Chapitre VIII. Le déni de grossesse
p. 293-328
Texte intégral
1Hormis la fuite, déni de grossesse et déni d’accouchement constituent pratiquement les seules réponses des femmes suspectées d’une grossesse illégitime aux entreprises inquisitrices de leur entourage. Par leur caractère récurrent, aussi bien dans leurs discours que dans leurs stratégies, ils peuvent même être considérés comme symptomatiques d’une intention criminelle, par ailleurs si difficile à démontrer dans les affaires d’infanticide. Selon la personnalité des femmes incriminées, la négation de la grossesse se traduit par des tactiques d’évitement ou d’affrontement du groupe social environnant. Ruses, menaces et injures ou, à l’inverse, dissimulation du corps et retrait de l’espace public sont autant de tentatives d’échapper au contrôle social.
2Mais le déni s’exprime aussi par une rhétorique dont les arguments s’articulent autour de quelques maladies liées aux aléas de l’écoulement menstruel. Elle s’appuie sur des représentations du corps humain héritées de la médecine ancienne, qui relèvent d’un savoir populaire largement partagé. L’apparente acceptation de ce discours par les autorités administratives ou médicales tendrait à prouver que ces représentations sont loin d’avoir perdu tout crédit dans la Bretagne rurale du premier xixe siècle.
Modalités du déni
3On ne peut exclure d’emblée que certaines accusées n’aient pris conscience que tardivement de leur position. Jacques Gélis souligne combien, en l’état des connaissances médicales, les signes de la grossesse pouvaient être difficiles à déceler dans les trois premiers mois de la gestation : « Les signes de la grossesse sont parfois tellement ambigus ou mal interprétés que l’on juge enceinte une femme qui ne l’est pas ; on ne découvre que tardivement une grossesse en cours. La méprise n’est pas seulement le propre des femmes et des matrones ; les praticiens jusqu’au xviiie siècle ne sont guère plus savants1. »
4D’un autre point de vue, les travaux des psychiatres contemporains démontrent que chez les femmes qui, à travers l’infanticide ou l’abandon, rejettent leurs nouveau-nés, cet aveuglement est courant. Pour Catherine Bonnet, la prise de conscience tardive de la grossesse est le signe d’impulsions infanticides :
« La prise de conscience d’une grossesse au-delà du premier trimestre doit en effet faire suspecter un déni de grossesse. Il se manifeste par la négation de l’interaction entre la femme et le fœtus : les informations visuelles, tactiles, kinesthésiques ne sont pas reconnues comme les signes d’une grossesse. […] Si certaines femmes avaient remarqué des transformations dans leur corps, elles les ont reliées à des explications diverses qui ont formé un cortège de rationalisation2. »
5Il s’agit là d’une forme extrême d’aveuglement, puisque ni les transformations du corps, ni les mouvements du fœtus ne semblent être parvenus à la conscience de ces femmes chez qui la maternité est, pour des raisons psychologiques ou sociales, inacceptable.
6Nous ne sommes pas renseignés sur la manière intime dont les accusées bretonnes vivaient leur grossesse et moins encore sur le travail de l’inconscient à l’œuvre dans l’élaboration du déni. Les expertises psychiatriques étaient rarissimes dans les affaires d’infanticide mais, auraient-elles été plus fréquentes, elles ne nous auraient guère renseignés sur cette question, qui relève d’une problématique post-freudienne. Rien, dans les dossiers d’instruction, ne permet de savoir si certaines accusées se sont réellement méprises sur leur position. Le doute est permis à propos de quelques-unes. Ainsi Françoise Ezanno, une domestique de 18 ans de Merlevenez, dont l’intention homicide n’a pas été démontrée, affirmait-elle avoir complètement ignoré son état : « Je l’ai senti quelquefois sauter, reconnaissait-elle, parlant de son enfant, mais je croyais que c’était une pelote que j’avais sur le côté3. »
7La diversité des modalités d’expression du déni, depuis la violence verbale jusqu’aux artifices de contention utilisés pour masquer la silhouette, est une preuve parmi d’autres de la grande inventivité de ces femmes, chez qui l’impossibilité d’avouer une grossesse extra-conjugale semble mobiliser par contrecoup des ressources quasi inépuisables d’imagination. Car le déni n’est pas une simple tactique utilisée dans un projet criminel, il est tout autant une tentative d’échapper à la réprobation sociale et au déshonneur.
Colère, injures et menaces
8La gravité des enjeux attachés à l’honneur explique la réaction virulente des femmes qui ne veulent pas reconnaître leur future maternité. Colère, injures et menaces sont une première réponse aux questions de l’entourage. L’emportement exprime souvent la ruine d’une illusion : nombreuses sont les femmes qui entretenaient l’espoir que leur état demeure inaperçu ou qui se sont efforcées de ne pas songer au lendemain. L’impréparation de certains accouchements tend à prouver combien le déni peut être parfois intériorisé.
9Chez les femmes qui subissent les assauts de la curiosité de leurs proches, la colère exprime impuissance et désarroi. Elle est aussi un rempart contre l’indiscrétion, une protestation contre la violation des secrets les plus intimes. Face à la brutale mise en lumière de sa situation et au dévoilement de l’identité de son séducteur, Agnès Droual réagit avec véhémence. Son beau-frère rapporte ainsi « que lorsque on disait à Agnès Droual, sa belle-sœur, l’état dans lequel elle se trouvait, elle répondait toujours que cela était faux, qu’elle s’emportait, disait aux personnes qui lui en parlaient des invectives et [allait] même jusqu’à les menacer de les étrangler » et qu’elle se mit « fort en colère sur ce qu’on lui disait qu’un militaire qui venait était son amant4 ».
10C’est aussi par la colère que la Vve Barbedette répond aux offres de secours de son entourage. Cette journalière de 39 ans, de Louvigné-de-Bais, est mère de trois enfants légitimes. Inculpée d’infanticide en 1844, elle avait déjà donné le jour en 1838 à un enfant naturel, décédé à l’âge de quatre ans. Sa conduite, « sous le rapport des mœurs », était réputée « fort équivoque ». En lui proposant de l’assister au moment de ses couches, ses voisins tentaient sans doute de lui faire reconnaître un état qu’elle s’obstinait à celer : « Elle avait caché sa grossesse, elle n’avait fait aucune disposition pour recevoir son enfant, et au moment où elle ressentait les douleurs de l’enfantement, elle avait repoussé avec colère l’offre qui lui était faite de lui venir en aide, si elle devait accoucher et de donner à son enfant tous les soins dont il aurait besoin5. » Cette manifestation d’humeur traduit peut-être aussi son irritation face à des propositions qui contrarient son projet criminel.
11Le plus souvent, les femmes se montrent fort embarrassées par l’immixtion de leur entourage dans leur intimité. Vincente Alanic, domestique à Plumelin, âgée de 27 ans, balance entre le détachement et la fureur. Résolue à donner la mort à son enfant, elle s’était efforcée de cacher « autant qu’il dépendait d’elle, son état de grossesse, qui cependant était assez apparent pour que plusieurs personnes lui aient adressé des questions directes sur son état, questions auxquelles elle répondait d’une manière négative, tantôt en plaisantant, tantôt en s’emportant jusqu’à la colère et les menaces6. »
12À l’indiscrétion, à la violation de l’intimité répondent aussi des insultes et des injures sur la nature desquelles les dossiers sont malheureusement fort laconiques. Le comportement des femmes visées par ces interventions s’inscrit dans un univers de violence physique et verbale, où les protagonistes ne reculent ni devant les invectives, ni devant les coups7. L’agressivité imprègne bien des conflits familiaux. L’âpreté marque aussi les relations de voisinage. Dans l’affaire Marie-Renée Guimard, la femme Corfmat, entendue comme témoin, déclare avoir été injuriée et frappée par cette accusée et par une de ses amies pour avoir refusé de porter du courrier à leurs galants. Or, cette femme était enceinte au moment des faits. Habitant le même immeuble que Marie-Renée Guimard et sa mère, elle est victime presque quotidiennement de leur animosité. Les tensions se sont exacerbées depuis qu’elle a dénoncé à la justice une affaire d’avortement et d’infanticide dont la Vve Guimard est la principale inculpée. « À chaque instant, déplore-t-elle, la veuve Guimard et sa fille me disent des injures et me font des menaces8. »
13La Vve Guimard n’hésite pas, pour l’inciter à garder le silence sur les faits dont elle a été le témoin, à lui dire que « si elle avait le malheur d’en parler, elle aurait eu affaire à elle et qu’elle n’aurait pas eu besoin de s’occuper de son pain, voulant dire qu’on la tuerait9 ». Une autre locataire de l’immeuble confirme la difficulté de la cohabitation avec la Vve Guimard et sa fille qui, dit-elle, « sont redoutées dans la maison pour leur méchanceté10 ».
14Les querelles, même féminines, peuvent se terminer en empoignades. Lorsque Marie-Louise Lamandé, inquiète des bruits d’infanticide qui courent sur Olive Belnard et Guillaume Lamandé, son beau-frère, tous deux domestiques chez le même agriculteur, tente d’éloigner ce dernier de la ferme, elle se heurte à la virulente réaction d’Olive Belnard. « Des bruits extrêmement fâcheux s’étant accrédités sur le compte de cette fille, j’ai voulu faire sortir mon beau-frère de la maison d’Olivro et Olive Belnard, qui l’a su, m’a injuriée et même frappée. Je me suis alors déterminée à venir vous donner avis des soupçons dont elle est l’objet11. »
15C’est donc la violence d’une querelle dont elle cherche à obtenir vengeance qui semble pousser la femme Lamandé à dénoncer à la justice l’accouchement d’Olive Belnard. Mais, ce faisant, elle tente aussi de détourner de son beau-frère la présomption de complicité qui pèse sur lui et porte atteinte à l’honorabilité de la famille de son mari. Lorsque Marie-Louise Lamandé alerte la justice, l’accouchement d’Olive Belnard remonte à plus d’un mois. Le crime n’a pas encore été découvert, mais une rumeur accusatrice commence à se répandre.
16La difficulté des relations de proximité incite certains témoins à renoncer à l’exercice d’un contrôle social qui paraît pourtant fortement légitimé par la tradition. Par crainte de la vivacité de son caractère, aucun des voisins de la Vve Berger, une journalière de Loudéac, âgée de 38 ans, mère de deux enfants légitimes, n’ose lui parler de son état. Nul ne se risque à détériorer les relations de voisinage : « De nombreux témoins avaient acquis la conviction qu’elle était enceinte, mais peu lui en avaient fait l’observation par crainte de s’attirer un sentiment d’animosité de sa part, peut-être même des injures. Ils voulaient rester bons voisins12. » La Vve Berger, qui n’est pas sans avoir remarqué l’attention qu’on lui portait, use donc d’une forme particulière de déni : elle affecte de se montrer en public pour dissiper les soupçons de grossesse qu’elle sent penser sur elle.
17Certaines menaces trouvent un terrain d’exercice privilégié dans le cadre familial. C’est en exerçant un chantage affectif sur sa mère, chez qui elle est venue se réfugier depuis six mois, que Marie-Yvonne Le Moën, domestique à Lanvénégen, tente de mettre un terme à ses questions : « Quand sa mère crut s’en apercevoir [de son état] et lui en parla, elle nia, s’emporta et menaça de se suicider13. »
18Mais le procédé le plus courant pour susciter la pitié consiste à se présenter comme victime de la « langue du monde », c’est-à-dire de la calomnie. Il ne s’agit plus là d’une simple réponse à une intervention ressentie comme une agression, mais d’une forme élaborée de contre-offensive. Car à la prétendue calomnie, les femmes enceintes trouvent une parade que peu se hasardent à défier : la citation en justice. Un simple avertissement suffit dans bien des cas à apaiser la curiosité. Une vingtaine d’inculpées au moins l’utilise avec succès pour faire taire les commérages. Quand la menace ne suffit pas, les femmes qui se prétendent calomniées n’hésitent pas à passer à l’acte et à porter plainte auprès du juge de paix.
