Chapitre VII. Maîtres et jardiniers, bailleurs et preneurs, influences croisées
p. 303-328
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Index géographique : France
Texte intégral
« Je l’ay fait imprimer en petit volume, afin que vous le puissiez porter sans incomodité, pour confronter le travail de vos jardiniers avec ce petit livre, et juger de leur capacité ou négligence ».
Bonnefons, Le Jardinier François, épistre aux Dames, 1651.
« La routine, la coutume et les usages sont loi ; ils sont les seuls guides et l’unique fondement du travail : or donc c’est pour éclairer les Jardiniers, et instruire les Maîtres qu’on a entrepris le présent ouvrage, pour apprendre aux uns à opérer avec certitude, et aux autres pour cesser d’être dupes, en dépensant beaucoup à pure perte et sans jouir ».
Schabol, Dictionnaire pour la théorie et la pratique du jardinage, 1767, p. XXII.
1L’étude de l’influence entre maîtres et jardiniers revêt toute son importance dans l’existence d’un fort clivage socioculturel et dans la rencontre entre une paysannerie et un public susceptible d’accéder aux traités horticoles. Ainsi, les jardiniers étudiés dans ce chapitre n’appartiennent pas au monde des La Quintinie, Le Normand et autres René Dahuron, mais à celui des vignerons et des manouvriers. Pour les mêmes raisons, ne seront considérés, dans ce chapitre, que les bailleurs étrangers à la communauté villageoise.
2Dans le sillage des travaux novateurs de Norbert Elias1, l’historien, suivant le sociologue, a souvent privilégié le modèle de l’imitation sociale descendante. Dans cette optique le jardinier, tel le domestique pour les manières de s’habiller2 ou de se tenir, devrait jouer le rôle d’un intermédiaire culturel entre les directives techniques émises par les propriétaires privilégiés et le reste de la communauté villageoise. Le modèle est d’autant plus séduisant que l’arboriculture fruitière jouit, à l’époque moderne, d’un fort prestige social, que le gentilhomme aux champs ne dédaigne pas de planter, greffer et tailler des arbres fruitiers ou tout au moins de superviser ces opérations, et que les nombreux auteurs de traités sur la culture des arbres fruitiers revendiquent clairement leur volonté « d’instruire les Jardiniers par le canal des Maîtres3 ».
3Cependant, l’application aveugle de ce modèle à l’arboriculture fruitière renverrait à un « point de vue » discutable où « le peuple » ne pourrait que subir une acculturation, et occulterait obligatoirement les techniques issues des traditions paysannes locales que le jardinier serait susceptible de faire entrer dans le clos et de porter ainsi à la connaissance du propriétaire ; dans cette dernière hypothèse, l’attitude du bourgeois parisien, comme celle de l’arboriste, devient capitale, car on renverse ainsi un mode de pensée dominant en émettant une possible imitation sociale ascendante qui ose plus rarement dire son nom, notamment pour la France du Grand Siècle. La Quintinie ne doit pas masquer Schabol découvrant Montreuil. De surcroît, présenter le propriétaire d’une maison des champs ou le bailleur étranger comme la principale voie d’accès du contenu des traités sur la culture des arbres fruitiers vers le village, revient à admettre que ses instructions étaient, au préalable, inconnues de la paysannerie. C’est pourquoi l’enjeu de la comparaison entre les techniques réellement pratiquées et les instructions des traités sur la culture des arbres fruitiers dépasse la question essentielle du crédit que l’on peut porter à ce type de source, pour aborder le délicat problème de ses origines et de ses influences concrètes.
4L’influence du maître sur son jardinier, constamment revendiquée par les traités horticoles contemporains, semblerait être avant tout orale et visuelle, s’inscrivant dans le cadre techniquement privilégié du jardin. Mais, elle ne se résume pas au seul contact avec les jardiniers, elle franchit rapidement le mur de clôture et, rejoignant celle des bailleurs étrangers, elle se répand à travers villages et champs. Cependant, le monde rural n’est pas qu’un monde passif, subissant l’influence urbaine, son savoir-faire pénètre aussi dans les clos bourgeois ; il est même reconnu par les bailleurs, et propagé par des traités horticoles qui osent enfin le clamer haut et fort dans la seconde moitié du xviiie siècle. L’influence entre maîtres et jardiniers, entre bailleurs et preneurs, semble donc beaucoup plus riche et complexe qu’un énième exemple d’imitation sociale descendante.
Le maître et son jardinier
Le jardinier idéal d’après les traités horticoles
5La recherche du bon jardinier est une véritable obsession des traités horticoles contemporains, car « les jardins ne pouvant que par une culture perpétuelle être en état de donner du plaisir, il ne faut prétendre de les mettre jamais sur ce pied-là, s’ils ne sont entre les mains d’un jardinier intelligent et laborieux4 ». La réussite d’un fruitier-potager, qui doit conjuguer cabinet de curiosité en plein air et espace fortement architecturé, tient en grande partie à ce choix, d’autant plus que le maître n’est pas forcément un arboriste.
6Pour La Quintinie, les qualités requises sont l’affection, la curiosité, la propreté et l’esprit docile ; l’affection pour son travail, pour son jardin et ses arbres qui ne lui fera pas ménager sa peine car il y a toujours une branche à palisser, des fruits à cueillir, des insectes à détruire ; la propreté, car ses gestes doivent être précis et nets, le jardin régulier et architecturé selon les canons du xviie siècle ; la curiosité et la docilité enfin, car il recherchera toujours à s’améliorer, à observer de nouvelles méthodes, à questionner les arboristes réputés, contrairement au mauvais jardinier englué dans ses certitudes routinières,
« qui a une présomption si grande de son savoir-faire qu’il ne croit pas pouvoir rien apprendre de nouveau, qui s’imagine qu’il irait de son honneur s’il cherchait à voir les gens de réputation, ou même s’il les écoutait avec attention, comme si ce misérable craignait par là de donner matière de dire qu’il n’était pas aussi habile qu’on l’avait cru ; il ne s’en trouve que trop qui, sur les questions qu’on trouve à propos de leur faire, répondent d’abord avec un sourire dédaigneux, il me ferait beau voir si à mon âge je ne savais pas mon métier, et qui sur cela ne voudraient pour rien au monde avouer leurs fautes, ni s’instruire à mieux faire5 ».
7Le bon jardinier doit donc être curieux, ouvert d’esprit et réceptif à la « digne » influence du « bon » maître instruit dans l’art de cultiver les arbres fruitiers par la lecture de traités horticoles, par la correspondance avec un éminent arboriste et par les observations faites chez d’autres curieux de jardinage.
8Un siècle plus tard, le bon jardinier requiert encore les mêmes qualités sous la plume des arboristes. Dans sa description d’un jardin idéal, l’abbé Le Berryais suppose
« que la culture de ce terrein est confiée à un jardinier qui joint à la rigueur et à la bonne santé, la probité, la conduite, les connoissances, l’assiduité, la vigilance, l’activité, la docilité et le désir d’apprendre, l’étude et l’observation de la nature, l’amour et le goût de son métier6 ».
9Significativement, la docilité est directement liée au désir d’apprendre, le respect des directives du maître est perçu comme une voie d’enrichissement technique pour le jardinier. L’insistance sur le rôle du maître dans la formation du jardinier naît de la rencontre de deux grandes caractéristiques sociales de l’Ancien Régime. La première réside dans les rapports classiques entre le maître, image de l’autorité paternelle dans sa maison, et des domestiques infantilisés7. Les règlements de police des champs témoignent de ce rapport social en précisant pour chaque délit, que les maîtres resteront garants de leurs domestiques, comme de bons pères de famille. À ce mode de relations, l’engouement pour l’arboriculture fruitière rajoute le bon goût de manier soi-même la greffe, de soigner ses arbres, de les visiter régulièrement et bien évidemment d’avoir quelques connaissances sur les techniques de culture.
10Cependant, ce schéma idéal des rapports entre maîtres et jardiniers ne peut exister que si le propriétaire a de réelles connaissances sur la culture fruitière ; or il faut souligner le gouffre existant entre le conformisme social, dressant des espaliers dans tous les jardins-fruitiers des maisons des champs de la France classique, et le fait d’être un véritable arboriste.
Peut-on apprécier l’influence technique du maître à partir des contrats de jardinage ?
11Le bon jardinier de La maison réglée doit savoir greffer « tant en fente qu’en écusson sur les arbres et sauvageons propres à cet effet, comme poiriers et cognassiers », tenir les parterres propres, tondre les buis, arroser en temps de sécheresse, préparer le terreau, avoir des connaissances en orangers, « nettoyer les allées, avenues et palissades, treilles et berceaux », labourer les allées pour ôter les herbes et les re-sabler, fumer les arbres fruitiers tous les trois ans, nettoyer les arbres, sarcler les plantes et les légumes, nettoyer les bassins, connaître les fleurs, les légumes et les arbres fruitiers et « avoir des légumes le plus longtemps possible et en toute saison8 ».
