattants dreyfusards, cette poignée de justes qui pouvait, seule, sauver Sodome... En juillet 1899, son ton n'est pas fondamentalement différent quand il écrit : « Il me semble que les événements ont prouvé depuis deux ans ce que peuvent quelques hommes qui n'ont d'autre mot d'ordre que celui de leur conscience, d'autre souci que celui du droit et d'autre force que celle de leur fier isolement12. »
9Par la suite, en poursuivant son apprentissage de l'esprit collectif Pressensé a fini par renoncer à ce « splendide isolement » : en janvier 1901, dans un éditorial intitulé « l'Unité socialiste », il appelle à la naissance d'un parti unifié, « à la fois révolutionnaire et réformiste », qui serait « une machine de guerre admirable » et donnerait « le spectacle émouvant d'une humanité en avance sur son milieu13 ». Tout en passant de l'individualisme à l'esprit de parti, Pressensé « jetait une pierre dans le jardin » des guesdistes, puisque c'étaient eux qui avaient quitté à l'automne précédent le congrès unitaire de Paris, et qu'ils passaient depuis lors pour scissionnistes.
Des rapports difficiles avec les guesdistes
10Il vaut la peine de s'arrêter un moment sur les relations tumultueuses que Pressensé a entretenues avec le courant guesdiste. Lorsqu'en juillet 1899, Pressensé dénonçait le manifeste Guesde-Vaillant, il employait des formules polémiques, à même d'irriter particulièrement Guesde et ses partisans. Il ne pouvait que froisser les susceptibilités de celui qui se considérait comme l'apôtre et le pionnier du socialisme français en dénonçant, dans sa défense enflammée de Jaurès, les « petits hommes », qui ne pouvaient supporter « qu'un grand tribun agite et soulève dans ses profondeurs l'océan populaire ». Guesde pouvait aussi interpréter comme une allusion à sa personne la phrase, déjà citée dénonçant ceux qui « sont accoutumés à pontifier dans les petites chapelles où ils sont papes ». Il est vrai que Pressensé déplorait également que s'associent aux « petits hommes qui font cette petite guerre » (contre Jaurès et le socialisme dreyfusard) « quelques-uns de ceux qui ont été, qui sont les inoubliables précurseurs, les lutteurs acharnés des heures ténébreuses, les fondateurs du socialisme français14 ! » On peut penser que Pressensé ne faisait pas ici seulement allusion à Vaillant mais aussi à Guesde. Mais i. ne l'écrivait pas explicitement. Et, en tout cas, les guesdistes ne pouvaient que recevoir comme une déclaration de guerre la leçon de révolution qu'il semblait vouloir donner à leur dogmatisme mécaniste : « Il en est parmi eux dont le pédantisme ne peut se faire à l'idée qu'une révolution se fraye sa voie à elle-même, qu'on ne lui trace pas de programme ne varietur ; qu'elle ne prend pas ses armes dans l'arsenal soigneusement préparé des théoriciens, mais qu'elle forge son épée à la claire et vivante flamme des événements15. »
11Les guesdistes ont eu l'occasion de répliquer, s'en prenant par exemple à Pressensé dans Le Socialiste d'octobre 1901. Dans un article paru dans L'Aurore quelques jours auparavant Pressensé avait commenté les notes d'Engels sur le programme d'Erfurt de 1891 (que venait de publier la Neue Zeit), en affirmant qu'elles contredisaient la thèse du prétendu « indifférentisme » du compagnon de Marx - et, par contrecoup, de Marx lui-même ? — à l'égard des différentes formes de gouvernement en régime capitaliste. Bref il tirait Engels du côté de la défense et de la valorisation de la République, c'est-à-dire du côté des socialistes jaurésiens. Bracke consacre deux colonnes de sa Revue de la semaine à réfuter cette interprétation aventurée16. Bon germaniste, il suggère, non pas que « M. de Pressensé cherche volontairement à induire le public en erreur », mais, ce qui était plus humiliant, qu'il aurait commis quelques contresens sur le texte allemand.
12Une semaine plus tard, Charles Bonnier reprend la polémique contre Pressensé. Cette personnalité un peu méconnue a sans doute été le principal conseiller de Guesde au moment de l'affaire Dreyfus ; c'est probablement son influence qui a amené le chef du POF à choisir une ligne de « non intervention dans les querelles de la bourgeoisie ». L'ensemble de l'article de Bonnier constitue un véritable pamphlet contre Pressensé et contre les intellectuels dreyfusards. Bonnier ironise sur l'esprit des Universités Populaires, sur « nos intellectuels », ignorants en allemand, mais, « qui veulent bien s'abaisser vers le prolétariat du haut de leurs chaires, pour lui expliquer les difficultés et la complexité de la question sociale ». Il rappelle à propos du « nouveau-venu au socialisme », « M. Francis de Pressensé », que, « jadis, [il] écrivait dans la Revue des Deux Mondes un compte rendu du congrès de Londres, où l'on voit l'ignorance insondable qu'un bon protestant peut joindre à la plus magnifique assurance. [...] Les événements de l'Affaire Dreyfus n'ont même pas pu donner de la couleur à ce style gris-protestant17 ». Bonnier alerte donc les prolétaires contre les dangers que font courir au socialisme de tels donneurs de leçons : « Monod, Reinach, Havet, de Pressensé et tutti quanti : quels alliés pour le prolétariat ! Que de panaches blancs qui devaient le conduire à la victoire ! De là à faire trois petits tours devant Loubet, Waldeck et Millerand autour de la statue de Dalou, il n'y avait qu'un pas, ou plutôt qu'un saut. Le ministère passait la casse, c'est-à-dire les drapeaux rouges déployés, et les intellectuels lui passaient Chalon et la Martinique, rouges aussi18. » Au-delà de ces accusations habituelles contre le courant socialiste républicain, Charles Bonnier s'en prenait plus précisément à la tournure d'esprit de « Pressensé et autres » « S'ils voulaient parler franchement, ne seraient-ils pas obligés d'avouer que la confusion qui était dans leur esprit s'est transportée dans la politique socialiste, depuis qu'ils s'en sont mêlés19 ? »
13Et Bonnier n'hésite pas à opposer, sur la question même de la vérité, le point de vue de classe guesdiste à l'universalisme abstrait et, selon lui, fumeux, de Pressensé et consorts : « Oui, nous avons notre vérité, et cela nous suffit, notre vérité de tactique, notre vérité de classe. C'est la seule qui importe, et non les deux déesses que Zola a tirées du magasin de décors de la bourgeoisie, la vérité et a justice absolues, qui n'ont jamais existé20. » C'était sous une forme polémique poser des questions de fond, celle de la vérité et celle des fondements théoriques du socialisme. Quelles réponses Pressensé a-t-il donné à ces questions ?
Les fondements théoriques du socialisme
14Le début du xxe siècle est dominé dans le socialisme international par la querelle du révisionnisme, la révision politique et économique du marxisme prônée par Bernstein. On ne peut dire que Pressensé ait joué un rôle important dans ce débat. Nous n'avons pas trouvé de véritable texte ou article théorique qu'il aurait consacré au socialisme. En revanche, il s'est situé dans cet horizon intellectuel, et nous savons qu'il s'est lancé dans un vaste travail de lecture : « Il ajouta, dit Victor Basch, [à ses études] un domaine nouveau : celui de la science économique. Le socialisme n'était pas seulement pour Pressensé une foi, mais c'était aussi une science qu'il se mit à étudier avec une ardeur juvénile et dont, grâce à une agilité, une souplesse d'esprit et une mémoire prodigieuses, il sut vite se rendre maître21. » Un indice de ses lectures et de ses réflexions sur la validité du marxisme pourrait être fourni par les articles de L'Aurore des 28 et 30 septembre 1901, qui commentent la condamnation des thèses de Bernstein au congrès de Lübeck de la social-démocratie allemande. Pressensé condamne, lui aussi, le révisionnisme, mais moins au nom de l'orthodoxie marxiste que de la nécessité de « l'action commune fortement disciplinée ». Pressensé a même une formule assez martiale, définissant la « démocratie socialiste » comme une « armée révolutionnaire en lutte contre tout un régime et toutes les forces unies de l'état bourgeois ». Il reproche à Bernstein de « passer trop de temps à critiquer le socialisme et pas assez à critiquer le capitalisme », mais refuse surtout la mise entre parenthèses de l'espérance finale : « Bernstein, écrit Pressensé, affecte par une distinction que je crois éminemment fausse, périlleuse, de séparer les résultats pratiques, les objets immédiats du but idéal. » Pressensé réclame donc, non la révision du marxisme, mais son « libre examen », soulignant que Marx lui-même retouchait sans cesse son œuvre. Autant il accepte la discipline sur le plan de l'action du parti, autant il la rejette sur le plan de la pensée. « Le jour, écrit-il, où il se trouvera une assemblée de socialistes pour dire à un hérésiarque : Voici la vérité totale, absolue, ne varietur, révélée par tel auteur canonique, ce jour-là la Révolution aura perdu son ressort et le socialisme sa raison d'être. »
15Plus que Bernstein, le principal théoricien du socialisme que Pressensé a médité et qui lui a servi à approfondir sa réflexion sur l'œuvre de Marx, est Werner Sombart. Dans les fragments de son journal personnel figurent plusieurs pages contenant des réflexions sur l'œuvre de Sombart. Elles datent sans doute de 1904.
16Werner Sombart, rappelons-le, a été un des principaux représentants de ces universitaires allemands qu'on a appelés les « socialistes de la chaire ». II a eu par ailleurs une évolution intellectuelle et théorique qui l'a de plus en plus éloigné du marxisme, pour le rapprocher, surtout à partir de la première guerre mondiale22 de la zone sulfureuse du « socialisme national allemand ». Mais le Sombart de Pressensé est celui de ses premiers ouvrages ; il passait alors comme proche de la social-démocratie, comme un diffuseur et un continuateur du marxisme. Dans son ouvrage sur le capitalisme moderne (Der moderne Kapitalismus) publié en 1902, il ne se propose d'ailleurs pas moins que d'écrire la suite et en quelque sorte l'achèvement de l'œuvre de Marx.
17Pressensé, dans ses notes, s'intéresse surtout à la dimension historique de l'œuvre de Sombart. Dans Le Capitalisme moderne, ce dernier recherche en effet « les étapes de la genèse du capitalisme à partir des formes économiques du Moyen Age européen ». Pour Pressensé, l'analyse des causes et l'histoire des origines et de l'évolution du capitalisme, avec sa richesse infinie d'érudition et sa fine critique, constitue une très utile révision de cette partie insuffisante au double point de vue économique et historique de l'œuvre de Marx23. Il est sensible à l'idée que coexistent dans les différents moments que distingue Sombart (le « capitalisme précoce », le « capitalisme à son apogée », le « capitalisme tardif »), avec les conséquences du principe dominant, des survivances du passé, et des germes d'avenir24. Pressensé adhère ici à ce qui constitue sans doute la principale originalité de Sombart, le refus de concevoir l'histoire des systèmes économiques (et des « modes de production ») sous la forme de la succession régulière de phases dominées chacune par un seul principe organisateur. « Le passage de l'économie domestique à l'économie d'échange et de celle-ci à l'économie capitaliste est conçu dans Der moderne Kapitahsmus, écrit Wolfang Mager, comme engrenage et télescopage de trois plans économiques25. » Mager rapproche d'ailleurs cette vision de l'histoire du capitalisme avec celle d'un autre lecteur plus tardif de Sombart, Fernand Braudel.
18Pressensé, avec son tempérament d'historien est intéressé par les survivances des principes du passé dans le présent. Mais il refuse de céder à l'illusion que l'avenir pourrait renouer avec ces principes du passé. L'erreur des socialistes catholiques et des chrétiens sociaux [...] voire de certains socialistes à la Morris c'est de rêver la reconstitution impossible de l'Handwerk (communauté artisanale) du Moyen Age. Le capitalisme, même ou plutôt surtout au point de vue socialiste, est un progrès sur cette époque26. Pressensé note par ailleurs avec encore plus d'intérêt l'émergence du futur dans le présent, la présence du principe du « socialisme précoce » dans le « capitalisme tardif », une idée qui pourrait justifier le soutien à des réalisations collectives ou coopératives sans attendre le grand soir de la révolution prolétarienne.
19Dans ces quelques notes, nous avons bien la trace d'un travail de réflexion, de recherche d'un soubassement scientifique à un socialisme qui ne devait pas se limiter dans l'esprit de Pressensé à une « foi » alimentant un « prêche » idéaliste et moral. Mais Pressensé se situe rarement à ce niveau théorique dans ces interventions publiques : par tempérament, par profession, il était avant tout un journaliste, particulièrement actif en ces années qui suivent l'affaire Dreyfus.
Pressensé et L'Aurore
Un journaliste à deux faces
20Pressensé était entré à L'Aurore à l'automne 1898. Bien que devenu socialiste, il a continué à y collaborer, n'écrivant que très occasionnellement dans La Petite République dont Jaurès était un des piliers. L'Aurore qu'on aurait a priori tendance à classer à droite de La Petite République, à la jonction du radicalisme et du socialisme, s'était en réalité depuis le départ de Clemenceau en décembre 1899 assez nettement « gauchisée ». Pour Francis de Pressensé, la collaboration à L'Aurore constituait une façon de continuer son combat dreyfusard. Son activité de journaliste s'est donc dédoublée : dans L'Aurore, son journal militant, il commente la politique intérieure mais évite d'aborder les questions de politique extérieure. Il continue en effet par ailleurs à diriger la rubrique de politique étrangère du Temps. Beaucoup de ceux qui ont parlé de Pressensé à cette époque, par exemple ses adversaires nationalistes, mais aussi les guesdistes, semblent avoir ignoré ce fait, et le présentent comme « l'ex-rédacteur du Temps ». Charles Péguy était mieux renseigné qui, au moment des élections de 1902 souhaitait que Pressensé « renonce à la haute situation professionnelle qu'il occupe dans un grand journal bourgeois du soir27 ». « Déjà, ajoutait-il, la double situation qu'il avait dans ce grand journal modéré opportuniste et à L'Aurore n'allait pas sans quelque difficulté. On répondait qu'il fallait bien, fournissant à L'Aurore du travail gratuit, qu'il continuât de gagner honnêtement sa vie de son métier28. » Charles Péguy, pour sa part, aurait préféré que « Pressensé fût rémunéré à L'Aurore juste assez pour vivre29 », et qu'il quittât Le Temps.
21Fort bien renseigné semble aussi le chroniqueur du journal catholique « clérical » de Bruxelles Le Patriote, qui analyse en mai 1903 le cas étrange de celui qu'il appelle « le diable du Parlement » :
« C'est, écrit-il, l'un des plus singuliers dédoublements de la personnalité humaine qu'il m'ait été donné d'observer. [...] M. Francis de Pressensé fait le Bulletin de l'Étranger qui figure quotidiennement en tête du Temps, et qui est fort apprécié de tous, surtout pour les choses d'Angleterre et d'Allemagne. [...] Il a une rare connaissance des choses contemporaines, de leurs origines et de l'histoire, une réelle indépendance d'esprit, de la modération, de l'équité, de la sagesse [...] Mais dans la politique intérieure qu'il expose dans L'Aurore, M. de Pressensé se montre le socialiste le plus excessif, le révolutionnaire le plus enragé... le dreyfusard le plus passionné que Dreyfus ait pu rêver... l'anticatholique le plus haineux que Luther et Calvin aient enfanté. [...] À lire son Bulletin de l'Etranger du Temps, on dirait un homme d'étude, un observateur de la politique, un libéral, un sceptique. Mais à lire ses articles de L 'Aurore ou ses discours et propositions de loi à la Chambre, on dirait un fou furieux prêt à porter partout le fer et le feu. Comment expliquer un dédoublement si complet de la personnalité humaine, une si totale contradiction de tous les instants chez le même homme ? Et sa crise de la « Revue des Deux Mondes », comme il l'a appelée, n'indique-t-elle pas que nous avons affaire à un malade30 ? »
22C'est sous un autre jour que la « biographie autorisée » de Pierre Cordonnier présente la poursuite de la collaboration de Francis de Pressensé au Temps :
« En 1888, Le Temps, qui, malgré sa note politique malheureusement trop tiède, n'en est pas moins l'un des plus grands journaux du monde confia à l'ancien secrétaire d'ambassade la rédaction de son Bulletin des Affaires Étrangères, qu'il rédige encore aujourd'hui malgré la part prise par lui dans les événements politiques de l'Affaire, et d'où la politique est absente. Ce témoignage rendu par Le Temps a un adversaire politique aussi déclaré a bien quelque valeur31. »
23Dans leur contraste, le pamphlet et l'hagiographie convergent pour suggérer une particularité ou un problème de la biographie de Francis de Pressensé. Un peu comme dans les systèmes économiques de Sombart, le principe ancien n'a pas totalement disparu chez lui quand domine le principe nouveau. Son maintien paradoxal au Temps, indique peut-être aussi qu'il lui a été difficile de aire le deuil de toute son ancienne notoriété bourgeoise.
24Dans les années qui suivent l'affaire Dreyfus, « Pressensé-D' Jekyll » a donc jugé possible de maintenir dans les colonnes du Temps une chronique de politique étrangère « d'où la politique est absente32 ». En même temps, dans ses articles de L'Aurore, « Mr. Hyde-Pressensé » a pratiqué une forme militante et souvent polémique du journalisme. Dans son travail d'éditorialiste, on a l'impression qu'il a voulu prolonger, le plus longtemps possible, l'atmosphère exaltante de l'affaire Dreyfus. Bien que le danger nationaliste semble s'estomper à l'échelle nationale à l'automne 1899, Pressensé s'attache encore à le dénoncer en 1900 et en 1901, consacrant un nombre appréciable d'éditoriaux à ausculter ses vieux ennemis de l'Affaire. Il s'en prend à Déroulède, au général Mercier, devenu sénateur de Loire-Inférieure, et à bien d'autres, y compris aux contre-révolutionnaires de l'Action française qui commencent à faire entendre leur voix. Mais ces dénonciations rituelles ne suffisent pas à maintenir la flamme, et maintenant que la solidarité du combat commun n'existe plus on voit s'accentuer les divisions entre dreyfusards.
La division des dreyfusards
25Nous ne reviendrons pas sur les polémiques qui ont porté sur la relance de l'Affaire, ni sur la querelle entre la famille Dreyfus et le groupe qui s'était formé autour de Labori et de Picquart. Nous nous arrêterons en revanche à une opposition plus politique qui se développe entre les rédacteurs de L'Aurore et ceux du Siècle, l'organe du dreyfusisme « bourgeois » et modéré. L'éditorialiste de L'Aurore qui et alimente le plus la polémique n'est pas Francis de Pressensé mais Urbain Gohier. Par ricochet, toutefois, un certain nombre de traits atteignent Pressensé, et il est nécessaire de tenter une mise au point sur les rapports qu'il a entretenus avec une figure aussi contestée et au parcours historique aussi tourmenté qu'Urbain Gohier33. Le célèbre « dreyfusard-antisémite », ancien rédacteur du Soleil royaliste, était entré à L'Aurore dès sa fondation à la demande du directeur, Ernest Vaughan. Son recueil d'articles incendiaires, L'Armée contre la nation, publié en volume au début de 1899 lui avait valu un procès pour diffamation retentissant. On a l'impression que Pressensé a bien apprécié la virulence, la verdeur du style d'éditorialiste de Gohier. Il n'est apparemment pas choqué par certaines outrances, comme la prétention exprimée par Gohier dans L'Aurore le 15 décembre 1899 d'avoir été le seul au journal à avoir négligé le côté individuel, personnel de l'Affaire, pour en tirer des arguments d'ordre général ; Pressensé n'a pas réagi à cet article qui aurait en revanche décidé Clemenceau à claquer la porte de L'Aurore34.