19En 1859, Marie-Joseph Hamon est parvenue à faire condamner une de ses voisines à lui verser trois francs, pour prix de ce qu’elle estimait être une diffamation. Par le même moyen, Jeanne Bertel, cultivatrice à La Selles-en-Cogles, parvient à intimider ses voisins : « Jeanne Bertel, écrit Lambert, dont la réputation était déjà très équivoque passait pour être enceinte, mais personne n’osait en parler, parce que son père avait déjà fait un procès à son plus proche voisin, Guillemant, pour avoir parlé dans ce sens14. »
20L’année précédant le crime, déjà, les époux Guillemant avaient fait courir le bruit que Jeanne Bertel était enceinte. « Il y a un an, ils dirent aussi que j’étais embarrassée. Papa les mena à Fougères et leur en fît compter cent sous15. » Les propos de Guillemant avaient été mal acceptés par les Bertel, non seulement parce qu’ils laissaient présager une grossesse illégitime, mais aussi parce que celle-ci était attribuée à un chiffonnier : « Je ne crois pas que Jeannette Bertel ait été d’autres fois enceinte, déclare Guillemant, cependant, vers la Toussaint dernière, son père me fit condamner à lui payer cinq francs, parce que j’avais dit qu’elle s’était fait chérir par un chiffonnier16. »
21Nous sommes mal renseignés sur les autres formes d’intimidation, auxquelles les sources judiciaires ne font que de simples allusions et qui relèvent souvent de la pure violence verbale. Lorsque la famille des inculpés s’associe à ces manœuvres, la crainte du recours à la force physique peut jouer à l’égard des curieux un rôle véritablement dissuasif.
22Dans l’affaire Deluen, c’est le père – incestueux – qui se charge de faire taire la rumeur en proférant des invectives. Il entend ainsi non seulement sauvegarder la réputation de sa fille mais également sa propre tranquillité. Cette tactique lui réussit puisque le premier infanticide, commis de complicité avec sa fille, restera ignoré de la justice. Ce n’est qu’au lendemain du second crime que les langues se délieront. Ernoul de la Chénelière attribue au succès des menaces de représailles proclamées par Deluen le silence gardé par les villageois sur le premier crime :
« Jean Deluen, écrit-il, soutenait contre l’évidence qu’il n’avait jamais eu connaissance de la grossesse, qu’il ne l’avait même jamais soupçonnée. Il demeurait seul avec sa fille et il a été appris que depuis longtemps il avait avec elle des relations incestueuses, que tout portait à penser qu’un premier enfant né de ces relations avait disparu deux ans auparavant, et qu’il avait employé les mêmes menaces et les mêmes dénégations pour faire taire les personnes qui en parlaient. […] Ses menaces et ses dénégations postérieures, ajoutait-il, n’avaient eu qu’un but, celui qu’il a obtenu lors des premières couches de sa fille, d’empêcher le public de parler de ce second accouchement et d’ensevelir le crime dans le silence17. »
Défi, retrait du groupe, dissimulation du ventre
23La curiosité publique se heurte parfois à des formes plus élaborées de déni qui s’apparentent à de véritables stratégies. Ces formes non-violentes de dénégation reposent sur une illusion car elles procèdent d’une évidente sous-estimation de l’adversaire. En recourant à la ruse plutôt qu’à l’injure ou à l’intimidation, certaines femmes entretiennent l’espoir, quelque peu chimérique, de parvenir à tromper l’attention pourtant fort aiguisée de leurs proches, et d’échapper à la vigilance de leur regard.
Défis et bravades
24Les femmes enceintes répondent assez couramment aux offensives inquisitrices de leur entourage par l’esquive. Un premier type de réponse consiste à mettre les interlocuteurs au défi de prouver leurs assertions. Ainsi, Jeanne Le Bourg, une cultivatrice de Hanvec, âgée de 22 ans, essaie-t-elle de dissiper l’inquiétude de sa famille en inversant la charge de la preuve :
« Jeanne Le Bourg était enceinte, elle n’avait fait part à personne de sa grossesse quoique son embonpoint évident le révélât à tous les yeux. C’était le bruit du village. Elle avait répondu à sa mère à qui les propos du public étaient revenus : “Ce n’est pas vrai, ma mère, soyez tranquille.” Avec sa belle-sœur qui, plusieurs fois, lui avait adressé des questions sur son état, tantôt elle détournait la conversation, tantôt elle disait : “Ceux qui disent que je suis grosse seraient bien embarrassés de le prouver18.” »
25Certaines inculpées, au lendemain de leur accouchement, vont jusqu’à prétendre tirer vengeance des atteintes portées à leur honorabilité. Marie-Jeanne Dubois, fileuse à Caurel, pousse l’audace jusqu’à annoncer des représailles :
« Depuis plusieurs mois, la rumeur publique accusait la fille Marie-Jeanne Dubois d’être enceinte : à toutes les questions qu’on lui adressait à cet égard, elle répondait que le bruit que l’on faisait courir sur son compte était mal fondé et qu’il fallait laisser parler le monde […]. Le 25 mai, Marie-Philomène Le Bricon, ayant remarqué que pendant toute la journée la maison de Marie-Jeanne Dubois avait été fermée, se rendit, vers les huit heures du soir, à sa fenêtre, pour lui demander de ses nouvelles. La fille Dubois lui répondit qu’elle était bien, que ses règles étaient revenues, et qu’elle confondrait maintenant ceux qui avaient tenu de mauvais propos sur son compte19. »
26Mais cette réponse, tout empreinte d’esprit de revanche, ne fait que renforcer chez ses proches la conviction qu’elle vient d’accoucher. Ils préviennent alors le maire de la commune.
27Relève aussi du défi l’attitude qui consiste à poursuivre ses occupations habituelles et à continuer à paraître en public. C’est ainsi qu’Anne Doudard entend faire taire les bruits qui courent sur sa grossesse. Une domestique des environs, venue l’engager à travailler quelques jours chez son maître, rapporte en effet :
« Peu de temps avant la Toussaint, étant allée chercher la femme Doudart pour venir travailler à la maison, je la trouvai prête à prendre une jupe de flanelle. Elle me dit : “Soupesez donc cette jupe, comme elle est lourde ! Quand je l’ai, tout le monde me dit que je suis grosse, mais on verra bien qu’il n’en est rien. Je comptais aller comme fileuse en Saint-Georges, mais je resterai exprès pour faire voir que cela n’est pas vrai.” Je lui ai dit en portant la main sur le ventre : “Vous avez pourtant le ventre bien gros” ; mais, sans me permettre de la toucher plus longtemps, elle se retira précipitamment en arrière, en me disant : “Vieille mazette20.” »
28Plusieurs autres accusées usent du même procédé. Jeanne Bily, domestique à Pontchâteau, âgée de 21 ans, refuse malgré l’intervention de son père d’abandonner, le temps de ses couches, son emploi de domestique : « Elle s’y refusa parce que, lui dit-elle, on l’avait mise dans un grand scandale et qu’elle voulait prouver que tout ce qu’on avait dit d’elle était faux21. » Anne-Marie Guilloux annonce, elle aussi, son intention de ne pas quitter la ville de Matignon où elle exerce son métier de couturière-brodeuse : « J’avais servi avec Annette, explique une de ses amies, dans la maison de La Moussaye ce qui fait que je m’étais attachée à elle, quoique j’en eus peur, attendu qu’elle est parfois méchante. À deux reprises différentes je lui parlai de sa première grossesse […]. La première fois elle me dit que pour prouver que cela était faux, elle ne quitterait pas Matignon ; la seconde fois elle dit que seulement mieux nourrie, elle épaississait22. »
29Cette stratégie n’est pas totalement dépourvue d’efficacité. En poursuivant leurs occupations habituelles jusqu’à l’accouchement, et en se livrant même aux travaux les plus durs, plusieurs domestiques parviennent à tromper leurs maîtres. La femme Verdier, boulangère à Saint-Méloir-des-Ondes, assure n’avoir à aucun moment supposé que sa domestique, Marie Trécan, était enceinte. Elle affirme « qu’elle avait complètement ignoré la grossesse de sa domestique, qu’on en parlait bien dans le public, mais comme cette fille avait jusques au dernier jour continué ses occupations ordinaires, elle n’avait point ajouté foi aux bruits qui circulaient23 ».
30L’obstination mise par les inculpées à démentir les présomptions de leur entourage par une présence obstinée et des activités régulières n’est pas sans influer sur les conditions de leur accouchement. Celui-ci se déroule souvent dans la précipitation. Anne Even, filandière à Pludual, âgée de 30 ans, a épousé un marin qui est en mer depuis de longs mois. En l’absence de son mari, elle vit chez ses parents. Afin de ne pas éveiller leur attention, elle s’éclipse pour mettre au monde un enfant adultérin, auquel elle donnera immédiatement la mort. Il ne se passe que fort peu de temps entre le moment où elle ressent les douleurs annonciatrices de l’accouchement et celui où elle revient se livrer à ses travaux habituels : « Le 10 septembre dernier, vers six heures du matin, l’accusée quitta, sous un prétexte mensonger, le domicile de ses parents, se rendit à la maison isolée qu’elle habitait avec son mari, quand ce dernier était à terre, et y accoucha d’un enfant du sexe masculin. Après une heure d’absence, elle revint chez ses parents et se livra à ses occupations accoutumées pour détourner les soupçons que la grosseur inusitée de sa taille avait fait naître24. »
31Défi et bravade ne parviennent pas toujours à déjouer la vigilance des proches. Paradoxalement même, ils n’ont parfois d’autre effet que de conforter la propre crédulité de celles qui les expriment, contribuant à les couper de la réalité. L’enfermement dans la dénégation peut les rendre aveugles au jugement de leur entourage, moins dupe de leurs stratagèmes qu’elles ne peuvent se l’imaginer. Il reste que certaines femmes, se laissant prendre à leur propre piège, finissent sans doute par se persuader elles-mêmes qu’elles ne sont pas enceintes.
Retrait du groupe
32D’autres tactiques, contrairement à celle qui consiste à assurer une présence ostentatoire dans l’espace public, visent à se soustraire aux regards par le retrait de toute activité sociale ou la dissimulation du corps. Se soustraire aux regards, c’est d’abord éviter les lieux habituels de la sociabilité féminine que sont l’église, le four et le lavoir. Les femmes qui cherchent à échapper à la curiosité publique évitent donc, autant que faire se peut, de se montrer dans leur village.
33Michelle Dano parvient pratiquement à se cloîtrer chez son maître dans les derniers temps de sa grossesse. Plusieurs de ses voisins sont restés très longtemps sans la rencontrer : « Cette fille dès l’hiver dernier était malade ; on disait qu’elle avait la fièvre, elle ne sortait pas de la maison de son maître, c’est du moins ce qui se disait dans le village et il y avait bien trois mois que je ne l’avais vue lorsque le mardi ou mercredi de la semaine dernière […], je la rencontrai dans un champ près du village25. » Une telle solution n’est évidemment pas à la portée de toutes les domestiques. Michelle Dano dispose chez son maître, qui est sans doute son amant, d’une position suffisamment privilégiée pour se dérober aux diverses corvées (lessive, cuisson du pain, vente des œufs ou du lait…) qui amènent généralement les domestiques à se déplacer dans le village. Pour expliquer son retrait du monde, elle prétexte une fièvre qui la tient alitée plusieurs mois. Or, non seulement son maître la conserve auprès de lui, mais il refuse formellement de la renvoyer lorsque le « subrogé tuteur » de ses enfants, la voyant sur le point d’accoucher, intervient, par crainte du scandale, pour la faire chasser de la maison.