12Les quelques rares contrats de jardinage retrouvés reprennent, sans malheureusement les détailler, ces listes de travaux. Ainsi, le jardinier Louis Grenet s’engage pour trois années à entretenir le jardin d’un bourgeois parisien à Saint-Brice. Il doit labourer, cultiver, semer et replanter, tondre le parterre et les palissades deux fois dans l’année, déposer le fumier fourni par le propriétaire, labourer, émonder et écheniller les arbres fruitiers, et semer « aud. jardin toute sorte de semance convenable chacun en la saison9 ». Quant à Jean Baudry, jardinier de la maison des champs, à Saint-Brice, du marchand parisien Nicolas Baudin, il « promet et s’oblige de faire le jardin dud. Sr Baudin et d’entretenire led. jardin et les arbres en bon estat et valleur comme les jardiniers sy convoisins », de fumer le jardin, et il pourra « semer tout ce quil conviendra mettre dans led. jardin au cas toutefois de ne point nuir à aucuns arbres10 ».
13Les conflits entre le propriétaire et son jardinier au sujet des défauts de culture permettent d’approcher ce qui importe au maître dans l’entretien du jardin. Le 27 avril 1693, la propriétaire du fief de Mauléon11 fait visiter, par deux experts, un clos attenant à sa maison, dans lequel sont enclavés plusieurs jardins. Dans un petit jardin ils reconnaissent que « les arbres espailler n’ont esté tailler et pallissez depuis deux ans et que lesd. espailles et carres d’arbres n’ont esté labourés, que les allés n’ont point esté raticée et sont de présent en friche ». Dans le grand jardin potager planté en arbres buissons et en espaliers, les arbres « n’ont esté attachez depuis deux années et labourer depuis un an, ny mesme contre espaillés », et le même traitement a été infligé aux espaliers du grand jardin12. L’absence de propreté dans la tenue du jardin et le défaut de soins apportés aux arbres fruitiers, sont les deux griefs relevés. Le bon jardinier doit veiller à la propreté, c’est-à-dire à la netteté des différents espaces du jardin et au contrôle de la nature : la structuration de l’espace doit être visible, les allées bien ratissées, les plates-bandes désherbées et les arbres bien taillés, attachés et palissés. Les soins apportés aux arbres fruitiers participent donc à l’esthétique du jardin tout en contribuant à améliorer la qualité et la quantité de fruits ; ils doivent recevoir à la fois une taille de formation et une taille de fructification.
14Ces deux experts notent l’absence de taille, les arbres non palissadés et non attachés, témoignant ainsi des opérations techniques nécessaires aux arbres fruitiers d’un jardin. Malheureusement, ces opérations ne sont pas décrites dans les contrats de jardinier, mais simplement énumérées, ne nous permettant pas d’argumenter en faveur d’une influence technique du maître sur son jardinier. Cependant, il est possible que celle-ci soit plus verbale et visuelle, le contrat notarié se contentant alors d’énumérer les travaux demandés et les conditions matérielles offertes (gages, logement, partage des fruits et légumes produits…) comme autant de garanties contre un éventuel conflit dans une société très procédurière.
Une influence avant tout verbale et visuelle
15La plainte d’une bourgeoise parisienne contre son jardinier confirme l’existence d’instructions orales mais aussi de contrats verbaux entre maîtres et jardiniers, trait notable dans une société parisienne largement pénétrée par l’écrit. Dans une requête du 11 septembre 1738, Marie Octavie Maleser de La Solaye, bourgeoise de Paris, « y demeurant cul sac des anglois paroisse Saint-Germain l’auxerois », se plaint que Pierre Vacher, jardinier qu’elle a pris à son service, et sa femme « n’executoient pas les conditions qu’elle leur avoit imposés pour la culture de ses jardins [et] qu’elle s’en est plainte plusieurs fois13 » ; elle leur reproche aussi de laisser sans surveillance des vaches dans un clos planté d’arbres, « lesquelles vaches broutoient les branches desd. arbres ». Cette femme s’investit dans l’entretien de son jardin, elle veut imposer des directives techniques à son jardinier et manifeste le désir et la capacité de juger de l’application de celles-ci. Par ailleurs, elle ne fait pas référence au non respect d’un contrat écrit ; le statut de la preuve écrite étant tel dans les affaires de justice de l’époque moderne qu’il est très probable qu’un tel acte n’existe pas.
16L’interrogatoire de l’épouse de Pierre Vacher confirme l’oralité des accords conclus entre le maître et son jardinier. Ayant appris que la plaignante se séparait de son jardinier, Catherine Serein s’est rendue directement au domicile parisien de Marie Octavie Maleser de La Solaye pour lui offrir ses services et ceux de son mari, « ce que la plaignante accepta avec promesse verbale de cinquante livres d’appointement par an à la charge qu’il auroit la liberté de profiter de son potager en la fournissant ce qui luy seroit nécessaire ». Cette affaire étant tardive, il est probable que cette pratique était d’autant plus courante aux siècles précédents. Lorsque le vigneron François Laurent se loue au service d’un avocat au parlement, il s’engage à « cultiver le jardin de sa maison aud. Anguien et généralement tout ce qu’il luy sera commandé14 ».
17Ces directives et accords oraux que, par définition, ignorent largement nos sources, représentent, sans nul doute, une voie majeure de l’influence du maître sur ses « dociles » jardiniers que la diffusion des traités sur la culture des arbres fruitiers nous permet d’« imaginer » ; nombreux sont les traités publiés en format de poche pour permettre au propriétaire de s’en servir directement dans ses clos et jardins, de surveiller le travail de ses jardiniers dans ses aspects techniques comme dans le respect du calendrier, voire d’enseigner de nouvelles méthodes, notamment dans le domaine de la taille. Dans cette possible influence réside une différence essentielle entre l’arboriculture fruitière et la céréaliculture. « La nation rassasiée de vers, de romans, d’opéras, se mit enfin à raisonner sur les blés […] On écrivit des choses utiles sur l’agriculture, tout le monde les lut, excepté les laboureurs15 », ce passage très célèbre de Voltaire ne s’applique pas aux cultures fruitières bien que « la nation y raisonne » depuis les années 1650. En effet, même s’il est peu probable que les marchands-fruitiers et les vignerons aient eu un contact direct avec les traités horticoles, ils ont dû, en revanche, en avoir connaissance par l’intermédiaire des clos et des jardins. Ces espaces privilégiés offrent, à l’arboriculture, cette interface entre les traités agronomiques et la paysannerie qui fait défaut à la céréaliculture.
18Cette hypothèse est d’autant plus probable que le jardinier est souvent en contact avec le propriétaire privilégié. Lorsque celui-ci réside dans sa maison des champs, les rencontres peuvent être quotidiennes ; que ce soit une maison ou une simple chambre, les contrats prévoient toujours un logement pour le jardinier, d’autant plus qu’il joue souvent le rôle de concierge et de gardien, et sa femme, de cuisinière et de femme de chambre16 dans les maisons plus « bourgeoises » où la domesticité est moins importante que dans les résidences aristocratiques. François Morillon, jardinier « du sieur Rolland, bourgeois », disposait ainsi de deux pièces dans la maison de son maître à Moisselles17, une cuisine et, au dessus, une chambre avec vue sur le jardin18. Les contrats prévoient parfois que le jardinier se rendra au domicile parisien de son maître pour y livrer des fruits et des légumes provenant des jardins fruitiers et potagers19 placés sous sa responsabilité. D’ailleurs il semble, bien souvent, jouer le rôle de messager, ainsi la veuve d’un secrétaire du roi utilise le jardinier de sa maison de campagne à Montmagny pour recouvrer des loyers et les lui apporter à Paris20, voire d’un homme à tout faire à l’image de cet homme et de son épouse qui, en 1697,
« s’obligent de servir ledit sieur Desmoulins à tout ce que bon luy semblera et au cas qu’ils refusent à faire ce qu’il leur commandera bien que cela ne soit pas du jardin, ledit sieur Desmoulins le poura faire faire à leur propres frais et dépens21 ».
19Enfin, le jardinier idéal doit savoir lire et écrire « afin que s’il est éloigné du maître, il puisse lui-même recevoir ses ordres, lui mander des nouvelles de ses jardins, tenir registre de tout ce qu’il y fait, etc.22 ». L’échange de billets, d’instructions écrites, peut aussi être une voie de l’influence du maître sur son jardinier ; les campagnes parisiennes sont favorisées dans l’accès à l’écrit et à la lecture, la possibilité d’y engager un domestique sachant lire et écrire est envisageable dès le xviie siècle à l’image de Charles Paumier, jardinier à Soisy-sous-Enghien, qui rédige, en 1698, son rapport d’expertise23.
20Si l’hypothèse de travail d’une influence technique et culturelle du maître sur son jardinier, qui aurait ainsi un accès indirect aux traités agronomiques contemporains, semble raisonnablement pouvoir être admise, la difficulté réside dans la recherche d’indicateurs fiables pour affirmer ou infirmer cette proposition.