26Peu après ce départ, c'est la rédaction du Siècle, le journal d'Yves Guyot et de Joseph Reinach, qui engage une polémique, cette fois publique, contre Gohier à la suite d'un article antimilitariste particulièrement virulent, que le patriote, l'ancien gambettiste Joseph Reinach, dénonce comme l'œuvre d'un « fou », d'un « forcené ». En ce début de l'année 1900, Pressensé a pris par deux lois la défense de son bouillant collègue éditorialiste. Répondant aux attaques de Reinach contre l'antimilitarisme de L'Aurore, il déplore le 22 janvier l'attitude de ceux qui « après avoir pris leur part dans le bon combat se retournent contre leurs compagnons avec des paroles amères pour ceux-ci et flagorneuses pour l'armée35 ». Quelques semaines plus tard, il dément formellement son intention de démissionner, qu'avait annoncée le Siècle ; Gohier venait de publier des articles particulièrement violents contre Galliffet, et il semblait logique que Pressensé, qui avait « avalé la couleuvre Galliltet » et approuvé l'entrée au gouvernement de Millerand, soit en désaccord avec ces outrances. Pressensé minimise pourtant fortement ses divergences avec Gohier et se déclare décidé à demeurer à « son poste de combat36 ».
27Une année plus tard, au moment du débat sur le projet de loi sur les associations, Pressensé, qui avait pris sa part dans la campagne anticléricale de L'Aurore contre un « concordat pour les congrégations », est pris directement à partie par Yves Guyot, qui rappelle le 23 juillet 1901 qu'il existait à la rédaction de L'Aurore un apologiste du cardinal Manning. Le juillet, Pressensé avait vivement réagi en demandant des précisions : « Voulez-vous dire que je sers, par des voies obliques, le cléricalisme37 ? » La polémique avait ensuite pris une certaine ampleur, Guyot publiant le juillet des extraits du Cardinal Manning, tout en demandant à Pressensé si ses « convictions actuelles » lui permettaient de « se faire le champion d'une politique, non pas même anticléricale, mais simplement laïque » ? La réponse de Pressensé se développe sous la forme d'un long article, d'une incontestable élévation, où il justifie son parcours, répondant à la fois à ceux comme Guyot qui décelaient en lui la « tare cléricale » et aux cléricaux qui, dit-il, « ont imaginé de m'affubler constamment de l'étiquette de pasteur ». Et Pressensé répond que si ce dernier titre « n'a rien en soi de déshonorant ni même de désobligeant », il est contraire à la vérité et « tend à m'attribuer contre le catholicisme une haine innée et héréditaire et une inimitié de métier [sic] ».
28Défenseur de la ligne de L'Aurore contre Le Siècle, Pressensé a-t-il pourtant approuvé tous les aspects de la campagne anticléricale de son journal ?
L'affaire de la communion de Madeleine Jaurès
29Il faut ici poser la question de l'attitude de Pressensé lors de l'affaire de la communion de la fille de Jaurès, dont Urbain Gohier a été un des acteurs essentiels. Le 7 juillet 1901, Madeleine Jaurès avait tait sa première communion dans l'église de Villefranche-d'Albigeois. Gohier a pris l'initiative d'écrire au curé pour vérifier le fait et a publié dans L'Aurore du 23 juillet la réponse positive du prêtre : « Il est parfaitement exact que Mlle Jaurès a fait sa première communion avec beaucoup de piété et d'édification. » L'article de Gohier du 23 juillet, « Le cas Jaurès », qui accompagne et commente ce document, transforme l'affaire en « scandale majeur ». C'est le premier d'une longue série d'éditoriaux au vitriol, où Gohier utilisait contre Jaurès à peu près le même ton que celui qu'il employait habituellement contre le militarisme ou le parti prêtre. Particulièrement notables sont les articles intitulés « Dieu pour aristos38 » et « Tabou39 ». Présenté comme le complice de tous les crimes et de toutes les trahisons, Jaurès est dénoncé sur tous les plans, politique, philosophique, privé.
30Pressensé pouvait-il accepter une telle campagne contre Jaurès ? Quelques mois auparavant encore, il laissait transparaître, à sa manière, son admiration pour « le glorieux vaincu de Carmaux » : signalant dans un de ses éditoriaux la présence de Jaurès dans les tribunes de l'Assemblée, il écrivait qu'au moment de son arrivée les députés lui avaient fait « une de ces ovations comme la Chambre de 1876 en fit à celui que l'on tenait pour le libérateur du territoire et le fondateur de la République40 ». Ce que nous savons de la culture de Pressensé nous suggère qu'il était pleinement sincère et qu'il était difficile pour lui de faire un plus grand compliment à un homme politique que de le comparer à M. Thiers. Reste à savoir, évidemment, si cette référence était de nature à plaire à Jaurès ou à améliorer ses relations avec les guesdistes !
31Pourtant, pendant toute « l'affaire Jaurès » de l'été 1901, Pressensé, le « jaurésien », est resté presque totalement silencieux. S'il n'a pas contribué à alimenter les attaques qui paraissaient dans les colonnes de son journal, il ne les a pas désavouées, n'est pas entré en conflit public avec Urbain Gohier. Un important article en date du 31 juillet 1901 intitulé « Examen de conscience » laisse entrevoir, sans prononcer le nom de Jaurès, sa position dubitative et embarrassée : « Ai-je le droit, écrit-il, de condamner pour tel acte ou telle abstention un homme à qui je dois l'éveil de ma pensée, et qui aurait peut-être des arguments décisifs et qui m'échappent en faveur de sa conduite41 ? » Nous ne savons pas par ailleurs quelles ont pu être, par rapport aux attaques contre Jaurès, les discussions et les entretiens privés de Pressensé. Il reste que ce silence pose problème. Il a été dénoncé assez vivement par Péguy, qui, au moment de l'affaire de la communion a été un ardent défenseur de Jaurès. Péguy écrit notamment : « Tous les jours dans L'Aurore un collaborateur de Pressensé accusait formellement Jaurès d'avoir trahi tout ce que nous défendons. Pressensé se taisait. [...] Pressensé nous parlait des brouillards de la Tamise ou de la Constitution anglaise42... » Et Péguy considère qu'il s'agissait là d'un « silence complice43 ».
32Par-delà le jugement de valeur, ce sont les raisons de ce silence qu'il faudrait donner. Nous pensons que Pressensé n'a pas voulu attaquer Jaurès, mais que, sur le fond il a eu quelque mal à comprendre sa « conduite », comme le suggère la phrase que nous avons citée. Par ailleurs, la période qui va du printemps 1901 au printemps 1902 est un des rares moments entre 1899 et 1914 où Pressensé ait eu des divergences politiques assez nettes avec Jaurès. Péguy, rapporte un « propos de rédaction » qui le dit de manière explicite : Pressensé aurait déclaré : « Il ne faut pas soutenir Jaurès, parce qu'en ce moment sa politique fait le plus grand tort au socialisme44. » Quelle que soit l'authenticité de ce propos, l'examen des interventions de Pressensé dans L'Aurore permet bien de mettre en évidence une position politique beaucoup plus antiministérielle et plus intransigeante que celle de Jaurès.
Une position politique antiministérielle et intransigeante
33En cet été 1901, la question Jaurès, n'était pour Pressensé qu'un élément dans un ensemble de questions qu'il était amené à se poser. Elles lui étaient soumises, indique-t-il dans son « examen de conscience », par des lecteurs de L'Aurore, alarmés (ou satisfaits) du ton de plus en plus radical de ses articles et des polémiques qui se développaient entre anciens dreyfusards. Un certain nombre de lettres, écrit-il, lui font le reproche de « faire une mauvaise besogne » en « tirant sur nos troupes »... Mais d'autres au contraire l'encouragent : « Continuez à ne faire acception de personne », à « dénoncer les mauvaises actions, même, ou plutôt surtout, si elles sont commises par un des nôtres45 ».
34La réponse de Pressensé est assez claire : il estime de son devoir de continuer, tout en s'engageant à « fuir comme la peste le verbe déshonorant et le geste grossier de l'insulteur46 ». S'agissait-il là d'un désaveu implicite de Gohier ? Le contexte suggère plutôt que Pressensé songeait aux attaques du Siècle. C'est probablement à Joseph Reinach qu'il fait allusion en écrivant qu'il lui a été douloureux de « voir les acolytes d'un homme que l'on aime, que l'on respecte, et dont on ne se sépare jamais sans espoir de retour, recourir d'abord aux insultes et déverser à tort et à travers quelques charretées de fange47...»
35Les nuances de style ne sont pas sans importance, surtout quand il s'agit d'attaques personnelles. Il reste le positionnement politique et la ligne éditoriale de L'Aurore que Pressensé a soutenus au début comme à la fin de l'été 1901. Depuis l'année précédente, on est passé d'un soutien critique au gouvernement de défense républicaine à une condamnation globale, à une opposition de gauche intransigeante. Avec Vaughan, avec Gohier, avec ses amis Mirbeau et Quillard, Pressensé participe aux attaques contre le gouvernement Waldeck-Rousseau. Le 29 juillet 1901, il s'en prend au style autoritaire de « l'impérieux et atrabilaire gentleman qui gouverne la France du pont de son yacht ou du fond de son cabinet », ainsi qu'à ses « affidés de premier ordre », Caillaux et Millerand48. Pressensé dénonce une politique de « néoopportunisme » en même temps que de trahison de la cause dreyfusarde, qui aurait été délibérée dès 1899, puisque Waldeck aurait « voulu lier étroitement l'aumône d'une grâce outrageante au vote d'une amnistie scélérate49 ». Alors qu'il ne faisait pas partie en septembre 1899 des dreyfusistes intransigeants hostiles à la grâce, Pressensé semble ici se rapprocher de leur position. Avec l'amnistie « scélérate », il dénonce l'ensemble de la politique menée à l'égard de l'armée et de ses chefs : avortement des projets de réforme du code de justice et de procédure militaire et de suppression des conseils de guerre, « impunité absolue des criminels de la haute armée », « reprise graduelle par les héros du complot prétorien des postes du haut commandement50 ».
36En ce qui concerne la loi de 1901 sur les associations et les congrégations, le jugement de Pressensé était devenu de plus en plus sévère au fur et à mesure de la discussion du projet de loi. Le texte final lui apparaît comme un « trompe l'œil » ; il accuse Waldeck d'avoir mené une « politique de fictions », qui consistait à « négocier un concordat des réguliers après un concordat des séculiers, et chanter victoire51 »...
37On retrouve la question cléricale dans les gracieuses épithètes que Pressensé prodigue un peu plus tard à Delcassé au moment du vote du maintien des crédits de l'ambassade au Vatican : il brocarde, le 7 janvier 1902, « l'incomparable homme d'État qui a nom Delcassé, se dressant sur ses ergots pour lancer quelque trait méchant au nationalisme, puis gonflant son jabot pour appeler la France une puissance catholique et biffer d'un coup de langue toute la tradition de neutralité confessionnelle et de laïcité de notre politique internationale depuis Richelieu52 ».
38Au total, on pourrait estimer qu'après tout, Pressensé, en défendant à son « poste de combat » de L'Aurore cette ligne de surenchère, d'intransigeance, destinée à pousser le bloc républicain à aller beaucoup plus loin, tout particulièrement dans le domaine de l'anticléricalisme, était dans le sens du vent, et qu'il allait toucher assez vite les « dividendes » de cette position politique. Il n'empêche que lui et son journal étaient parfois allés très loin dans leur opposition ; il faudra, au printemps 1902, opérer une certaine correction du tir pour s'insérer dans la majorité biocarde à l'occasion du combat électoral.
La disparition d'Élise de Pressensé
39Avant d'aborder cette nouvelle donne, nous voudrions revenir sur une dimension plus personnelle de l'histoire de Francis de Pressensé, la disparition de sa mère le 11 avril 1901. Nous n'analyserons pas ici tous les hommages qui furent rendus à cette grande dame du protestantisme. Nous nous contenterons de signaler que L'Aurore s'est associée au deuil de son éditorialiste et a rendu un long hommage à celle qui était présentée comme une grande dreyfusarde et une socialiste de la première heure. Francis de Pressensé pour sa part fait insérer ces quelques lignes avant d'interrompre pour huit jours ses activités : « J'ai besoin de silence et de retraite, écrit-il, pour pleurer une mère comme la mienne. Vous savez que c'est elle qui, ne m'ayant jamais félicité de ma décoration, me félicita le jour où je démissionnai et plus chaudement encore le jour où le Conseil de l'Ordre me raya. Elle incarnait aussi la charité53... » Le mot peut être relevé à un moment où Francis de Pressensé pouvait apparaître comme un polémiste quelque peu dur et intransigeant. A-t-il été ébranlé aussi profondément que par la mort de son père ? Nous ne disposons pas de témoignage comparable à celui qui figure dans une lettre que Francis de Pressensé adressait au moment de la mort de son père à Albert Sorel, où il parlait longuement de ses souffrances morales en ajoutant : « Je serais tombé depuis longtemps dans le pessimisme le plus suicidai si le Christ un jour n'était venu rayonner sur ma route54. » En 1901, Pressensé ne trouve plus dans la religion un secours aussi direct. En revanche, il ne ressent sans doute pas le même problème de filiation que par rapport à son père, il a engagé ses pas du côté d'Élise, et il a la certitude d'être en plein accord avec sa mère dans ses choix et son engagement de dreyfusard et de socialiste.
40Quoi qu'il en soit, on est tenté de mettre en rapport ce deuil du printemps 1901 avec la tonalité un peu sombre des interventions publiques de Francis de Pressensé dans les mois qui ont suivi. Lui-même convient à demi-mot d'une sorte de crise de pessimisme. Dans « l'examen de conscience » auquel il se livre le 31 juillet, il laisse échapper cette interrogation : « Suis-je bien sûr de n'obéir pas à un pessimisme invincible ? La bile n'a-t-elle pas crevé en moi et ne me fait-elle pas tout voir sous un jour défavorable55 ? » On peut considérer qu'après la sombre année 1901, le printemps 1902 a donné à Francis de Pressensé un nouveau départ. Son combat et sa victoire électorale inaugurent une carrière politique qui, jusqu'en 1905, se place sous le signe du Bloc des gauches.
L'élection de Lyon
Candidat !
41La candidature de Pressensé aux législatives de 1902 n'avait rien d'évidente. Il avait pendant une bonne partie de l'affaire Dreyfus, dénoncé la faillite du Parlement et laissé entendre que c'était en dehors de lui que le combat devait être mené. Certains bruits ont même fait état d'un serment qui aurait été prononcé dans la rédaction de L'Aurore de ne jamais être candidat à une élection législative. Urbain Gohier, dans le pamphlet qu'il a écrit en 1903, a dénoncé, parmi bien des accusations contre ses anciens amis, cette trahison électoraliste56. Charles Péguy, avait déjà parlé en 1902 dans le numéro des Cahiers de la Quinzaine qu'il avait consacré aux élections législatives de la rupture du serment57. En 1913, dans L'Argent, suite, il parle désormais d'une complète volte-face de Pressensé :
« Pressensé, écrit-il, faisait tous les matins dans L'Aurore un article furieux contre l'amnistie, contre le ministère, contre le gouvernement, contre la politique, contre Waldeck, et peut-être même n'y épargnait-il pas Jaurès. Mais il faut croire qu'il changea de train aux Laumes. Car il arriva à Lyon candidat officiel élu par le préfet58. »
42La dernière partie de cette attaque au moins est certainement inexacte59. Mais il reste qu'il s'est bien produit un virage, ou plutôt un recentrage, au printemps 1902, non seulement chez Pressensé mais dans la ligne éditoriale de L'Aurore. Pressensé a sans doute pris sa décision de candidature à la fin de mars 1902. Il l'annonce lui-même à la Une de L'Aurore le 3 avril60. S'il reconnaît qu'une candidature aux élections législatives implique une acceptation au moins implicite du système parlementaire, Pressensé commence par « confesser » qu'il n'a plus pour le Parlement la passion qui était la sienne dans sa jeunesse. Mais il estime nécessaire de vaincre sa « répugnance » pour trois raisons essentielles : ce serait tout d'abord se faire de sottes illusions que de croire que la presse est plus pure et plus probe que le Parlement ; il faut ensuite préférer la franchise des gouvernements libres au « pharisaïsme ignominieux » des gouvernements soi disant forts ; il ne faut pas enfin laisser le monopole de la lutte électorale aux « exploiteurs de mandats ».
43Cette candidature de Pressensé, et cette justification de la participation à la lutte électorale, sont soutenus par Vaughan, qui, dans L'Aurore du 11 avril 1902, écrit nettement qu'il n'hésiterait pas à voter pour Jaurès s'il était électeur à Carmaux. Cet article entraîne la démission d'Urbain Gohier, et Vaughan annonce son départ le 15 avril en l'accusant d'avoir « transformé le journal en une chaire de violence et de haine ». Ainsi recentrée, L'Aurore a mené une vigoureuse campagne en faveur des candidats du Bloc des gauches.
Les conditions de la candidature de Pressensé dans la 10e circonscription de Lyon
44La richesse du fonds archivistique et de la presse locale permettent de suivre pas à pas tout le parcours de Pressensé, depuis sa déclaration de candidature jusqu'à son triomphe du 11 mai61. La 10e circonscription du Rhône venait d'être créée pour les élections de 1902. Elle regroupait deux cantons, celui à dominante rurale de Neuville-sur-Saône, avec 5 866 électeurs inscrits, celui à dominante urbaine et ouvrière de Villeurbanne avec 8 565 inscrits. Un rapport du Commissaire spécial en souligne les différences : « Le canton de Villeurbanne est plus avancé que celui de Neuville avec une majorité d'électeurs radicaux à tendance socialiste. Au contraire, dans le canton de Neuville, c'est l'élément modéré, très modéré même, qui prédomine62. » Dans cette circonscription complexe, la candidature de Pressensé ne se profile que tardivement, à peine un mois avant le premier tour du 27 avril. Nettement plus tôt, en janvier, un autre candidat républicain s'était mis sur les rangs : vieux « caïman » de la vie politique, Marius Thévenet avait derrière lui une carrière prestigieuse mais un peu chargée. Député, puis sénateur du Rhône, il avait été ministre de la Justice dans le gouvernement Tirard formé en lévrier 1889, ministère célèbre pour sa contre-offensive victorieuse contre le général Boulanger. Mais le nom de Thévenet avait ensuite été cité au moment du scandale de Panama parmi les parlementaires « chéquards », ou plus ou moins compromis. Pendant la campagne de 1902 Thévenet a été, du coup, violemment attaqué par la droite nationaliste. Un de ses organes, Le Réveil républicain, dénonce, le 16 avril, le « panamiste Thévenet, héros de tant d'affaires louches63... » Pour la fraction la plus radicale de la droite, le « frère. Thévenet64 » avait aussi le tort d'avoir pris position en faveur de la révision de l'affaire Dreyfus, ce qui avait, semble-t-il, contribué à sa défaite aux élections sénatoriales de janvier 1900.