34On ne peut s’abstraire totalement de la vie publique sans un bon prétexte. C’est la maladie qui vient, dans la plupart des cas, légitimer la claustration des femmes qui cherchent à éviter, quand leur état devient trop apparent, d’être vues. Pompée Gouriou, après être allée servir comme domestique, est revenue vivre chez sa mère à Langoat, pour élever un premier enfant naturel. Lors de sa deuxième maternité, elle prend prétexte du dérangement de sa santé pour s’enfermer dans la maison maternelle. Mais sa maladie ne trompe personne et lorsque le cadavre d’un enfant nouveau-né est découvert dans la commune, elle est immédiatement suspectée du crime : « On la soupçonna parce qu’on supposait qu’elle avait été enceinte et que la maladie qui la retenait depuis longtemps à la maison, où elle ne se laissait jamais voir, était simulée afin de cacher à tous les yeux sa grossesse26. »
35Marie-Joseph Kerdreux, cultivatrice à Crozon, employée à la construction du môle de Morgat, ne peut utiliser la même tactique. Elle est obligée de recourir à diverses ruses, comme de ne rentrer chez elle qu’à la nuit tombée ou de se placer, lorsqu’elle participe aux veillées, à l’endroit le moins éclairé, pour se mettre à l’abri des regards. Il s’agit pour elle d’un combat de tous les instants :
« Comme je n’ai jamais été bien réglée, je ne me suis pas aperçue des premiers temps de ma grossesse. Ce n’est qu’à la fin d’août que j’ai senti les premiers mouvements de mon enfant. Depuis ce moment j’ai tout fait pour cacher ma position. J’évitais de me tenir debout devant les personnes, enfin quand ma famille me questionnait, je lui répondais durement. J’avais honte de paraître en public et le dimanche je m’habillais comme pour aller au bourg, mais au lieu de m’y rendre, je me cachais dans la crèche et quand je m’apercevais que quelques personnes étaient de retour au village, je quittais la cachette et me présentais devant ma famille27. »
36Cette accumulation de précautions est sans effet sur le voisinage. Chacun s’attache à l’observer et nul n’est dupe de ses divers stratagèmes : « Presque tous les jours alors on ne parlait que de sa grossesse, chacun faisait sa remarque. Celui-ci disait que quand elle allait veiller chez Bothorel elle se plaçait de manière à tourner le dos à la lumière. Celui-là, que quand elle allait garder ses vaches, elle s’éloignait beaucoup du village et était toujours seule ; enfin tout le monde avait remarqué qu’elle ne paraissait plus le jour, qu’elle partait de bon matin pour se rendre à Morgat et n’en revenait que très tard. » Au lendemain de son accouchement, elle affecte, à l’inverse, de se montrer en public. Mais elle ne parvient pas pour autant à détruire la suspicion des habitants de Crozon : « Au contraire après la foire des Rois, c’est-à-dire après le 7 janvier dernier elle affecta de se montrer à tout le monde. Elle allait au four du village faire cuire des petits pains préparés pour elle. Mais la pâleur de sa figure faisait dire à tout le monde qu’il n’y avait plus de doute sur son accouchement. Cependant personne du village, les voisins, son frère même, n’avait rien vu ni entendu28. »
Dissimulation du ventre : les stratagèmes
37D’ordinaire les inculpées peuvent difficilement échapper aux contraintes de la vie sociale. Il est rare que les domestiques puissent bénéficier d’une liberté suffisante pour limiter les occasions de fréquenter les lieux publics. Dans ce cas, et à l’image de Marie-Joseph Kerdreux, elles emploient toutes sortes de ruses pour travestir leur apparence. Ces stratagèmes les contraignent parfois à des postures pour le moins inhabituelles qui, loin de détourner l’attention des autres, la mettent en éveil. L’une des cultivatrices du village où demeure Julienne Godard, fileuse et mendiante, rapporte ainsi que chaque fois qu’elle « rencontrait la Godard, celle-ci avait soin de tenir sa jupe dans une poignée et de se plier le corps en avant, sans doute pour empêcher qu’on ne s’apperçût qu’elle fut grosse29 ».
38Jeanne-Marie Leroux, domestique à La Chapelle-Launay, sur le point d’accoucher et cherchant désespérément à masquer le volume de son ventre, use du même expédient : « Lundi dernier, raconte une voisine, j’étais avec six autres journalières […] à broyer du lin chez François Gérard à Beleba. Sa domestique, Jeanne Leroux, était occupée à la maison et vint fort peu avec nous […]. Dans ce peu de temps, elle se plaignit beaucoup, disant qu’elle souffrait, nous remarquâmes qu’elle avait le ventre extrêmement gros. En marchant, elle se penchait en avant comme pour le dissimuler30. » On apprend aussi que Marie-Jeanne Rozé qui, après avoir suivi à Paris son amant, était revenue se réfugier chez sa mère « marchait toujours courbée et cherchait à éviter les regards en se cachant au fond de sa maison31 ».
39D’autres femmes tentent de transformer leur apparence. Afin d’enrober d’un flou trompeur la rotondité de leur ventre, elles superposent, telle la femme Hervoch, plusieurs jupes ou omettent de lacer leurs vêtements :
« – Que faisiez-vous pour dissimuler votre état ?
– Je relevais mon tablier très haut et je laissais ma jupe desserrée sans me lacer32.
40Cet artifice fait parfois illusion. L’ancien maître de Vincente Le Gall, domestique à Naizin, avoue ses incertitudes quant à l’origine de l’embonpoint qu’il avait cru constater chez sa domestique. Après avoir d’abord pensé qu’elle était enceinte, il dit s’être laissé convaincre par ses dénégations :
« Je lui dis donc qu’on prétendait qu’elle était grosse, et que recherchant les hommes comme elle le faisait, cela pouvait fort bien être, que je l’engageai à se rendre avec une de mes filles qui l’accompagnerait chez la sage-femme de Locminé, pour que l’on sût positivement à quoi s’en tenir sur son état, je m’engageai à payer ce qu’il en coûterait pour cette visite. Mais Vincente Le Gall s’y refusa formellement, en protestant qu’elle n’était pas grosse. Je n’avais pas non plus la certitude qu’elle le fût, car elle portait toujours plusieurs jupes et l’hiver dernier étant rigoureux, je ne savais si je devais attribuer l’épaisseur de sa taille au volume de ses vêtements ou à quelqu’autre cause33. »
41La superposition de vêtements sert également à masquer l’amaigrissement consécutif à l’accouchement. Marianne Bourbé, tailleuse à Goulien, parvient par ce moyen à abuser la meunière qui l’emploie comme couturière à la journée. Celle-ci affirme n’avoir remarqué aucune modification dans l’apparence de Marianne Bourbé : « Lundi dernier 17 de ce mois, elle arriva chez moi, vers huit heures et demie du soir, pour travailler parce que je lui avais dit de venir avant les gras, elle m’a paru plus pâle qu’à l’ordinaire, je n’ai pas remarqué qu’elle fut plus mince mais il est vrai qu’elle avait trois jupes34. » Mais le témoignage de cette meunière est sujet à caution. Bien qu’elle connaisse parfaitement Marianne Bourbé et qu’elle la rencontre régulièrement, elle affirme n’avoir pas remarqué son état. Leur parenté – elles sont cousines à un degré très éloigné – explique peut-être sa réserve.
42Le subterfuge le plus couramment employé pour masquer la silhouette consiste à porter le tablier roulé et relevé sur le ventre. C’est celui dont use Olive Belnard, qui prend également soin de sortir le moins possible : « Cette fille prenait toutes sortes de précautions pour déguiser son état : elle avait toujours le tablier relevé et roulé sur le ventre ; ajoutez à cela qu’elle ne sortait que quand elle en avait absolument besoin et qu’elle ne fréquentait pas les femmes du village35. » Elle ne peut cependant se dérober à la corvée du four banal, pas plus qu’elle n’ose se passer de la messe paroissiale. Elle ne peut donc échapper à la vigilance des autres femmes : « Je dois dire, dépose l’une d’elles, que je ne voyais pas souvent la fille Belnard : ce n’était que lorsque j’allais au bourg à la messe, ou au four banal de son village que j’avais l’occasion de la rencontrer. Outre les observations dont je vous ai fait part, je remarquai que cette fille portait alors son tablier relevé et roulé sur le ventre, comme pour en déguiser la saillie36. »
43Seule parmi la vingtaine de femmes qui utilise l’artifice du tablier roulé, Marie Audié parviendra à mener sa grossesse jusqu’à son terme sans attirer l’attention de ses proches : « Personne ne s’est aperçu qu’elle fut enceinte ; elle prenait la précaution de relever toujours son tablier dans lequel elle plaçait des poteries, de la filasse ou autre chose. » Mais cet aveuglement est favorisé par la marginalité de Marie Audié, qui vit dans une chaumière isolée, et par son statut de semi-mendiante, qui lui procure une relative liberté de mouvement. De plus, elle n’abandonne aucune de ses activités habituelles, y compris les plus harassantes : « La veille même de son accouchement […] elle était à faire la buée chez Elisabeth Eno, veuve de Jean Collin, demeurant à Villeneuve-Saint-Martin37. »
44Un dernier moyen consiste à se serrer le ventre. Il s’agit là, sans doute, du détournement d’une pratique traditionnelle destinée à rendre le fardeau de la grossesse moins pénible38. Si l’on en croit l’expérience d’une veuve de Crach entendue comme témoin dans une affaire d’avortement, cet artifice est couramment employé par les « filles » enceintes qui cherchent à garder le secret sur leur position : « Les filles comme cela ne sont pas comme les femmes mariées ; celles-ci ne se serrent pas : on voit bien leur grossesse ; les autres au contraire se serrent en dessous pour qu’on ne voie rien39. » Il figurait aussi parmi les nombreux subterfuges employés par Marie-Joseph Kerdreux. Elle en fera l’aveu à plusieurs reprises : « Je me suis serrée du jour où je m’aperçus que j’étais enceinte et je l’ai fait le plus que j’ai pu40. »
45L’usage du corset est attesté à cette fin chez plusieurs inculpées, notamment chez Louise Auffret, filandière à Hémonstoir, âgée de 35 ans, jugée en 1843, et chez Perrine Orière, une cultivatrice de Torcé, âgée de 20 ans, jugée en 1847. Toutefois, dans ce dernier cas, le président de la cour d’assises paraît étonné de constater une telle pratique chez une accusée appartenant à un village reculé. « Elle avait par tous les moyens possibles et même, ce que je n’avais jamais vu dans le fond de la campagne, par le moyen d’un corset fait exprès pour comprimer le ventre, cherché à cacher sa grossesse, et elle avait nié son accouchement, après comme avant la visite de l’homme de l’art41. »
46Une troisième inculpée, urbaine cette fois, Séverine Lebez, utilise un « corsage à baleines » qui ne doit guère être différent. Comme elle exerce la profession de tailleuse, il s’agit sans doute d’une pièce sortie de son industrie et adaptée à ses besoins particuliers. Mais elle ne parvient à tromper que ses parents. Les autres témoins, plus fins observateurs, accumulent les notations sur l’évolution de sa silhouette :
« Le temps marchait, Séverine changeait à vue d’œil, des rousseurs ou tâches de rouille lui étaient venues au visage ; elle attribuait cela à un coup de soleil, on avait remarqué à la fin de l’hiver quelque vomissement, – on remarquait aussi à sa taille un peu d’épaississement, malgré toute son habileté à la comprimer par un corsage à baleines. Enfin, tout le monde supposait une grossesse qu’elle dissimulait avec le plus grand soin ; c’est ainsi que la veille de son accouchement clandestin, elle parlait de faire son jubilé de suite et ses Pâques deux jours après ; on disait ses parents bien aveugles42. »
47Les femmes usent également de ceintures ou de sangles, plus traditionnelles chez les femmes du peuple. Marie Rubion, domestique à Cornillé, dissimulait son état « à l’aide de ceintures qui lui servaient à se comprimer les seins et le ventre43 ». Gillette Cadro, domestique chez de riches propriétaires de Gaël, est congédiée par sa maîtresse qui la surprend à se serrer le ventre à l’aide de sangles : « Le 13 août, la femme Dibart, prévenue que sa domestique était enceinte […] résolut de [la] surveiller. Pendant que celle-ci s’habillait pour aller à la grand-messe, la femme Dibart placée dans un appartement supérieur dont les planches étaient trouées la vît se serrer la taille et le ventre avec une sangle. Elle la congédia quelques heures après44. » D’autres, plus inventives ou plus déterminées, ont recours à des moyens de contention plus perfectionnés. C’est le cas d’Olivette Helbert, femme Clermont, domestique à Châteauneuf, âgée de 27 ans qui, nouvellement mariée, tient absolument à laisser son époux ignorer sa position. Pourtant, celui-ci ne semble l’avoir épousée que par intérêt. Ce mariage, auquel il n’a consenti qu’après avoir exprimé une franche résistance, paraît être le résultat d’un arrangement destiné à sauver la réputation d’Olivette Helbert :
« Le 15 septembre 1858 était le jour fixé pour le mariage de la fille Helbert avec Alexandre Clermont, fainéant et vagabond. Il paraît que le futur avait eu connaissance des bruits fâcheux qui circulaient sur le compte de sa future ; il alla se cacher dans un grenier pour ne pas avoir à comparaître devant le maire ; mais la fille Helbert l’y découvrit. Elle alla l’y chercher et l’amena devant le maire qui fut loin d’encourager cette union ; mais les deux contractants déclarèrent qu’ils réclamaient le mariage et il fut célébré. Clermont affirma qu’avant et depuis les noces, il n’a jamais eu de rapports intimes avec Olivette Helbert, il le lui a soutenu à la confrontation. Cette femme a toujours nié sa grossesse avec énergie. Alléguant une prétendue hernie, elle comprimait le développement de sa taille à l’aide d’une planchette qu’elle avait fait faire par un menuisier, lui disant que c’était pour suspendre une lampe45. »
Le déni d’accouchement
48Un certain nombre de femmes ne se font aucune illusion sur la connaissance que leur entourage peut avoir de leur position. Elles s’efforcent malgré tout, dans un effort quelque peu désespéré, de donner le change en abandonnant le moins longtemps possible l’espace public ou en tentant d’apporter, au lendemain de leur accouchement, la preuve matérielle qu’elles n’ont jamais été enceintes.