L’influence des maîtres et des bailleurs sur les cultures fruitières du finage
L’indéniable influence du maître et du bailleur dans la diffusion de la taille et surtout dans l’enrichissement variétal du village
21Si la recherche de preuves de l’influence orale et visuelle est peu adaptée à la nature de nos sources, le rôle moteur du maître et du bailleur étranger est indéniable dans deux domaines : la taille et l’enrichissement des espèces et des variétés cultivées, soit les deux grandes caractéristiques de l’arboriculture fruitière à l’époque moderne.
22Il n’est guère surprenant que le terme « faux bois » apparaisse pour la première fois dans nos sondages dans un contrat de location conclu par un ecclésiastique24. De même, il est significatif que la clause technique la plus audacieuse au sujet de la taille des arbres fruitiers émane d’un marchand parisien : elle invite le preneur, un marchand-laboureur de Saint-Brice, à « coupper et oster les branches qui se trouveront de superflues et qui se trouveront nuire les ungs aux aultres25 ». Dans le vocabulaire employé, comme dans l’esprit de ces tailles, le reflet des préoccupations des traités arboricoles contemporains est visible.
23Par un contrat de jardinage de 1647, un propriétaire s’engage à fournir à Louis Grenet « les poix, febves, aricots qu’il vouldra y estre semer26 ». À défaut d’une influence technique, ce contrat nous révèle une influence sur les variétés cultivées ; la présence d’un jardin possédé par un bourgeois parisien peut entretenir l’enrichissement des espèces et des variétés cultivées dans un finage. Jacques-Charles Riché, marchand de blondes [dentelles] à Paris, devra livrer huit poiriers et pêchers à un compagnon carrier pour qu’il les plante dans le jardin et la cour d’une maison qu’il lui loue dans le village de Sarcelles27. Quant à Jacques Du Bois, « piqueur vallet de livrée de la grande venerie du roy », demeurant à Versailles, il doit fournir les arbres à planter dans le jardin d’une maison de Saint-Brice qu’il loue à un marchand ; l’acte ne précisant pas que le preneur devra faire greffer les arbres, le bailleur versaillais ne fournira pas des porte-greffe, mais des arbres dont il aura choisi la variété28.
24Les propriétaires de maisons des champs ne sont donc pas les seuls à participer à cet enrichissement. Les bailleurs peuvent aussi participer à l’introduction de nouvelles espèces et variétés fruitières par fourniture d’arbres à leurs locataires. Elizabeth Huguet, épouse d’un bourgeois parisien, loue, à deux vignerons de Deuil, neuf quartiers de terre en trois pièces. Les preneurs devront les planter en vigne et élever autour des arbres pommiers « que la demoiselle bailleresse leur fournira » ; les pommiers fournis seront déjà greffés puisqu’aucune clause ne prévoit de le faire, bien que le bail soit conclu pour douze années29.
25Le poirier jouit, dans la seconde moitié du xviie siècle, d’une grande cote de popularité auprès des arboristes et de leurs imitateurs ; si la pomologie locale est susceptible d’avoir été enrichie par l’introduction de nouvelles espèces par les propriétaires privilégiés, cet arbre fruitier peut pertinemment servir d’indicateur.
26L’étude de la première notation d’une variété de poirier, dans nos sondages, confirme le rôle joué par les propriétaires horsains dans l’enrichissement variétal des finages. Sur la vingtaine de variétés citées, quatorze sont issues de terres louées ou directement exploitées par les détenteurs des seigneuries locales. Socialement, la majorité des personnes concernées appartient aux strates supérieures de la société rurale. Ces résultats sont largement conditionnés par nos sources dans la mesure où ils ne prennent pas en considération les membres de la communauté villageoise qui ne sont jamais bailleurs et qui ne vendent pas les fruits de leur jardin ; néanmoins, la forte part seigneuriale confirme l’attrait socioculturel d’une collection de variétés fruitières et ses conséquences sur les cultures pratiquées dans les finages. Il est probable qu’il en serait de même pour les pêchers au xviiie siècle.
Figure n° 18 : Première notation d’une variété de poirier dans la vallée de Montmorency, 1638-1810

27Le propriétaire privilégié, qu’il soit bourgeois, noble ou ecclésiastique, pour manifester son bon goût se doit d’introduire dans son jardin fruitier de nouvelles espèces et variétés. À l’intérieur d’un finage, le potager-fruitier de la maison des champs joue le rôle d’une enclave privilégiée accueillant de nouvelles variétés fruitières. Bien que matériellement close par un mur ou par une haie vive, cette enclave n’est pas totalement coupée de la communauté villageoise ; au contraire, elle contribue à l’enrichissement variétal des terroirs voisins. Ce sont ces vecteurs de propagation qu’il convient de présenter pour traiter de l’influence des propriétaires privilégiés.
De la propriété privilégiée au village
Le vol d’arbres fruitiers nouvellement plantés
28Le 30 décembre 1709, Jean-Baptiste Jeunesse, conseiller du roi, trésorier payeur des épices et vacations de messieurs du Grand Conseil, propriétaire de plusieurs pièces de terre sur le finage d’Enghien, adresse une requête au bailli du duché-pairie de Montmorency : « quelques particuliers malveillents ont furtivement pris et enlevé trois jeunes arbres [des pommiers] qu’il a fait planté à l’automne dernier dans lesdites pièces ». Or il pense qu’un des arbres a été replanté dans une pièce peuplée de ceps et d’arbres fruitiers, possédée par Ierosme Boulommier, un vigneron de Groslay. Jean-Baptiste Jeunesse attend donc que le bailli nomme un expert pour visiter l’arbre
« qui se trouve planté dans la pièce des brûlé, possédée par Boulommier dont il rapportera pareillement l’état et qualité pour sçavoir si ce n’est pas la même espèce, écorce, aage et qualité de ceux qui restent dans les héritages du supliant30 ».
29Le rapport de l’expert est catégorique, il s’agit bien d’un des trois arbres volés. Non seulement l’arbre est marqué
« à quelques quatre et cinq pieds de terre de quatre petites aches y ayant une distance entre iceluy d’un demy pied sçavoir deux en bas et deux au dessus du demy pied, que les couppes de toutes lesd. aches auroient esté faites de haut en bas de la longueur de trois lignes sur une ligne et demy de longueur » ;
30soit une marque identique à celle des autres jeunes pommiers récemment plantés dans les héritages de ce conseiller du roi, mais en plus cette variété de pommier, aux dires des experts autochtones, était inconnue dans le terroir. Ce dernier point est essentiel, car il prouve le rôle joué par les propriétaires horsains, et notamment les Parisiens, dans l’introduction de nouvelles variétés. Laissons la parole à l’expert Charles Laurent, vigneron âgé de 53 ans et demeurant à Enghien :
il a « reconnu que l’écorce des douze jeunes arbres pommiers est fort claire et visve ayant un œil rougeatre et telle que les arbres elevés et nourry aux environs de ces lieux n’ont point et qu’à moins de les examiner soigneusement on les prendroit pour des poiriers et non des pommiers, qu’ils sont tous presque d’une grosseur égale, qu’il reconnoit qu’ils ont été nourri dans une même terre et peuvent avoir sept ou huit années31 ».
31Clairement, il s’agit d’une nouvelle variété de pommier introduite dans le terroir. En effet, l’âge des arbres au moment de leur plantation, leur probable achat dans une pépinière parisienne et le vol, coïncident pour prouver que nous avons affaire à un arbre greffé et non à un porte-greffe en attente d’une ente. Les arbres non greffés sont plantés trois à quatre ans plus tôt dans la vallée de Montmorency et on conçoit mal l’intérêt du vol de porte-greffe alors que les nombreuses pépinières locales en produisent suffisamment. De plus, la présence de marques sur le tronc renvoie à la pratique, chaudement recommandée par les traités sur la culture des arbres fruitiers, de marquer les arbres que l’on choisi, en été, dans les pépinières afin d’être sûr de la variété lorsqu’ils seront levés l’automne suivant. Enfin, ce conseiller du roi, payeur des épices et vacations de messieurs du Grand Conseil, appartient au public socioculturel recherché par les catalogues des pépiniéristes parisiens.
32Qualitativement, cet acte est remarquable mais le cas qu’il évoque n’est pas rare : le vol d’arbres fruitiers récemment plantés ne semble pas avoir été un délit exceptionnel. Le 13 novembre 1698, un écuyer, propriétaire d’une maison et de jardins à Taverny, porte plainte, auprès du bailli d’Enghien, contre
« quelques particuliers mal vaillans [qui] auroient la nuit du jeudy au vendredy vingt troisième jour d’octobre dernier été dans [un] jardin fermé de hayes vives arraché et enlevé plus de cinquante pieds desdits arbres fruitiers comme poiriers et pommiers, lesquels le supliant avoit fait planter depuis deux ans32 ».
