Conclusion générale. Clio et Pomone, bilan d’une rencontre
p. 399-405
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Index géographique : France
Texte intégral
« Culture à longue échéance, qui nécessite des soins, une surveillance constante et contre la main subtile de l’homme et contre la dent vorace de l’animal : protégé par une haie ou un palis ou un mur en pierres sèches, l’arbre fait naître petit à petit les premiers sentiments d’une propriété et d’une patrie ».
Lucien Febvre, La terre et l’évolution humaine, Paris, 1922, rééd. 1970, p. 316.
1L’hypothèse de recherche qui a guidé ce parcours est bâtie sur l’idée qu’une activité agricole dominante – vigne, céréales, maraîchage, élevage… – pouvait créer et développer dans une société rurale des spécificités techniques, sociales, économiques et culturelles, et que leur étude en partant de la production et non des hommes, pour rencontrer l’ensemble de la communauté d’habitants et non un groupe socioprofessionnel, offrirait un nouvel angle d’approche pour appréhender le monde rural. Au terme de ce travail, on peut affirmer que l’essor de l’arboriculture fruitière dans les campagnes parisiennes des deux derniers siècles de l’Ancien Régime a bien créé et nourri des spécificités affectant l’ensemble des viagers d’un finage, du manouvrier au seigneur, du vigneron au curé, que ni la céréaliculture ni la viticulture n’auraient pu faire naître.
2Pourtant, au tout début de ces recherches, parmi le peu d’ouvrages universitaires traitant de l’arboriculture fruitière à l’époque moderne, la lecture de l’analyse du géographe Jean Tricart sur La culture fruitière dans la région parisienne ne fut pas de bon augure. L’auteur y dénie toute spécificité propre à l’arboriculture fruitière ; elle ne serait que fille de la viticulture, les vignerons remplaçant progressivement, au cours du xixe siècle, les ceps de vigne par des pieds d’arbre fruitier. En effet, une étude classique sur un groupe socioprofessionnel constitué de marchands-fruitiers aurait très rapidement buté sur l’écueil du monde vigneron tant les vignerons sont omniprésents dans la production et le commerce des fruits. Force est de constater la proximité technique, économique et mentale de ces deux cultures. Cultures peuplantes colonisant les mêmes terroirs, partageant souvent leurs parcelles, les ceps de vigne et les arbres fruitiers sont totalement adaptés à une très grande parcellisation des exploitations. Ces deux cultures permanentes posent le même problème de gestion d’un cycle végétatif qui ne fructifie pas dans ses premières années. Le même savoir-faire et la même disponibilité sont demandés pour tailler vignes et arbres, fixer les ceps sur les échalas ou palisser les branches d’un arbre fruitier, et pour labourer à la houe. La même controverse sur l’usage du fumier qui gâterait le goût du vin et le goût du fruit ignore les céréales. Enfin, toutes deux doivent leur fort développement aux besoins sans cesse grandissant du monstre urbain parisien.
3Cependant, les finages périphériques de la vallée de Montmorency, aux marges du céréalier Pays de France, accueillent des cultures fruitières dynamiques sans être des terroirs viticoles : le monde vigneron n’est donc pas un facteur nécessaire. Surtout, entre la viticulture et l’arboriculture fruitière, une différence fondamentale réside dans le contact socioculturel créé par la culture des arbres fruitiers : pour un Maupin1, combien de Schabol ? Les terroirs consacrés à la viticulture ne correspondent pas forcément avec les fortes densités de résidences de villégiature de la Ville et de la Cour contrairement aux grands foyers parisiens de production de fruits. Ce voisinage n’est pas fortuit tant le gentilhomme et son imitation bourgeoise se doivent de cultiver, tailler et greffer des arbres fruitiers ; la distinction sociale passe obligatoirement par le bon goût de l’arboriculture fruitière, toute maison des champs étant ornée, comme il se doit, d’un potager-fruitier. La principale spécificité de l’arboriculture fruitière à l’époque moderne tient à ce statut ; seule la culture des œillets et des tulipes pourra lui disputer ce prestige dans la première moitié du xviie siècle2, mais sans avoir d’implications concrètes sur les communautés villageoises.