Un impératif : être vue
49Comme Anne Even, qui ne s’absente qu’une heure pour mettre au monde et tuer son enfant, quelques femmes s’efforcent d’assurer une présence physique qui ne laisse supposer aucune rupture dans l’emploi de leur temps. Se sachant surveillées, elles veulent éviter, en disparaissant de façon brutale ou prolongée du théâtre de la vie collective, de donner à croire qu’elles ont eu le temps d’accoucher. Il s’agit pour elles de se faire voir et d’être vues.
50Marie-Jeanne Joly, âgée de 22 ans, couturière à Plouescat, accomplit de vains efforts pour tenter d’effacer le doute qui, depuis de longs mois, s’est introduit dans l’esprit des habitants de sa commune sur son état. Accouchée le 11 juin 1850, elle s’efforce de reparaître en public le plus rapidement possible. Mais ce procédé produit sur son entourage l’effet inverse à celui escompté et ses voisines constatent immédiatement les changements survenus dans sa silhouette : « Le soir du 12, Marie-Jeanne Joly se leva et affecta de se faire voir à ses voisins qui remarquèrent le changement survenu dans sa taille. » Leur attention avait été éveillée par les manœuvres de la mère de Marie-Jeanne Joly qui, en pleine nuit, était allée nettoyer des draps et des chemises au lavoir : « Une voisine la vît et fut à la fois surprise et de l’heure à laquelle elle se livrait à cette besogne et de la manière insolite dont elle s’y prenait. Elle ne se servait pas, en effet, du battoir qui est toujours employé en pareil cas, dans le pays, mais qui fait beaucoup de bruit et se bornait à frotter avec précaution le linge entre ses mains. » Cette démarche était d’autant plus désespérée, que la réputation de Marie-Jeanne Joly était perdue : « Le dérangement de ses mœurs, ses relations intimes avec un jeune remplaçant militaire qui n’étaient un secret pour personne, l’altération de ses traits, les tâches jaunâtres de son front et surtout le développement croissant de sa taille avaient rendu sa grossesse un fait de notoriété publique à Plouescat qu’elle habitait et dans les environs. Plusieurs fois on lui en avait parlé : on avait même averti sa mère et ses sœurs des bruits qui couraient sur son compte et on les avait engagées à y prendre garde46. »
51Tout aussi vaine avait été la tentative de Renée Milin, aide-cultivatrice à Cléder, âgée de 19 ans, de cacher son accouchement. Elle s’était ostensiblement installée à l’entrée de sa maison quelques heures après sa délivrance, de manière à être vue de tous les passants. Elle cherchait ainsi à dissiper l’étrange impression qu’elle avait pu produire ce jour-là sur ses voisines, qui l’avaient vue errer dans les champs et voulait éviter que la nouvelle de son accouchement se répande :
« Le 26 juin dernier, la fille Milin travaillait dans une parcelle qu’elle avait ensemencée de pommes de terre : c’était avant midi, une voisine l’apperçut, elle paraissait fort agitée, elle s’introduisit dans une pièce de froment, qui bordait la parcelle de pommes de terre, elle regardait cette voisine avec anxiété, elle rentra chez elle vers midi, sans que la voisine cherchât à s’expliquer d’où provenait cette agitation. Une autre voisine entra le même jour, vers trois heures de l’après-midi chez la fille Milin qui était au lit. La mère parut fort contrariée de la présence inopinée de cette femme et s’empressa de dérober sa fille à ses regards, en fermant précipitamment le lit ; deux heures après, Renée Milin s’était levée, elle filait debout à la porte d’entrée de sa maison, ayant eu soin de tenir fermé le battant inférieur de la porte, ce qui empêchait de reconnaître s’il y avait quelque changement dans son état47. »
L’exhibition de fausses preuves
52Un autre type de déni, postérieur à l’accouchement, auxquelles les accusées paraissent avoir encore plus fréquemment recours, consiste à tenter d’établir la fausseté des allégations qui les avaient visées. Le sens de cette démarche est de démontrer, par la présentation d’un linge ou d’une chemise tachés, que les règles, qui avaient été malencontreusement suspendues, ont repris leur cours normal.
53Renée Noton, journalière à La Guerche, enceinte des œuvres de son père, et peut-être particulièrement soucieuse d’en finir avec la rumeur, utilise tour à tour ces deux stratagèmes : « Le 17 avril, elle dut accoucher vers onze heures du matin. Afin de prouver qu’elle n’était pas enceinte, elle se découvrit devant une de ses voisines et lui fit remarquer qu’elle était dans ses mois. Là ne se bornèrent pas ses précautions, elle se promena dans la ville depuis une heure et demie jusqu’au soir48. »
54De même, Jeanne Le Goff, « ménagère » à Guern, s’empresse-t-elle de parcourir les rues de son village pour annoncer la nouvelle du retour de ses règles. Mais elle le fait dans un esprit de revanche et avec une hardiesse qui sont perçus comme une « effronterie » : « Dans la nuit du 31 août au 1er septembre dernier, elle donna le jour à un enfant du sexe féminin et, dès le point du jour, elle s’empressa de parcourir son village, de tenir des propos menaçants aux personnes qui lui avaient précédemment parlé de sa grossesse, et pour leur prouver combien étaient injustes les calomnies qu’on avait répandues sur son compte, elle fît voir qu’elle avait ses menstrues. » Son attitude belliqueuse n’intimide guère ses voisines : « Elle rencontra des femmes qui avaient de l’expérience, qui reconnurent la nature du sang qu’elle perdait, et qui instruisirent le maire de l’accouchement de Jeanne Le Goff : ainsi les précautions qu’elle avait prises tournèrent à son détriment49. »
55C’est aussi comme une effronterie qu’est perçue l’attitude de Marie-Françoise Nédélec, de Commana. Pour tenter de convaincre les femmes des environs qui, persuadées qu’elle a accouché, font irruption chez elle à la recherche de l’enfant, elle leur dévoile sa poitrine dans un geste de défi : « Qu’est devenu votre enfant ? disent ces femmes, tout émues, nous l’avons entendu crier… “Il n’est pas question d’enfant, répond froidement l’accusée, Je ne suis pas ce que vous pensez. [Puis présentant effrontément sa poitrine] Voyez, dit-elle, si c’est là le sein d’une femme qui vient d’accoucher. En tout cas, faites les perquisitions que vous désirez, je ne crains rien50.” »
56Ces deux accusées, qui se sentent libérées par leur accouchement des pressions psychologiques de leur entourage, ont une attitude provocante à l’égard des auteurs de leurs tourments. Leur absence de diplomatie, peu respectueuse des prérogatives dont la communauté des habitants se sent investie dans la surveillance des conduites privées, n’est pas sans rapport avec la cruauté dont elles ont usé pour accomplir leur crime. L’autopsie du cadavre de l’enfant de Jeanne Le Goff révèle de multiples blessures : plaie au cou, mâchoire brisée, fracture de plusieurs côtes, lésions au crâne. Celui de Marie-Françoise Nédélec a la mâchoire inférieure « déchirée » jusque derrière l’oreille. Au maire qui lui demande : « Vous vous êtes donc servie d’un couteau, ou de quelque autre instrument pour déchirer ainsi votre enfant ? » elle répond : « Non, Je ne me suis servie que de mes mains ; c’est en le serrant et en le frottant contre le coin du banc que je l’ai mis dans cet état51. » Cette cruauté reflète non seulement la haine ressentie à l’égard d’enfants qui ne sont que les fruits non désirés d’amours illégitimes, mais aussi le caractère insupportable de la surveillance dont elles ont fait l’objet. Les violences exercées sur l’enfant seraient, en quelque sorte, proportionnelles à la réprobation publique qu’elles ont sentie peser sur elles.
57Pour de nombreuses accusées, le terme de la grossesse apparaît comme la fin d’une épreuve. Marie-Jeanne Le Chat, journalière à Saint-Méloir-des-Ondes, exprime combien la « délivrance » que représente l’accouchement n’est pas tant physique que morale. Après s’être enfermée dans une étable au moment de ses couches et avoir refusé les secours que lui offraient ses voisines, elle s’empresse d’exhiber la preuve prétendue du retour de ses règles et laisse échapper son soulagement : « Lorsqu’elle fut délivrée, elle sortit et faisant remarquer du sang sur sa jupe et ses sabots elle dit : “Les babils du monde vont enfin finir !” Elle prétendait que ses menstrues qui avaient été supprimées venaient de reparaître naturellement52. » Marguerite Bernard, domestique de ferme à Lanmeur, âgée de 24 ans, exprime le même sentiment d’apaisement au lendemain de ses couches et s’efforçant de rassurer sa mère, lui dit : « Vous ne serez plus inquiète, car mes menstrues sont revenues53. »
58Le geste de présenter à la curiosité publique des traces de sang n’a pas la même signification pour toutes les femmes infanticides. Pour des domestiques ou des journalières dont l’avenir économique est suspendu à la préservation de leur réputation, il s’agit d’un geste d’espoir. « J’avais bien raison de soutenir que je n’étais pas enceinte, voilà mes règles revenues. Je vais bien me porter, maintenant54 ! » s’écrie Perrine Dubois, âgée de 40 ans, à l’adresse de ses maîtres, agriculteurs à Bourg-des-Comptes, qui, ayant entendu les vagissements d’un enfant et entrepris des recherches, découvrent des traces de sang dans leur étable.
59Mais les maîtres ne se laissent qu’exceptionnellement prendre à ce piège. Seule, parmi les domestiques qui recourent à cet expédient, Jeanne Yviquel parvient à convaincre sa maîtresse qu’elle n’a jamais été enceinte :
« Jeanne Yviquel était depuis deux ans au service du Sr Denions, cordonnier à Guérande : elle était douce et diligente, sa conduite était réservée. Aussi, ses maîtres l’avaient prise en affection. Cependant un propos tenu par une autre domestique donna à penser à la femme Denions ; elle observa le linge de Jeanne Yviquel et reconnut que la circulation du sang était suspendue depuis plus de deux mois : elle manifesta ses soupçons à sa domestique qui se défendit avec force. Néanmoins elle la congédia : au bout de huit jours, Jeanne Yviquel revint et montra sa chemise ensanglantée. La femme Denions accepta cette justification et comme elle était satisfaite de son service, elle consentit à la reprendre55. »
60Le déni incite les femmes qui se préparent à commettre un infanticide à ne pas interrompre leurs activités professionnelles. Il leur arrive donc assez fréquemment d’être saisies des douleurs de l’accouchement alors qu’elles participent à un travail collectif. L’argument du retour impromptu des règles est utilisé par elles pour expliquer les traces de sang que leurs compagnons de travail ne peuvent manquer d’observer sur leurs vêtements.