33Ce noble, malgré lui, contribue à l’enrichissement variétal de la vallée de Montmorency. Le jardin a encore joué, mais d’une façon complètement involontaire, son rôle d’intermédiaire culturel. Ailleurs se sont les arbres des voiries, affirmation d’une emprise seigneuriale, qui sont dérobés : Jean Jolly, un des gardes des voiries du prince de Condé, constate que sur les bas-côtés des routes de Saint-Brice « il y avoit six jeunes pommiers qui avoient été arrachés et enlevés, lesquels arbres avoient été plantés avec d’autres sur lad. voie dans le mois d’octobre de l’année dernière33 ».
Les tribulations du greffon
34Une fois qu’une nouvelle variété a été introduite dans un terroir, les habitants peuvent observer ses qualités (grosseur du fruit, rendement, date de la floraison et de maturité de cueillette…), soit directement pour les arbres en plein champ soit par l’intermédiaire du jardinier et de saisonniers dans les jardins et les clos. Introduite dans un finage, la nouvelle variété fruitière peut se répandre très facilement par vente ou échange de greffons. Cette pratique, conseillée par les traités sur la culture des arbres fruitiers, confirmée par des correspondances34, semble surtout concerner les réseaux d’amateurs de jardinage plus que la communauté villageoise ; il est vrai qu’elle n’a pas laissé de trace dans nos sondages qui, privilégiant les actes notariés et les archives judiciaires, avaient peu de chance de la révéler. En revanche, ceux-ci soulignent fortement une seconde voie de diffusion : la subtilisation de greffons.
35De nombreuses affaires de vol de branches d’arbres fruitiers, branches de pommier ici35, branches de poirier ailleurs36, témoignent du principal vecteur de propagation d’une variété fruitière nouvellement introduite dans un finage. Ainsi en 1723, Joseph Guillaume, messier de Montsoult, surprend
« Jean Bimont, fils de Thomas Bimont qui estoit sur un poirier de misire jean qui coupoit une branche avec une cerpe […] et une branche de pommier de reinette de la grosseur d’environ un pied de grosseur proche de l’arbre […] Led. Bimont ayant tiré les susd. branches pour sa pépinière37 ».
36Il est remarquable que les traités sur la culture des arbres fruitiers n’évoquent pas le cas de vol de greffon. De même, les rapports de messiers et les plaintes de propriétaires préfèrent parler de vol de bois, de branches cassées et de violation de propriété. Il semblerait que l’on puisse difficilement présenter le « prélèvement » de greffon comme un délit répréhensible, d’autant plus que l’utilité publique y trouve un moyen de propagation des bons fruits ; cette perspective pourrait justifier le silence des traités contemporains et l’argument défensif de Jean Bimont.
37Sans laisser de trace écrite, la subtilisation d’une petite branche ou d’un oeil est particulièrement aisée pour le jardinier ou le travailleur occasionnel dans un clos, voire pour un passant : épluchage, palissage, taille, les travaux nécessaires à l’entretien d’un arbre fruitier multiplient les occasions de prélèvement. Dès qu’un arbre introduit dans un finage a fait ses preuves, il peut donc rapidement se répandre dans le voisinage.
Un contact entre le village et les pépinières réputées
38Les propriétaires parisiens peuvent facilement entrer en contact avec des marchands-grainiers et des marchands-pépiniéristes pour se procurer des espèces et des variétés tant fruitières que légumières à la mode, d’autant plus que ce sont les principaux destinataires des traités horticoles et des catalogues des pépiniéristes. Or, les marchands-grainiers parisiens vendent « en détail et à petites mesures, toutes sorte de grains, graines, légumes et fourrages », et ils peuvent faire venir de vingt lieues autour de Paris et « même des pays étrangers, tant par eau que par terre, toute sorte de marchandises concernant leur état38 ». Nul doute que dans la constitution d’un réseau occidental d’arboristes, des pépiniéristes et des marchands-grainiers aient été un rouage essentiel pour se procurer et diffuser de nouvelles variétés.
39Économiquement, culturellement et géographiquement, le propriétaire privilégié, et notamment le bourgeois parisien, est le client normal – dans le sens de fidélité à la norme – des pépinières parisiennes. Les traités contemporains, dont on ne peut nier qu’ils soient représentatifs du jardinage bourgeois et aristocratique, ne manquent pas d’évoquer le jardinier malhonnête envoyé, par son maître, acheter des arbres fruitiers dans les pépinières réputées des Chartreux ou de Vitry, et qui préfère les acheter chez des marchands-pépiniéristes vendant des arbres moins chers provenant d’Orléans, conservant la différence de prix pour lui39. L’anecdote, pour fonctionner auprès des lecteurs contemporains, doit obligatoirement se nourrir d’un vécu, celui de l’achat des arbres dans des pépinières professionnelles.
40Les traités contemporains n’oublient pas aussi d’aborder le transport des arbres fruitiers sur de longues distances et les soins qu’il faut leur prodiguer. L’agitation qui touche les terroirs de Vitry à partir de l’automne, pour répondre à des demandes, en partie parisiennes, en jeunes plants, nécessitant l’emploi de travailleurs saisonniers pour arracher les arbres, les compter, les nettoyer et les émousser, puis empailler les racines avant de les mettre sur des voitures40, témoigne de l’existence d’un important marché déjà perceptible dans le grand nombre de pépinières circumparisiennes.
41La présence de propriétaires privilégiés permet donc une rencontre entre les pépinières réputées de la région parisienne et le village. Ainsi, par l’intermédiaire du curé et du vicaire, les habitants de Silly-en-Multien sont en contact avec les pépiniéristes de Meaux41. Cependant, il ne s’agit pas de la seule voie d’accès. La politique royale de développement de pépinières dans les intendances avait, parmi ses objectifs, la distribution gratuite, dans les campagnes, d’une partie des plants d’arbres fruitiers. Pendant l’hiver 1788-1789, suite aux destructions occasionnées dans les campagnes par l’orage de grêle du 13 juillet 1788, des distributions gratuites d’arbres fruitiers furent organisées dans la généralité de Paris. Ainsi le bureau intermédiaire de Meaux a dû répartir trois cents arbres fruitiers, achetés chez un pépiniériste de Coulommiers, entre les paroisses de Marchémoret42, Oisery43, Silly-le-Long, et Longperrier44. Or ces arbres levés sont « greffés de l’âge et de la grosseur requises » : il s’agit en effet de soixante pommiers de Reinette tendre et soixante autres de Reinette grise, de soixante poiriers de Crassane et soixante de Martin-sec, de trente pruniers de Reine-Claude et de trente noyers « de belle espèce45 » ; ils vont donc contribuer à renouveler les vergers, plutôt à les régénérer pour reprendre un idéal contemporain, voire à les enrichir de nouvelles espèces fruitières. Notons que pour être complète, cette régénération arboricole intègre obligatoirement la propagation ultérieure par prélèvement de greffons ; ce programme utilitariste confirme donc totalement le devenir d’une bonne variété fruitière dans un finage.
Les bailleurs horsains et le dynamisme des cultures fruitières
42L’influence des propriétaires privilégiés sur l’arboriculture villageoise ne se résume pas uniquement à une contribution à l’enrichissement variétal du finage, elle se ressent aussi dans le dynamisme des cultures fruitières, notamment à travers les clauses de plantation de parcelles.
Figure n° 19 : Origine socio-géographique des bailleurs imposant la plantation ou l’arrachage d’arbres fruitiers (xviie-xviiie siècles)

43La moitié des baux étudiés imposant la plantation ou l’arrachage d’arbres fruitiers est conclue par des propriétaires parisiens. Bien que construite à partir des minutes d’Enghien et de Saint-Brice, l’étude des contrats de location prévoyant de planter ou d’arracher des arbres fruitiers ne livre qu’un petit tiers de bailleurs non privilégiés issus des communautés villageoises locales ; cette proportion serait probablement encore plus faible avec une prise en compte des actes passés devant des notaires parisiens. La figure 19 illustre l’influence des propriétaires extérieurs à la communauté rurale et des catégories privilégiées dans le dynamisme des cultures fruitières en imposant la plantation d’arbres fruitiers dans une vigne, dans une terre labourable ou en ceinture autour d’un héritage. Les bailleurs interviennent ainsi dans la nature d’occupation du sol, dans les associations de cultures et dans les espèces et variétés fruitières cultivées.
44La plantation ou l’arrachage d’arbres fruitiers entretient un processus d’entraînement où l’imitation joue un rôle essentiel clairement revendiqué dans les actes de la pratique. Lorsque la veuve d’un marchand de Montmorency loue des terres à un marchand de Groslay, elle fait préciser qu’« en cas que les voisins desd. pièces de vignes viennent à planter les pièces en arbres, ledit preneur sera tenu, promet, s’oblige de planter icelles en arbres46 ». Quatre-vingts années plus tard, Pierre Daurnay, marchand à Saint-Ouen-les-Saint-Denis47, louant des parcelles de vigne sur les finages de Deuil, Groslay et Sarcelles, impose une clause identique : « si quelques voisins d’aucune pièce d’héritage venant à planter des arbres fruitiers ou autres lesd. preneurs en avertiront led. bailleur qui leur fournira aussitôt des arbres pour planter dans lad. pièce48 » ; une imitation que l’on retrouve aussi pour les vignes que l’on doit rendre « bien échallassée comme vigne voisine et bourgeoise49 ». En 1696, un locataire de plusieurs pièces de vigne est obligé « d’entretenir en bon estat lesdits pommiers et d’entretenir la vigne qui est soub lesdits pommiers pareil et en si bon estat que la vigne de monsieur Amiot [un propriétaire horsain] où il y a aussy des pommiers50 ».