4Ce contact est essentiel, car il se fait rencontres, il se fait ouvertures. Dans les instructions orales d’un propriétaire, dans l’observation des tailles administrées aux arbres fruitiers des clos bourgeois et dans les nouvelles espèces fruitières introduites, réside une voie d’ouverture du village vers la Ville et la Cour. Dans l’enrichissement variétal, dans les fruits à la mode cultivés et dans le développement des variétés hâtives et tardives, l’influence des élites sur l’arboriculture fruitière paysanne est indéniable ; d’ailleurs la pomologie locale est avant tout parisienne, et l’absence d’appellation locale abstraite inconnue est remarquable. Cependant, il ne faudrait pas en déduire trop rapidement une passivité de la paysannerie, la présence de clos privilégiés n’a pas créé ex-nihilo la culture des arbres fruitiers mais a nourri un terreau au préalable déjà favorable. Ainsi, l’arboriculture fruitière n’est pas tant fille de la viticulture que la viticulture et l’arboriculture fruitière sont filles d’un savoir-faire paysan, d’une tradition intégrant le dynamisme d’une paysannerie-marchande parisienne. L’essor des cultures fruitières aux xviie-xviiie siècles est né d’une rencontre historique entre une demande urbaine traditionnelle et l’aptitude d’un type de paysannerie, toutes deux stimulées par un engouement social majeur qui, du jardin du gentilhomme à celui du sage citoyen, ne se démentira pas pendant deux siècles.
5Il serait caricatural de réduire cette influence à un nouvel exemple d’imitation sociale descendante. Au contraire, la rencontre socioculturelle se fait à double-sens. Aucun arboriste ne remet en cause le savoir-faire paysan dans l’art de la greffe, et les baux, même issus du public auquel sont adressés les traités de jardinage, se contentent bien souvent de préciser que « les arbres fruitiers seront bien et duement entretenus » ; ces actes prouvent l’existence d’un consensus sur l’acceptation de la valeur du savoir-faire local. Pour le bailleur, le bail sert plus de garantie contre les éventuelles négligences du preneur et contre le vol de bois que d’occasion pour introduire de nouveaux principes culturaux. Bien souvent, que les auteurs l’admettent comme un gage de crédibilité ou qu’ils le taisent pour préserver l’aristocratie de leurs écrits, les traités contemporains sur la culture des arbres fruitiers diffusent les usages des campagnes parisiennes ; seuls les chapitres consacrés à la taille, sujet propice à construire des systèmes plus proches d’une réalité de cabinet et d’un discours de la méthode que d’un jardin, posent problème car nous ne disposons pas d’actes de la pratique la décrivant.
6Le jardinier, les travailleurs saisonniers et les greffeurs apportent donc dans le potager-fruitier privilégié des méthodes paysannes. Le clos bourgeois devient un lieu de rencontre, un creuset entre les influences de la Ville et de la Cour d’une part, et celle du village d’autre part. Les variétés fruitières à la mode, les nouveaux principes de taille et de palissage, voire la controverse sur l’usage du fumier, y rencontrent le savoir-faire technique de la paysannerie. Ce savoir-faire bénéficie parfois de la publicité d’un traité qui, tel une caisse de résonance, lui permet de quitter son canton d’origine ; le jardin privilégié peut alors devenir un trait d’union entre deux paysanneries. L’exemple le plus célèbre réside dans la conduite du pêcher à la Montreuil « découverte » par Combles et « mythologisée » pas Schabol, qui aboutit à un véritable « terrorisme » chez les arboristes de la seconde moitié du xviiie siècle et du début du xixe siècle, mais La Bretonnerie agit de même pour les usages arboricoles de la vallée de Montmorency. Ces deux exemples sont de la seconde moitié du xviiie siècle car leurs auteurs citent, par souci de légitimer leur discours et de souligner la rupture avec les traités de jardinage du second xviie siècle, l’origine géographique des pratiques décrites ; ce souci est totalement étranger aux traités antérieurs qui, au contraire, craindraient en agissant de la sorte de « déroger », mais s’inspirant aussi des techniques locales, ils contribuent pareillement à la diffusion d’usages paysans. L’imitation sociale est aussi ascendante mais elle ose plus rarement dire son nom, notamment pour un Grand Siècle où la domination de la nature ne peut être que louis-quatorzienne ; pourtant le temps est domestiqué, retenu ou avancé, tant dans les clos bourgeois que dans les jardins paysans, voire en plein champ, à l’image des figuiers qui impressionnent fortement les voyageurs anglais.