61Le 30 août 1853, Marie Nicolas, femme Grabot, une journalière de Trigavou, âgée de 35 ans, est à moissonner avec d’autres ouvriers agricoles. Elle se sait proche du terme de sa grossesse. Mais comme elle a nié énergiquement son état et qualifié les personnes qui lui en parlaient de « mauvaises langues », elle s’efforce, par un surcroît d’activité, de donner le change à ses compagnons de travail. Elle se montre donc « plus gaie, plus alerte, plus agissante qu’aucun d’eux. Elle faisait de l’ouvrage comme six, ont dit les ouvriers qui partageaient son labeur56 ». Lorsqu’elle ressent les premières douleurs, elle s’empresse de s’isoler. Mais son absence à l’heure du repas n’est pas sans intriguer ses compagnons : « Après le repas et lorsqu’elle retourna au travail, tous les ouvriers chuchotèrent et se dirent qu’elle venait sans aucun doute d’accoucher. Elle sentit la nécessité de se justifier et elle déclara alors que, pendant le repas, elle avait eu mal au cœur, qu’elle avait vomi trois fois et que les efforts qu’elle avait faits avaient fait reparaître son sang abondamment. “Voyez, ajouta-t-elle, mon tablier, comme il est sanglant ! J’ai été obligée d’en demander un à la femme Lesage [propriétaire de la ferme] pour couvrir le mien. Comme le monde est méchant ! On disait partout que j’étais enceinte57 !” »
62Et elle donne de son malaise une explication qui ne manque pas d’étrangeté, affirmant « qu’elle venait d’éprouver une crise heureuse, que depuis une année ses règles lui manquaient par suite de maux violents à l’estomac, qu’elle avait eu des vomissements abondants, qu’elle avait rejeté une grande quantité de vers, que, dans les efforts qu’elle avait faits, le sang avait reparu, et qu’elle ne s’était jamais mieux portée58 ».
La physiologie au secours du déni
63Déni de grossesse et déni d’accouchement s’inscrivent dans une véritable rhétorique du fonctionnement du corps féminin. Quelques femmes, comme Marie Grabot, prennent prétexte d’étranges maladies pour expliquer leur apparence de grossesse. Mais c’est plus généralement au cours capricieux du flux sanguin et, conséquemment, à l’accumulation de liquides – sanguin ou aqueux – dans le corps féminin, que sont attribués la plupart des troubles qui l’affectent, et qu’il faut se garder de confondre, disent les inculpées, avec l’état de grossesse. Ce discours paraît si répandu qu’il ne trouve guère de contradicteurs, même parmi le public éclairé des médecins.
L’explication par la maladie
64La maladie occupe une place non négligeable dans l’argumentaire des femmes qui se croient tenues d’expliquer l’épaississement de leur silhouette ou de justifier les douleurs dont elles sont saisies lorsqu’arrive le temps de l’accouchement. Elles invoquent alors, pour expliquer leur souffrance, des maux de tête, de dents ou de ventre. Peut-être s’agit-il là des maux les plus rebelles à la pharmacopée traditionnelle à laquelle ont habituellement recours les habitants des campagnes. Les maux de ventre, « d’entrailles », sont particulièrement adaptés à l’explication des douleurs de l’accouchement. Ils sont en outre en parfaite conformité avec la conjoncture sanitaire, puisque l’on sait que la dysenterie sévit de manière endémique en Bretagne au xixe siècle.
65Hélène Le Saux prend prétexte de l’une de ces épidémies pour justifier un pressant besoin de s’échapper, au moment de ses couches, de la maison de ses maîtres : « Dans la nuit du 22 au 23 août dernier, Hélène Le Saux, domestique des époux Alano, cultivateurs au village de Saint-Illy en Baud, paraissait beaucoup souffrir. Se disant atteinte d’une maladie alors très commune dans les campagnes, la dysenterie, elle se leva, se plaça près du feu, sortit, rentra, se remit au lit, puis sortit de nouveau. La femme Alano se leva, fut la trouver et l’engagea à rentrer ; mais Hélène Le Saux dit qu’elle se trouvait mieux hors de la maison59. » Le procédé est commun. Jeanne-Marie Frémont, domestique à Chavagne, âgée de 23 ans, cherche par le même moyen à se soustraire à la surveillance de ses maîtres :
« En juin 1857, Jeanne-Marie Frémont entra au service des époux Renac. Dès lors, le développement de sa taille éveilla quelques soupçons et bientôt les signes de sa grossesse devinrent évidents pour tous. Dans la nuit du 18 au 19 septembre elle se plaignit de coliques, dysentériques suivant elle, et sortit une première fois entre onze heures et minuit. Vers deux heures, elle sortit de nouveau et Renac, qui s’était levé pour la surveiller, l’entendit pousser des cris de douleur au fond du jardin, où, le lendemain, il trouva des caillots de sang60. »
66Les parturientes disposent d’un véritable arsenal de maux susceptibles de légitimer le dérangement de leur santé. Parmi celles qui utilisent à cette fin le répertoire médical, la Vve Lépinay est une des rares à se cantonner dans la prudence pour décrire sa supposée maladie. Lorsque, informé de la rumeur qui annonce son accouchement, le maire de sa commune vient la trouver pour lui demander des éclaircissements, elle lui dit « qu’elle n’avait point été enceinte et qu’une maladie, dont elle ignorait le nom et la cause, avait seule occasionné les apparences de grossesse remarquées par les voisins61. »
67Les femmes qui opposent aux investigations de la communauté les particularités de leur physiologie tirent fréquemment prétexte des aléas du flux menstruel. La logique de ce discours est très forte. Il met mal à l’aise les agents communautaires ou étatiques – maires, gendarmes, magistrats, prêtres – chargés du contrôle social ou de la répression des crimes, qui appartiennent tous au sexe masculin. Il s’appuie en outre sur un ensemble de représentations fortement ancrées dans l’imaginaire collectif qui fait de la femme un être perpétuellement malade, asservi aux contraintes de sa physiologie. Jean-Pierre Peter a mis en évidence la prédominance de cette conception dans la pensée médicale du xviiie siècle : « Tout en elle renvoie à son sexe et s’identifie à lui. La femme, au physique, est utérus. […] De là dérive que tout ce qui touche aux maladies des femmes s’entend comme l’expression même de leur nature de femmes. En tant qu’elles sont femmes, elles sont malades62. »
Les « affaires » des femmes : les règles
68Les diverses expressions employées pour désigner les règles sont particulièrement significatives de l’assujettissement de la femme à sa physiologie. La menstruation y apparaît comme la composante essentielle de sa nature. Ainsi, dans la déposition d’une fileuse entendue dans l’affaire Michelle Dano, les règles sont-elles présentées comme « les marques » mêmes de la féminité. S’exprimant sur l’origine supposée de leur suppression chez l’inculpée, elle déclare : « Elle m’a dit que lors de la récolte des chanvres de l’année dernière, elle en avait porté une grande quantité à rouir ; qu’elle était en sueur ; que dans cet état, elle était entrée dans l’eau ; que depuis ce temps elle ne voyait plus les marques de son sexe ; que déjà pareilles suppressions lui étaient arrivées précédemment ; qu’elle avait eu la fièvre63. »
69Il y a donc une visibilité du bon fonctionnement du corps féminin, comme de ses dérèglements, qui justifie et facilite l’exercice du contrôle social. « Voir » est même synonyme d’avoir ses règles. « Je n’ai encore rien vu », écrit, par exemple Séverine Lebez à son amant Chauvigné, pharmacien, lorsqu’elle prend conscience de sa grossesse, dans l’espoir sans doute qu’il lui procure des remèdes propres à faire revenir ses menstrues64.
70Même clandestine, la vie sexuelle des femmes présente la particularité d’être lisible sur leur corps. C’est bien l’absence de traces tangibles de la régularité de l’écoulement menstruel chez sa fille, une blanchisseuse de 25 ans, qui inquiète la mère d’Adrienne Fichoux : « Il y a quatre à cinq mois, j’avais des inquiétudes sur le compte de ma fille qui ne voyait plus ses règles, attendu surtout que je n’en avais pas remarqué la suppression avant cette époque65. »
71Les règles sont aussi la grande affaire des femmes, elles sont au centre de bien des conversations. C’est précisément sous le terme d’« affaires » qu’elles sont quelquefois désignées dans le langage courant. Marie-Jeanne Le Bonzec, cherchant, peu après un accouchement clandestin, à convaincre sa belle-sœur du rétablissement de sa santé, lui dit, en lui montrant des traces de sang : « Voyez maintenant que mes affaires coulent, si je ne deviendrai pas bientôt comme vous-autres66. » Cette expression n’est pas propre aux classes populaires. La femme d’un capitaine de navire de Nantes l’utilise également pour informer son mari de l’état de santé de leur servante, Marie-Agathe Jamet. N’ayant pas remarqué que cette dernière venait d’accoucher et prenant les multiples traces de sang qu’elles avaient observées dans son lit et sur ses vêtements pour un violent retour de règles, consécutif à une longue suspension, elle annonce à son mari « que ses affaires [les règles de Marie-Agathe Jamet] étaient enfin venues, mais qu’elle était baignée dans le sang, ce qui n’était pas extraordinaire par le temps qu’elles lui manquaient67 ». Cette image d’un violent retour du sang, proportionnel à la durée de l’aménorrhée, n’est pas exceptionnelle. Elle paraît même posséder, dans la langue bretonne, une désignation particulière. On en trouve mention dans la déposition d’une couturière entendue comme témoin dans l’affaire Marie-Jeanne Labat : « À sept heures du matin, je demandai à la femme Tassin ce que sa sœur [Marie-Jeanne Labat] avait, et elle me répondit c’est un retour de menstrues (dirolladen), c’est-à-dire un coup de sang par suite de ce retour68. »
72On rencontre la même formulation dans l’affaire des époux Deschamps, agriculteurs à Cesson. Interpellé, au lendemain de l’accouchement de sa femme par l’un de ses ouvriers agricoles, qui lui demandait « ce qu’il avait fait de son petit gars », le mari rétorquait : « Tu es mal avisé, ma femme n’a eu qu’un éboulement de sang69. » Cet homme n’était pas le père du nouveau-né et n’en voulait à aucun prix. Ayant participé à l’infanticide, il avait tout intérêt à faire passer l’accouchement de sa femme pour un simple « éboulement » de sang. Le terme « déboulement » est également employé, avec le même sens, dans un autre dossier d’Ille-et-Vilaine. Gilonne Orain, cultivatrice à Talensac, soupçonnée de complicité dans le crime imputé à sa fille Louise, soutient que celle-ci n’a jamais accouché. Elle aurait souffert d’un simple malaise, lié au retour du flux menstruel :
« Le 9 mai, entre quatre et cinq heures du matin, ma fille se plaignant toujours d’une violente colique alla dans le jardin, je ne la suivis pas. Au bout d’un quart d’heure, j’entrai moi-même dans le jardin… Je lui demandai si elle allait bientôt rentrer, elle me répondit : Oui ! et je retournai à mon ouvrage, dans la maison. Une demi-heure après, voyant qu’elle ne rentrait pas, je me rendis pour la seconde fois au jardin, et j’aperçus du sang dans le sentier ; en ce moment, ma fille revenait du bas du verger, elle rentra à la maison et je la suivis, sans lui demander ce qu’elle avait eu, pensant qu’il ne s’agissait que d’un déboulement de sang, comme j’en avais eu moi-même il y a quatorze ans70. »
73Par sa soumission au cycle menstruel, la femme s’inscrit, à sa manière, dans le cycle général de la nature, avec ses mois et ses saisons. Les « mois » sont, du reste, une autre manière de désigner les règles. Dans sa stratégie de déni, Désirée Noton se découvrait, peu après sa délivrance, devant une de ses voisines et lui faisait remarquer qu’elle était « dans ses mois ».