45Jean Chaussé, manouvrier à Saint-Brice, s’oblige à planter, sur trois quartiers de terre, « de bonnes arbres qui seront livrée par led. bailleur [Antoine Franard, marchand à Châtenay51], auquel preneur sera tenu de les bien maintenir et iceux faire greffer52 ». Quant à Claude Hardevilliers, il doit planter, autour d’un demi-arpent de terre, une ceinture d’arbres qui lui seront fournis, « pour la première fois seullement » par le bailleur, Brice Huet, avocat au Parlement et bourgeois de Paris53. Les baux, imposant une plantation d’arbres fruitiers, précisent que les bailleurs fourniront les arbres mais cette clause n’est pas forcément une preuve d’enrichissement variétal. En effet, dans la grande majorité des cas il ne s’agit que de porte-greffe qui seront ensuite greffés par les preneurs. Par contre, cette clause a pu jouer un rôle dans le choix des porte-greffe ; celui-ci n’est pas innocent tant il peut influer sur la vigueur future de l’arbre, sur sa résistance, sa mise à fruit, sa taille, voire son abâtardissement à l’instar des cerisiers et des pommiers utilisant massivement des rejetons. De surcroît, il permet à certaines formes fruitières, traditionnellement réservées au jardin, comme l’arbre nain ou l’arbre en buisson, d’accéder au champ ; or ce mouvement est essentiel car il ouvre la voie pour un développement ultérieur de la taille hors du jardin. Malheureusement, peu d’actes abordent l’origine des porte-greffe fournis. Ils peuvent provenir de la pépinière du propriétaire, être achetés localement dans un réseau fluctuant, mais très probablement dense, de pépinières ou sur Paris où arrivent des plants enracinés de Normandie.
46Le bailleur peut encore intervenir, dans les cultures fruitières, en précisant la densité de plantation ou le choix des variétés fruitières à greffer. Parmi les conditions imposées par une propriétaire parisienne à ses locataires, deux vignerons d’Enghien, figure l’obligation de greffer des pruniers « en bonne nature de prune raine claude et mirabelle54 ». Tel bailleur parisien impose, à un vannier d’Enghien, de faire greffer de jeunes merisiers en « cerises moitié grosse et moitié commune55 », tel autre à un vigneron de Groslay « en guigne et cerises tardives56 », alors qu’un avocat au parlement de Paris impose la plantation de merisiers qui devront être enter en grosses cerises tardives57.
47Cependant, si l’influence des bailleurs apparaît certaine dans l’introduction de variétés fruitières, pour les aspects techniques, elle est beaucoup plus discutable. En effet, la précision dans les baux du choix de variétés fruitières à greffer, de la densité de plantation voulue, et des associations de cultures pratiquées, n’en fait pas automatiquement une preuve de l’influence des propriétaires privilégiés sur l’agriculture fruitière ; au contraire elle peut tout simplement sanctionner une imitation des cultures paysannes.
Le jardinier, un intermédiaire culturel
48Dans l’étude du contact technique entre les propriétaires privilégiés et les villageois, le jardinier jouit d’une place à part. Si son maître suit l’engouement des élites pour l’arboriculture fruitière, le jardinier sera obligatoirement témoin des innovations introduites et des nouvelles espèces fruitières cultivées. Il se trouve ainsi placé dans une position stratégique car il représente une des principales voies possibles, avec le vol, de sortie du clos vers le village. Malheureusement, peu de sources permettent de vérifier ce rôle probable à l’exception des baux qu’il pourrait passer en qualité de bailleur ; dans cette hypothèse l’étude des clauses techniques risque fort d’être instructive.
49Le 12 novembre 1660, Michel Pommery, jardinier demeurant à La Chevrette58, loue pour six années, à un vigneron de Deuil, deux arpents quinze perches de vigne en quatre parcelles et un demi-arpent six perches de terre plantée en arbres fruitiers. Les clauses techniques concernant les vignes sont très classiques, le vigneron devra « bien et duement [les] labourer, fumer, provigner et eschalasser ». Autrement plus intéressantes sont les clauses techniques pour bien cultiver et entretenir la parcelle plantée d’arbres fruitiers. Le bailleur devra « fumer lesd. arbres et y mettre une somme de fumier de cheval à chacun des pieds des arbres, esplucher, nettoyer lesd. arbres du bois secq et les branches pourveu lesd. branches ne soient pas plus grosses que le bras59 ». Ces clauses sont remarquables par rapport aux autres baux dépouillés par leur précision. Ce jardinier impose une quantité précise de fumier à déposer au pied de chaque arbre et, en plus, il en définit la qualité, cas unique parmi tous les baux rencontrés. De même, il autorise le bailleur à pratiquer une vraie taille sur les arbres fruitiers. Ce dernier point doit être fortement souligné car nous sommes dans les années 1660 où les baux, même pour les jardins, se montrent frileux envers le principe d’une taille ; or les arbres concernés sont ici en plein vent.
50Cet acte, malheureusement isolé, peut être interprété en faveur du rôle d’intermédiaire culturel joué par le jardinier entre le clos et le village. En effet, les clauses remarquables concernent les arbres fruitiers et non les vignes ; visiblement le bailleur, pour ces dernières, se contente d’énumérer les travaux nécessaires comme autant de garanties en cas de mauvais entretien des héritages loués. Pour les arbres fruitiers, il ne s’agit plus d’une simple énumération mais bien de directives techniques précises ; elles permettent de voir que, pour ce jardinier, des arbres fruitiers bien entretenus doivent être fumés et recevoir une taille, soit un traitement qui dans les années 1660 est plutôt le fait des arbres fruitiers plantés dans un jardin que dans un champ. Ainsi il semble bien que ce jardinier impose au bailleur les soins qu’il prodigue aux arbres fruitiers des jardins dont il s’occupe ; or ce bail est d’autant plus évocateur que le lieu de résidence du bailleur appartient justement au réseau des jardins fruitiers de curiosité des campagnes parisiennes : dans les années 1640, l’Anglais John Evelyn conseillait, pour admirer les espaliers, d’aller à La Chevrette dans les environs de Paris60. Qualitativement, cet acte prouve que les opérations techniques réalisées dans les jardins privilégiés peuvent se répandre dans les campagnes par le canal des jardiniers issus des communautés villageoises.
51Le jardinier jouerait aussi un rôle d’intermédiaire culturel en enseignant son savoir-faire à des garçons jardiniers ou à des travailleurs saisonniers qui pénètrent ponctuellement dans les clos. Cependant, il peut aussi servir d’intermédiaire culturel en introduisant des usages paysans dans les potagers-fruitiers des propriétaires privilégiés.
Une reconnaissance des pratiques paysannes par les privilégiés
Des pratiques locales globalement admises
52Le procureur du prince de Condé pour la régie des avenues fruitières du duché-pairie de Montmorency loue des portions de voiries : à Saint-Brice, François Hongre entretiendra pendant neuf années « la voirye des arbres cerisiers et bigarotiers appellée les longs prez », il devra planter six jeunes merisiers de haute-tige chaque année aux endroits où il en manque et « les faire greffer dans la saison convenable en fruit rouge tel il conviendra pour le mieux61 ». Bien que l’acte dénote un réel souci de bien entretenir les voiries bordées d’arbres fruitiers puisqu’on impose la plantation de merisiers pour parachever la régularité de l’alignement, et que l’origine du bailleur le prédisposerait à être sensible aux dogmes techniques des arboristes, non seulement, on ne précise pas la saison pour greffer, mais en plus le choix de(s) la variété(s) est laissé au bon jugement du preneur. Cet acte n’est pas un cas isolé : « bien et duement entretenir » les arbres fruitiers, cette clause laconique continuellement répétée de bail en bail pendant deux siècles renvoie, aussi, à une reconnaissance implicite d’un savoir-faire arboricole paysan.
53Une veuve et deux filles majeures d’Enghien louent à un vigneron plusieurs pièces de terre, dont six perches de vigne que le « preneur rendra en arbres de la qualité qu’il jugera le plus propre62 ». Ici, un ancien laboureur, demeurant à Juvisy, permet à son locataire, un vigneron d’Enghien, « d’arracher s’il le juge à propos les arbres pommiers » plantés dans une parcelle de neuf perches à Soisy63 ; là, un avocat au parlement de Paris et ancien procureur fiscal du duché-pairie de Montmorency donne à titre de loyer à deux vignerons de Deuil, deux arpents soixante-cinq perches plantés en cerisiers « à la charge de bien et duebment labourer, escheniller et esplucher tous les arbres […], pourront lesd. preneurs esbotter les arbres qu’ils jugeront à propos64 » ; ailleurs, deux vignerons d’Épinay-sur-Seine obtiennent de Jacques Cretet, habitant à Vaugirard, la jouissance pour dix-huit années de plusieurs parcelles dont une pièce de vigne qu’ils devront planter en arbres fruitiers et « iceux faire greffer de bons fruit tels qu’ils jugeront à propos65 ».
