Épilogue
p. 353-358
Texte intégral
1À la fin de l’été 1919, Georges Friedel, qui dirigeait l’École depuis 1906, quitta son poste, en ne laissant à personne le soin d’expliquer les raisons de son geste :
« L’école de Saint-Étienne, si pauvre d’aspect et si souvent méconnue, pourrait être l’une des premières écoles des mines du monde, si ce n’est la première. Elle dispose en effet de deux éléments de vitalité essentielle […] : un excellent recrutement qui n’a de cesse de s’améliorer, et un esprit parfaitement en rapport avec les carrières qu’elle ouvre à ses élèves. L’esprit d’une école, la tournure générale qu’elle confère à la mentalité de ses étudiants, et qui, malgré la brièveté relative des études, dure toute leur vie est quelque chose qui ne se définit pas aisément, mais que chacun perçoit. On n’a sur lui que peu d’action ; il ne se crée pas à volonté et ne se modifie que lentement ; il est la résultante d’une infinité d’impondérables, et pour une bonne part un legs d’un passé très lointain. Entendez bien que, ni l’esprit de l’École, ni son recrutement ne sont nés de rien, et qu’il faut savoir gré à ceux qui, depuis un siècle, ont travaillé lentement à les établir. Mais tels qu’ils sont, ils existent et persistent, et même s’améliorent, parce qu’ils [sont] à peu près indépendants de l’intervention néfaste de Paris. Ils constituent le patrimoine propre à l’École, les deux sources principales de sa vie. C’est à eux que l’École doit d’exister encore et de n’avoir pas succombé aux méthodes d’administration absurdes qui lui sont imposées par la centralisation parisienne […]1 ».
2Vingt-six années de sa vie s’étaient écoulées à Saint-Étienne, la moitié en tant que professeur, le reste en tant que directeur. Tout ce temps, il avait ferraillé contre les décisions inopportunes, les actes manqués, les lenteurs et les dysfonctionnements. Une ultime maladresse de son ministre de tutelle, le désaveu cinglant qu’il venait de recevoir de Louis Loucheur alors qu’il s’était tourné vers les industriels pour leur demander des subsides comme il était habituel, était venu à bout de son énergie2. Il le dit avec une grande sincérité : « douze ans de lutte contre l’impossible ont usé mon obstination ». Mais à côté de la fatigue, il y a l’amertume. Sans mâcher ses mots, Friedel dénonce longuement avec une argumentation étayée d’exemples, « l’intervention néfaste de Paris », un « pouvoir absolu, sans limites et sans contrôle qui n’est pas tenu d’expliquer ce qu’il fait », une « machine faussée » ; « le frein parisien », le « gâchis administratif ». N’était-ce pas résumer un siècle de fonctionnement ? Le directeur proposait pour y remédier :
- de l’autonomie, « un conseil nommé par le Ministre mais qui ait le pouvoir d’agir et d’administrer l’École comme un Conseil d’administration administre son industrie » ;
- un personnel stable, une situation et des locaux convenables pour les professeurs ;
- enfin, et c’est notable, qu’à l’instar des grandes écoles parisiennes, les anciens élèves forment « un corps compact de bonnes volontés agissant qui se préoccupe non pas seulement des intérêts immédiats de ses membres, mais aussi et avait tout de ceux de l’École dont ils sont issus ».
3Une nouvelle fois, la direction faisait opposition, une nouvelle fois un directeur dressait programme, une nouvelle fois l’École s’opposait au conseil général des Mines (« dont quelques membres, mais en minorité connaissent encore l’École de Saint-Étienne ») et à la tutelle ministérielle dont les bureaux sont « bien insuffisamment renseignés sur elle » au nom des industriels (« L’école est leur chose et leur appartient » ; les « Sociétés minières et métallurgiques […] seules profitent de son existence et sont intéressées à ses progrès »), comme s’il était impossible à cette école de conjuguer sereinement son insertion industrielle et son caractère d’École d’État. Prenons acte de ce qui persiste de difficultés à l’orée des années 1920 : l’insuffisance des locaux ; l’instabilité professorale et la difficulté des professeurs à faire carrière. Prenons acte aussi de cette constance directoriale dans la vigueur, comme si la gestion de cet « organisme vivant » plongeant de toutes ses fibres dans le tissu industriel et s’en nourrissant – pour la matière à enseigner – et la nourrissant – en lui procurant des cadres de qualité – conférait à cette direction pugnacité et dynamisme.
4Prenons acte enfin des déplacements qui s’opérèrent, des évolutions que connurent les acteurs concernés, l’administration centrale, le Corps des Mines, l’École et les ingénieurs qu’elle a formés. Chacun bougea en effet et les changements des uns interférèrent sur le positionnement des autres. À commencer par l’administration centrale. Sans elle indéniablement, l’École des Mineurs n’aurait pas existé. Animée par la volonté d’édifier des réseaux de circulation, et par le souci de relancer l’économie des provinces, la direction générale des Ponts et Chaussées et des Mines l’a soutenue sans équivoque jusqu’en 1835. Puis, entre 1835 et 1855, vint le repli. Centrée sur ses propres méthodes de travail, l’administration imposa aux services et Corps techniques qu’elle gérait les formes et le style qu’elle jugeait nécessaires pour conjuguer visibilité, efficacité et économie. La pratique bureaucratique pesa désormais de tout son poids. Né en 1840, le corps des gardes-mines y gagna un statut. Mais l’École de Saint-Étienne y perdit un regard. Elle devint un service parmi d’autres, provincial et coûteux de surcroît. Beaunier avait dû se préserver du Corps des Mines ; Roussel-Galle et Grüner durent se préserver de l’Administration et du Corps.