45Néanmoins, Thévenet, qui se situait aux franges de l'ancien opportunisme et du radicalisme, ne faisait pas figure de républicain avancé. Préparant son élection, au cours du mois de mars 1902, il avait recueilli l'appui des élus modérés, la plupart des maires du canton de Neuville65. Ce ralliement avait été favorisé par l'attitude de neutralité bienveillante de l'ancien député (avant le redécoupage électoral), et principale figure du parti libéral, ou modéré, lyonnais, Aynard, grand bourgeois dans le style de l'ancien centre gauche, qui n'avait pas nettement pris une position antidreyfusarde, et se distinguait de la droite nationaliste.
46Gardé à droite, Thévenet s'était efforcé de gagner la gauche à sa candidature en arborant l'étiquette radicale. Il avait cherché à rallier les comités républicains et les élus de Villeurbanne. La municipalité de Villeurbanne était dirigée par un radical-socialiste, Pays, avec quelques élus socialistes66. Le 23 mars, les délégués républicains s'étaient réunis pour se prononcer sut-la candidature Thévenet ; les socialistes présents dans la salle s'étaient bien vite retirés et les discussions avaient été vives entre républicains-radicaux et radicaux-socialistes, avant que le soutien à Thévenet ne soit voté à la majorité. Deux jours plus tard, à l'appel d'un certains nombre d'élus radicaux-socialistes de Villeurbanne, les adjoints entraînant difficilement, semble-t-il, le maire, la scission est consommée, et les éléments les plus à gauche se retirent du comité qui soutient la candidature de Thévenet. C'est le moment où commence à apparaître la candidature de Pressensé, sans que la voie soit encore pour lui complètement dégagée. Il se présente d'abord devant les délégués socialistes de la 10e circonscription, obtenant leur accord, non sans, peut-être, quelques difficultés67. Mais les socialistes ne suffisaient pas, et, dans un premier temps, les comités radicaux-socialistes se prononcent pour un autre candidat, le docteur Charrin, qui était le médecin personnel du président Loubet.
47Pourtant cette candidature a très vite perdu du terrain. Dès le 10 avril, un rapport du Commissaire spécial précise que « la lutte semble se circonscrire entre MM. Thévenet et de Pressensé. La candidature de M. Charrin paraît quelque peu sacrifiée, et on s'étonne que des radicaux-socialistes expérimentés de son comité persistent à le présenter68 ». Trois jours plus tard, se répand le « bruit du désistement définitif de M. Charrin », qui est officiel le 15 avril69. Comment expliquer ce retournement ? Le dessous des cartes est présenté dans un rapport un peu ultérieur : « Si on en croit les bruits qui circulent dans la 10e circonscription, ainsi qu'à Lyon, la candidature de M. de Pressensé a eu pour promoteur le docteur Augagneur, qui avait conservé avec ce publiciste d'étroites relations depuis qu'ils avaient mené de concert la campagne de protestation contre le procès Dreyfus70. » Ce serait donc « l'intervention et l'appui71 » d'Augagneur qui auraient permis à la candidature de Pressensé d'éclipser celle de Charrin.
L'appui décisif d'Augagneur
48Depuis les meetings dreyfusards de 1898-1899, le « compagnon » Augagneur avait fait son chemin, puisqu'il avait été élu maire de Lyon à la suite des élections municipales de mai 1900, où il avait pris la tête d'une coalition unissant socialistes « blocards » et radicaux-socialistes. Il était en 1902 la principale figure avec le député Colliard de la Fédération Socialiste Autonome du Rhône qui allait rejoindre dans les mois suivants le PSF. Augagneur avait en même temps des liens très étroits avec les radicaux-socialistes et avec la franc-maçonnerie dont l'importance dans le paysage politique lyonnais était essentielle. Il disposait de l'appui du grand journal radical, Le Progrès, sans avoir perdu tout contact avec le Lyon républicain, organe républicain modéré où il avait fait ses premières armes. Bref, la politique qu'avait menée Augagneur à Lyon se situait pleinement dans la logique du Bloc des gauches.
49Il ne paraît pas douteux que l'appui du docteur Augagneur ait joué un grand rôle dans la candidature à Lyon de Francis de Pressensé au printemps 1902. Est-ce au départ Augagneur qui a sollicité Pressensé pour qu'il se présente à Lyon, où il n'avait pas d'attaches particulières ? Est-ce Pressensé, à la recherche d'une circonscription, qui a sondé Augagneur ? Le processus de décision et de désignation devait de toute façon passer par le canal des organisations, et tout d'abord par les structures socialistes. Annonçant sa candidature dans L'Aurore, Pressensé laissait entendre qu'il répondait à l'appel des militants lyonnais : « J'ai quelque impatience pour ma part à commencer cette campagne-là où un appel de groupes locaux m'a tracé mon devoir. » Ce type d'appel peut être toutefois suscité, et c'est bien ce que suggère le Commissaire spécial en charge de la 10e circonscription qui écrit dans un de ses rapports : « [M. le docteur Augagneur] s'est servi, comme intermédiaires pour lancer sa candidature (celle de Pressensé), des sieurs Anthelme Simond, Gacon, et Frémion, dit Pierre Cordonnier, employé municipal, qui ont habilement préparé le terrain auprès de leurs amis politiques des cantons de Neuville et Villeurbanne72. »
50Dans la campagne du second tour, la presse nationaliste ira nettement plus loin que ce rapport, en accusant Pressensé d'être une marionnette entre les mains du maire : « Il est de notoriété publique, écrit par exemple le Nouvelliste, que M. Augagneur a désigné à ce candidat exotique la 10e circonscription de Lyon. M. le maire de Lyon a éprouvé le besoin de posséder chez nous un sujet docile73. » Marcel Faucon s'inscrit en faux contre ces accusations. Il a certainement raison de noter que Pressensé « n'avait pas le tempérament d'un aimable suiveur74 ». Ni l'adjectif, ni le substantif ne lui conviennent.
51On peut aussi estimer que c'est une perspective un peu trop « lyonnaise » que de voir dans Pressensé un vassal d'Augagneur. Certes, localement, l'appui du maire de Lyon lui était-il indispensable. Mais Pressensé avait une dimension et une notoriété nationale supérieures, à Paris, à celles d'Augagneur. Il avait passé pour un des chefs des dreyfusards, son rôle dans la presse, ses amitiés étaient considérables. L'appui du « parisien » Pressensé pouvait être, dès 1902, jugé utile par Augagneur dans la perspective d'une carrière nationale qu'il entamera à partir de 1904. Tout ne doit pas, il est vrai, en sens inverse d'une vision idyllique ou hagiographique, être réduit à des intérêts, des plans de carrière. Le compagnonnage des meetings dreyfusards avait été une expérience forte, et toute récente encore en 1902. Augagneur et Pressensé avaient au moins, d'après les témoignages que nous avons pu rassembler, quelque chose en commun, le courage physique. Par ailleurs, le parcours politique des deux hommes pouvait sembler similaire, l'affaire Dreyfus les ayant fait l'un comme l'autre évoluer de la droite vers la gauche. On se souvient qu'ils avaient proclamé leur adhésion au socialisme lors du même meeting.
52Ceci dit, on peut aussi penser qu'il existait, dès ce moment-là, des tensions entre les deux caractères. Une anecdote des « Mémoires » d'Edouard Herriot, rédigées bien des années après, en fournit l'indice. Herriot, évoque en ces termes la personnalité de son prédécesseur à la mairie de Lyon, Victor Augagneur :
« C'était un homme dur mais honnête avec intransigeance et, d'ailleurs, spirituel. Pour faire un bon chirurgien, il faut un bistouri bien tranchant et le mépris de l'humanité. Rien de cela ne manquait à Augagneur. [...] Il n'était pas tendre pour Francis de Pressensé qui menait pourtant la plus ardente et la plus courageuse campagne. Pressensé parlait, ou plutôt prêchait les yeux fermés. Augagneur l'interpelle : “Ouvrez donc les yeux et fermez la bouche. Ce sera beaucoup mieux75.” »
53Malgré le contraste entre le « prédicateur aux yeux fermés » et le médecin libre penseur à l'ironie acérée, leur alliance semble avoir été solide en ce printemps 1902.
La campagne du premier tour
54Malgré l'aide d'Augagneur, l'élection de Francis de Pressensé n'était nullement acquise. Au premier tour, il faisait figure « d'outsider », situation, il est vrai, plutôt confortable, l'essentiel des attaques, se portant sur le favori, Thévenet. Celui-ci bénéficiait en contrepartie de l'appui de nombreux notables, très probablement du préfet, et du soutien sans failles du journal Le Lyon républicain76. Le Progrès, pour sa part, publie les professions de foi de Thévenet, mais aussi celles de Pressensé77.
55Par ailleurs, Pressensé avait aussi à se garder à gauche. Dans sa brochure de propagande électorale, il se réclamait d'un socialisme « jaurésien », très républicain, où la dimension réformiste semblait l'emporter largement sur l'horizon révolutionnaire. Dans la grande affiche électorale qu'il a fait apposer comme « Candidat de concentration des forces républicaines socialistes et de la fédération socialiste autonome du Rhône », on retrouve cette orientation : Pressensé y appelle à « une marche pacifique vers la justice par la liberté », définit le socialisme comme « la substitution pacifique de l'ordre à l'anarchie et de l'harmonie à la guerre », et réclame « l'universalisation et non la suppression de la propriété78 ».
56S'affichant comme socialiste républicain, ou « socialiste gouvernemental », comme disent les rapports de police qui clarifient les choses, Pressensé trouve en face de lui un candidat révolutionnaire guesdiste, le menuisier Jean Voillot, qui ne l'a pas ménagé. Nous avons un écho de ses attaques par le compte rendu d'une réunion publique organisée le 9 avril par la Fédération Socialiste Autonome du Rhône pour l'audition des candidats socialistes dans la 10e circonscription79. Devant 400 personnes, Pressensé rappelle les souvenirs de sa venue à Lyon pour la cause dreyfusarde, précisant qu'il « n'espérait pas alors qu'un jour la candidature lui serait offerte par les républicains et les socialistes lyonnais80 ». Il insiste fortement sur la lutte contre les périls « prétorien » et « clérical ». Voillot, « candidat du Parti Ouvrier Français » présente sa candidature « socialiste révolutionnaire et prolétarienne » et s'en prend aux origines de classe de Pressensé : « Le citoyen de Pressensé [...] est, par son origine, par sa situation, par ses relations essentiellement bourgeois et fait partie du clan des exploiteurs que nous combattons81. » Voillot attaque encore Pressensé sur le caractère douteux de son anticléricalisme et de son antimilitarisme82, qualifie de « plaisanterie » le projet des retraites ouvrières que Pressensé soutient. Bref, on retrouve dans les paroles de Voillot l'argumentation des guesdistes contre le socialisme ministériel que nous avons déjà évoquée sur le plan national. Mais les guesdistes ne disposaient pas à Lyon d'une base aussi solide que dans le Nord. À la fin de cette réunion, Pressensé est intronisé par les quatre-cinquièmes des voix. La contestation de Voillot a-t-elle été si néfaste à la candidature de Pressensé ? On pourrait estimer que, dans la campagne du premier tour, elle l'a plutôt servi que desservi, car cette surenchère donnait à son socialisme un brevet de modération et le rendait plus acceptable pour l'électorat radical-socialiste.
57Enfin, il était connu à Lyon, que, plus encore que la lutte des classes, c'était la défense de la République et la lutte contre le cléricalisme, le « parti noir », qui mobilisaient l'électorat ouvrier. C'est un des points sur lesquels insistait une brochure de propagande qui contenait une présentation biographique du candidat signée par un des « relais » de Pressensé en direction des masses populaires, Pierre Cordonnier, de son vrai nom Joanny Frémion, employé municipal de Lyon. Ce personnage est présenté et dénoncé par les adversaires de Pressensé comme un « agent politique de M. le Maire de Lyon83 ». Les mêmes adversaires ont soutenu également que le véritable auteur de cette biographie de Francis de Pressensé serait... Pressensé lui-même, à qui le cantonnier-chef aurait servi de prête-nom. Le fait nous paraît pour le moins vraisemblable. Le texte relève du genre de « l'autobiographie indirecte », ou de la « biographie autorisée ». Nous voudrions nous arrêter un instant sur cet « exercice de style » auquel nous avons déjà fait allusion à différentes reprises.
58La brochure commence par faire l'éloge du père du candidat, Edmond de Pressensé, mobilisé pour la bonne cause comme « un des fondateurs de la République », et comme le défenseur des enterrements civils à Lyon contre « le proconsul Ducros d'odieuse mémoire84 ». Après cet exorde, le panégyrique évoque l'enfance du héros, présentant successivement « le brillant lycéen de la Capitale » qui « obtient les plus beaux succès au Concours général des Lycées de France », et « l'audacieux gamin de Paris qui s'engage à dix-sept ans dans la guerre de 187085 ». Parlant ensuite des débuts de Francis de Pressensé dans la diplomatie, le texte exalte « ce jeune et grand talent », « cette intelligence fine et si bien équilibrée, cet esprit avisé et circonspect86 ». Chroniqueur du Temps, il devient « l'arbitre de la plume dans les différends diplomatiques de ce temps87 ». La brochure met particulièrement en évidence sa sympathie pour l'Irlande et son attachement à la cause des Arméniens contre la Bête Rouge, Abd-ul-Hamid. Ses activités et publications d'avant 1898 sont toutes mentionnées et exaltées, à l'exception notable du Cardinal Manning. Mais, si « on connaissait le diplomate, l'historien, l'érudit, l'écrivain et le savant, le grand lutteur ne s'était pas encore révélé. Ce fut L'Affaire qui le jeta dans la mêlée88 ». La partie la plus épique de la brochure est consacrée au combat dreyfusard de Francis de Pressensé : quand il fit « claquer la porte » de la Légion d'honneur, y apprend-on, « la sensation fut énorme dans le Paris agité du moment [...]. La presse du monde entier s'empara de l'incident89 ». Pressensé est ensuite décrit parcourant la France au milieu des tempêtes déchaînées, affrontant cinq tentatives d'assassinat et deux duels (à Nîmes et à Paris), dans lesquels il se bat, pistolet ou épée en main [sic]. La participation de Pressensé aux grands meetings dreyfusards lyonnais n'est évidemment pas oubliée, pas plus que l'amitié avec Victor Augagneur qui préside ces réunions : « Les relations de ces deux hommes supérieurs, relations également sincères de part et d'autre, sont donc nées en pleine bataille, à l'heure du péril, pour ainsi dire sous les balles90. » La brochure s'achève en exaltant l'acceptation par Pressensé « par dévouement » et par « sens du devoir » d'une candidature qui l'arrache à « la vie contemplative du philosophe et du sage », qu'il aurait souhaité mener après « l'épopée historique91 ».
59Il est facile, au total, de repérer les omissions, retouches et inflexions du portrait en pied, en soulignant quand même que Pressensé arborait avec une grande fierté le drapeau dreyfusard. On comprend qu'au second tour, lorsque l'attention s'est portée sur Pressensé, le texte ait subi les attaques et l'ironie de ses ennemis. Sa « profonde modestie » est relevée par le Réveil républicain du 4 mai, qui peut écrire : « L'auteur, qui n'a aucune raison de se donner des coups de pied, puisque l'employé de M. Augagneur est là pour signer le panégyrique, n'oublie pas d'ajouter en parlant de sa personne : Voilà l'homme de haute valeur intellectuelle et morale, qui s'est enfin décidé, non sans répugnance, comme il le dit, à se présenter aux électeurs de la 10e circonscription92!»
60Au premier tour, toutefois, les attaques des droites catholique et nationaliste s'étaient plutôt centrées sur Thévenet. Leur candidat, tardivement déclaré, était un professeur d'histoire du lycée Ampère, Joseph Dontenville. Il a mené une campagne dynamique et efficace. Son étiquette de « républicain démocrate » cachait mal des orientations nationalistes, que lui attribue d'ailleurs le Commissaire spécial, qui, quelques jours avant les élections, pronostique un second tour entre Thévenet et Pressensé93. Dontenville bénéficiait de l'appui des « Comités républicains progressistes et démocratiques », qui regroupaient en fait nationalistes, catholiques conservateurs, et progressistes anti-gouvernementaux « mélinistes ». Dans sa profession de foi, il se réclamait d'un « République libérale et tolérante » et non « sectaire et jacobine ». Il défendait l'armée et la propriété, repoussant « les chimères du collectivisme ». Le style est caractéristique d'une campagne électorale de 1902, où la coalition « anti-gouvernementale » des opposants à la politique de Waldeck et au Bloc adoptait un ton modéré, présentait ses candidats comme les meilleurs partisans de la République et des libertés ; on peut néanmoins lire assez nettement en filigrane dans le texte de Dontenville les références anti-dreyfusardes et anti-maçonniques.
61La droite déterminée, celle qui soutenait Dontenville, a violemment attaqué le candidat Thévenet et contribué à le mettre en difficulté. Le Réveil Républicain avait vite signalé que « le vieux caïman qui, avec le concours de hautes protections comptait se refaire une virginité, trouve que les choses ne marchent pas toutes seules ; il rencontre des obstacles inattendus auprès de certains que la personnalité tarée de M. Thévenet épouvante94 ». La suite de la campagne allait confirmer ces difficultés. Un écho du Commissaire spécial du 19 avril indique que « M. Thévenet est inquiet sur son élection et étonné de l'accueil peu sympathique qu'il reçoit dans les différentes communes où il se présente95 ». Cette impression n'a fait que se renforcer et, la veille du premier tour, la réunion électorale que Thévenet tient à Villeurbanne semble avoir été particulièrement houleuse. Violemment pris à partie sur Panama, il est taxé par Voillot, venu porter la contradiction aux applaudissements de la salle, de « chien de garde de la bourgeoisie capitaliste et cléricale96 ». Pressensé ne semble pas avoir participé directement à ces joutes, mais, dans ses brochures et ses affiches, il ne manque pas de faire allusion au « personnel usé des politiciens qui ont compromis la démocratie par leurs fautes et leurs erreurs97 ».
62Le résultat du premier tour marque l'échec de Thévenet, et constitue même pour lui un véritable camouflet, puisque l'ancien ministre est devancé non seulement par Pressensé, mais par Dontenville, peu connu du grand public, candidat pour la première fois, et qui semblait devoir faire de la figuration. Pressensé, avec 4042 voix, arrive nettement en tête, Dontenville obtenant 2 870 voix, Thévenet 2 639, et Voillot 700.
La bataille du second tour
63Pressensé aborde le second tour dans une position extrêmement favorable. Il rassemble d'abord sur son nom toutes les voix socialistes. Le ton de la proclamation de désistement de Voillot est même très ferme dans son soutien : on a beau être guesdiste et s'attacher, en principe, avant tout au point de vue de classe, à Lyon et dans le contexte de 1902, le premier « devoir » est de barrer la route au « candidat des jésuites », en votant « tous comme un seul homme » pour « assurer à ce monsieur et son parti une écrasante défaite98 ».
64Par ailleurs, sur l'autre versant, Pressensé obtient non seulement le retrait mais le désistement de Thévenet, qui est officiel le 6 mai. En réalité, les comités radicaux s'étaient ralliés bien plus tôt à Pressensé, candidat unique du Bloc, et Thévenet avait dû se résigner à appliquer la discipline républicaine. Même si la droite lyonnaise avait refait son unité, Aynard soutenant désormais la candidature Dontenville, le succès de Pressensé semblait donc assuré. Pourtant, la campagne du second tour a été extrêmement animée, et elle a été importante dans le parcours de Pressensé, qui l'a vite présentée comme un corollaire de l'épopée dreyfusarde.