54La pauvreté des clauses techniques dans la grande majorité des baux, des façons culturales qui doivent respecter l’usage du lieu, et des libertés laissées aux preneurs dans le choix des espèces sont autant d’indices qui laissent à penser que les techniques locales sont globalement admises par les bailleurs étrangers. En effet, les baux peuvent parfois être plus précis comme cet acte, issu bien évidemment d’un bourgeois parisien, qui précise la taille de la fosse de plantation66 ; le silence des clauses n’est donc pas un impératif lié à la nature de l’acte mais bien un silence voulu, accepté et admis par le bailleur. Celui-ci a conscience de s’appuyer sur un savoir-faire local, tout comme la justice nommant des experts issus de la communauté villageoise pour juger de l’état des augmentations ou dégradations commises dans des héritages. Combles, le premier arboriste à parler de la technique à la Montreuil, précise que pour le treillage « pour peu qu’on ait d’intelligence, on peut apprendre à le faire en vingt-quatre heures, comme celui qui l’a fait toute sa vie ; et dans les environs de Paris, on trouve vingt personnes pour une dont on peut se servir67 ».
55Le rôle attribué au bail ne consiste pas à répandre dans les communautés villageoises l’art de bien cultiver les arbres fruitiers mais à offrir des garanties pour le bon entretien des héritages loués. D’ailleurs, lorsqu’un bailleur accuse un preneur d’avoir commis des dégradations sur un héritage, les experts nommés pour les évaluer se réfèrent aux articles nommément présents dans le bail. Le 23 mars 1780, Philippe Le Vasseur, vigneron à Enghien fait la visite des héritages loués par « damoiselle » Marie Marguerite Leprévost, fille majeure demeurant à Paris, pour « constater les augmentations ou dégradations qui pourroient y avoir été commises vis à vis du bail ». Pour chaque pièce de terre visitée, l’expert fait référence à l’article du bail68. Les clauses techniques dûment précisées dans le bail permettront de calculer les dommages dus par le preneur. Le 28 février 1690, Romain Hubert, vigneron à Enghien, se rend sur des parcelles louées par un bail du 22 mars 1684, « pour cognoistre des dommages et interest faits sur yceux ». Sur cinquante-sept perches plantées en arbres fruitiers, situées sur le finage de Saint-Gratien, il constate
« que le total de lad. pièce a esté labourée l’esté dernier d’une façon à la réserve d’un demy quartier ou environ quy n’a point esté labouré depuis six années, que le total desd. arbres n’ont point esté fumée ny eschenillée, et qu’il y convient quarente sommes de fumier pour les fumer conformément aud. bail, pourquoy [il a] estimé les dommages et interest […] à la somme de vingt quatre livres quinze sols69 ».
56Dans cette utilisation du bail, il n’est guère surprenant que les clauses les plus détaillées concernent la lutte contre les abus que pourrait provoquer le « nettoyage » de l’arbre ou le devenir d’un arbre mort. Dans ce dernier cas, le contrat précise bien, abordant le délicat problème du partage du bois, que le bailleur doit être prévenu.
57Le cas de la greffe, opération essentielle car elle va conditionner les futurs fruits récoltés, est particulièrement révélateur de la faible influence technique des bailleurs sur les preneurs. Les baux concernant de jeunes arbres, et ceux imposant des plantations d’arbres fruitiers, ne manqueront jamais de préciser de les faire greffer en bons fruits. Bien qu’existant différents types de greffe, aucun bail n’impose un type précis ; le bailleur fait confiance au savoir-faire du preneur ou aux membres de la communauté villageoise spécialisés dans la greffe, il ne précise que la variété fruitière à enter : « bon fruits », « bonnes cerises », « grosses cerises », « cerises hâtives », pomme de Bondy ou de Reinette… Madeleine-Genevieve et Marie-Anne Coceu, demeurant à Paris, rue des petits champs Saint-Martin, profitent même d’un bail passé avec un vigneron d’Enghien pour l’obliger à
« greffer pendant le cour du présent [bail] tout les arbres que les. dam(oisel)les bailleresses auront à greffer tant dans leur jardin et cour dépendant de leur maison que sur les héritages qu’elles font valloir par leurs mains, sans aucunes diminutions70 » du loyer.
58L’art de la greffe est totalement maîtrisé par la population locale, et les bailleurs, tout comme les arboristes, le savent pertinemment. Les compétences techniques de la paysannerie sont largement admises par les bailleurs privilégiés.
Les traités agronomiques et la reconnaissance tardive de ce savoir-faire paysan
59La reconnaissance d’un savoir-faire paysan est plus visible dans les baux que dans les traités car on quitte le cadre de figures littéraires convenues ou d’une argumentation contre une école d’arboristes pour un acte de la pratique destiné à un preneur et, éventuellement, à un expert. En effet, l’étude des directives techniques des baux donne une vision de la paysannerie opposée à la vulgate colportée par la majorité des traités agronomiques, d’un discours type d’auteurs lettrés appartenant culturellement à la civilité urbaine. La Quintinie est représentatif de cette génération d’arboristes qui ne peut pas admettre une forte compétence paysanne ; la totalité de son traité se voulant l’ouvrage d’un courtisan soulignant la domestication louis-quatorzienne de la nature, il ne peut laisser une grande place aux savoir-faire paysans. De même, tous les traités horticoles français, jusqu’aux années 1750, font du jardinage un plaisir de gentilhomme ; cette présentation aristocratique du jardinage interdit aux auteurs d’admettre l’entrée dans le clos privilégié des techniques de « paysans routiniers » et forcément « grossiers ». À cet égard, le traitement réservé à la greffe est particulièrement significatif d’un discours littéraire convenu.
60Dans un sursaut élitiste, les traités horticoles feront de la taille, et non de la greffe, le chef-d’œuvre du jardinage, car c’est dans ce domaine que les arboristes vont pouvoir développer et mettre en valeur un système qui se veut spécifique et constitutif de leur réputation d’habiles jardinistes ; c’est là que l’auteur gagne ses lettres de noblesse et que naissent les controverses, et non dans la présentation des différents types de greffe. Si on ne remet pas en question l’importance de la greffe, on précise « qu’une femme ou un enfant de huit ou dix ans peuvent [la] faire comme l’homme du monde le plus consommé71«. On ne peut concilier un discours fortement aristocratique avec la reconnaissance d’un art de la greffe à partir du moment où celui-ci est parfaitement maîtrisé par la paysannerie.
61Cependant, ce discours tend à se fissurer dans les traités du second xviiie siècle ; La Bretonnerie n’insiste-t-il pas sur la perfection de la greffe chez les paysans de la vallée de Montmorency ? Cette nouvelle génération d’arboristes cherchera à se démarquer de la traditionnelle rhétorique du jardinage plaisir, pour la remplacer par une mise en avant de l’utilitarisme et d’une expérience concrète qui ne peut être sans connaissance du monde paysan. D’ailleurs, la focalisation sur le village de Montreuil sera, pour le traité horticole en tant que genre, le moyen de retrouver une virginité. Ainsi, dans la controverse sur l’apport de fumier aux arbres fruitiers, les arboristes favorables à cette pratique ne manquent pas de s’appuyer sur les usages locaux pour contredire La Quintinie et ses disciples. L’image du paysan grossier et routinier s’efface pour laisser la place au professionnel pratiquant concrètement l’arboriculture fruitière contrairement à l’arboriste de cabinet. Dans son chapitre XVIII intitulé « s’il est bon de fumer les espaliers », Combles part de la désapprobation de La Quintinie, puis cite « l’usage général des habitans de Montreuil, de Bagnolet, et autres lieux voisins […] de fumer tous les trois ans leurs arbres à vive jauge72 ». L’argumentation est reprise par Schabol pour qui « les gens de Montreuil, ce ne sont point de doctes Ecrivains, ils savent mieux manier la serpette, dresser et former un arbre suivant des règles, que la plume pour griffonner du papier73« ; ils sont donc conviés à témoigner contre les préceptes du jardinier du roi.
« La Quintinye s’efforce de prouver (chap. XXIV, 2nde partie) qu’aucun arbre sain ou malade, planté en quelque terre que ce soit, ne doit jamais être fumé. J’ai fait à ce sujet diverses perquisitions à Montreuil, et les plus anciens du lieu m’ont dit unanimement qu’une tradition de père en fils leur avoit appris l’emploi du fumier74«.
62S’appuyant sur un usage local d’hommes pratiquant eux-mêmes l’arboriculture depuis plusieurs générations [sic] dans un terroir réputé, l’argument se veut inattaquable.