5La IIIe République conféra à l’École son titre d’École des Mines et reconnut institutionnellement qu’elle formait des ingénieurs. Mais trop d’intérêts contradictoires empêchèrent que se dessine une véritable politique en matière d’enseignement technique et professionnel. Les décisions furent prises en fonction des circonstances et des influences du moment ; régulièrement, elles furent empêchées par des arrêtés tardifs ou des règlements contradictoires pris par quelque nouveau ministre ou plus simplement fruit du conflit entre ministères concurrents, la Guerre dont dépendait l’École Polytechnique, les Travaux publics dont dépendaient les écoles des Mines, le Commerce et l’Industrie dont dépendait Centrale. L’usage de la dépêche ajouta à cet éréthisme gouvernemental. L’instabilité ministérielle priva l’école d’interlocuteurs et le budget s’en ressentit lourdement. Leseure, en 1889, ne put retenir sa colère :
« Comment veut-on qu’avec une somme de 20 000 F on puisse suffire à l’entretien de constructions aussi étendues que celles de l’école comprenant les bâtiments des études, le laboratoire, les habitations des concierges et garçons de salle, de la direction et des collections de minéralogie, les murs de clôture, réparer et tenir en bon était les crépis intérieur et extérieur, les plafonds, les portes et fenêtres, les toitures, les conduites d’eau et de gaz, etc.3 » ?
6En contrepoint, l’attitude du Corps des Mines fut souvent négative. Plaçons à l’origine du refus, le traumatisme provoqué par le déménagement savoyard. Quoiqu’il ait été fondateur, l’épisode de l’École du Mont-Blanc demeura comme celui de l’exil et Saint-Étienne pouvait paraître le lieu idéal pour un nouveau déménagement. Mais d’autres inquiétudes émergèrent. Les ingénieurs des Mines avaient tissé des liens étroits avec les sciences de la terre et des matériaux, ils avaient contribué à l’édification de la géologie, de la cristallographie et participaient à celle de la chimie des métaux. Pour cette raison, ils ne pouvaient se satisfaire d’une politique scientifique polarisée exclusivement sur les mathématiques et ils tenaient suffisamment à ce que l’École parisienne signifiait d’originalité pour empêcher qu’elle soit réduite à la position d’appendice de Polytechnique, pour empêcher aussi que son rapport à l’industrie se limitât à la surveillance et au contrôle alors qu’en contrepoint, rien n’empêchait Saint-Étienne de poursuivre son chemin « technologique » entre industrie et sciences expérimentales. L’école stéphanoise parut dangereuse tant par le dynamisme de son enseignement – l’industrie en la matière ne cessa de déborder le Corps – que par celui des ingénieurs qui en sortait tandis que Paris peinait à trouver son public et ses débouchés. Les hostilités débutèrent avec la grande crise économique de demi-siècle. L’École des Mines de Paris qui avait défini plus clairement sa voie entre administration et sciences d’application fit tout pour prendre sur le marché de l’emploi la place qu’elle considérait lui revenir. À défaut d’atteindre Centrale, elle bouscula Saint-Étienne, qui fit mieux que résister, portée qu’elle était par sa capacité à répondre aux impératifs techniques posés par l’industrialisation. Mais dans les années 1880, la grande crise économique saisit l’industrie en frappant de plein fouet le secteur de base, provoquant la désorganisation des traditionnels bassins de recrutement, le rétrécissement du marché de l’emploi, et une lutte plus aiguë que jamais entre grandes écoles. Sans doute, le positivisme scientifique donna à l’École des Mines de Paris, l’idéologie qui lui convenait, à partir de quoi l’existence de Saint-Étienne fut enfin admise. Puisqu’il était inévitable qu’elle existât, puisqu’elle était désormais sacrée école d’ingénieurs, que ce soit dans un rang inférieur, une école de praticiens ayant pour seul rapport à la science celui de l’usage. Jamais sans doute, dans ce secteur du moins, l’idée d’application ne fut aussi idéologique qu’à ce moment.