65Pressensé a bénéficié du soutien non seulement du Progrès mais du Lyon républicain, ce qui indigne ses adversaires de droite : « La profession de loi du révolutionnaire Pressensé s'étale dans les colonnes du Lyon. L'organe de la bourgeoisie opportuniste est devenu le réceptacle des candidatures les plus hétéroclites99. » Il est vrai que si on transposait ce soutien à l'échelle nationale, c'est un peu comme si Le Siècle avait fait la campagne de Pressensé. En tout cas, à Lyon, Pressensé a pleinement joué le jeu du rassemblement républicain. Les amis d'Augagneur qui l'entouraient poussaient d'ailleurs dans ce sens, comme l'écrit le Commissaire spécial qui résume la façon dont « un responsable en vue » de la Fédération socialiste autonome du Rhône présentait le candidat : « M. de Pressensé a été très violent lors de l'affaire Dreyfus, je le reconnais, mais il faut remarquer qu'à cette époque, les circonstances l'exigeaient ; mais depuis la fin de “l'Affaire”, son attitude s'est bien modifiée, il est redevenu lui-même, c'est-à-dire socialiste pratique et modéré. C'est ce que nous nous efforçons de démontrer dans nos tournées électorales, et, si mes renseignements sont exacts, je crois que nous y sommes parvenus100. »
66Son adversaire Dontenville et la presse nationaliste ont évidemment cherché à imposer une autre image de Pressensé. La campagne du Nouvelliste et du Réveil Républicain, les deux journaux les plus engagés, et qui se recopient d'ailleurs souvent, est très acharnée, et assez bien informée dans ses attaques contre Pressensé. Le Nouvelliste regrette désormais le moindre mal qu'aurait pu représenter Thévenet, déplorant après le désistement de ce dernier qu'un homme, « qui avait eu une carrière qui promettait autre chose », et « des amitiés qui laissaient malgré tout augurer un peu moins mal de son caractère et de ses opinions101 », soit tombé aussi bas. Selon le Nouvelliste, Pressensé est bien pire, il n'est pas un simple républicain ministériel, mais est demeuré à L'Aurore « le chambardeur » qu'il était pendant l'affaire Dreyfus102.
67En même temps, Le Nouvelliste insiste, dans un long article du 7 mai, sur les variations de girouette de Pressensé, citant un article du Journal de Genève, qui avouait que « les évolutions de cet esprit étaient parfois d'une brusquerie déconcertante ». Le Nouvelliste, rappelant les opinions du Pressensé d'avant l'Affaire, ses études sur Manning et sur la République libérale publiées dans la Revue des Deux Mondes souligne que « ce gentilhomme exotique, fils de pasteur, pasteur raté bien que docteur en théologie [sic] est un des produits les plus singuliers de l'affaire Dreyfus ». De surcroît, ajoute le journal, « M. de Pressensé n'a pas seulement des opinions successives, il en a de simultanées. Le matin, notre gentilhomme collabore au Temps, organe de la bourgeoisie libre-penseuse et de la haute banque libérale ; le soir, il prêche la révolution et le chambardement dans L'Aurore, ce journal de fous furieux, plus violent que les pires journaux anarchistes [...] Là, à côté du renégat Gohier, des défroqués Grimaudeau et Carbonnel, de l'anarchiste Matato, il mène chaque jour une abominable campagne contre l'armée, la religion, la magistrature, l'université, contre la propriété, contre la patrie103 ». Le Nouvelliste qui semble avoir bien lu L'Aurore et pris ses renseignements dans les salles de rédaction parisiennes cite quelques articles significatifs de « l'entrepreneur de démolitions » Pressensé, qui s'en prennent à des membres éminents du Bloc, comme le ministre de l'Instruction publique de Waldeck, Georges Leygues, et comme le président Loubet lui-même.
68La campagne contre Pressensé revient aussi très largement sur ses déclarations faites à Lyon lors de l'affaire Dreyfus. Trois meetings, trois « petites phrases » sont rappelés sans cesse : La réunion de la Brasserie française du 3 décembre 1898, avec l'hommage aux anarchistes et à leur « rôle héroïque dans l'Affaire » ; la manifestation tenue le 25 février 1899 où Pressensé aurait déclaré « Félix Faure en mourant a rendu un grand service à son pays » ; enfin le meeting tenu avec Gohier le 17 juin 1899 à la salle des Folies Bergères où Pressensé se serait exclamé à propos du commandant Marchand de retour de Fachoda : « Dans cette France, se trouvera-t-il un conseil de guerre assez intègre pour faire arrêter le commandant Marchand, le juger et le faire fusiller ? » Selon Le Nouvelliste, cette « campagne d'atroces violences contre l'armée française » n'avait pas désarmé depuis l'Affaire : Pressensé avait présidé quelques mois auparavant, au moment de l'affaire du Pioupiou de l'Yonne, un banquet de soutien à Gustave Hervé, « traduit en cour d'assises pour avoir, lui aussi, traîné notre armée dans la boue... et exhorté les soldats à jeter notre drapeau au fumier104 ».
69Les faits reprochés à Pressensé étaient dans l'ensemble exacts, même s'ils étaient évidemment présentés sous une forme polémique. La question patriotique n'était pas encore au premier plan en 1902, elle ne constituait qu'implicitement une ligne de fracture au sein du Bloc. Toutefois, la fraction radicale et modérée de l'électorat, celle qui avait soutenu Thévenet aurait pu être sensible à cette argumentation. Pressensé va toutefois réussir une contre-attaque efficace, visant directement son adversaire Dontenville. Celui-ci avait invoqué le souvenir de Gambetta pour mieux fustiger l'antimilitarisme et l'antipatriotisme de Pressensé105. Pressensé révèle alors au public les « états de service » de Dontenville pendant la guerre de 1870. Agé de 22 ans, séminariste à Strasbourg, il n'avait été ni mobilisé ni volontaire, il n'avait pas même cherché à quitter Strasbourg quand la ville avait été investie par les Prussiens. Cette conduite prudente n'avait rien d'illégal, mais n'avait évidemment pas de quoi soulever l'enthousiasme, ni des mânes de Gambetta ni des admirateurs de Déroulède. L'indicateur de police qui rend compte d'une réunion publique tenue par Dontenville le 8 mai 1902 à Neuville laisse entendre que les explications données par l'orateur sur son passé « n'ont pas produit l'effet que l'orateur désirait, car elles n'ont été soulignées que par de maigres applaudissements106 ». À plus forte raison, évidemment, les adversaires ont-ils pu « enfoncer le clou », en opposant au peu glorieux séminariste l'enfant héroïque Francis de Pressensé, engagé volontaire et proposé pour la médaille militaire à dix-sept ans. Et Pressensé de s'indigner de « la prétention du fuyard Dontenville d'invoquer le grand nom de Gambetta pour son salmigondis clérico-réactionnaire107 ».
70La chronique de campagne évoque aussi un certain nombre de réunions contradictoires houleuses, dont celle tenue par Dontenville le 7 mai à Saint-Clair. Dans Le Progrès Au lendemain, Pressensé rejette la responsabilité des violences sur « la bande des assommeurs nationalistes » et leurs « cannes plombées108 ». On imagine que cette résurrection de l'atmosphère de l'Affaire n'était pas pour lui déplaire.
71On pourrait mentionner encore d'autres attaques. Dontenville cherche à tourner son adversaire par la gauche en se présentant comme un « républicain de vieille date », dont les convictions républicaines n'étaient « pas aussi nouvelles que celles de son concurrent » : c'était une des « légendes » qui couraient sur Pressensé que ses anciennes convictions monarchistes. Enfin, pour les Villeurbannais, l'argument qui avait sans doute le plus de poids, qui était, en tout cas le plus souvent répété, était la complicité de Pressensé avec les projets annexionnistes « souterrains » du maire de Lyon. Mais Pressensé s'était engagé avec vigueur à soutenir l'indépendance de Villeurbanne, et le rapport des forces était très largement favorable au candidat du Bloc. On peut considérer que cette élection de 1902 a représenté pour Pressensé la conjonction idéale, puisqu'il a eu la chance dans cette circonscription républicaine de se retrouver seul au second tour face à face avec « l'ennemi », un véritable représentant des forces nationalistes et cléricales. Il l'emporte donc aisément le 11 mai par 6701 voix contre 3688.
La gloire de Pressensé
72La victoire de Pressensé a été célébrée avec éclat tant à Lyon qu'à Paris. Le banquet le plus notable est celui qui est offert par L'Aurore le 18 mai, et où se retrouvent autour de Pressensé quatre-vingt-dix amis, compagnons de l'Affaire et dreyfusards les plus prestigieux, comme Emile Zola, Ludovic Trarieux, Anatole France, Jean Psichari, Pierre Quillard, Ernest Vaughan. L'élection de Pressensé est saluée par tous comme l'arrivée au parlement d'une personnalité majeure, comme un grand espoir pour la France.
73Le « triomphe » de Pressensé a, en revanche, eu un contempteur illustre, Charles Péguy. Le Cahier de la Quinzaine qui est publié au lendemain des élections est en grande partie consacré à dénoncer le « culte de la personnalité » qui s'est établi autour de Pressensé109. Ce Cahier constitue par ailleurs un jalon important dans l'évolution politique de Péguy, par la déception de plus en plus aiguë qu'il manifeste devant les divisions et les compromissions du socialisme, et devant la trop belle réussite des carrières politiques de certains anciens dreyfusards. Le Péguy de 1902, n'est toutefois pas encore l'ennemi irréductible de Pressensé (et encore moins de Jaurès) qu'il est devenu dans les années ultérieures. C'est surtout sur le mode de l'agacement que sont énoncées beaucoup de critiques, qui cherchent à ramener Pressensé à la dimension de « simple mortel » : « Je suis surpris désagréablement [...] de lire incessamment dans L'Aurore [...] un éloge particulier de Francis de Pressensé, je suis fatigué de l'entendre intituler le juste ; je pense qu'il est un honnête homme, et c'est beaucoup, et c'est rare, au moins parmi les hommes politiques110... » « Si Pressensé entre à la Chambre afin d'y faire un travailleur de plus, tant mieux, du moins au point de vue parlementaire. S'il entre pour faire un chef de plus, non, nous n'avons que trop de chefs111. » Péguy cherche par ailleurs à relativiser, tout en reconnaissant l'importance, la compétence de Pressensé en matière de politique étrangère. Il préfère l'appellation d'internationaliste à celle de « citoyen du monde », que Quillard avait décernée à Pressensé, et qui lui semble « un compliment de littérature ». Et Péguy rappelant « l'admirable discours » que Quillard avait prononcé pour la défense des Arméniens au moment des massacres de 1896, ajoute : « Faut-il que je demande à Quillard si Pressensé agissait alors, où il écrivait, quelle politique était la sienne, et de quel homme il suivait les inspirations112 ? » Au-delà de ce passé de « supporter d'Hanotaux », c'est la dimension exceptionnelle de Pressensé, soulignée au banquet par Zola, que remet en cause Péguy, et c'est l'inquiétude ou le soupçon quant à son évolution qui semblent l'habiter : « Zola espère donc que Pressensé sera non pas seulement un député rare, mais un député unique, tout à lait extraordinaire, comme il n'y en a jamais eu. Nous verrons113... » Et à Psichari qui dans son toast à Pressensé avait déclaré : « Vous êtes de ceux, rares, dont on peut dire qu'une fois député, ils ne changent pas, sinon pour déployer encore plus d'énergie chaque jour », Péguy réplique : « M. Psichari n'en sait rien114. »
74L'action de Pressensé à la Chambre a-t-elle été à la hauteur des attentes de ses amis ou au contraire des soupçons de ceux qui comme Péguy s'inquiétaient de la célébration prématurée de la gloire et du génie du nouvel élu ? La question n'est pas tout à fait du ressort de l'historien, ni même du biographe. Mais elle nous incite à poursuivre l'examen du rôle de Francis de Pressensé à la tribune et dans les travaux de la Chambre des députés, dont nous avons déjà évoqué un premier aspect à propos de la relance et de la conclusion de l'affaire Dreyfus. Réservant pour notre dernière partie ses interventions sur la politique étrangère, le domaine dans lequel il était le plus attendu, nous voulons aborder ici le rôle joué par Francis de Pressensé dans ce qui sera sans doute la réalisation la plus importante de la Chambre élue en 1902, la séparation des Églises et de l'État.
Un acteur essentiel de la séparation des Églises et de l'État
75La Séparation figure en bonne place dans le programme électoral que présente Francis de Pressensé au printemps 1902. Le candidat de la 10e circonscription du Rhône n'était évidemment pas le seul à inscrire la Séparation dans sa profession de foi. Jacqueline Lalouette a insisté sur l'intervention de La Libre Pensée, qui lors de son congrès national tenu au début de 1902 avait élaboré un programme devant « être imposé à tous les candidats républicains et socialistes qui se présenteront aux prochaines élections législatives115 ». Ce programme comportait la dénonciation du Concordat, la suppression du budget des cultes et la séparation des Eglises et de l'État. Les libre-penseurs ont joué incontestablement un rôle dans la remise à l'ordre du jour républicain d'une mesure pour laquelle ils avaient déjà mené d'ardentes campagnes au début des années 1880, puis des années 1890. Il nous semble pourtant que pour cette décisive relance du début du xxe siècle, Francis de Pressensé, et, à travers lui, la Ligue des Droits de l'Homme, ont joué un rôle non moins important que la Libre Pensée. C'est dès le début de l'année 1901, au moment où débute le débat sur les associations, que Pressensé a inauguré sa campagne personnelle en faveur de la séparation des Églises et de l'État.
La campagne personnelle de Pressensé
76Plus que dans ses articles de combat de L'Aurore, c'est dans la grande conférence que Pressensé prononce le 24 janvier 1901 devant les sections de la LDH du 5e arrondissement de Paris, la première, à notre connaissance, d'une série qu'il poursuivra pendant plusieurs années, qu'il faut rechercher le fond de sa pensée116.
77Cette conférence est d'autant plus remarquable qu'elle constitue un jalon biographique dans l'évolution de Pressensé par rapport à la question religieuse, plusieurs de ses remarques ou affirmations laissant transparaître des réactions affectives et des sentiments personnels. En un sens, on peut dire qu'il parle alors un peu comme un « défroqué », que l'anticléricalisme qu'il revendique désormais avec flamme, s'alimente à la grande déception de l'affaire Dreyfus. Le texte commence par une « confession » ou une « autocritique » :
« Quant à moi, déclare Pressensé, j'ai aussi une raison assez spéciale pour désirer prendre part d'une façon effective à ce débat [...] parce qu'il m'est arrivé il y a quelque temps de manifester certaines illusions à l'égard de l'ennemi que nous avons à combattre. Il m'est arrivé jadis après avoir étudié une grande figure, et par sympathie pour cette figure, de m'imaginer qu'il pouvait y avoir un accord quelconque entre la puissance dont je vais vous parler et l'esprit dont nous sommes animés. [...] C'était une profonde erreur, une lamentable illusion. Si je tiens à la confesser publiquement c'est parce que, en tout cas, cela atteste l'impartialité avec laquelle je suis entré dans ce débat117. »
78Cette « impartialité » d'origine n'empêche pas une prise de parti qui relève de l'anticléricalisme de combat. Une bonne partie de l'intervention de Pressensé est consacrée à la dénonciation du péril congréganiste. On retrouve dans sa bouche des accusations fréquentes à l'époque, comme l'accumulation des richesses des « biens de mainmorte », l'exploitation du travail des orphelines, en particulier celles du Bon Pasteur, la fabrication « sans patente » de boissons enivrantes comme la chartreuse, et même, chez les Assomptionnistes, la « confection d'une presse à la fois pieuse et pornographique, édifiante et calomniatrice, de sacristie, de caserne et de mauvais lieu118 ». Ces arguments, dont le succès oratoire était assuré, de même que les rires lorsque Pressensé remarque que « par conséquent il y a des brebis mais il y a aussi des boucs dans le troupeau119 », ne constituent pourtant pas l'aspect le plus important ni le plus intéressant de la conférence.
79Plus notable est la façon dont Francis de Pressensé retrouve dans ses attaques contre certaines pratiques de l'Église catholique ses racines protestantes, en même temps qu'il fait appel à sa culture littéraire et historique. Le fait qu'il fasse référence à Pascal pour dénoncer avec vigueur la casuistique des Jésuites et de la plupart des gens d'Église n'est pas une marque spécifique de protestantisme : qui dira l'usage anticlérical des Provinciales dans la France de l'époque ? Mais on constate qu'il rejette désormais l'eucharistie d'une manière presque conforme à la tradition calviniste : « Les hommes qui croient à l'efficacité, à la nécessité du sacrement [...] qui opère magiquement sont amenés à chercher les circonstances atténuantes, à rechercher de quelle façon on peut accommoder ou le pécheur ou le péché120… »
80Plus encore que dans la dénonciation de la casuistique, c'est dans la grande fresque historique qu'il se plaît à tracer que Francis de Pressensé se réclame explicitement de la tradition protestante. Comparant la situation de la France avec celle qui existait trois siècles auparavant au lendemain des guerres de religion, il situe le combat des républicains et des dreyfusards dans la continuité de « l'esprit de la Réforme », qui « représentait le progrès », « qui représentait l'avenir », « qui représentait la liberté de l'esprit121 ». Quand le parti protestant et l'esprit qu'il incarnait avaient « semblé assurés de la victoire », on avait cru, ajoute Pressensé que, « malgré la... défaillance d'Henri IV », « la tolérance avait été établie122 ». Tirant la leçon de ce passé, Pressensé met en garde contre le danger de croire la victoire assurée et définitive. Comparant l'action « cauteleuse » du parti clérical et nationaliste à « ce qu'on a appelé la contre-réformation », il somme les républicains de ne pas s'endormir, de ne pas transiger sur leurs principes pour s'éviter un réveil aussi douloureux que la révocation de l'Édit de Nantes.
81L'idée de filiation entre l'esprit de la Réforme et celui de la Révolution constituait, depuis Michelet et Quinet, une sorte de lieu commun républicain. Mais la façon dont le thème est modulé par Pressensé dans cette conférence révèle plus précisément ses origines huguenotes : que ce soit pour la « défaillance d'Henri IV » ou pour l'éloge de Coligny, nous sommes plus près du point de vue d'Agrippa d'Aubigné que de celui de Voltaire.
82Mais si Pressensé, après son excursus du côté de Manning et du « manteau de Saint-Pierre », semble bien être revenu à la culture de ses pères, il n'est pas pour autant revenu au christianisme. Quand il évoque la foi chrétienne, Pressensé se contente de reconnaître qu'il a pu exister, même au sein de l'Eglise catholique, même au sein des congrégations, dit-il, des « exceptions », c'est-à-dire des personnalités réellement croyantes, des « âmes d'élite » tel Lacordaire qui « apportait [...] sa robe blanche de dominicain dans la chaire de Notre-Dame », ou « ces sœurs de l'Adoration perpétuelle que nous décrit Victor Hugo dans les Misérables123 ». Pressensé n'a pas oublié sa fascination pour l'ascèse et le mysticisme ; mais il en parle désormais davantage de l'extérieur, en remarquant que l'instinct mystique n'existe pas seulement dans le christianisme mais « dans toutes les religions depuis le bouddhisme jusqu'à l'Islam », et même, ajoute-t-il, « en dehors des religions124 ». Faut-il comprendre qu'il se situe désormais dans cette catégorie et qu'on puisse le définir comme un « mystique areligieux » ?