63La vision des paysans véhiculée par les traités agronomiques gagne donc à être croisée avec celle donnée par les baux, corrigeant ainsi un regard faussé par le public ciblé. D’ailleurs les critiques adressées à la paysannerie n’apparaissent pas dans les baux ; on rechercherait en vain une clause technique condamnant le respect des lunaisons alors que depuis les années 1680 les traités agronomiques réprouvent la prise en compte du cycle lunaire pour la greffe, la taille ou la collecte de greffons.
La diffusion des techniques locales par les arboristes Schabol et La Bretonnerie
64Non seulement quelques arboristes derrière Schabol et La Bretonnerie admirent le bien-fondé de certaines techniques arboricoles paysannes, mais en plus ils jouent un rôle essentiel dans leur diffusion. Dans les traités contemporains, la présentation détaillée et élogieuse de ces pratiques, issue d’observations directes dans les terroirs circumparisiens et d’expériences menées dans les jardins, nous renseigne sur la pénétration de techniques paysannes dans les jardins et les clos de propriétaires horsains, et sur leur mode de diffusion hors de leur micro-région d’origine.
65Alors que la grande majorité des auteurs de traités sur la culture des arbres fruitiers indique que la greffe en fente se pratique en février-mars, La Bretonnerie rapporte et justifie le calendrier plus tardif de la vallée de Montmorency. On y greffe en fente depuis la mi-avril jusqu’à la mi-mai lorsque la sève est en mouvement ; cette greffe serait immanquable à tel point que « les gens qui en font métier dans le pays [la vallée de Montmorency], en sont si assurés, qu’ils ne font aucune difficulté de n’être payés que quand elles sont reprises75«.
« Cette méthode […] n’a point été donnée par les auteurs, n’étant pas sortie de son canton ou du lieu de sa naissance. Si elle est connue présentement à Vitry et à Montreuil, ce ne peut être que très récemment, et après en avoir entretenu des cultivateurs de ces deux endroits, qui ont eu occasion d’en voir l’effet chez moi et ailleurs dans le pays que j’habite76«.
66La Bretonnerie souligne clairement le rôle des traités et des jardins des privilégiés dans la diffusion des techniques paysannes.
67Le traité de Combles et l’article de Schabol dans Le journal œconomique repris dans sa correspondance, son dictionnaire et ses ouvrages posthumes, vulgarisent la conduite des pêchers à la Montreuil. Ayant besoin de renouveler ses marottes pour perdurer, le bon goût en matière d’arboriculture s’empare de cette technique dans la seconde moitié du xviiie siècle. Au début du xixe siècle, elle jouit encore d’un grand prestige et, dans l’état plutôt misérabiliste de l’arboriculture fruitière dressé par les papiers des assemblées révolutionnaire et de l’Empire, Montreuil reste le modèle de la bonne agriculture ; l’introduction de J. P. Pictet-Mallet à sa traduction d’un traité de William Forsyth en 1803 affirme que la culture des arbres fruitiers « si on en excepte Montreuil, [est] presque généralement abandonnée à des mains ignorantes77« ! Derrière l’évidente exagération, se niche l’admiration, devenue convenue, pour ce système de production.
68Véritable engouement mondain, la conduite à la Montreuil est suivie avec succès dans les jardins de la princesse de Conti à Louveciennes, de l’archevêque de Paris à Conflans, du maréchal de Biron à Paris, du secrétaire du roi Millin au Perreux, près de Nogent-sur-Marne, du marquis de Brunoy à Brunoy, de l’abbé de Malherbe à Livry « et d’une infinité d’autres qu’il seroit trop long de citer ici78«. La demande est telle
qu’« il y a beaucoup de jardiniers qui prétendent tailler les arbres à la façon, disent-ils, de Montreuil, mais ils ne savent, comme on le voit, que former dans nos arbres une fourche fort ouverte, et toujours dégarnie dans le bas et dans le milieu79«.
69Ainsi les cultivateurs de Montreuil sont accueillis « et en recommandation auprès des Maîtres, et désirés non moins par les jardiniers des lieux, qui, avec le recours de tels exemples, se forment et se stylent à la nouvelle méthode80«.
70Pour quitter un « canton », une technique arboricole paysanne a besoin d’un membre extérieur à la communauté villageoise et d’un ouvrage servant de caisse de résonance ; la vogue de la conduite des pêchers à la Montreuil dans la seconde moitié du xviiie siècle illustre parfaitement ce mouvement. Ainsi le jardin est à la fois un lieu d’acclimatation et de diffusion de pratiques paysannes. Les arboristes prennent connaissance des techniques locales par l’observation des travaux des paysans, par des discussions avec eux, et par l’utilisation d’une main-d’œuvre locale dans leur jardin. En fonction des résultats (réussite de la greffe, qualité des fruits, longévité de l’arbre…) certaines pratiques sont adoptées dans les clos et jardins des propriétaires privilégiés. De là, elles peuvent réellement se diffuser grâce aux réseaux d’arboristes.
71Les traités horticoles jouent donc un rôle non négligeable dans la diffusion de pratiques paysannes ; en plus l’élogieuse mise par écrit d’un savoir-faire paysan dans un traité agronomique a pu jouer le rôle « d’une savonnette à vilain », d’un décrassage de la « grossièreté » dont a bénéficié, par exemple, le palissage à la loque. Mais le traité écrit n’est pas le seul moyen de diffusion de ces techniques, la constitution de nos sources ne doit pas nous faire oublier le rôle plus que probable des visites de jardins de curiosité et de la correspondance entre arboristes. La Bretonnerie reprend ce principe dans sa Correspondance rurale adressée à un amateur de jardinage :
« les plus beaux fruits que j’aie jamais vu sur de très beaux de Saint-Germain, et de bon-chrétien d’hiver, c’est en l’année 1779, dans un petit village du Gatinois, chez un habitant qui les cultive lui-même, ses arbres sont taillés selon la méthode que nous proposons pour la seule véritable. Il est bon de vous dire que ce cultivateur fume ses arbres tous les ans de bon fumier consommé, du fond de sa cour81«.
72Par la suite, les jardins des privilégiés qui accueillent et acclimatent ces techniques paysannes hors de leur terroir d’origine seront vus par les habitants de la communauté villageoise du lieu et permettront une diffusion régionale, et non pas uniquement sociale.
73Dans ce modèle, le jardin et le propriétaire privilégié jouent un rôle crucial, celui d’un intermédiaire culturel non pas uniquement selon une logique strictement ascendante ou descendante toujours réductrice mais aussi comme trait d’union entre deux paysanneries. Cependant, les traités contemporains forcent probablement le trait en omettant naturellement les possibles contacts directs entre différentes communautés villageoises.
74L’influence des bourgeois parisiens et des autres propriétaires horsains est flagrante dans l’enrichissement variétal. Le bon goût qui fait du gentilhomme aux champs un collectionneur de variétés fruitières conjugue ses effets avec la demande du marché parisien pour les pêches et les figues, comme pour les fruits hâtifs et tardifs, pour répandre dans les finages de nouvelles espèces et variétés fruitières. Du point de vue des techniques, les baux se contentent d’énumérer des façons connues de la communauté villageoise : labourer, entretenir, éplucher, fumer… Si elles sont précisées, ce n’est pas dans l’objectif d’apprendre à la population locale à cultiver correctement les arbres fruitiers mais afin d’être certain qu’elles seront appliquées sur des parcelles louées. Significativement, on impose de greffer les arbres fruitiers mais on ne précise jamais quel type de greffe utiliser ; le bail sert davantage de garantie qu’il ne propose un apprentissage. La paysannerie connaît parfaitement les effets du fumier ; lui rappeler qu’il faut fumer les pieds des arbres tous les trois ans n’a pas comme objectif de lui apprendre la bonne culture arboricole mais de lui indiquer qu’elle doit le faire même sur une terre louée, et ce, malgré la rareté et le prix du fumier d’origine animale. Dans les contrats, la taille bénéficie d’une attention particulière. En effet, les deux derniers siècles de l’Ancien Régime représentent une période d’apprentissage de cette technique apparue dans les jardins. Néanmoins, les baux sont surtout bavards à son sujet afin de fixer des gardes fous contre le vol de bois et non pour poser ses principes. Cependant, l’influence technique des propriétaires privilégiés est largement sous-estimée par nos sources car, vraisemblablement, elle réside surtout dans des directives orales et des observations à l’intérieur des clos et jardins.
75Néanmoins, l’influence entre maîtres et jardiniers, entre bailleurs et preneurs, ne peut se résumer à une imitation sociale descendante, d’autant plus que les traités horticoles contemporains puisent largement dans les techniques paysannes. Le jardinier apporte aussi dans les clos et jardins un savoir-faire paysan qui est loin d’être systématiquement dénigré contrairement à ce que pourrait laisser penser une lecture des traités agronomiques du Grand Siècle non croisée avec des baux : force est de constater que les bailleurs horsains font largement confiance aux usages locaux. Le jardin apparaît donc comme un creuset où vont se mêler l’influence de la Ville, de la Cour et du Village, se rencontrer des usages locaux de différents « pays » colportés par les observations, la correspondance et les traités des arboristes. On y retrouve à la fois les nouvelles espèces et variétés à la mode issues des pépinières réputées et les variétés locales issues des pépinières paysannes, l’usage de l’onguent de Saint-Fiacre et l’art de conduire un espalier.