7Dans la France du xixe siècle, l’industrie fut un monde dynamique, et pour beaucoup un espoir de carrière, de mieux-être et d’enrichissement. Mais ce fut aussi un monde sans référent social, ni miroir institutionnel : rarement, l’entreprise a dominé dans le jeu des représentations. De ce point de vue le décalage entre le réel et le symbolique est patent : industrialisé dans la réalité, le pays continua de privilégier dans ses représentations la rente et le foncier. Le Génie civil, dont l’ingénieur d’industrie était devenu l’une des composantes majeures, dut s’accommoder de ce déficit d’image, et l’ingénieur stéphanois, plus encore qui n’avait à sa disposition aucun étayage compensatoire du fait qu’il était provincial. Aussi bien, l’idée de faire Corps, de constituer une communauté naquit-elle rapidement, dès la fin des années 1820. Une décennie plus tard, c’était chose faite. L’ingénieur stéphanois s’affirma alors dans ses qualités techno-scientifiques, homme de la technologie dans ses aspects les plus modernes, c’est-à-dire producteur de connaissances scientifiques à partir des recherches expérimentales, des questions et des problèmes soulevés par la pratique minière et métallurgique. Mais la crise dépouilla momentanément l’École de cette double composante qui faisait sa substance. Fatigués, dépassés aussi par une conjoncture qui les frappait de plein fouet avec la disparition de Terrenoire et le renfermement des usines, pris au piège d’un positivisme qu’ils ne désavouaient pas loin s’en faut, les ingénieurs stéphanois cédèrent sous la pression parisienne. La réponse vint avec Henri Fayol. N’est-ce pas somme toute logique de voir un ingénieur sorti de Saint-Étienne théoriser l’ordonnancement industriel et conclure à l’incapacité industrielle de l’État4 ?
8La démission de Georges Friedel clôt cette époque : déjà les fils s’étaient noués d’une autre manière. L’heure était à la reconstruction après quatre années de guerre5, et les questions majeures concernaient désormais les liens entre l’État et l’économie, la rationalisation de la production industrielle, qui firent des ingénieurs polytechniciens les piliers du « patronat de la seconde industrialisation », tels que l’a brillamment défini Maurice Lévy-Leboyer. Réalité et représentations se rejoignirent suffisamment pour ouvrir une conjoncture neuve, autrement porteuse pour l’école des Mines de Saint-Étienne. Le décret du 19 septembre 1919 supprima le conseil de perfectionnement et le remplaça par le conseil de l’École où siégeaient « douze représentants de l’industrie des mines et de l’industrie de la métallurgie, dont six aux moins anciens élèves de l’École, choisis sur des listes présentés par le Comité central des houillères de France, par le comité des forges, par la chambre syndicale des mines de fer et par la chambre syndicale des mines métallique6 ». Le même décret élargit le recrutement du corps professoral aux ingénieurs civils et autres personnalités dans le domaine des sciences et des techniques. Peu après, l’École s’installait dans les bâtiments qu’elle occupe actuellement encore, cours Fauriel, et devint École nationale supérieure des Mines. L’Amicale intégra la « Fédération des grandes écoles techniques » qui groupait les associations amicales des Écoles Centrale, des Mines de Paris et de Saint-Étienne et des Ponts et Chaussées. Enfin, au début des années trente, un laboratoire de recherches fut créé « pour les jeunes ingénieurs récemment sortis de l’École désirant compléter leur éducation scientifique par l’accomplissement de travaux originaux ». La brochure que rédigèrent les anciens élèves entre 1923 et 1931 conclut la présentation de l’école par une réflexion de Henry Le Chatelier sur la Science industrielle :
« Qu’on le veuille ou non, il est impossible aujourd’hui, dans les Écoles supérieures, de ne pas faire de l’enseignement scientifique. Mieux vaut le faire systématiquement et ouvertement, sacrifier résolument l’enseignement purement professionnel et renvoyer nettement aux séjours dans les usines l’étude des détails d’application. […]. Les ingénieurs formés par les méthodes scientifiques fournissent un travail d’en rendement beaucoup plus élevé que les ingénieurs formés empiriquement7 ».
9Mais qui, parmi les enseignants stéphanois, au xixe siècle aurait nié le fait ?
Notes de bas de page
1 AMSE, 18 S 238, 8 septembre 1919.
2 AN F 14 11628. Il s’agissait de trouver de l’argent pour fournir aux professeurs, « des émoluments convenables », en l’attente du relèvement du traitement des fonctionnaires. Loucheur était alors ministre de la Production.
3 ADL, 106 J 10 001.
4 H. Fayol, Administration industrielle et générale. Prévoyance, organisation, commandement, organisation, contrôle, extrait du Bulletin de la Société de l’industrie minérale, 1916, Dunod et Pinat, 1917 ; L’incapacité industrielle de l’État, : les PTT, Dunod, 1921. Voir aussi P. Legendre, « La bureaucratie, la science et le rendement », F. Blancpain, « Les carnets inédits de Fayol : présentation », Henri Fayol, « Textes inédits », Bulletin de l’Institut International d’Administration Publique, n° 28, octobre-décembre 1973, p. 581-522 et n° 29, janvier-mars 1974, p. 101-116.
5 Où l’École brilla par le courage et la détermination de ses élèves et de son personnel d’encadrement.
6 L’École Nationale Supérieure des Mines de Saint-Étienne, 1931, p. 30 et passim (Réf. aim. : G. Emptoz).
7 H. Le Chatelier, préface à son ouvrage sur Le chauffage industriel, cité dans l’École Nationale Supérieure…, p. 52.
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