83Mais par-delà ces révélations sur ce qu'on peut continuer à appeler son évolution religieuse, en quoi consiste l'argumentation de Pressensé pour lancer la campagne en faveur de la séparation des Églises et de l'État ? Sa démarche s'insère dans le débat sur la loi sur les associations. Il n'a pas encore à l'égard du projet Waldeck-Rousseau le point de vue très critique qu'il développera quelques mois plus tard dans L'Aurore quand le texte définitif sera adopté. Il fait encore largement crédit au président du Conseil et refuse de voir dans ses intentions une simple diversion destinée à désamorcer le mouvement ouvrier. Il ne le soupçonne pas non plus encore de vouloir en secret faire le jeu de l'Église en organisant un second concordat pour les réguliers. Pour lui, ce « conservateur républicain », ce « whig français125 » a réellement perçu le danger congréganiste et cherché le moyen d'y parer par un strict encadrement juridique. Cette politique se situe d'ailleurs dans la continuité de la politique de l'État français depuis l'Ancien Régime « en partant de Saint-Louis, en passant par Philippe-le-Bel, Louis XI, Louis XIV et la déclaration de 1681, Louis XV, son chancelier d'Aguesseau et la suppression de l'ordre des Jésuites » pour arriver jusqu'à « la Constituante et la Législative ». Mais si l'histoire légitime selon Pressensé une telle politique, elle en montre en même temps l'inefficacité, avec le retour ou la reconstitution incessante de ceux qui avaient été bannis ou frappés. Le projet ministériel est donc selon lui « probablement pavé de bonnes intentions » mais « semé de périls, insuffisant, inefficace ».
84C'est là que se situe le nœud essentiel de l'argumentation de Pressensé : même s'il lui paraît nécessaire de voter la loi, ce n'est pas elle qui réglera la question : « Je crois qu'on n'arrivera à sortir de l'impasse où nous sommes, qu'on n'arrivera à sortir de cette tradition impuissante qui se déroule sous nos yeux depuis tant de siècles que du jour où on aura réalisé dans sa totalité le grand principe bienfaisant de la séparation des Églises et de l'État126. » Il est symptomatique qu'en appelant à remettre au premier plan cette « grande formule », qui « figurait avant la chute de l'Empire dans tous les programmes républicains », Pressensé concède qu'en ce début de l'année 1901, « on a presque l'air d'être un revenant127 ». Pour dénoncer 25 ans de « cruelles désillusions » où l'on « jeté par-dessus bord tout ce qui faisait l'honneur et la force de notre parti128 », et défiguré celle qui était si belle sous l'Empire, Francis de Pressensé retrouve alors les accents qui étaient les siens quand il déplorait dans la Revue des Deux Mondes la crise du libéralisme et mettait ses espoirs dans... le Ralliement, pour sortir du « marécage » aux « effluves putrides129... » Mais, cette fois, il en appelle de cette République opportuniste qui a ajourné selon lui toutes les réformes et tous les principes pour devenir une foire aux carrières, à l'Église républicaine primitive, nous voulons dire au programme de 1869. Ses auditeurs pensaient sans doute avant tout au programme de Belleville, mais à lire attentivement le texte, on a l'impression que Pressensé cherchait à retrouver de manière plus large l'atmosphère unitaire qui avait marqué ses 16 ans, lorsque l'opposition à l'Empire s'étendait depuis l'Union libérale jusqu'aux futurs communards. Il revendique même pour la Ligue des Droits de l'Homme le droit à se présenter comme « en quelque sorte l'héritier et le champion de tout ce qui subsiste de l'ancien libéralisme130 ». Et lorsqu'il exprime l'espoir que, pour sortir de l'impasse, « il nous sera permis de nous rattacher de nouveau aux grandes solutions, désirées, voulues, recherchées par nos pères131 », on ne peut que songer au combat mené par Edmond de Pressensé contre le système concordataire depuis ses débuts dans la carrière pastorale et l'arène politique en 1848. Même s'il ne prononce pas le nom de son père, qui sera en revanche mentionné dans le préambule de son projet de loi de 1903, il n'est pas douteux qu'il y avait dans l'esprit de Francis de Pressensé le sentiment d'une continuité familiale. C'était certainement une des raisons qui l'incitaient à revendiquer, ce qui était malgré tout original pour un socialiste, l'héritage du libéralisme. Il ne renonçait pas à être le fils de celui qui à la tribune du Sénat en 1885 déclarait, se réclamant à la fois de Tocqueville, Lamartine et Laboulaye, que « la séparation des Églises et de l'État est le couronnement même du libéralisme conséquent avec lui-même. Lamartine y voyait l'achèvement de la partie religieuse de la Révolution française132 ».
85En même temps, en se souvenant des idées défendues par Edmond de Pressensé, on ne peut manquer de relever les différences. Le pasteur de Taitbout concevait avant tout la Séparation comme une libération pour les Églises et les chrétiens des chaînes qui les entravaient. Elle est présentée par son fils comme une libération pour l'État républicain et la société laïque. S'ils sont tous deux partisans du « divorce », ils font un choix inverse entre les deux membres du couple qui doivent se séparer. Par ailleurs, de l'intervention du sénateur inamovible ressortait l'idée applaudie par la droite qu'en attendant de dénouer progressivement les liens concordataires, il fallait maintenir et même augmenter le budget des cultes. Son fils en 1901, et également, on va le voir, dans son projet de loi de 1903, réclame au contraire que l'Église catholique soit frappée à la caisse !
86Mais si Francis de Pressensé pourra être accusé d'être un héritier infidèle par ceux qui étaient restés dans la foi de son père, on ne peut contester qu'il ait utilisé la tradition familiale et l'héritage du protestantisme non concordataire dans sa façon d'aborder la Séparation. Il a médité les exemples anglo-saxons, celui de la libre Amérique où « le catholicisme lui-même vit libre et heureux133 », et celui de Gladstone en Irlande qui lui permet d'insister sur l'importance et la complexité du processus juridique qu'il faut mettre en œuvre pour régler les transitions et inventer un nouveau mode de relations entre les entités qu'on sépare : « La séparation de l'Église et de l'État, même quand il s'agit d'une séparation de second rang comme celle qu'a opérée en Irlande M. Gladstone, c'est une opération compliquée, qui implique une infinité de mesures préparatoires, une opération très difficile et très délicate, mais elle peut s'accomplir, nous en avons différents exemples sous les yeux134. » C'est certainement là ce qui fait l'importance et l'originalité de la campagne que Pressensé a menée en faveur de la Séparation : ne pas se contenter de la revendication incantatoire de la rupture du concordat mais rechercher une solution juridique et indiquer une méthode de travail. Celle qu'il propose dans sa conférence de 1901 est très précisément celle qui sera appliquée par la Chambre élue en 1902 : « Je prétends que si nous entrons dans cette voie, que si, tout en proclamant comme principe que nous sommes définitivement ralliés à la nécessité de revenir à la séparation des Églises et de l'État, on saisit une commission de la préparation, de l'accomplissement de cette grande réforme, ce jour-là nous aurons remporté une victoire décisive135… »
87Élu député en 1902, Pressensé se retrouve dans la situation de pouvoir impulser « cette grande réforme. » Il est certainement un des membres de la majorité du Bloc, en tout cas un des députés socialistes, les plus compétents sur ce problème, et il prend donc une importante initiative législative.
L'initiative législative de Pressensé
Un rôle discuté
88L'intervention de Francis de Pressensé dans le débat et le processus législatif qui aboutit à la loi de décembre 1905 pose un double problème : celui de l'importance de son rôle, et celui des orientations qu'il a défendues.
89L'importance de son rôle, tout d'abord ? Jean-Marie Mayeur, dans son livre qui constitue jusqu'à ce jour la principale synthèse sur la séparation des Églises et de l'État ne mentionne qu'une fois Francis de Pressensé136, il est vrai pour le considérer comme un des pères spirituels de l'article 4, dont il souligne par ailleurs le caractère décisif.
90Maurice Larkin insiste pour sa part beaucoup plus longuement sur les initiatives de Pressensé. Dans son ouvrage consacré à « L'Église et l'État après l'affaire Dreyfus », il écrit notamment : « Le concept lui-même [de Séparation] doit l'essentiel à Francis de Pressensé, qui, rétrospectivement, est bien près d'être l'auteur de l'actuel régime ecclésiastique français137. » Mais l'opposition entre le point de vue des deux historiens tient peut-être davantage à leur angle d'approche qu'à un jugement opposé qui serait porté sur Francis de Pressensé. Jean-Marie Mayeur a particulièrement voulu présenter, dans la partie de son ouvrage qu'il a consacrée à la genèse et au vote de la loi, le grand débat public de l'année 1905, « un des plus riches qu'ait connus le régime parlementaire » ; il a choisi « d'aller plus vite sur les années du combisme et les conditions de la rupture138 ». À l'inverse, ce sont ces « conditions de la rupture » à partir de l'affaire Dreyfus que Maurice Larkin a voulu décrypter. La campagne précoce de Francis de Pressensé et son projet de loi du printemps 1903 ont du coup retenu toute son attention : « Ce fut son projet de loi du 7 avril 1903, écrit-il qui fournit la base de la loi de Séparation de 1905139. »
91Peut-on retenir ce rôle de matrice du projet Pressensé par rapport à la loi Briand140 ? Cette question mérite un examen attentif des faits et des textes, et elle pose en même temps le problème des orientations fondamentales détendues par Francis de Pressensé. Vont-elles, dans son projet de 1903, dans le sens de la reconnaissance de la liberté religieuse, reconnaissance qu'on peut rétrospectivement considérer, même avec des nuances, comme une des caractéristiques de la loi de 1905 ? Ou le projet Pressensé, comme inciteraient à le faire croire les assez nombreuses réactions négatives ou inquiètes que nous allons évoquer, fait-il plutôt partie des textes de combat, violemment anticléricaux, et non dépourvus d'objectifs antireligieux, qui ont fleuri à l'époque, en particulier sous les auspices de la Libre Pensée141?
Les premiers projets
92Le projet Pressensé n'est pas le premier projet prévoyant la séparation des Églises et de l'État déposé au cours d'une législature 1902-1906 qui fut particulièrement riche en ce domaine puisqu'on peut en dénombrer une bonne dizaine, en plus du projet de la commission qui sera finalement adopté. La proposition Dejeante, cosignée par des socialistes et libre-penseurs comme Allard, Vaillant et Sembat, avait été déposé le 27 juin 1902, pratiquement dès l'ouverture de la législature. Il s'agissait en fait d'une courte déclaration de principe, reprenant d'ailleurs une proposition Zévaès de la précédente législature, qui réclamait à la fois la suppression du budget des cultes, la dissolution de toutes les congrégations et la nationalisation intégrale sans indemnités, le « retour à la nation », de tous les biens ecclésiastiques et religieux. C'était avant tout une façon de déployer le drapeau de la Libre Pensée et de la Révolution. Le 20 octobre, une deuxième proposition due à l'initiative d'Ernest Roche allait dans le même sens, en détaillant à peine un peu plus le processus. Elle comportait en particulier la suppression de l'ambassade de France au Vatican et l'utilisation d'une partie des biens revenus à la nation pour le financement d'une caisse des retraites ouvrières. C'est en repoussant l'urgence pour l'examen de ces propositions de loi que la Chambre décide le 20 octobre 1902, sur proposition d'Eugène Réveillaud, député de la Charente Inférieure, radical, franc-maçon, et protestant, de créer une commission de trente-trois membres chargée d'examiner tous les projets relatifs à un nouveau régime des cultes. Pendant plusieurs mois cependant cette décision tarde à se concrétiser puisque les membres de la commission ne sont pas élus. Par ailleurs le 26 janvier 1903, au cours du débat sur le budget des cultes qui est finalement voté, le Président du Conseil, Emile Combes déclare en particulier, à l'adresse de Maurice Allard et des partisans de la suppression immédiate des crédits, qu'on « n'effacera pas par un trait de plume les quatorze siècles écoulés » et qu'« avant même de les effacer », il est nécessaire de « connaître d'avance par quoi les remplacer ». Il semblait alors partisan du maintien, au moins pour une durée assez longue, du système concordataire.
Une proposition qui lance le débat
93C'est dans ce contexte qu'il faut situer l'initiative prise par Francis de Pressensé, le 7 avril 1903, de déposer une nouvelle proposition de loi, un projet d'une tout autre ampleur que les précédents, puisqu'il ne contenait pas moins d'une centaine d'articles. Il s'agissait de relancer le débat sur une base beaucoup plus solide, car Pressensé présentait non une déclaration de principes mais une vraie loi, à l'infrastructure juridique précise et détaillée, envisageant et réglant à sa façon tous les problèmes de la sortie du concordat et de la création d'un système nouveau, comme pour répondre aux inquiétudes de Combes concernant le vide qui pourrait succéder au système concordataire. Ce travail « si savant et si consciencieusement réfléchi142 » était l'aboutissement de la campagne menée depuis 1901. Francis de Pressensé l'avait préparé plus concrètement depuis son élection de 1902, en se concertant avec ses camarades - ou « collègues » — socialistes, en faisant appel à sa culture juridique, mais en utilisant aussi probablement l'aide de juristes de la Ligue des Droits de l'Homme. Le préambule de son texte montrait encore sa connaissance de l'histoire et des expériences étrangères. L'importance du projet Pressensé était enfin attestée par le nombre des soutiens qu'il avait recueillis : il était cosigné par cinquante-six autres députés, soit la plupart des socialistes « blocards », membres du PSF ou assimilés, tels Jaurès, Briand, Gérault-Richard, Albert-Poulain, Rouanet, Colliard et même Millerand143, ainsi qu'un nombre appréciable de radicaux ou radicaux-socialistes ligueurs, tels Buisson, Guieysse ou Lafferre.
94Incontestablement, les répercussions de ce projet ont été importantes, et il a atteint d'emblée son premier objectif, celui de mettre réellement à l'ordre du jour la perspective de la Séparation. On peut juger de cette résonance par les réactions d'hostilité virulente qui émanent des nationalistes et des défenseurs du catholicisme intransigeant. Le plus bel exemple en est fourni par l'article intitulé « Le Diable du Parlement » que nous avons déjà cité. Le correspondant du journal « clérical » de Bruxelles qui insistait sur le dédoublement de la personnalité et le dérèglement mental de Pressensé avait, en fait, commencé son article daté du 28 avril en faisant état du « grand bruit autour de la proposition de loi de M. Francis de Pressensé, député de Lyon sur la séparation de l'Église et de l'État ».
« M. Combes, écrivait encore le journaliste, a mis une surenchère sur M. Waldeck-Rousseau, et M. de Pressensé en met une sur M. Combes. Du train où vont les choses, il est prudent de prévoir que cette proposition pourra être votée par le Parlement, qui ressemble beaucoup plus à un concile de prêtres défroqués qu'à une assemblée politique. Si elle est votée, l'Église sera sous le régime de la Terreur, et sa mission à peu près impossible144. »
95Mais le projet de Pressensé n'a pas seulement suscité des réactions parmi ses « ennemis » nationalistes et cléricaux. Il a aussi soulevé des débats, et même des remous, dans des groupes et des familles de pensée qui lui étaient plus proches. On voit en particulier se manifester un certain nombre de protestants, et aussi un certain nombre de membres de la Ligue des Droits de l'Homme. Il s'agissait parfois d'ailleurs des mêmes hommes.
Soutien et contestation dans la Ligue des Droits de l'Homme
96La Ligue des Droits de l'Homme pouvait apparaître a priori comme le plus ferme soutien de l'initiative de Pressensé. C'était en grande partie en son sein qu'il avait mené sa campagne de conférences. S'il n'en était pas encore le président, il y avait déjà un grand prestige et une grande autorité. Et, de fait, lors de l'assemblée générale de la Ligue qui se tient à Paris le 30 mai 1903, quelques semaines après le dépôt de la proposition de loi Pressensé, un vœu de soutien proposé par le secrétaire général Mathias Morhardt est adopté à l'unanimité. Il était ainsi libellé : « Considérant que la séparation des Églises et de l'État est le complément nécessaire et la garantie suprême de l'œuvre de laïcité de la Révolution française, qu'elle figure depuis trente ans dans le programme du parti républicain et même du parti libéral, qu'elle s'impose comme l'unique solution de la lutte actuellement engagée contre les congrégations et contre le cléricalisme par le ministère Combes, [l'Assemblée générale] émet le vœu que la proposition de loi déposée par M. Francis de Pressensé et cinquante-six de ses collègues soit adoptée par le Parlement dans le plus bref délai possible145. »
97L'unanimité au sein de la LDH n'était pourtant pas totale. Peu après l'assemblée s'organise une protestation, sous la forme d'une lettre du 28 juin 1903, dont le principal rédacteur était Gabriel Monod146. La lettre était cosignée par un petit groupe d'intellectuels, en majorité des universitaires, et pour beaucoup des protestants de Montpellier et du foyer méridional huguenot147. D'autres lettres de protestation viennent s'ajouter, en particulier celle qui est signée par des personnalités du protestantisme libéral parisien, Gaston Bonet-Maury, professeur à la faculté de théologie protestante de Paris, Nathanaël Weiss, secrétaire de la SHPF et Jules-Emile Roberty, pasteur de l'Église réformée de Paris148. On mentionnera également une lettre du premier président honoraire du consistoire réformé de Castres, Camille Rabaud149.
98En ce qui concerne Gabriel Monod, ce n'était ni la première ni la dernière fois qu'une opposition se développait entre Francis de Pressensé et son « grand frère spirituel », le pupille et l'inconditionnel admirateur d'Edmond et d'Élise de Pressensé. Monod écrit en particulier que le projet Pressensé « semble contraire aux principes de liberté religieuse150 ». Bonet-Maury va, il est vrai, plus loin en parlant d'un « véritable étranglement de la liberté religieuse, c'est-à-dire du droit qu'a tout homme de s'assembler avec ses coreligionnaires pour adorer selon sa conscience151 ». Camille Rabaud pour sa part qualifie le projet d'« illogique, vexatoire au premier chef, inique, impraticable, mortel pour la République152 ». C'étaient surtout les mesures prévues pour la surveillance des Églises après la Séparation qui étaient mises en cause. La lettre de Monod et du groupe de Montpellier voit dans les « restrictions que M. de Pressensé leur impose du point de vue de leur organisation et de leur administration » une « arme de guerre dans une situation déterminée » et non une « organisation de l'Église libre dans l'État libre153 ».