74L’idée que les cycles féminins s’inscrivent dans le cycle général de la nature est exprimée avec une apparente conviction par Rosalie Hogrel, qui n’hésite pas à calquer le rythme de ses menstrues sur celui des saisons. À sa logeuse, inquiète de ne pas voir de traces de sang sur son linge, elle aurait répondu : « Je ne suis guère dans mes règles en hiver, mais j’y suis beaucoup en été71. » Dans son esprit, le rythme saisonnier du flux menstruel repose sur l’alternance du temps froid, qui fait obstacle à l’écoulement du sang, et du temps chaud qui, au contraire, le favorise. L’opposition du froid et du chaud vient, à ses yeux, pleinement légitimer la disparition de ses règles, constatée au cours de l’hiver par sa logeuse : « Quand cette fille entra chez moi je vis qu’elle était réglée, mais très peu, et cet hiver dernier, ne la voyant point du tout réglée, je lui en demandai la cause et elle me répondit, que dans l’hiver cela n’allait pas, mais que cela allait abondamment dans le haut temps72. » Une seconde accusée, Anne-Marie Renault, âgée de 25 ans, domestique à Loscouët, tient à peu près le même discours : « Aux questions réitérées de sa maîtresse, elle avait toujours répondu par des dénégations ajoutant que, chaque année, pendant l’hiver, elle engraissait par suite d’une suppression de ses règles et qu’incessamment elle maigrirait73. »
75Ce système d’interprétation est proprement inspiré d’Hippocrate qui écrivait, à propos des villes exposées au vent froid : « Chez les femmes, la dureté, la crudité et le froid de l’eau y rendent généralement le corps rigide ; l’écoulement menstruel n’y a ni la régularité, ni les qualités convenables, il est peu abondant et de mauvaise nature74. »
76Yvonne Verdier, dans une enquête ethnologique réalisée auprès des femmes de Minot (Bourgogne) dans les années 1970, constatait la persistance de ces représentations qui ajustent la périodicité féminine sur les cycles de la nature. Mais les femmes de Minot mettaient surtout l’accent sur la correspondance, frappante, il est vrai, entre le rythme physiologique de la femme et le rythme cosmique de la lune : « Ces grands rythmes physiologiques qui ont leur siège dans l’organisme féminin ne sont pas une donnée première : tout le monde reconnaît à Minot qu’ils répondent au rythme cosmique d’un astre, la lune. Le cycle menstruel est calqué sur le cycle lunaire, la grossesse dure un nombre fixe de lunaisons, l’accouchement prend place au moment du changement de lune75. »
77Dans le langage commun, la femme apparaît aussi comme un être qui a besoin d’être régulièrement purgé d’un trop-plein d’humeur. Les « évacuations » sanguines ou « purgations », sont perçues comme une des composantes de son système biologique. Michelle Dano, peu après la découverte de son crime, pour convaincre le juge d’instruction venu l’interroger qu’elle n’avait jamais été enceinte affirmait : « Je répète que rien n’est sorti de mon corps, si ce n’est le sang de mes évacuations menstruelles76. » Et c’est aussi par l’absence de ses « purgations mensuelles » que Marguerite Collin, âgée de 31 ans, domestique à Plouhinec, justifiait l’origine de son embonpoint.
78L’absence de purgations est source de déséquilibre pour le corps féminin, elle peut le faire enfler démesurément. Le terme même de règles – appartenant selon Jacques Gélis à la médecine savante et passé dans le langage courant à la fin du xviiie siècle – implique l’idée de régularité et d’équilibre : « L’équilibre des règles conditionne l’équilibre du corps. » Les règles sont, au prix d’une « perturbation qui affecte l’économie générale de la femme […], la condition de son équilibre intérieur : son corps se purge d’un trop plein de superfluités77. » Cette vision de la femme pléthorique qui doit être purgée de ses superfluités sanguines appartient à la tradition antique mais semble avoir conservé toute sa vigueur au xixe siècle.
79Le célèbre accoucheur François Mauriceau, s’interrogeant, à la fin du xviie siècle, sur la cause de l’évacuation périodique du sang féminin, exposait les différents points de vue en présence dans le corps médical. Tous se référaient aux écrits des Anciens :
« Les uns, avec Aristote l’attribuent à la lune, qui a grande domination sur tous les corps humides comme est celui de la femme, que l’on dit en raillant être lunatique à cause de cela. C’est ce qui a fait donner du crédit à ce vers : Luna vetus vetulas, juvenes nova Luna repurgat. D’autres, qui sont du sentiment de Galien, au 2e livre de La Semence, et au 14e de L’Usage des parties rapportent cela au tempérament froid et à la vie sédentaire de la femme, laquelle ne pouvant consumer pour sa nourriture tout le sang qu’elle engendre, il arrive qu’étant en trop grande abondance, la nature s’en décharge de temps en temps sur les parties génitales de la femme, qui sont les parties les plus faibles de son corps : et d’autres (avec assez de raison, ce me semble) veulent que la principale cause de cette évacuation soit une certaine fermentation qui se fait dans toute la masse du sang, laquelle jointe à son abondance, le fait sortir par les voyes les plus disposées à le laisser écouler, comme sont celles de la matrice, ainsi que nous voyons que le vin nouveau, qui dans le temps de la fermentation, vient à se faire passage et à sortir par les plus faibles endroits du tonneau qui le contient78. »
80La conception d’une pléthore de la matrice est également très présente dans la théorie de Jean-Louis Baudelocque. L’évacuation de cette superfluité lui paraît indispensable à la préservation de la santé féminine, aussi écrit-il :
« La matrice, avant l’âge de la puberté ne reçoit que le sang nécessaire à sa nutrition et à son accroissement ; mais depuis cette époque jusqu’à l’âge de quarante-cinq à cinquante ans, elle éprouve périodiquement une pléthore sanguine qui est suivie d’un dégorgement plus ou moins abondant, qu’on désigne communément sous le nom de règles. Presque toutes les femmes sont sujettes à cette évacuation dont le dérangement ou la suppression hors le temps de la grossesse et de l’allaitement, ne manque guère d’altérer leur santé. S’il s’en rencontre quelques-unes qui ne soient pas réglées, il en est peu qui n’éprouvent périodiquement une évacuation quelconque, qui tienne en quelque sorte lieu de la première. Chez les unes, il se fait un écoulement de sang par le nez ; chez les autres par les points lacrymaux, par les oreilles, par les mamelles79… »
81Si elle a pour fonction de rétablir l’équilibre interne de la femme, la période des règles ne lui est pas pour autant particulièrement favorable. C’est une période trouble, semée de dangers qui viennent justifier un grand nombre d’interdits. Sous la plume des hommes, elle est très nettement associée à un état pathologique. Le sang menstruel est depuis l’Antiquité, et particulièrement dans les écrits de Pline, doté de pouvoirs corrupteurs80. Au Moyen Âge, écrit Marie-Christine Pouchelle, « il est particulièrement redouté, chargé à la fois de toutes les noirceurs de la mélancolie et de tous les pouvoirs de la féminité. Sa composition mélancolique81 en fait une inépuisable source de maladie dès qu’il est accidentellement emprisonné à l’intérieur du corps82 ».
82Les hommes du xixe siècle ne s’éloignent guère de cette vision horrifiée des mystères physiologiques de la femme, centrée sur l’image d’une « blessure interne83 ». Il ne faut donc pas s’étonner si, au cours d’une perquisition dans le fenil où logeait Julienne Godard, le juge de paix de Saint-Brice-en-Coglès, associe la menstruation à une maladie. « Nous avons remarqué écrit-il que [son] drap était teint de sang dans plusieurs endroits ; mais les marques de sang ne nous ont pas paru assez fortes pour pouvoir assurer si elles étaient l’effet de l’accouchement, ou des maladies naturelles à son sexe84. » Hüe reprend, trente ans plus tard, la même image dans le compte rendu de l’affaire Marie Hamel, une domestique de Mohon, âgée de 32 ans : « Quoique la grossesse de Marie Hamel ne fût un mystère pour personne dans la commune de Mohon, elle n’avait jamais voulu l’avouer. Elle [attribuait] le développement de sa taille à ce qu’ayant séjourné dans l’eau froide pendant ses maladies mensuelles, ses règles avaient cessé de paraître85. »
83Il n’est cependant pas possible d’affirmer que cette vision pathologique des règles est particulière aux hommes. On la rencontre également dans le discours de Marie Phélipeau, domestique. Au magistrat qui lui demande si ses anciens maîtres ne l’ont pas renvoyée parce qu’elle était enceinte, elle rétorque : « J’avais dit plusieurs fois à la bourgeoise que depuis longtemps je n’avais pas mes maladies, ce qui lui fît me demander un jour si je n’étais pas enceinte. » Et non sans ruse, elle ajoute : « Si je suis sortie de condition, c’est uniquement parce que le médecin m’avait dit qu’il était nuisible à ma santé d’aller laver86. »
Représentations du corps féminin dans les discours de déni
84Dans les discours de déni, la femme apparaît comme un être de nature, soumis – à l’exemple des végétaux – aux variations climatiques et au cycle des saisons. Son organisation physiologique est entièrement dépendante de l’harmonie des divers éléments corporels et plus précisément de ces deux fluides vitaux que sont l’eau et le sang.
L’eau et le sang
85L’eau froide est considérée comme néfaste aux femmes en période de règles. Elle est susceptible de figer le cours de leur sang. Bien des inculpées expliquent ainsi leur aménorrhée. Ce raisonnement, comme celui qui rend l’alternance des saisons responsable des variations du cycle féminin, se fonde sur l’opposition du froid et du chaud. Mais dans l’esprit des femmes qui nient leur état, le froid n’est pas le seul élément susceptible d’expliquer le dérangement de leur flux sanguin. La chaleur peut produire les mêmes effets. C’est, par exemple, à la chaleur excessive du four où elle a fait sécher son avoine que Noëlle Le Bouëtté, une servante de ferme de Goudelin, âgée de 19 ans, attribue la suspension de ses règles. Lorsqu’elle était allée, dans le cours de sa grossesse, consulter une sage-femme pour lui demander des remèdes propres à les faire revenir, elle avait cherché, « à surprendre la bonne foi de la matrone en attribuant la suppression à une grande chaleur qu’elle aurait éprouvée en tirant de l’avoine d’un four ; elle demandait instamment un remède fort et bien amer87 ».
86L’excès de chaleur peut être tout aussi néfaste que l’exposition brutale au froid, car une tradition héritée de l’Antiquité fait de la femme, par opposition à l’homme, un être froid88. Or, dans le savoir populaire sur le corps, tout repose sur la notion d’équilibre. Comme le notent Françoise Loux et Philippe Richard, si le sang est trop chaud, « cela signifie qu’il circule mal ou qu’il est soumis à une trop grosse chaleur extérieure qui risque de l’épaissir […]. Par contre, trop froid, il circule également mal, le froid extérieur, la peur aussi peuvent provoquer un effet de “sang glacé89”. »
87C’est pourquoi, le remède proposé à Olive Cougan, domestique à Séné, qui attribue le dérangement de sa santé à l’eau froide, est un bain de pieds chaud, destiné à réguler la fluidité de son sang.
« Elle se plaignait toujours, rapporte la domestique qui partage sa chambre, de coliques violentes et d’une soif excessive. Je venais, en ce moment de tirer les vaches, et je lui offris du lait, elle ne voulut pas en boire et me dit que ses coliques étaient occasionnées par une suppression de ses règles qu’elle devait à ce qu’elle avait été dans l’eau. Je fis chauffer de l’eau que je mis dans un seau, et je lui conseillai de prendre un bain de pieds. Elle n’en voulut rien faire, sortit de nouveau de la maison et fut dans la loge à charrette90. »
88Le rétablissement des règles, allégué par les inculpées après leur accouchement, relève du même système de pensée. C’est par la transition brutale du chaud au froid que Marie-Josèphe Perrigault, une mendiante de Loudéac, soupçonnée de récidive, justifie la disparition de son embonpoint. Une ménagère du même village dépose en effet : « Il y a dix-sept à dix-huit mois, la fille Perrigault présentait encore tous les signes extérieurs de grossesse, elle soutenait également cette fois-là que ses règles s’étaient arrêtées et quand son embonpoint eut disparu, je lui demandai comment elle avait été débarrassée : elle me répondit que pendant qu’elle était au douai [doué], le sang avait repris son cours et qu’elle s’était trouvée ainsi guérie91. »
89Louise Brochard, domestique à Soulvache, adopte le même système pour expliquer le retour de ses menstrues :
« Dans ses interrogatoires, elle est tombée dans les contradictions les plus choquantes, après avoir nié être accouchée le 1er novembre, avoir affirmé qu’elle était allée à l’office, avoir soutenu qu’elle n’avait jamais cessé d’être réglée périodiquement, elle a subitement changé de système de défense et maintenu que privée de ses règles depuis un an, par suite d’une transition subite du chaud au froid, elle avait eu le 1er novembre une perte considérable, qui avait pu faire croire à un accouchement qui n’avait jamais existé92. »
90Le système de représentations qui sous-tend cette rhétorique n’est sans doute pas très éloigné de celui que Françoise Héritier a observé chez les Samo du Burkina-Faso : en l’absence d’« évacuations » la femme emmagasine le sang dans son propre corps et, comme le sang a la propriété d’appartenir au domaine du chaud, elle devient elle-même un être chaud93. Il y a donc danger, pour une femme dont les règles sont suspendues depuis longtemps, qui par conséquent est devenue un être chaud, à s’exposer brutalement à l’eau froide.