7Cette ouverture socioculturelle est aussi géographique. Bien que fortement sédentarisée dans ses villages, la paysannerie-marchande qui récolte et achemine les fruits vers les lieux de commercialisation se caractérise par une forte mobilité. Le va-et-vient régulier entre les villages et les Halles parisiennes conduit à une domestication de l’espace urbain traversé dans lequel s’installe, à chaque génération, qui un fils ou une fille, qui un cousin ou, tout au moins, un voisin. L’approvisionnement en menues denrées de Paris se mue en apprivoisement de l’espace urbain. On rencontre la cohue des rues parisiennes, des manières de dire, de se vêtir et de se nourrir ; on fréquente les hauts lieux de la rumeur que sont les rues, les marchés et les cabarets ; on y retrouve, pour échanger des nouvelles, des anciens habitants de son village installés sur place, on y conclut des contrats devant les notaires du Châtelet et on y livre des paniers de fruits aux domiciles parisiens de ses propriétaires. La quotidienneté de l’expérience parisienne représente bien une vraie ouverture car il y a toujours un retour au village ; la grande sédentarité de la paysannerie-marchande demeure le meilleur gage d’ouverture.
8L’ouverture géographique induite par le commerce des fruits ne se résume pas à la domestication d’un espace parisien vécu, mais concerne aussi, en amont, la collecte des fruits. Au niveau local, les marchands-fruitiers l’organisent sur l’ensemble des terroirs de la vallée de Montmorency ; ce contact géographique, déjà vécu par une recherche de parcelles à louer répondant plus à une logique de terroir qu’à une logique de finage, se double d’une nouvelle rencontre sociale, puisque les marchands-fruitiers jouent le rôle d’intermédiaires marchands entre les Halles parisiennes et les clos et jardins des écuyers comme des manouvriers. Paradoxalement les cultures fruitières, gardiennes d’un individualisme agraire possible et marqueur d’une distinction sociale fondée sur l’exclusion dans les potagers-fruitiers des élites, constituent un puissant vecteur de rencontres sociales dans les villages.
9Dans la seconde moitié du xviie siècle, les marchands-fruitiers de Piscop et de Saint-Brice vont prospecter vers les voiries fruitières de la plaine de France, vers les vergers normands et picards, alors que, au xviiie siècle, les marchands de Thomery s’intéressent aux fruits de Touraine, du Bourbonnais et de la Limagne. Ce contact géographique entre deux paysanneries semble particulièrement intéressant car nous sommes ainsi en présence d’un intermédiaire culturel d’origine paysanne apportant sa propre culture doublée d’une connaissance parisienne, c’est-à-dire un discours paysan sur la ville qui reste à découvrir.
10Le développement de l’arboriculture fruitière dans les villages circumparisiens et le commerce des fruits a eu la spécificité de créer et de maintenir des contacts socioculturels et géographiques qui n’auraient pas été aussi riches et fructueux avec d’autres cultures.
11Hors de ces contacts, mais s’en nourrissant aussi en partie, l’arboriculture fruitière a créé d’autres spécificités. L’arbre fruitier incarne le sentiment de propriété et inscrit dans le paysage, à la vue de tous, un ordonnancement du monde ; la communauté villageoise, tout comme les propriétaires horsains privilégiés, participe à cette perception. La représentation cartographique contemporaine de l’arbre témoigne de ce regard à la fois sensible et intellectuel : dessiné en élévation, il demeure le garant du passage de la carte au paysage. Plusieurs éléments contribuent à faire de l’arbre fruitier un tenant de l’ordre.