99Francis de Pressensé avait peu à craindre du développement de cette contestation au sein de la LDH. Nous aurons l'occasion de mieux cerner dans le prochain chapitre les courants et les familles de pensée qui s'y rassemblaient alors. Pressensé va en tout cas être défendu par les instances dirigeantes de son organisation. En ce printemps 1903 où Ludovic Trarieux est gravement malade, c'est essentiellement le professeur Louis Havet, un des vice-présidents avec Ferdinand Buisson, qui exerce l'intérim. C'est lui qui répond au nom du Comité central à la lettre de Monod, Bouglé et Rist154. Pressensé rédige par ailleurs à la demande du Comité central une note explicative155, et ce même Comité central vote le 7 juillet une délibération favorable au projet Pressensé156. Les trois textes convergent pour soutenir d'abord que la campagne menée par la LDH en faveur de la Séparation était parfaitement conforme à ses bases, que la laïcisation de l'État qui en résulterait serait une conséquence directe des principes de 1789, en garantissant en particulier à tout individu de ne se voir astreint à aucune obligation de soutenir une organisation religieuse à laquelle il n'adhérerait pas. Pressensé, comme les autres dirigeants de la Ligue, réfute évidemment ensuite les assertions concernant le caractère sectaire ou attentatoire à la liberté religieuse du projet. Pressensé justifie en particulier les mesures financières et la police des cultes : il s'agit d'éviter que ne se reconstitue la mainmorte immobilière ou mobilière et d'« instituer certaines garanties afin que ce soit bien la liberté des cultes et non la liberté d'exploitation politique des actes cultuels que nous établissions157 ». Enfin, il est à noter que les dirigeants de la Ligue, et Pressensé lui-même insistaient bien sur l'idée qu'il ne s'agissait nullement d'une proposition ne varietur, mais d'un canevas destiné à fournir une base de discussion, et qui serait forcément amendé.
Les réactions protestantes : condamnations libérales et projet Réveillaud
100S'il était prophète dans la famille des droits de l'homme, Francis de Pressensé ne l'était donc pas tout à fait dans sa famille d'origine, les Églises protestantes. Si, parmi ses anciens coreligionnaires, ce sont les « réformés » ou « libéraux », qui réagissent avec le plus de vivacité, ce n'est pas seulement parce qu'ils étaient bien représentés au sein de la LDH. C'est parce que, davantage que les « orthodoxes » ou « évangéliques », ils s'accommodaient du système concordataire et craignaient de s'affaiblir en perdant la protection de l'État républicain. Ils n'étaient pas toutefois unanimes. Dans le « journal des Chrétiens libéraux », Le Protestant, le directeur de la publication, le pasteur A. Reyss, juge le projet Pressensé « moins mauvais pour les Églises qu'il ne semblait et qu'on ne pouvait le craindre158 ». « Il y aurait là, ajoute-t-il une base sérieuse de discussions, car si on y trouve des mesures rigoureuses et des précautions minutieuses contre le développement de la puissance des Églises [...] si bien des mesures me paraissent injustes [...] et d'autres inutiles, nous n'y trouvons pas du moins un esprit systématiquement hostile à l'idée religieuse et une intention bien arrêtée de détruire les Églises. » Le point de vue du vieux juriste Philippe Jalabert159, ex-doyen de l'Université de Nancy, qui faisait figure de chef laïc des protestants libéraux, est beaucoup plus catégorique : « Tout ce qui peut être inventé pour tuer le sentiment religieux semble avoir été concentré dans ce projet de loi. Ce serait l'Église serve dans l'État omnipotent160... »
101Le protestantisme évangélique se mobilisera pour sa part essentiellement, non pour essayer d'empêcher la Séparation, mais pour rendre acceptable un processus qu'il jugeait inévitable. Si cette action se manifestera surtout en 1904-1905, avec en particulier la grande enquête orchestrée dans le Siècle par Raoul Allier, et ne mettra donc pas au premier plan le projet Pressensé, on peut estimer que la proposition de loi déposée le 25 juin 1903 par Eugène Réveillaud répondait implicitement à Pressensé en présentant un projet très conforme aux vœux de la fraction du protestantisme évangélique favorable à la séparation des Églises et de l'État. Certes, Eugène Réveillaud était-il aussi un radical, un franc-maçon, un voisin de Combes, et donc un homme d'influence, qui a joué un rôle important dans tout le processus de la préparation de la loi. Mais, incontestablement, pour ce converti et cet « ardent propagandiste évangélique161 », l'objectif premier était bien de « sauver les Églises d'une loi anticléricale », objectif qu'il expose en faisant appel à toutes les bonnes volontés pour l'aider à l'élaboration de ce projet au cours du Synode officieux des Églises réformées évangéliques de la 3e circonscription Paris-Batignolles tenu les 9 et 10 juin 1903162.
102Ce n'est pas un hasard si le projet Réveillaud, qui affirmait vigoureusement le respect de la liberté de conscience et le principe du libre exercice des cultes, reprenait dans cette perspective les termes exacts d'une proposition qu'avait fait adopter Edmond de Pressensé en 1874 par l'Assemblée Nationale pour garantir « la liberté des réunions pour la célébration d'un culte religieux163 ». Très libéral de ton et d'orientation, le projet Réveillaud réclamait, en plus de la liberté de conscience et de culte, l'application du droit commun aux Églises et aux associations religieuses, et prévoyait des pensions généreuses pour les retraités ecclésiastiques.
L'élection de la Commission et le retrait de Pressensé
103Postérieur au projet Pressensé, le projet Réveillaud l'est aussi de quelques jours à l'élection de la commission parlementaire que le député de la Charente-Inférieure avait réclamée et qui a eu lieu le 11 juin 1903. Il faut remarquer ici que cette élection constitue incontestablement une victoire pour Pressensé, mais en même temps, peut-être, une victoire à la Pyrrhus. L'initiative qu'il avait prise en avril avait en effet fait grand bruit, malgré le vacarme que faisaient par ailleurs les mesures anti-congréganistes, et déclenché la préparation et la déposition de nombreux autres projets. Avant l'élection de la Commission, le plus notable est le projet Hubbard du 26 mai 1903, projet directement inspiré par le courant le plus radical de la Libre Pensée, et qui prévoyait la nationalisation des biens du clergé et la gestion des églises et bâtiments par des « conseils communaux d'éducation sociale ». Mais d'autres projets du mois de juin sont nettement plus tolérants à l'égard de l'Église catholique, comme le projet Flourens du 7 juin, ou la proposition Grosjean et Berthelot du 29 juin.
104Dès le début juin, cette floraison justifiait la mise sur pied rapide de la commission parlementaire, puisqu'elle avait été prévue à l'automne précédent pour examiner toutes les propositions relatives à la Séparation ou à la modification de l'organisation des cultes. C'est finalement la vigoureuse intervention de Pressensé le 8 juin 1903164 qui décide les députés à procéder à son élection, qui sera effective le 11 juin. Mais si sept socialistes sont élus parmi les trente-trois membres de la Commission, Pressensé n'en fait pas partie. Maurice Larkin a certainement raison d'estimer que les conditions assez particulières de cette élection expliquent la défaite des deux principaux « leaders » de la Séparation, ceux dont les projets avaient fait le plus de bruit, Pressensé et Hubbard165. Cent cinquante députés en effet, pour la plupart des radicaux combistes, très peu enthousiastes devant la perspective de la Séparation, avaient « demandé un billet d'absence. » Du coup, la droite a été en grande partie l'arbitre du scrutin. On sait au reste que la Commission, que présidera Buisson, et dont Briand sera le rapporteur, n'a eu qu'une majorité d'une voix en faveur de la Séparation. Si Pressensé avait été élu membre de la Commission en aurait-il été le rapporteur ? Question d'école, évidemment, mais qui renvoie à l'image de marque du député de Lyon et à la stratégie socialiste. Pressensé était certainement le plus compétent des socialistes, et même de tous ceux qui étaient intervenus au nom du Bloc en faveur de la Séparation. Mais il n'était certainement pas le plus souple : comme l'écrit Joseph Reinach, il « passait pour sectaire ». Maurice Larkin insiste sur l'opposition entre l'image de marque de Pressensé, l'intransigeant, et celle de Briand, le conciliateur, le charmeur, le jeune espoir du parti socialiste166. La non-élection de Pressensé aurait donc permis plus facilement aux socialistes de mettre en avant Aristide Briand. Mais cela avait-il été « prémédité » et Briand avait-il déjà été pressenti ? Georges Suarez pour sa part, qu'il faut il est vrai lire avec précaution, affirme que Jaurès aurait insisté bien avant l'élection de la Commission (et donc avant la défaite de Pressensé, que Suarez ne mentionne pas) pour convaincre Briand de se porter candidat à la Commission et d'en devenir le rapporteur167. Pressensé, en tout cas, n'a pas cherché à entraver l'action d'un rapporteur, qui devait donner son nom à la loi, et aussi, mais cela était moins souhaité par les socialistes, s'en servir de marchepied pour sa brillante carrière personnelle.
105En tout état de cause, à partir de l'été 1903, dans la préparation de la séparation des Églises et de l'État, Pressensé disparaît du devant de la scène, ce qui ne veut pas dire que son intervention dans les coulisses et à certains moments du débat, en particulier lors de la discussion sur l'article quatre, n'ait pas été importante. Mais c'est surtout sa proposition de loi qui a agi pour lui. La thèse de Maurice Larkin est que cette action a été essentielle : Briand, qui prépare au cours de l'été 1903 un avant-projet168, qu'il dépose le 8 octobre, texte qui est la première mouture de la loi de 1905, aurait « pris comme guide de travail le projet de Pressensé » se servant simplement du projet Réveillaud comme une « boîte de pièces de rechange libérales », « gommant les détails les plus controversés du projet Pressensé, pour y substituer les propositions de Réveillaud169 ».
106Dans quelle mesure peut-on admettre cette thèse ? Dans quelle mesure surtout peut-on considérer que la loi finalement adoptée porte encore les traces du projet Pressensé ? C'est la question que nous voudrions examiner maintenant de façon plus précise ; en comparant le texte de Presensé avec celui de décembre 1905, mais aussi, de manière plus succincte, avec les autres projets de loi déposés, on peut tenter d'en dégager à la fois l'originalité et le rôle éventuel de matrice170.
La proposition Pressensé : une matrice de la loi de 1905 ?
Les articulations du texte
107Par rapport à la loi Briand et par rapport à tous les autres textes discutés ou déposés, on remarquera d'abord que le projet Pressensé est très nettement le plus long, le plus détaillé. Il ne contient pas moins de douze titres et de plus d'une centaine d'articles contre six titres et quarante-quatre articles pour la loi Briand. Ce fait s'explique en partie parce que Pressensé a choisi de distinguer le cas des différents cultes reconnus, suivant à rebours la logique des articles organiques. En fait il consacre la plus grande partie de sa loi au culte catholique, réservant son dernier titre aux autres cultes. Les autres projets et la loi Briand ne reprennent pas cette différence : à partir du moment où les nouvelles associations cultuelles constituent le nouveau cadre juridique commun à tous les cultes, ils considèrent que l'État n'a plus à prévoir de régimes particuliers pour tel ou tel d'entre eux.
108Mais la longueur du texte de Pressensé tient aussi à son érudition juridique et à son souci du détail. Il s'efforce, si on peut dire, de biffer un par un tous les traits de l'organisation passée. Ainsi consacre-t-il plusieurs articles de son titre II (« Dénonciation du concordat ; culte catholique ») à énumérer toutes les sommes qui ne seront plus payées au titre de « traitements, indemnités, secours, subventions, allocations, rentes etc. ». De même dans le titre VII (« Privilèges, dispenses, incompatibilités »), s'en prend-il à tous les avantages honorifiques ou pratiques, jusqu'aux dispenses d'affranchissement postal. La loi Briand est beaucoup plus synthétique, sauf pour les questions de biens, propriétés, bâtiments etc. Elle se contente de déclarer que la République ne reconnaît aucun culte ce qui implique la disparition des nombreux privilèges honorifiques. Elle ne revient pas non plus sur la question des enterrements et des cimetières, qui avait été source de biens des conflits depuis 1871, et sur laquelle s'étendent les titres X et XI du projet Pressensé.
109Ces différences dans la rédaction sont notables, mais elles ne doivent pas occulter un fait essentiel : le plan et l'orientation globale du texte de Pressensé sont repris dans les avant-projets de la Commission et fournissent l'armature de la loi de décembre 1905. Donnons-en l'équilibre général.
110Le titre premier, intitulé « Généralités » chez Pressensé et « Principes » dans la loi Briand obéit à un même objectif, celui de « solenniser » la loi en en explicitant l'orientation générale, la philosophie, et en marquant la continuité avec les bases de la République, les principes de 1789. Cette démarche n'avait rien d'obligatoire, le sens profond d'une loi étant souvent donné par le législateur en préalable, dans son exposé des motifs. Ni les projets Dejeante et Hubbard, ni le projet Combes ne commencent par une déclaration des principes ou des droits. On la retrouve en revanche, et ce n'est évidemment pas un hasard, dans le projet Réveillaud.
111Si le titre II, « Dénonciation du concordat », avec son énumération des suppressions, ne se retrouve pas, on l'a dit, dans la loi Briand, les « Mesures de transition » du titre III de Pressensé correspondent au thème de l'« Attribution des Biens et des Pensions », qui fait l'objet du titre II de la loi Briand.
112Viennent ensuite les « Édifices du culte » - titre IV chez Pressensé, titre III chez Briand -, les « Associations cultuelles », baptisées par Pressensé « Sociétés civiles pour l'exercice du culte » (respectivement titre V et titre IV), et la « Police des cultes » (titre VI, titre V). Seule la fin des deux textes diverge, la loi Briand n'abordant dans sa dernière partie, le titre VI, intitulé « Dispositions générales », qu'un certain nombre des points que traite beaucoup plus longuement Pressensé dans ses titres VIII à XI (successivement : « Privilèges, Dispenses, Incompatibilités », « Serments », « Cimetières » et « Inhumations »). Les rédacteurs de la loi de 1905 ont visiblement évité de mentionner ce qui pouvait faire l'objet de simples textes réglementaires. Ils se sont appuyés par ailleurs sur la nouvelle loi militaire, qui avait déjà supprimé en 1905 privilèges et dispenses pour les ecclésiastiques.
113Mais, au total, il ne fait guère de doute que le canevas fourni par Pressensé ait servi de base à Briand et au travail de la Commission. On ne peut que confirmer là-dessus ce qu'écrit Maurice Larkin. Briand, lui-même, qui avait signé le projet Pressensé, a d'ailleurs assez nettement reconnu sa dette dans le fameux rapport de la Commission qu'il présente à la Chambre le 4 mars 1905. Analysant les différents textes étudiés, il déclare notamment à propos du projet Pressensé :
« Il serait difficile de rendre un hommage exagéré à un travail aussi savant et aussi consciencieusement réfléchi. M. de Pressensé s'est donné pour tâche et a eu le très grand mérite de poser nettement toutes les principales difficultés soulevées en une aussi grave matière, et d'envisager résolument le problème dans toute son étendue. Les solutions qui ont été adoptées dans la suite peuvent être différentes, souvent même divergentes de celles qu'il indiquait lui-même, il n'en demeure pas moins que sa forte étude a beaucoup contribué à faciliter les travaux de la Commission171. »
Similitudes et différences
114Il faut maintenant aborder plus directement le contenu : quelles sont les similitudes, mais aussi les « solutions différentes, voire divergentes » ? Comment ces différences peuvent-elles être éclairées par les autres propositions, le déroulement du débat, non seulement au Parlement, mais dans la presse, l'opinion, les partis, les Églises, etc., entre 1903 et 1905 ?
115Si on s'attache d'abord aux grands principes proclamés dans les premiers articles, l'inspiration est proche entre le projet Pressensé et la loi Briand. L'article 6 du projet Pressensé donne pratiquement la célèbre formulation de l'article 2 de la loi de 1905 : « La République ne protège, ne salarie ni ne subventionne aucun culte », formule de Pressensé, devient dans la loi : « La République ne reconnaît, ne salarie, ni ne subventionne aucun culte172. » La nuance entre « reconnaître » et « protéger » renvoie à une dimension en un sens plus individualiste du projet Pressensé. S'il affirme le caractère « inviolable » de « la liberté des opinions », de « la liberté de conscience et de croyance » (Article premier), et s'il assigne à la République le rôle de garantir la « libre expression des opinions, religieuses ou autres » (Art. 2), il ne dit pas explicitement qu'elle doit garantir la « liberté des cultes », ce qui pourrait être une façon de protéger des pratiques collectives. Sur ce point, la loi Briand reprend pratiquement la formulation du protestant Réveillaud, de préférence à celle de l'ex-protestant Pressensé. La proposition Réveillaud écrit : « La République assure et garantit la liberté de conscience et de culte » (article premier). La loi Briand : « La République assure la liberté de conscience. Elle garantit le libre exercice des cultes sous les seules restrictions édictées ci-après dans l'intérêt de l'ordre public » (article premier). On peut parler toutefois seulement de nuances entre les trois textes : les limites de l'ordre public sont présentes chez Briand et chez Pressensé, mais pas chez Réveillaud. Il y a bien dans le texte de Pressensé une « protection négative » de la liberté des cultes, puisqu'il écrit que « nul ne peut être empêché d'exercer, conformément aux lois, le culte qu'il a choisi » (art. 3). Globalement, pour l'ensemble des principes, la parenté entre les deux textes de Pressensé et de Briand est la plus forte : celui de Réveillaud se distingue nettement en insistant plus sur la liberté religieuse que sur la laïcisation ; il indique simplement que « la République ne salarie aucun culte » (art. 4).
116Si on passe des grands principes aux conditions matérielles dans lesquelles doit se faire la Séparation, ce qui frappe évidemment, c'est que la proposition Pressensé est plus sévère, moins généreuse à l'égard des Églises que la loi finalement adoptée.
117Sur le problème des pensions, pour commencer par le moins important, on relèvera l'égalitarisme anti-hiérarchique du projet Pressensé : il prévoit une rente uniforme de 600 francs par an pour tout prêtre de plus de quarante-cinq ans d'âge ou de plus de vingt ans d'activité ; qu'on ait été évêque ou vicaire, prince d'Église ou curé de campagne, ce sera la même portion (congrue). Le projet Combes, comme la loi Briand, maintiennent, eux, la hiérarchie, avec une pension proportionnelle au traitement antérieur, plafonnée, il est vrai, à 1 200 ou 1 500 francs. La loi Briand est la plus généreuse, le plafond étant le plus élevé, et une distinction étant établie entre ceux qui ont vingt ans d'ancienneté et plus de quarante-cinq ans, et les « vrais retraités », de plus de soixante ans et trente ans de fonctions : les premiers ont droit à la moitié de leur traitement, les seconds aux trois-quarts.
118Bien plus cruciale, évidemment, était la question de l'attribution des biens mobiliers et immobiliers. Ici, le projet Pressensé est plutôt dans la lignée des propositions radicales de l'anticléricalisme le plus ardent, que dans la logique qui sera finalement retenue. Dans son article 20-bis, il semble annoncer une « nationalisation des biens du clergé » qui ne connaîtrait que quelques très rares exceptions. Il prévoit en effet que tous les biens des menses ou des fabriques feraient « retour » à l'État ou aux communes, à la seule exception des biens acquis depuis 1802173 sans aucune subvention publique sur les fonds propres fournis par les fidèles. Un tel projet ne pouvait évidemment qu'entraîner une levée de boucliers parmi les catholiques, et même chez les protestants pour qui des mesures analogues étaient envisagées. Très soucieux de parer au danger, le projet Réveillaud prévoit que les fabriques, menses, conseils presbytéraux, consistoires, transmettront leurs biens aux sociétés cultuelles, un transfert de propriété pur et simple sans aucune perception et droit de la part du Trésor. Si le projet Hubbard, le plus nettement antireligieux, allait dans le sens de Pressensé, même le projet Combes n'envisageait pas de mesures aussi radicales. Il prévoyait la concession par l'État à titre gratuit des biens mobiliers et immobiliers aux associations cultuelles, mais pour une durée de dix années avec charge de rendre compte de leur usage, et avec un renouvellement éventuel de ces concessions.