91Mais la suspension des règles ne repose pas seulement sur l’opposition du chaud et du froid. Dans le discours des nombreuses accusées qui fondent toute leur stratégie de déni sur les effets de l’eau avec laquelle elles ont été en contact à l’occasion d’une lessive, un autre antagonisme se fait jour, celui de l’eau et du sang. La lessive est par conséquent doublement dangereuse. C’est sans doute pourquoi elle fait traditionnellement partie des interdits dont sont frappées les femmes au moment des règles94. Il y a, dans le cas de la lessive, superposition de deux systèmes binaires (froid/chaud, eau/sang), susceptibles d’expliquer les dysfonctionnements des cycles féminins. Françoise Héritier remarque à ce sujet que : « Le langage en catégories dualistes est un des constituants élémentaires de tout système de représentations, de toute idéologie envisagée comme la traduction de rapports de forces95. » Parmi ces systèmes de représentations, l’opposition chaud/froid est à ses yeux la « catégorie conceptuelle centrale » : « Elle joue, écrit-elle, comme mécanisme explicatif des institutions et des événements […]. Tous les éléments naturels relèvent de l’un ou de l’autre de ces deux pôles. Au froid est associé l’humide ; au chaud est associé le sec. L’équilibre du monde tient dans la balance harmonieuse entre ces éléments. » L’antagonisme de l’eau, associée au froid, et du sang, qui appartient au chaud, ressortit sans doute au même mode d’interprétation.
Hydropisie et moles
92Plusieurs femmes expriment non sans subtilité l’idée qu’en l’absence de règles, leur corps retient une quantité importante d’eau, ce qui peut donner à des observateurs étrangers l’impression qu’elles sont enceintes. Ainsi Julienne Godard, affirme-t-elle que son corps est empli d’eau. L’un des témoins entendus lors de l’instruction déclare : « Le samedi d’auparavant [le crime], dans l’après-midi, il entendit la même Godard dire à des personnes qui étaient dans sa cour qu’elle avait rendu plus de quatre pots d’eau, qu’elle en avait encore plus de dix dans le corps96. »
93Cette image est également utilisée par Jeanne Dauphin, une cultivatrice de Combourg, âgée de 35 ans :
« Elle était enceinte depuis huit à neuf mois », écrit Androuïn, « et avait constamment dissimulé sa grossesse. Le dimanche 16 octobre, se sentant prise de douleurs, elle s’enferme chez elle, après avoir dit aux voisins qu’elle a mal aux dents, mais que néanmoins elle va se rendre à la grand-messe. Le lundi matin, elle dit à Jeanne Trotoux, sa voisine : “Ce qu’on disait n’est pas vrai. Hier je suis allée à Tinteniac chez M. Aubert, médecin, il m’a donné une liqueur qui m’a endormie, puis il m’a retiré du corps beaucoup d’eau et de sang97.” »
94Jeanne Dauphin n’est pas la seule à appuyer sur l’autorité médicale sa stratégie de dénégation. Anne Doudard soutient également que son amant, l’officier de santé Duronceray, a diagnostiqué chez elle un syndrome de rétention d’eau. Sa mère, la Vve Le Chat, tente par ce moyen, mais sans trop y croire, de convaincre une de ses voisines :
« Il y a environ 15 jours, la Vve Lechat étant venue à la maison pour acheter du savon […] nous dit que sa fille commençait à mieux se porter, qu’elle avait été deux dimanches sans aller à la messe, mais que le dimanche suivant, elle y paraîtra bien verte, que l’eau avait coulé sous elle et qu’elle avait rendu bien de la misère, qu’elle avait demandé au sieur Duronceray ce qu’elle avait et qu’il lui avait répondu qu’elle avait le corps plein d’eau ; qu’elle, Vve Le Chat, était comme les autres, qu’elle ne savait pas ce que cela voulait dire et avait des soupçons et que même sa fille et elles avaient été en mauvais ménage pour cela98. »
95Anne Doudard reprend cette argumentation dans une conversation avec son amie Jeanne Le Ray, qui croit reconnaître chez elle les signes annonciateurs de l’accouchement. Lorsque le juge de paix de Louvigné-du-Désert se transporte au bourg de Mellé pour enquêter sur le crime, Jeanne Le Ray croit devoir lui faire des révélations.
« Comme elle sortait, lui explique-t-elle, j’apperçus des tâches au derrière de son juppon [sic] et je lui dis : Il paraît, Nannon, que vous avez vos règles ; à cela elle répondit : “Non, mais c’est l’eau qui marche sur moi depuis quelque temps à cause d’une toux que j’ai depuis quinze jours99.” La mère de la prévenue me dit que sa fille était réellement grosse, et que lorsqu’elle avait vu l’écoulement des eaux, elle avait pensé que sa fille était près d’accoucher. Lorsque la prévenue fut rentrée, je lui dis que j’avais ouï dire que lorsque l’eau marchait ainsi sur les femmes, c’était un signe qu’elles étaient sur le point de mettre leur enfant au monde, qu’elle n’allât pas nous faire un pareil présent, que je ne savais ce que c’était que ça et que j’en serais fort embarassée [sic]100. »
96On note, dans l’imaginaire des femmes du peuple, la personnification des éléments qui gouvernent leur physiologie, aussi bien que des événements qui peuvent influer sur leur destin. Ainsi, l’eau marche sur elles, comme la colique est susceptible de leur parler101. « Bourgeoise, voilà le sang qui coule sur moi et je vais abîmer votre lit » dit aussi à sa maîtresse, Marie Guillemain, domestique dans un moulin de La Trinité-sur-Mer, totalement désarmée par une hémorragie qui vient trahir son accouchement102. Cette vision ne fait que renforcer l’impression d’un fort déterminisme régissant le fonctionnement de leur corps et leur fatalisme face à des états qui, comme la grossesse extraconjugale sont, évidemment, bien plus subis que désirés.
97Les divers éléments du corps paraissent ainsi posséder leur propre indépendance et mener une existence autonome. Cette autonomie ressort de l’interrogatoire de Marie-Anne Robin, journalière à Moëlan, qui ne sait comment expliquer les traces de lait constatées par les médecins sur sa poitrine :
« Comment, lui demande le juge, expliquez-vous le lait qu’on trouve dans vos seins ? – J’ai été quatre ans nourrice, dans l’intervalle j’ai eu un enfant et depuis le lait ne m’a pas quittée. – Votre fille va avoir huit ans ce mois-ci, vous l’avez nourrie ainsi qu’un enfant de votre sœur pendant trois ans ; votre lait a dû vous passer immédiatement et vous n’en aviez plus quand vous êtes devenue grosse de votre fils. Vous avez nourri votre fils pendant trois mois et voilà quinze mois qu’il est mort, le lait vous a encore passé et il n’est revenu qu’après votre accouchement récent ? – [Elle ne répond pas, se bornant à dire] qu’elle a du lait et qu’elle en aura encore. – […] Votre fils n’est-il pas mort subitement sans avoir été malade ? – Il a été deux jours sans téter, il n’avait plus de lait, je lui ai donné du lait de vache. – Comment alors avez vous du lait aujourd’hui ? – Il vient et il s’en va. »
98L’accumulation d’eau et de sang dans le corps, qui vient légitimer l’apparence de grossesse, repose sur un savoir populaire qui se réfère à de multiples affections que la médecine des xviie, xviiie et xixe siècles rassemblait sous le nom d’hydropisie. Antoine Portal (1742-1832), premier médecin des rois Louis XVIII et Charles X, définissait l’hydropisie comme une « accumulation de fluides séreux plus ou moins chargés d’autres substances, dans le tissu cellulaire des diverses parties du corps ainsi que dans ses cavités, dans ses vaisseaux, dans ses organes103 ». Elle était susceptible d’affecter à peu près tous les organes : la tête, la colonne vertébrale, l’épine dorsale, les yeux, le bas-ventre, la matrice. Les hydropisies rencontrées dans le déni de grossesse appartiennent à deux catégories. Les premières relèvent de l’épanchement d’eau, et justifient l’enflure du corps. Les secondes, décrites par les accusées comme des boules de sang ou de chair, se rattachent aux moles ou hydatiques104 et appartiennent à la catégorie des hydropisies enkystées.
99Une dizaine de femmes, telle Jeanne Deluen, enceinte des œuvres de son père, attribuent leur embonpoint à l’hydropisie. Interrogée par une sage-femme de sa commune, elle « prétendit avoir été consulter les médecins de l’hospice et que ceux-ci lui avaient dit qu’elle était hydropique105 ».
100L’entourage est parfois dupe de ces assertions. L’adjoint au maire de Saint-Conan, interrogé sur Claudine Lozach, déclare au juge qui s’est transporté sur les lieux : « Cette fille n’avait pas mauvaise réputation. On la disait malade, quelques personnes la disaient hydropique mais j’ignorais qu’elle fut grosse106. » De même, Marie Le Loirec, âgée de 35 ans, cultivatrice à Saint-Pierre, se fondant sur le caractère héréditaire de cette affection, parvient-elle facilement à convaincre ses proches : « Marie Le Loirec habitait avec sa sœur et son beau-frère, les époux Moisan : sa conduite avait toujours été régulière, aussi accepta-t-on d’abord facilement le bruit qu’elle répandait, pour expliquer son embonpoint, qu’elle était hydropique, maladie dont était morte sa mère. Bientôt cependant on ne douta plus de sa grossesse ; les époux Moisan, si on les croit, rassurés par ses affirmations, continuèrent à penser qu’elle était hydropique107. » Quant à Jeanne Boixel, fileuse à Caulnes, elle est même parvenue en 1862 à convaincre un officier de santé de la réalité de son hydropisie108.
101L’idée est parfois exprimée par certaines accusées qu’en l’absence de règles, une énorme quantité de sang peut s’accumuler dans leur corps. Marie Phélipeau essaie d’en persuader le juge :
« Dimanche dernier, je fus saisie de violentes douleurs qui me forcèrent de me mettre au lit. Je souffrais tant que je croyais que j’allais mourir et j’envoyai chercher mon confesseur, Monsieur Massen, curé de la paroisse. Je ressentais comme une boule qui de mon estomac remontait à la gorge. Une crise se manifesta. J’eus une perte de sang considérable, ce qui diminua les douleurs que j’éprouvais. Cette perte de sang peut être attribuée à un amas de sang considérable, car depuis un an je n’avais pas eu mes règles […]. L’absence de mes règles a occasionné chez moi un amas de sang qui me faisait paraître très épaisse, précise-t-elle. Ce sang s’est dégagé à la suite de grandes douleurs109. »
102Mais le déni d’accouchement s’exprime fréquemment aussi par le récit de l’évacuation de faux germes ou de moles. On en trouve une dizaine d’exemples. Ainsi la Vve Lépinay prétend-elle avoir évacué de son corps, non un enfant mais une simple boule de sang. Elle raconte au maire qui s’est transporté chez elle, qu’elle
« avait éprouvé, vers dix heures du soir, des coliques si violentes, qu’elle avait perdu connaissance ; que revenue de cet évanouissement, dans le courant de la nuit, elle s’était trouvée tellement faible, que ce n’était qu’avec peine qu’elle avait pu gagner son lit ; et que le lendemain, à la pointe du jour, elle avait vu dans l’appartement, une grande quantité de sang qu’elle avait perdu au moment de sa faiblesse, et parmi lequel se trouvait une sorte de boule, de la grosseur du poing environ : qu’elle avait jetté de la cendre sur ce sang et sur cette boule, et avait ensuite balayé le tout dans le foyer110. »
103« Depuis treize mois , expliquera-t-elle, j’étais malade par suppression des règles, nécessairement le ventre se gonflait, ce qui a fait dire au public que j’étais enceinte, après m’être fait appliquer des sangsues et un écoulement sanguin considérable [sic], le ventre m’a diminué [sic] et de suite le public a dit que j’étais accouchée d’un enfant et cependant c’était faux111. »
104Perrine Orière, après avoir dissimulé sa grossesse à l’aide d’un corset, finit par avouer son accouchement, « mais elle prétendit que c’était d’une masse de chair qui n’avait ni pieds, ni tête, qui ne pouvait pas avoir vie puisqu’elle n’était enceinte que de quatre mois, et qu’elle l’avait jetée au feu et réduite en cendres pour cacher sa honte ».