Notes de bas de page
1 Norbert Elias, über den prozess der zivilisation, 1939, trad. française, La civilisation des mœurs, 1969.
2 Daniel Roche, La culture des apparences. Une histoire du vêtement, xviie-xviiie siècles, 1989.
3 Schabol, op. cit., 1770, t. 1, préface p. XII.
4 La Quintinie, op. cit., 1690, rééd. 1999, p. 75.
5 Ibid., p. 81.
6 Le Berryais, op. cit., 1775, p. 15.
7 Claude Petitfrère, L’oeil du maître. Maîtres et serviteurs, de l’époque classique au romantisme, 1986, p. 79-110.
8 Audiger, op. cit., 1692, rééd. 1995, p. 489-490.
9 Contrat de jardinage du 30/09/1647, AD 95, 2E7/504.
10 Contrat de jardinage du 19/08/1697, AD 95, 2E7/528.
11 Finage de Saint-Brice.
12 Rapport d’experts du 27/04/1693, AD 95, B95/1 182.
13 Domont, AD 95, B95/836.
14 Contrat de jardinage du 21/11/1717, Enghien, AD 95, 2E7/146.
15 Voltaire, Dictionnaire philosophique, cité par Gabriel Audisio, op. cit., 1993, rééd. 1998, p. 301.
16 Dans le contrat entre Louis Desmoulins, trésorier de France, et le jardinier Pierre Chardon, et sa femme, pour l’entretien du jardin d’une maison des champs à Bordes à Rubelles, le couple est employé en qualité de « serviteur domestique et de jardinier et de cuisinier» et il sera tenu « d’ayder à faire la lessive touttes fois et quant qu’ils en seront requis», 14/10/1697, cité dans Le temps des jardins, 1992, p. 470 ; Rubelles, dépt. 77, arr. et cant. Melun.
17 Moisselles, dépt. 95, arr. Montmorency, cant. Ecouen.
18 Inventaire après décès, 28/01/1789, AD 95, B95/1 285.
19 Contrat de jardinage du 19/08/1697, AD 95, 2E7/528.
20 Plainte du 20/10/1691, AD 95, B95/1 178.
21 Contrat du 14/10/1697, Rubelles, AD 77, 69 E 297.
22 2. La Quintinie, op. cit., 1690, rééd. 1999, p. 80.
23 Rapport du 04/01/1698, AD 95, B95/1 193.
24 « de bien éplucher les gros arbres de faux bois et oter le bois sec», bail du 16/02/1750, AD 95, 2E7/535.
25 Bail du 19/10/1664, AD 95, 2E7/516.
26 Contrat de jardinage du 30/09/1647, AD 95, 2E7/504.
27 Bail du 05/11/1780, AD 95, 2E7/196.
28 Bail du 19/04/1750, AD 95, 2E7/535.
29 Bail du 10/11/1720, AD 95, 2E7/148.
30 Requête du 30/12/1709, AD 95, B95/1 290.
31 Rapport de visite, 31/12/1709, AD 95, B95/1 290.
32 Plainte du 13/11/1698, AD 95, B95/1 192.
33 Rapport du 17/01/1790, AD 95, B95/1 362.
34 Voir correspondance entre la duchesse d’Enville et Turgot, Ruwet, Joseph, dir., op. cit., 1976 : lettre du 2 octobre 1767 adressée par Turgot à la duchesse d’Enville : « je vous serois très obligé de vouloir bien me mander s’il vous seroit facile de me procurer dans la saison, une certaine quantité de greffes des meilleures espèces à faire du cidre. Il est nécessaire que vous vous adressiés à quelqu’un d’entendu dans ces détails et qui puisse y entrer par luy-même, et, si vous en connoissés un, je vous serois très obligé de me l’indiquer afin que je puisse entrer en correspondance avec luy et luy demander des greffes».
35 « Le trente et un mai dernier sur les dix heures du soir il a trouvé Jean Langlois fils de Louis, manouvrier à Saint-Brice avec deux autres particuliers qu’il n’a pu connoitre s’étant enfuis qui coupoit et ébranchoient un pomier dans un h(érita)ge ap(partenan)t à madame Loiseau», rapport d’un messier de Saint-Brice, 02/06/1757, AD 95, B95/1 362.
36 « Il a trouvé le fils de la veuve Nicolas Lhermitte et celui d’Étienne Quatremain de St-Brice, l’un dessus et l’autre dessous un poirier cassant et fagottant les branches, ainsi qu’ils ont fait d’un poirier apartenant à mr le comte de Vienne», rapport d’un messier de Saint-Brice, 05/08/1762, AD 95, B95/1 362.
37 Rapport du 12/--/1723, Montsoult, AD 95, B95/270.
38 Hurtaut et Magny, op. cit., 1779, t. III, p. 180.
39 Gentil, op. cit., 1704, p. 145-151 ; Combles, op. cit., éd. de 1770, p. 17-18.
40 Calonne, op. cit., 1778, p. 4-6.
41 Samedi 13 novembre 1784, Jacques Bernet éd., op. cit., 2000, p. 123.
42 Marchémoret, dépt. 77, arr. Meaux, cant. Dammartin-en-Goële.
43 Oissery, dépt. 77, arr. Meaux, cant. Dammartin-en-Goële.
44 Longperrier, dépt. 77, arr. Meaux, cant. Dammartin-en-Goële.
45 Dossier de distribution d’arbres fruitiers, 1788/1789, bureau de Meaux, AD 77, 59C12, d’après les décomptes fournis, la paroisse de Silly-le-long aurait reçu cinquante arbres fruitiers ; ce dossier permet d’apprécier la fiabilité du journal de Delahaye : « on a distribué 50 jeunes arbres à 50 personnes différentes. Ce sont les députés du bureau intermédiaire de Meaux qui les ont envoyés. Ce sont des pommiers, poiriers et pruniers. On m’a donné un prunier et je l’ai planté dans le bout de la plate-bande, du côté du vicariat», Jacques Bernet éd., op. cit., 2000, p. 180.
46 Bail du 18/11/1680, AD 95, 2E7/115.
47 Saint-Ouen, dépt. 93, arr. Bobigny, cant. Saint-Denis.
48 Bail du 08/09/1760, AD 95, 2E7/184.
49 Bail du 11/05/1682, AD 95, 2E7/524.
50 Bail du 18/02/1696, AD 95, 2E7/528.
51 Probablement Châtenay-en-France, dépt. 95.
52 Bail du 24/05/1685, AD 95, 2E7/525.
53 Bail du 22/02/1723, AD 95, 2E7/531.
54 Bail du 27/07/1740, AD 95, 2E7/167.
55 Bail du 22/11/1680, AD 95, 2E7/115.
56 Bail du 29/11/1710, AD 95, 2E7/143.
57 Bail du 30/03/1660, AD 95, 2E7/88.
58 Un château sur l’actuelle commune de Deuil-la-Barre.
59 Bail du 12/11/1660, AD 95, 2E7/88.
60 Voyage de Lister à Paris en MDCXCVIII, 1873, p. 291.
61 Bail du 25/06/1710, AD 95, 2E7/143.
62 Bail du 24/08/1710, AD 95, 2E7/143.
63 Juvisy-sur-Orge, dépt. 91, arr. Evry, ch. l. cant. ; bail du 13/07/1780, AD 95, 2E7/196.
64 Bail du 17/01/1690, AD 95, 2E7/125.
65 Bail du 28/02/1690, AD 95, 2E7/125.
66 « Faire faire des trous de deux pieds de diamètre sur un pied et demy de profondeur», bail du 22/02/1723, AD 95, 2E7/531.
67 Combles, op. cit., éd. de 1770, p. 47.
68 Rapport du 23/03/1780, AD 95, B95/1 276.
69 Rapport du 28/02/1690, AD 95, B95/1 177.
70 Bail du 12/10/1710, AD 95, 2E7/143.
71 La Quintinie, op. cit., 1690, rééd. 1999, p. 82.
72 Combles, op. cit., 1745, éd. de 1770, p. 149-150.
73 Schabol, op. cit., 1767, préface, p. LI.
74 Schabol, op. cit., 1770, t. 1, p. 22.
75 La Bretonnerie, op. cit., 1783, p. 171.
76 Ibid., p. 171.
77 William Forsyth, op. cit., an XI-1803, préface p. II.
78 Schabol, op. cit., 1770, t. 1, préface, p. X.
79 La Bretonnerie, op. cit., 1783, t. 1, lettre XVII.
80 Schabol, op. cit., 1767, préface, p. XLIV.
81 La Bretonnerie, op. cit., 1783, t. 1, lettre XXV.
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