119Dans le débat qui s'est développé en 1904-1905, la question des biens mobiliers et immobiliers a été un des points les plus débattus. On trouve sur cette question d'importants développements dans l'enquête coordonnée par Raoul Allier. Professeur à la faculté de théologie de Paris, ce dernier se considérait comme un des disciples d'Edmond de Pressensé, puisqu'il était un des animateurs de l'Union des Églises libres, héritières directes de Taitbout. Raoul Allier avait été un bon dreyfusard, participant en particulier au combat en publiant un petit ouvrage historique sur le précédent de l'affaire Calas. Il était surtout lié aux dreyfusards libéraux, Reinach et Guyot, qui ont accueilli son enquête dans les colonnes du Siècle. Raoul Allier était par ailleurs un proche de Charles Péguy, qui lui a confié à plusieurs reprises la responsabilité de Cahiers de la Quinzaine. Deux numéros des Cahiers de Péguy republient d'ailleurs l'intégralité de l'enquête du Siècle174. La plupart des correspondants de l'enquête, et Allier lui-même s'opposent vigoureusement à la prise en mains ou au contrôle par l'État des biens mobiliers et immobiliers. Ils combattent non seulement la procédure Pressensé, qui n'était plus tout à fait d'actualité, mais surtout la procédure prévue par le projet Combes, c'est-à-dire une attribution gratuite, mais temporaire et contrôlée, des biens par l'État aux associations cultuelles. Sur ce plan-là, les « libéraux » ont finalement obtenu satisfaction, avec le célèbre article quatre, adopté en avril 1905, et pour lequel, nous allons le voir, Pressensé a infléchi sa position initiale.
120Un autre problème, non moins épineux, était celui des édifices du culte. Le projet Pressensé affirmait le principe de la propriété de l'État ou des communes sur tous les édifices anciens, et prévoyait, en y insistant fortement, la règle de leur location. Dès l'Article 6 de sa déclaration de principes, il soulignait que « [La République] ne fournit à titre gratuit aucun local pour l'exercice d'un culte ou le logement de ses ministres ». Il surenchérissait dans son Article 22 (titre IV), en demandant que les citoyens puissent veiller à ce que les locations ne soient pas fictives, tout contribuable du département ou de la commune pouvant « réclamer par voie judiciaire la résiliation de tout bail qui aurait été conclu à des conditions manifestement dolosives ou dérisoires ». Par ailleurs, sans aller aussi loin que certains nostalgiques de la déesse Raison, le projet Pressensé prévoyait la possibilité de célébrer en dehors des heures de culte dans les églises des fêtes civiques, nationales ou locales. Quant aux bâtiments, églises, mais aussi presbytères, construits après l'entrée en vigueur du système concordataire, c'est seulement s'il était prouvé qu'ils avaient été édifiés sans l'aide d'aucune subvention publique — ce qui était rarement le cas — que la propriété pouvait en être reconnue par la loi aux associations cultuelles.
121La loi Briand ne retiendra ni la location à titre onéreux, que le projet Combes réclamait également, ni la location pour un franc symbolique proposée par le projet Réveillaud, mais la mise à disposition gratuite des édifices du culte aux associations cultuelles. C'était suivre les revendications formulées dans l'enquête du Siècle, sauf pour les presbytères et séminaires, dont la concession à titre gratuit ne devait être que provisoire.
122Si, en entrant dans le détail des contenus, nous avons noté jusqu'ici nombre de différences et divergences entre le projet Pressensé et la loi Briand, il faut insister sur l'aspect le plus novateur du projet Pressensé, qui a été repris et a fourni l'élément central du nouveau régime des cultes : c'est lui qui propose et envisage le premier de façon précise la constitution d'associations cultuelles conformes à la loi de 1901 pour prendre la succession juridique des organisations religieuses concordataires. C'était objectivement accepter le passage des Églises du côté de la société civile et du droit commun. Toutefois, Pressensé avait établi une restriction à ce principe libéral. Son projet de loi prévoyait en effet qu'à la différence des autres associations, les « sociétés civiles pour l'exercice du culte » devraient fournir la liste complète des noms, professions et domiciles de tous leurs membres ; la loi Briand demandera simplement un nombre minimum de membres (sept dans les communes de moins de mille habitants, quinze entre mille et deux mille, plus de vingt-cinq dans les villes).
123Sur le problème, qui deviendra crucial dans le débat de 1904-1905, du droit pour les associations cultuelles de se fédérer en unions (uniquement départementales dans le projet Combes, pouvant se former au niveau national dans la loi Briand), le projet Pressensé ne se prononce pas, ne prévoit ni n interdit une organisation nationale des Églises.
124Pressensé prévoyait en revanche une police des cultes stricte et minutieusement étudiée. Cette police se retrouve, pour l'essentiel, dans le texte final de 1905, mais avec des peines moins sévères, des durées de prison et des amendes moins élevées. C'est le cas en particulier pour les cas de diffamation et d'outrages publics, pour les incitations à la désobéissance ou à la rébellion contre la République. Par ailleurs, si la police des cultes telle que la prévoyait Presssensé concernait aussi bien les atteintes à la liberté individuelle commises par des partisans de la religion que celles qui seraient le fait d'éléments anti-religieux, dans les formulations, on pouvait avoir l'impression que la balance n'était pas rigoureusement égale pour sanctionner les deux formes de fanatisme. Les « menaces, violences, voies de fait » pour inciter à célébrer les fêtes religieuses devaient être réprimées comme celles qui chercheraient à empêcher leur célébration. Mais, pour les quêtes, cotisations, il n'était question que de « ceux qui tenteront par injures ou menaces de contraindre un ou plusieurs individus à contribuer aux frais du culte ». La loi Briand prévoit, elle, des peines identiques contre ceux qui, « par voies de fait, violences ou menaces contre un individu l'auront déterminé à exercer ou s'abstenir d'exercer un culte, à faire partie ou cesser de faire partie d'une association cultuelle, à contribuer ou à s'abstenir de contribuer aux frais du culte ». Les différences sont quand même minimes, et le projet Pressensé prévoyait, comme la loi finale, des peines contre ceux qui interrompraient par un trouble public les cérémonies religieuses d'un culte. La distorsion la plus sérieuse pour la police des cultes entre le projet Pressensé et la loi de 1905 concerne l'obligation de nationalité française pour un ministre du culte, qu'on retrouvait dans le projet Combes. Pressensé y ajoutait l'interdiction de dépendre d'un diocèse ou d'une autorité religieuse siégeant à l'étranger. Il avait les yeux tournés vers Rome.
125L'obligation de nationalité sera vivement combattue, non tant par les ultramontains, que par l'enquête du Siècle ; elle pouvait de lait, et c'était une ancienne question, poser des problèmes aux Églises protestantes. L'argumentation qui soulignait qu'à partir du moment où on mettait les Églises hors de l'État, il n'était pas logique de les forcer à appliquer les règles de la fonction publique, a porté ses fruits, puisque l'obligation de nationalité ne figure pas dans la loi Briand.
Sens et portée de l'intervention de Pressensé
126Au terme de cet examen des similitudes et des différences, essayons de caractériser l'originalité du projet de Pressensé et l'importance de sa contribution à la séparation des Églises et de l'État, la plus importante réforme de la République radicale. Il nous paraît incontestable que son rôle a été plus important, non seulement que ce que la mémoire en a gardé, mais que ce que n'en a dit la plus grande partie de l'historiographie. C'est bien lui l'initiateur du processus « juridico-parlementaire », lui qui par son projet documenté, détaillé et argumenté a fait de la séparation des Églises et de l'État non plus une simple motion anti-catholique rituelle et un peu incantatoire mais une perspective envisageable, un concept constructif175. Les projets et le débat se sont structurés sur cette base, même si elle a été par la suite recouverte. Le travail de la Commission, dès l'avant-projet Briand, a pris pour canevas le texte de Pressensé, dont on retrouve encore beaucoup de formules, et plus encore d'idées dans la loi de 1905. En particulier, on peut soutenir que les associations cultuelles ont été « inventées » par Pressensé. Il faut encore souligner le rôle d'agitateur et de propagandiste de Pressensé, dans le public pour populariser son projet, et à l'Assemblée pour faire élire la Commission. Nous devons donc dire notre accord avec Maurice Larkin sur l'importance du rôle de Pressensé, en particulier dans la « genèse », dans la préhistoire de la loi.
127Pressensé est-il pour autant le père véritable et unique de la séparation des Églises et de l'État, fondement du système de laïcité à la Française ? Ce serait excessif que de l'affirmer. Pressensé, tout d'abord, n'est pas seul. Il parle toujours au nom d'un collectif, la Ligue des Droits de l'Homme, et surtout le groupe des parlementaires socialistes, comme il le souligne dans son préambule. Ni son projet, ni l'élection de la Commission parlementaire ne rendaient par ailleurs la Séparation nécessaire. On sait qu'en général, dans la tradition parlementaire française, l'élection d'une commission a plutôt pour effet, pour reprendre le mot attribué à Clemenceau, d'enterrer un problème que de lui apporter une solution. On ne saurait infirmer la vision historiographique traditionnelle : c'est bien l'escalade de la politique anti-congréganiste, de la tension et de la rupture avec le Vatican, la politique du gouvernement Combes, quelles qu'aient été les intentions d'origine de son président, la force des choses, de l'histoire, et des passions, qui ont rendu la Séparation inévitable et nécessaire. Par ailleurs, dans la partie finale du processus législatif, il faut insister sur le rôle décisif, parmi les parlementaires socialistes, de deux « camarades » de Pressensé, Jaurès et Briand, à la fois par leur habileté politique et leur talent oratoire.
128Il faut aussi souligner les différences entre la proposition Pressensé de 1903 et la loi de 1905. C'est un état primitif du texte, mais c'est aussi un projet qui est plus proche des positions des ultras de l'anticléricalisme, en particulier sur la question des propriétés, et des édifices du culte, où il donne l'impression de vouloir réduire la puissance cléricale en la « frappant à la caisse ». Connaissant les répercussions des Inventaires, on peut imaginer les conséquences qu'aurait pu avoir l'application de ces mesures beaucoup plus radicales. Nous pensons que la perspective de Pressensé est sur le fond nettement à distinguer de celle des propositions Dejeante et Hubbard. Mais sur la forme, il s'en rapproche parfois fortement en utilisant des formulations de combat. Il garantit solennellement la liberté de conscience, mais semble considérer, en particulier dans sa police des cultes, que l'Église catholique devra rester en liberté surveillée. L'impression de laïcisme et d'anticléricalisme intransigeants est renforcée par la lecture de l'exposé des motifs. Pressensé y attaque fortement « les ennemis jurés de la Liberté, les disciples du Syllabus, les héritiers de la plus formidable entreprise d'asservissement intellectuel176 ». Il dénonce même le prêtre catholique sous les termes de « sorcier » et de « détenteur de sortilèges177 ». Il affiche nettement son intention de « donner le coup de grâce au cléricalisme en le privant enfin de l'appui de l'État et de l'argent du Trésor ».
129Ces formulations ne doivent quand même pas nous faire penser que le fils d'Edmond de Pressensé se soit mué en déchristianisateur ! Même dans le préambule de 1903 où il attaquait avec vigueur l'Église, il affirmait lui proposer « de bonne loi le droit commun et la liberté178 ». Mais il est une dimension qu'il ne faudrait pas négliger dans le cas de Pressensé, c'est son sens politique, sa compréhension de l'art du possible. Même s'il a dénoncé l'opportunisme, il est capable de moduler ses thèmes en fonction de son auditoire ou de la situation pour mieux parvenir à ses fins. En 1903, quand la vague anticléricale était à son maximum, et constituait le ciment du Bloc, il cherchait surtout, en dénonçant avec vigueur l'Église et le péril clérical, à convaincre ses collègues de la majorité qu'il fallait en finir avec le concordat, que celui-ci n'était qu'un moyen inefficace et illusoire pour contrôler un tel danger. C'était là l'essentiel du plaidoyer qu'il développait dans son exposé des motifs, qui, destiné à convaincre des députés combistes, embouchait évidemment les trompettes de l'anticléricalisme. Par la suite, et en particulier au cours du débat de 1905, il s'est montré réaliste, et s'est placé sur les mêmes positions conciliatrices que Jaurès et Briand. Il a accepté en particulier que ne soient pas maintenues ses propositions de pénalisation financière des Églises et de « nationalisation » des biens mobiliers et immobiliers. Il semble même avoir joué un rôle essentiel pour que soit retenue une solution bien différente, celle de l'article 4 de la loi Briand qui décide l'attribution des biens mobiliers et immobiliers des anciens établissements publics du culte aux nouvelles associations cultuelles « se conformant aux règles d'organisation générale du culte dont elles se proposent d'assurer l'exercice ». Jean-Marie Mayeur a bien montré le caractère décisif du débat qui se déroule à la Chambre du 20 au 22 avril 1905, où se déploient pour faire voter en faveur de l'article 4 à la fois des députés de la droite libérale et, malgré leurs réticences, la majorité des anticléricaux du Bloc, toute l'habileté de Briand et la grande éloquence de Jaurès, qui proclame avec éclat que la tradition française n'est pas schismatique mais révolutionnaire. C'est moins dans ce débat qu'en amont qu'il faut chercher le rôle de Pressensé. Il ne lait en effet qu'une courte intervention le 21 avril pour affirmer son soutien au travail de la Commission. « Je voterai, déclare-t-il notamment, le projet qu'elle nous présentera avec d'autant plus de satisfaction que j'ai le droit d'y reconnaître les idées fondamentales de ma proposition, en particulier au sujet de ces associations cultuelles dont je me félicite d'avoir pris l'initiative ». La phrase fait allusion à son projet de 1903, mais peut-être aussi à la rédaction plus récente de l'article 4. L'orientation globale de cet article, qui a fait l'objet de bien des recherches et des attributions en paternité, a été sans doute définie collectivement, à l'issue de tractations et de conciliabules où sont intervenus Jaurès, Briand, Pressensé, mais aussi, si on en croit Louis Méjan, de nombreuses personnalités de droite, de gauche et des milieux ecclésiastiques. Mais c'est bien Pressensé qui a proposé dans un amendement qu'il a expliqué et défendu devant la Commission le 10 avril la formulation décisive, celle qui parle des associations « se conformant aux règles d'organisation générale du culte179. »
130L'enjeu était clair : il s'agissait de dissiper les craintes des catholiques de voir se rompre l'unité de l'Église si la loi permettait la formation d'associations cultuelles schismatiques qui pourraient revendiquer l'héritage des biens concordataires. Les craintes s'étaient d'autant plus manifestées que certaines personnalités influentes, à commencer par Ferdinand Buisson, envisageaient un futur schisme, et qu'Eugène Réveillaud avait même exprimé avec ferveur le 7 avril son espoir de voir se « disloquer » l'Église romaine, se « briser le joug » de Pultramontanisme, « la chape de plomb de l'unité factice180 ». En même temps, pour la majorité républicaine, il n'était pas question de mentionner explicitement dans une loi établissant des associations cultuelles démocratiques l'autorité des évêques et du pape. La mention de la « conformité avec les règles d'organisation générale du culte » permettait de résoudre la quadrature du cercle. Dans son intervention devant la Commission, Pressensé précise que la formule lui a été inspirée en réfléchissant sur des exemples anglo-saxons, de l'Écosse et de certains États américains. Mais comment interpréter sa position sur le fond ? Maurice Larkin estime que c'est parce qu'il avait été proche de se convertir qu'il était à même de comprendre les craintes catholiques : « La nature unitaire de l'Église avait été une des plus importantes attractions de Rome pour lui. » En tout cas son attitude se distingue de celle de vrais protestants comme Eugène Réveillaud, ou d'ex-protestants comme Ferdinand Buisson, qui n'avaient peut-être pas totalement renoncé au vieux rêve de reconquête huguenote, en tout cas à celui de la progression idéologique de la foi réformée ou laïque au détriment de la rétrograde Église romaine.
131Plus intransigeant que Réveillaud en 1903, Pressensé se montre plus souple en 1905. Par son intervention dans la rédaction de l'article 4, il a contribué à faire, au bout du compte, de la loi de séparation une loi de liberté. Les pages de son journal personnel confirment et éclairent cette attitude libérale, hostile aux ultras de l'anticléricalisme et de la Libre Pensée au moment du vote de la loi, puis de la crise des Inventaires. Elles sont aussi un indice de son évolution religieuse et politique :
« Nul plus que moi, note-t-il dans une page qui n'est pas datée, mais a été probablement écrite à la fin de 1905, ne repousse l'injustice sommaire d'une certaine libre pensée envers le christianisme et son rôle social181. [...] Pie X refuse, anathématise la loi de Séparation, écrit-il encore dans un passage postérieur, daté du 21 août 1906. Quiconque a lu cette loi sait qu’elle donne aux catholiques avec les libertés de conscience et de culte absolues de notables privilèges : l'usage gratuit et perpétuel des Églises, des pensions et allocations, les biens (quelques centaines de millions) des menses et fabriques. C'est notre force qu'on ne fera croire à personne de loyal et d'informé que la loi porte une atteinte quelconque aux droits de la conscience religieuse. Ce que Pie X redoute, c'est le régime civil de la liberté. Ce serait une folie criminelle que de faire son jeu en restreignant à un degré quelconque les libertés nécessaires. Appliquons la loi : plus de privilèges puisqu'ils étaient la contrepartie de l'obéissance à la loi, mais liberté des cultes, l'État et les communes prêtant gratuitement leurs édifices. Nous socialistes avons un intérêt majeur à prévenir la faute majeure d'une législation de colère : ni nos principes ne s'y prêtent (nous ne vivons pas d'anticléricalisme vulgaire), ni nous ne pourrions dans cette lutte reprise taire aboutir nos urgentes revendications sociales182. »
132Dans son refus d'une « législation de colère », le Pressensé de 1905-1906 est un peu différent de celui de 1903 ; dans ce qu'on peut considérer comme une atténuation de son anticléricalisme, il faut faire la part non seulement de l'opportunité et de la conjoncture politique, mais aussi du compagnonnage socialiste, avec l'amitié de Jaurès et le choix unitaire crucial de 1905, et peut-être enfin d'un certain apaisement intérieur. Nous aurons l'occasion de revenir sur ces différents points. Mais, en attendant d'aborder le tournant de 1905, il faut réaffirmer que Pressensé a vécu la période combiste sous le signe du Bloc des gauches. Membre de la délégation parlementaire des gauches, qui pèse fortement sur les choix gouvernementaux du « petit père », il est une des figures importantes et influentes de la majorité. Il pouvait par ailleurs d'autant plus s'identifier au « Bloc », qu'il était devenu le président d'une des plus grandes organisations républicaines, la Ligue des Droits de l'Homme.
Notes de bas de page
1 F. de Pressensé, « Spectres et réalités », L'Aurore, 25 juin 1899.
2 « À la France ouvrière et socialiste », Le Socialiste, 16 juillet 1899. Le texte est reproduit dans J. Jaurès, Œuvres, tome 7, op. cit., p. 579-780.
3 J. Jaurès, « La lutte de classes », La Petite République, 15 juillet 1899 ; reproduit dans J. Jaurès, Œuvres, tome 7 op. cit., p. 639.
4 J. Jaurès, Qui trompe-t-on ? », La Petite République, 16 juillet 1899 ; reproduit dans J. Jaurès, Œuvres, tome 7, op. cit., p. 645-652.