12Tout d’abord, l’arbre fruitier est une culture permanente dont la durée de vie dépasse largement l’espérance de vie humaine, d’autant plus à l’époque de la vie fragile ; on plante donc pour ses enfants, pour ses petits-enfants « comme un bon père de famille ». Les fruits produits par des arbres dans un héritage que l’on a vendu restent les fruits des arbres que l’on a plantés ou que son père ou son grand-père a plantés alors que, pour les terres labourables, les céréales proviennent de celui qui les a semées en octobre ou en mars. Culture permanente à fort développement ligneux, l’arbre fruitier s’inscrit fortement dans un paysage pour des décennies, et ce quelles que soient les saisons : il peut donc aisément jouer le rôle de borne ou marquer une souveraineté en bordant les voiries seigneuriales. En tant que borne, d’armature d’une haie ou de ceinture autour d’une pièce de terre, il marque une propriété dans les paysages. De plus, la haie vive et le mur protégeant les arbres fruitiers des jardins de la vaine pâture participent à l’affirmation de la propriété face à la communauté. Non seulement l’arbre fruitier est souvent cultivé sur des parcelles pouvant échapper aux contraintes collectives, mais en plus, associé à d’autres cultures, cultivé dans un jardin ou nouvelle culture dans un finage, ses fruits ne sont pas décimables.
13De la paysannerie aux élites, l’ordre affiché par l’arbre fruitier est avant tout celui de la possession. L’association intime de l’arbre avec le jardin renforce ce sentiment de propriété ; planté dans la cour, dans le jardin, l’arbre fruitier est bien souvent lié à la parcelle portant l’habitation, à un espace où l’individualisme agraire est possible. Il ne saurait être question d’avoir un jardin sans arbres fruitiers, il en devient même un symbole et en assimile les valeurs. De surcroît, le jardin est bien souvent la dernière parcelle que l’on possède. Enfin, l’arbre associé à l’habitation est vu quotidiennement ; dans le jardin il reçoit des soins réguliers, notamment s’il est palissé : ce fort investissement en temps entretient obligatoirement un sentiment de propriété.
14Tenant de l’ordre, il s’en fait aussi le manifeste. Pour la paysannerie, il inscrit dans les jardins, les vignes et les emblavures une rationalité de pays de Cocagne rassurante, un ordre souhaité, un espoir compensatoire ; économiquement et mentalement, une monoculture fruitière est impossible sous l’Ancien Régime. Pour les privilégiés, l’arbre fruitier donne à voir le bon goût, la distinction sociale du propriétaire dans un potager-fruitier qui tend à l’idéal d’un cabinet de curiosité en plein air et qui doit être décrypté par le jeu de la civilité comme le reflet d’une intimité.
15La perception symbolique attachée à l’arbre fruitier devient parfaitement visible dans les affaires de justice. La destruction d’un arbre fruitier est voulue et perçue comme une atteinte portée à l’individu. L’arbre rompu et le tronc laissé ostensiblement à terre dans une horizontalité infamante, cherchent à marquer dans le paysage une rupture et surtout le refus d’une expropriation ou d’une conjoncture difficile. Ce sentiment de propriété attaché à l’arbre, renforcé par l’anthropomorphisation de l’arbre fruitier élevé, gouverné, dressé des traités horticoles et des baux, en fait cet enjeu, ce symbole à acquérir ou à détourner que décrivent les plaintes, et que l’on retrouvera dans la législation révolutionnaire au sujet des arbres des voiries ci-devant royales et seigneuriales.
16En résumé, trois grandes spécificités induites par l’essor des cultures fruitières dans les campagnes parisiennes méritent d’être fortement soulignées. Premièrement, la production et le commerce des fruits sont un puissant vecteur de rencontres sociales offrant un angle d’approche commode pour saisir l’ensemble de la communauté d’habitants dans son acception la plus large. Deuxièmement, les exigences techniques et économiques accompagnant cette culture ont développé une gestion et une perception spécifiques du temps ne correspondant pas au traditionnel discours sur une vision éternellement cyclique du temps rural. Les cultures fruitières projettent la paysannerie qui s’y adonne dans un avenir spéculatif et exacerbent l’observation traditionnelle, et bien compréhensible, du temps qu’il fera tout en la communiquant à une population privilégiée qui s’en souciait peu avant de goûter au plaisir des fruits hâtifs et tardifs de ses jardins. Troisièmement, l’arbre fruitier en tant que culture permanente fortement visible dans un paysage est vécu quotidiennement comme la marque d’un ordonnancement du monde, à la fois réel et idéal, du jardin paysan au strict alignement le long des routes royales, des espaliers rigoureusement dressés des potagers-fruitiers au pied cornier d’une haie, du cabinet de curiosité en plein air au jardin de cocagne.
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