5 F. de PressensÉ, « La crise socialiste », L'Aurore, 15 juillet 1899.
6 Ibidem.
7 Ibid.
8 Ibid.
9 F. de Pressensé, « La crise socialiste », L'Aurore, 15 juillet 1899.
10 Ibidem.
11 Ibid.
12 Ibid.
13 F. de Pressensé, « l'Unité socialiste », L'Aurore, 12 janvier 1901.
14 F. de Pressensé, « La crise socialiste », L'Aurore, 15 juillet 1899.
15 Ibidem.
16 Bracke, « Revue de la semaine », Le Socialiste, 20 octobre 1901.
17 C. Bonnier, « Le programme d'Erfurt », Le Socialiste, 27 octobre 1901…
18 Ibid. Rappelons que le monument de Dalou, Le triomphe de la République avait été inauguré place de la République le 19 novembre 1899 : plusieurs centaines de milliers de manifestants, certains avec un drapeau rouge avaient défilé devant la tribune où avaient pris place Loubet et Waldeck Rousseau. Chalon et la Martinique étaient » rouges » du sang des ouvriers, puisque la répression y avait tait plusieurs morts ou blessés. L'accusation de complicité des socialistes ministériels avec le gouvernement Waldeck-Rousseau, responsable de la tuerie revenait couramment sous la plume et dans la bouche de leurs rivaux « révolutionnaires ».
19 Ibidem.
20 Ibid.
21 « Discours de M. Victor Basch ». BOLDH, 1er février 1914, p. 143.
22 Plus que ses ouvrages d'avant-guerre, La juifs et la vie économique (1911) et Le Bourgeois (1913), c'est son étude publiée en 1915 intitulée Marchands et héros qui inaugure la série de ce que Sombart appellera lui-même en 1933 ses « publications préfascistes ». Voir H. Bruhns et H. G. Haupt (s.d.), Werner Sombart, Paris, Centre de Recherches Historiques, 1990.
23 Ibid., p. 144.
24 Ibid., p. 144.
25 W. Mager, « La conception du capitalisme chez Braudel et Sombart. Convergences et divergences »dans H. Bruhns et H.-C. Haupt (textes réunis et présentés par), Werner Sombart, op. cit., p. 69.
26 Ibid., p. 142.
27 C. Péguy, « Les élections », Cahiers de la Quinzaine, 24 mai 1902, repris dans C. Péguy, Œuvres en prose 1898-1908, Gallimard (Pléiade), 1959, p. 1348.
28 Ibidem.
29 Ibid.
30 L. Teste, « Le Diable du Parlement » (Correspondance particulière, Paris, 28 avril). Le Patriote. Bruxelles, 1er mai 1903. On notera en passant l'anti-protestantisme et l'allusion aux projets de loi sur lesquels nous aurons l'occasion de revenir.
31 P. Cordonnier, « Francis de Pressensé » dans E de Pressensé, Propagande..., op. cit., p. 6-7.
32 C'est l'expression déjà citée qu'emploie Pierre Cordonnier : P. Cordonnier, « Francis de Pressensé dans F. de Pressensé, Propagande.... op. cit., p. 7.
33 Voir sur son dernier avatar de « collabo » en 1940-1944 : S. Epstein, Les dreyfusards sous l'occupation, Albin Michel, 2001, p. 127-132.
34 Voir J. Reinach, Histoire de l'affaire Dreyfus, op. cit., t. VI, p. 70, et J.-B. Duroselle, Clemenceau, France Loisirs, 1989, p. 439.
35 L'Aurore, 22 janvier 1900.
36 « Simple réponse », L'Aurore, 23 février 1900.
37 L'Aurore, 24 juillet 1901.
38 L'Aurore, 3 août 1901.
39 L'Aurore, 13 août 1901.
40 L'Aurore, 17 janvier 1901.
41 F. de Pressensé, « Examen de conscience », L'Aurore, 31 juillet 1901.
42 C. Péguy, « Les élections... », op. cit., p. 1336-1337.
43 Ibidem.
44 Ibid., p. 1 349.
45 F. de Pressensé, « Examen de conscience », L'Aurore, 31 juillet 1901.
46 Ibidem.
47 Ibid.
48 « La politique ministérielle », L'Aurore, 29 juillet 1901.
49 Ibidem.
50 Ibid.
51 Ibid.
52 « Justice », L'Aurore, 7 janvier 1902.
53 L'Aurore, 12 avril 1901.
54 AN (fonds Archives privées) AB XIX 3 084.
55 F. de Pressensé, « Examen de conscience », L'Aurore, 31 juillet 1901.
56 U. Gohier, Histoire d'une trahison, Paris, Société parisienne d'Éditions, 1903. Les sous titres de cet ouvrage sont édifiants : « Heures d'espoir » ; « la bande Jaurès » ; « le paete » ; « la curée » ; « la boue » ; « socialisme ۚ».
57 C. Péguy. « Les élections »..., op. cit., p. 1337.
58 C. Péguy, L'Argent, suite, rééd. Gallimard, 1937, p. 177.
59 Le préfet du Rhône, Alapetite, est un républicain modéré, un homme qui s'accommode mal des idées collectivistes ». (Le Réveil républicain, 16 mars 1902). Le candidat ministériel et préfectoral du premier tour était le rival radical de Pressensé, Thévenet.
60 « Candidat », L'Aurore. 3 avril 1902.
61 Dans ses articles pionniers, Marcel Faucon en avait déjà montré tout l'intérêt. Voir M. faucon, « Une élection socialiste en 1902 », Revue Socialisie, I, octobre 1965, p. 269-285, et II, novembre 1965, p. 362-385. Le second porte à peu près uniquement sur l'élection de Lyon.
62 ADR, 3 M 1 356, « Réunions électorales et candidatures dans la 10e circonscription ».
63 Le Réveil républicain, 16 avril 1902.
64 C'est ainsi que le désigné Le Nouvelliste du 3 mai, mettant ainsi en évidence, selon l'habitude des défenseurs de l'Église, son appartenance à la franc-maçonnerie.
65 Ceux de Neuville, Caluire, Fontaine-sur-Saône, Quincieux, Albigny, Naint-Romain-au-Mont-d'Or, Vaulx-en-Velin et Saint-Fons, dont le maire et conseiller général, Pommerol anime le Comité de soutien à Thévenet.
66 M. Faucon, « Une élection socialiste en 1902, II », op. cit., p. 365.
67 Voir ADR 3 M 1 356, « Réunions électorales et candidatures dans la 10e circonscription ».
68 ADR 3 M 1 356, rapport du 10 avril.
69 Ibid., rapport du 13 avril.
70 Ibid., rapport du 24 avril.
71 Ibid.
72 Ibid., rapport du Commissaire spécial. 24 avril 1902.
73 Le Nouvelliste, 5 mai 1902.
74 M. Faucon, « Une élection socialiste en 1902 », II, op. cit., p. 364.
75 E. Herriot, Jadis. Avant la première guerre mondiale, Flammarion, 1948, p. 139. Il est frappant de constater que l'image de Pressensé s'était maintenue dans la mémoire d'Herriot un demi-siècle et deux guerres mondiales plus tard.
76 Voir en particulier Le Lyon républicain, 25 et 26 avril 1902.
77 En particulier, le 25 avril 1902 la déclaration par laquelle Pressensé s'oppose à l'annexion de la commune de Villeurbanne.
78 Un exemplaire de l'affiche a été conservé aux archives départementales ADR 3 M 1 356.
79 ADR 3 M 1 356 (Rapport n° 2039 du Commissariat spécial : Réunion publique rue Saint-Clair, 94, pour l'audition de M. de Pressensé).
80 Ibidem.
81 Ibid.
82 Ibid. Si le compte rendu de l'indicateur de police est exact, ce qui est plausible car le reste du résumé est cohérent, l'argument utilisé par Voillot pour dénoncer les « collusions militaristes » de Pressensé est une simplification un peu étonnante : « Il a soutenu le militarisme en se faisant le défenseur du Colonel Picquart et de Dreyfus » !
83 Voir par exemple Le Réveil républicain, 4 mai 1902.
84 P. Cordonnier, « Le Père de Francis de Pressensé » dans E de Pressensé, Propagande..., op. cit., p. 3.
85 P. Cordonnier, « Francis de Pressensé » dans E de Pressensé, Propagande.... op. cit., p. 4.
86 Ibid., p. 5.
87 Ibid., p. 6.
88 Ibid., p. 7.
89 Ibid., p. 9.
90 Ibid., p. 11.
91 Ibid.
92 Le Réveil républicain, 4 mai 1902. La phrase citée figure bien dans la brochure, p. 11.
93 Pièce du 27 avril 1902 ; ADR 3 M 1 356.
94 « Chronique électorale », Le Réveil républicain, 16 mars 1902.
95 ADR 3 M 1 356 (rapport daté du 19 avril 1902).
96 ADR 3 M 1 356 (rapport du 29 avril 1902).
97 La formule apparaît dans l'affiche du candidat : ADR 3 M 1 356.
98 Proclamation citée par Marcel Faucon, dans M. Faucon, « Une élection socialiste en 1902, II »op. cit., p. 368-369
99 « Le devoir de demain ». Le Nouvelliste de Lyon. 30 avril 1902.
100 ADR 3 M 1 356 (rapport du Commissaire spécial, 4 mai 1902).
101 « Chronique électorale », Le Nouvelliste de Lyon, 7 mai 1902.
102 « Le chambardeur Francis de Pressensé », Le Nouvelliste de Lyon, 7 mai 1902.
103 Ibidem.
104 « Le chambardeur Francis de Pressensé », Le Nouvelliste de Lyon, 7 mai 1902.
105 La référence à Gambetta dont « une des plus grandes gloires » fut « la réorganisation de l'armée nationale » (alors que Pressensé en poursuit « par tous les moyens possibles la désorganisation ») figure en particulier dans l'appel en faveur de Dontenville du « Comité républicain progressiste des Charpennes » publié par Le Réveil républicain, 4 mai 1902.
106 ADR 3 M 1 356 (« Audition de M. Dontenville », rapport du Commissaire spécial, 9 mai 1902).
107 F. de Pressensé, « Appel aux électeurs », Le Progrès, 9 mai 1902.
108 Ibidem.
109 C. Péguy, « Les élections »..., op. cit., Ce cahier du 21 mai 1902 est le seizième cahier de la troisième série.
110 C. Péguy, « Les élections... », op. cit., p. 1 328.
111 Ibid., p. 1 329.
112 Ibid., p. 1 330.
113 Ibid., p. 1 331.
114 Ibid., p. 1 331-1 132.
115 J. Lalouette, La libre pensée en France, op. cit.. p. 263. L'analyse du rôle de la Libre Pensée dans rensemble du processus de Séparation est synthétisée dans le chapitre VIL p. 250-269.
116 L'intégralité du texte de la conférence est publié dans le BOLDH (première année, n° 2, 1er février 1901, p. 69-105).
117 BOLDH. 1er février 1901, p. 70-71.
118 Ibid., p. 74.
119 Ibid.
120 Ibid., p. 76.
121 Ibid., p. 102.
122 Ibid.
123 Ibid., p.72-73.
124 Ibid., p. 73.
125 Ibid., p. 85.
126 Ibid., p. 96.
127 Ibid.
128 Ibid., p. 101.
129 Ibid.
130 Ibid., p. 70.
131 Ibid., p. 102.
132 Journal Officiel, Débuts parlementaires (sénat, 24 février 1885).
133 BOLDH, 1er février 1901, p. 100.
134 Ibid., p. 97.
135 Ibid.
136 J.-M. Mayeur, La séparation des Églises et de l'État, Les Éditions Ouvrières, 1991. p. 51.
137 « The concept itself, however, owes most to Francis de Pressensé, who in retrospect comes nearest to being the autor of the présent ecclesiastical régime in France » : M. Larkin, Church and State after the Dreyfus Affair, London, Macmillan Press, 1974, p. 108.
138 J.-M. Mayeur, La séparation des Églises et de l'État, op. cit., p. 9.
139 « It iras his draft bill of April 1903 that was to to proride the basis of the Séparation Laie of 1905 », M. Larkin, Church and State after the Dreyfits Affair, op. ch., p. 108.
140 Véronique Bedin, dans sa bonne mise au point sur les travaux de la commission des Trente-trois, se situe au niveau intermédiaire entre Mayeur et Larkin, entre la genèse, en amont, et les débats parlementaires en aval. Elle met nettement en évidence l'influence des idées de Pressensé sur Briand : V. Bedin, « Briand et la séparation des Églises et de l'État : la commission des Trente-trois », revue d'histoire moderne et contemporaine, juillet-septembre 1977.
141 Jacqueline Lalouette semble aller plutôt dans ce sens : elle rappelle que Pressensé, qui n'était pas à notre connaissance, à la différence de Buisson, un militant, ni même un adhérent de la Libre Pensée, lut un des soixante-dix conférenciers « recrutés » par l'Association nationale des libre-penseurs de France en mai 1903 pour aller porter dans toute la France la « bonne parole » libre-penseuse. Voir J. Lalouette, La libre pensée en France, op. cit.. p. 263.
142 C'est ainsi que le qualifie Aristide Briand devant l'Assemblée dans la partie de son rapport où il analyse les propositions et projets de loi que la commission a examinés. Dans : Documents parlementaires N° 2 302 (Chambre des députés, Huitième législature. Session de 1905. Annexe au procès-verbal de la 2e séance du 4 mars 1905) : « Rapport fait au nom de la commission relative à la séparation des Églises et de l'État et à la dénonciation du Concordat chargée d'examiner le projet de-loi et les diverses propositions de loi concernant la séparation des Églises et de l'État par M. Aristide Briand, député », in 4°, 340 p.
143 On notera en passant que les deux « pères » officiels de la loi de 1905, Ferdinand Buisson, président de la commission parlementaire et Aristide Briand, rapporteur de la même commission, sont tous deux signataires du texte de Pressensé.
144 L. Teste, « Le diable du Parlement Le Patriote, 1er mai 1903.
145 BOLDH, 1903, p. 690.
146 Ibid., p. 775.
147 Parmi les signataires, six professeurs à l'Université de Montpellier (Bonnet, J. Charmont, G. Meslin, L. Planchon, G Milhaud et C. Rist), deux doyens de la même Université (Vigié, doyen de la faculté de Droit et P. de Rouville, doyen honoraire de la faculté des Sciences), Célestin Bouglé alors à l'Université de Toulouse, un médecin de la HSP montpelliéraine (Dr Leenhardt), deux avocats (Roussy et Augé-Laribé), et enfin un drômois très certainement protestant, Randin, président de la section de Pontaix (Drôme). On retrouvera ces mêmes signataires, à quelques exceptions près en 1904-1905 lors de la protestation contre la position de Pressensé sur l'affaire des fiches.
148 BOLDH, 1903, p. 779.
149 Ibid., p. 778.
150 Ibid., p. 775.
151 Ibid., p. 779.
152 Ibid., p. 778.
153 Ibid., p. 775.
154 « Lettre de Louis Havet à Charles Rist », 28 juin 1903, BOLDH, 1903, p. 776-777.
155 BOLDH, 1903, p. 780-783.
156 Ibid., p. 779.
157 Ibid., p. 783.
158 A. Reyss, « Un projet de loi sur la séparation des Églises et de l'État », Le Protestant. 2 mai 1903.
159 Né en 1823, il était de la génération du père de Francis de Pressensé.
160 Le Protestant, 13 juin 1903. (Extrait du compte-rendu de la conférence prononcée par le doyen Jalabert à la faculté de théologie de Paris le 3 juin 1903).
161 P. Petit, « Eugène Réveillaud », dans a. Encrevé (s.d.), Les Protestants, Dictionnaire du monde religieux dans la France contemporaine, Beauchesne 1993, p. 412.
162 Voir C. Sengel, La Séparation des Églises et de l'État, une chance pour le protestantisme en France ? (1905-1912), Mémoire en vue de l'obtention du diplôme d'archiviste-paléographe, 1992, t. I, p. 73.
163 Voir le texte intégral d'Edmond de Pressensé dans Assemblée Nationale, Annales, t. 35 (1874), première délibération, p. 162-167.
164 « J'ai l'honneur de demander à la Chambre de bien vouloir se réunir dans ses bureaux jeudi afin de procéder à la nomination de cette commission (J.O., Chambre des députés, débats parlementaires, session ordinaire de 1903)
165 M. Larkin, Church and State after the Dreyfus Affair, op. cit., p. 114. À noter qu'en revanche Vaillant, Allard et Dejeante en faisaient partie.
166 Ibid., p. 115-116.
167 G. Suarez, Briand, I, 1862-1904, Plon, 1938, p. 422-423.
168 Véronique Bedin précise qu'il existe aux Archives privées un texte de cet avant-projet rédigé de la main de Briand, et qui comporte par endroits des coupures imprimées provenant directement de la proposition Pressensé : V. Bedin, « Briand et la séparation... », op. cit., p. 374.
169 « The document that he took as his working guide was Pressensé's bill... Using Réveillaud's bill as a box of liberal spare parts, he deleted what he saw as the more controversial détails of Pressensé's and substituted items based on Réveillaud's » M. Larkin, Church and State after the Dreyfus Affair, op. cit., p. 116.
170 Les différents projets de loi figurent dans les Documents parlementaires. Chambre des Députés, des années 1902, 1903, 1904 et 1903. C'est là que nous les avons consultés, en, particulier pour les projets Dejeante, Hubbard, Réveillaud et Combes. Pour le projet Pressensé, il figure dans les Documents parlementaires de 1903 (Annexe n° 897, Session ordinaire Séance du 7 avril 1903). Nous avons utilisé également le texte (identique) du projet que publie le BOLDH du 1er juin 1903. C'est à cette version que nous renvoyons, en particulier pour les citations de l'exposé des motifs. L'avant-projet de Briand date du 8 octobre 1903. Une version déjà modifiée en est publiée dans La Grande Revue du 15 juin 1904. Le texte de la Commission figure dans le célèbre rapport du 4 mars 1905 (Documents parlementaires n°2 302, op. cit.). Quant au texte de la loi Briand, du 9 décembre 1905, il a été publié au Journal Officiel du 11 décembre 1905.
171 Documents parlementaires n° 2302, op. cit., V. « Analyse des propositions et projets de loi »).
172 Le changement a été décidé par la commission après l'audition de Combes le 29 octobre 1904 V. Bedin, « Briand et la séparation », op. cit., p. 377.
173 La date de 1872 qui figure dans le projet au lieu de celle de 1802 semble être une coquille.
174 Il s'agit des Cahiers de la Quinzaine d'avril 1905 (6/14) et de novembre 1905 (7/14).
175 Nous reprenons ici en partie les remarques de Maurice Larkin. M. Larkin, Church and State after the Dreyfus Affair, op. cit., p. 108.
176 BOLDH, 1er juin 1903, p. 580.
177 Ibid., p. 587.
178 Ibid., p. 580.
179 Pressensé avait toutefois proposé au départ cette formule pour figurer dans l'article 6 (finalement article 8 de la loi) afin de fixer les règles d'attribution des biens par le Conseil d'Etat en cas de litige. C'est Briand qui propose le lendemain de l'utiliser pour l'article 4. L'article 6 indiquera que le Conseil d Etat « prononcera en tenant compte de toutes les circonstances de fait », ce qui éveillera les appréhensions des catholiques.
180 J.-M. Mayeur, La séparation des Églises et de l'État..., op. cit., p. 50.
181 « Common Place Book de Francis Charles de Hault de Pressensé », op. cit., p. 163.
182 Ibid., p. 211.
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