105Le père de Jeanne Deluen, quant à lui, n’hésite pas à dire que sa fille a évacué de son corps deux boules, l’une d’eau et l’autre de sang, ce qui peut donner à penser que la gestation embryonnaire résulte d’une subtile alchimie entre ces deux liquides112. Le conseiller municipal de Saint-Herblain entendu comme témoin déclare en effet : « Je fus instruit par la femme Minaud [sage-femme] que le père Deluen était venu chez elle lui dire le deux mai, en achetant du tabac, qu’on avait bien eu tort de calomnier sa fille en disant qu’elle était enceinte et qu’il poursuivrait les calomniateurs ; qu’elle avait rendu comme il y a deux ans une boule d’eau et une boule de sang. Je conçus de suite des soupçons graves et j’écrivis à M. Maisonneur, maire, de venir me trouver pour prendre connaissance de faits graves113. »
Réception des discours de déni
106Même s’ils sont accueillis avec une certaine réserve, les discours des inculpées tant sur l’origine de leur aménorrhée que sur les moles ou hydatiques sanguinolents qu’elles affirment avoir évacué de leur corps, ne paraissent pas totalement incohérents à ceux auxquels ils s’adressent. Cette rhétorique n’est nullement en contradiction avec les traités médicaux sur l’hydropisie. Et beaucoup, parmi leurs interlocuteurs, même lorsqu’il s’agit de médecins, peuvent partager leurs systèmes de représentations.
L’hydropisie vue par les médecins
107Les affections liées à l’amas d’eau ou de sang dans leur corps, qu’invoquent les femmes infanticides, correspondent précisément à certaines formes d’hydropisie de la matrice décrites par Antoine Portal : « L’hydrométrie de l’état de grossesse, écrivait-il notamment, peut être telle que l’eau est immédiatement contenue dans la cavité de la matrice, sans aucun corps intermédiaire, ou qu’elle est renfermée dans des kystes ou des hydatides. » Ces hydropisies de la matrice, précise-t-il même, existent « avec ou sans grossesse114 ».
108Dans l’hydropisie enkystée, les liquides sont contenus dans des poches membraneuses.
« Ces poches peuvent n’être que de très petites vésicules comme la tête d’une épingle, ou comme un pois, une noisette, une noix : on les appelle alors des hydatiques ; ou bien elles ont le volume d’un œuf de poule, celui d’une grosse poire, d’un melon ; enfin, elles peuvent être si considérables qu’elles contiennent plusieurs pintes d’un liquide plus ou moins limpide, trouble, visqueux, et qu’elles remplissent presque en entier quelque cavité du corps, en même temps qu’elles compriment et rétrécissent les organes que ces cavités renferment. On nomme ces sacs des kystes115. »
109Ainsi, les moles ou hydatides ne sont-ils, selon Portal, autre chose que des variétés de kystes. Divers auteurs cités par lui ont démontré, par l’ouverture des cadavres de femmes atteintes d’hydropisie, que les cavités abdominales affectées pouvaient, comme le soutiennent certaines inculpées, contenir d’importantes quantités d’eau. Portal rapporte, par exemple, les résultats d’une autopsie pratiquée par Baillou116 : « Une femme éprouve une suppression des règles, par suite d’un chagrin ; son ventre se tuméfie, et l’on y reconnaît une ascite dont elle meurt. On vit par l’ouverture des corps qu’il y avait dans le bas-ventre douze livres d’eau et que le foie était dur, sec et diversement coloré117. » Lieutaud118 a fait les mêmes observations sur le cadavre d’une femme morte d’hydropisie : « Une femme dont les règles avaient été supprimées éprouva une intumescence du bas ventre, et elle mourut d’hydropisie. On découvrit qu’il y avait dans le bas-ventre une innombrable quantité d’hydatides tellement pleines d’eau, qu’on l’évalua à plus de soixante mesures. » Enfin, l’une des observations rapportées par Portal n’est pas sans rappeler la description que la femme Grabot donnait de son malaise : « Quelquefois ces hydatides contiennent des vers encore vivants, ainsi que l’ont dit plusieurs de nos célèbres confrères119. »
110En 1852, dans son Traité des hydropisies et des kystes, le docteur Abeille évoquait un cas de suppression de règles qui pourrait, s’il en était besoin, apporter des arguments supplémentaires aux inculpées qui fondent sur l’hydropisie leur système de dénégation :
« Une jeune fille de 21 ans, de Wensimon (Belgique), près Givet, robuste, ayant toujours été bien réglée et bien portante, est surprise un jour d’automne (septembre 1847), par une neige abondante, pendant qu’elle travaillait aux champs. Durant une heure environ, elle dut supporter, sans être trop bien vêtue, la neige, qui tombait à flot. Pour comble de malheur, en retournant au village, comme il faisait très sombre, elle tomba dans un ruisseau qu’elle dut traverser ayant de l’eau jusqu’à la ceinture. Elle avait ses règles en ce moment. Le saisissement, l’effet du froid furent tels, que la menstruation fut supprimée à l’instant. Il survint de vives coliques avec retentissement dans la région des reins […]. Trois jours après, le ventre était enflé, la respiration courte, la face était bouffie, et les extrémités inférieures œdématiées120. »
111C’est par des saignées et des sangsues que Portal, comme Abeille, traitent, avec succès, semble-t-il, les hydropisies de la matrice. Les inculpées utilisent la même thérapeutique121.
L’accueil fait aux discours des inculpées
112Les femmes qui ne veulent pas reconnaître leur grossesse ou leur accouchement mobilisent toute leur énergie pour persuader leur entourage qu’elles sont malades. Pour donner du poids à leurs allégations, elles arguent parfois du caractère héréditaire du syndrome dont elles se prétendent affectées. La Vve Le Trou, par exemple, dit présenter les mêmes symptômes que sa mère : « Cela me fait bien de la peine, déclare-t-elle à l’une de ses voisines, qu’on s’entretienne ainsi de moi : mon état n’a rien d’extraordinaire, je suis comme ma mère, gênée par le sang. Ma mère a été longtemps dans l’état où je suis122. » Elle affirme également, à une domestique d’un village voisin qui lui demande comment elle s’est débarrassée de son embonpoint : « Tout a parti de soi-même [sic]. Dans trois mois d’ici il y en aura encore autant : ma mère a été cinquante ans dans l’état où j’étais123. »
113Olive Belnard utilise, elle aussi, l’hérédité pour justifier le cours tumultueux de son sang :
« Il y a deux ans passés du printemps, raconte une ménagère de Plessala, je remarquai que la fille Olive Belnard prenait beaucoup d’embonpoint : Marie Maro, ma voisine, avait fait la même observation. Olive Belnard soit qu’on l’eût questionnée, soit qu’elle s’apperçût [sic] qu’on l’observait, je ne pourrais dire lequel [sic], lorsque son embonpoint disparut, nous disait qu’elle avait éprouvé une perte de sang. Elle était, disait-elle, sujette à de pareils accidents. Cinq ans auparavant, cela lui était encore arrivé […] elle nous disait que ses sœurs avaient éprouvé comme elle des pertes de sang et qu’elles en étaient mortes124. »
114Si leur force de conviction est grande, ces dénégations peuvent trouver un accueil favorable dans leur entourage. Ainsi, la femme Gueganno, cultivatrice à Languidic, reconnaît qu’après s’être posé quelques questions sur l’embonpoint de sa nouvelle domestique, Jeanne Tréhin, elle avait accepté assez facilement les explications que cette dernière lui avait données : « Huit jours avant le mercredi des Cendres, j’avais engagé Jeanne Tréhin pour entrer en qualité de domestique chez moi au 1er mars. Elle est arrivée chez moi jeudi dernier vers trois heures après midi. J’ai cru m’apercevoir qu’elle était grosse et je le lui ai dit ; elle m’a répondu que ce n’était pas vrai mais qu’elle avait été dans l’eau et que son sang s’était arrêté et je l’ai crue125. »
115Plus surprenante peut paraître la réaction du maire de Saint-Gildas-de-Rhuys, qui accepte assez facilement l’idée que la grossesse de Mélanie Mandelert, enceinte des œuvres de son maître, Le Barbier, ait pu « tourner » en sang : « Voici ce que je veux vous dire sur la fille Mélanie Mandelert, écrit-il au juge de paix de Sarzeau, elle n’est plus enceinte ni grosse, soit qu’elle ait détruit son fruit ou que cela soit tournée [sic] en une perte de sang. D’après les interrogatoires du Barbier, sa femme et elle-même, ils me disent que c’est tourné en perte de sang126. » Mais la femme Gueganno, comme le maire de Saint-Gildas, appartiennent au même univers culturel que les inculpées.
116En revanche, la crédulité de certains médecins peut véritablement étonner le lecteur du xxe siècle. Ainsi, en 1825, Théophile Hubert, chirurgien-chef de l’hospice général Saint-Louis de Laval, appelé pour examiner Rosalie Hogrel et déterminer si elle a accouché, ne réfute-t-il pas d’emblée les propos nettement fantaisistes de cette inculpée : « Il est important de mentionner ici, note-t-il dans son rapport, que Rosalie Oggraix [Hogrel] nous a déclaré que sa chemise était tachée parce qu’elle éprouvait toujours un écoulement en blanc dans les huit jours qui précèdent les règles et que d’après cet indice elle serait réglée en rouge la semaine qui doit suivre. » « Ce fait, ajoute-t-il, sera fort utile à vérifier127. »
117Emmanuel Perrin, médecin à Rennes, ne doute pas que les règles de sa domestique aient pu être suspendues après qu’elle se soit brûlée avec l’eau de la lessive :
« Quelques jours après la Saint-Jean, Olive Gandin, dont on m’avait fait les plus grands éloges, entra chez moi en qualité de domestique. Environ trois mois après, elle se brûla les deux pieds, dans la cour, avec du lessif [sic] bouillant. On m’appela aussitôt, je lui fis mettre les pieds dans de l’eau froide. Cet accident la forcée [sic] à garder le lit plus d’un mois. À l’époque de son rétablissement, mon épouse lui observa que son ventre lui paraissait bien gros. Elle lui répondit que l’accident qu’elle avait eu lui avait occasionné une suppression. Elle ajouta même qu’il fallait m’en parler. Je dis alors à ma femme qu’il fallait faire prendre à sa domestique des bains de jambes et lui faire faire de l’exercice. Je me rappelle qu’on lui fit frotter le parquet128. »
118En fait, il n’y a pas de véritable césure entre discours savant et discours populaire relativement aux mystères de la féminité. Des expressions telles que « purgations mensuelles », « affaire », « mois129 », figurent encore, pour désigner les règles, dans la 7e édition du Dictionnaire de l’Académie française publié en 1878. En outre, la découverte tardive du processus de la fécondation130, la lente élaboration de l’embryologie peuvent contribuer à expliquer l’accueil compréhensif fait par les médecins bretons aux discours des femmes infanticides.
Notes de bas de page
1 Gélis J., L’Arbre et le fruit, op. cit., p. 109.
2 Bonnet C., Geste d’amour : l’accouchement sous X, Paris, 1990, p. 140 et suiv.
3 AD M U2139, interrogatoire, 4 octobre 1844.
4 AD M U1991, Jean-Marie Bamdé, 27 ans, 20 juillet 1826.
5 AN/BB/20/128, I-V, 3e trim. 1844, Robinot Saint-Cyr, 3 septembre 1844.
6 AN/BB/20/210/1, M, 2e trim. 1858, Le Meur, 22 juillet 1858.
7 Voir Quéniart J., Le Grand Chapelletout : violence, normes et comportements en Bretagne rurale au xviiie siècle, Rennes, 1993.
8 AD M U2097, Jeanne Corfmat, 32 ans, ménagère, 24 avril 1839.
9 Idem, p.-v. de descente du commissaire de police de Vannes, 21 avril 1839.
10 Id., Mathurine Le Gal, 45 ans, ménagère, 25 avril 1839.
11 AD C-A 2U/640, Marie-Louise Lamandé, ménagère, 10 décembre 1840.
12 AN/BB/20/182, C-N, 4e trim. 1855, Le Meur, 15 décembre 1855.
13 AN/BB/20/151/1, F, 3e trim. 1850, Sérel-Desforges, 7 août 1850.
14 AN/BB/20/163/1, I-V, 4e trim. 1852, Lambert, 30 novembre 1852.
15 AD I-V 2U4/816, interrogatoire, 28 septembre 1852.
16 Idem, Louis Guillemant, 62 ans, fermier, 6 octobre 1852.
17 AN/BB/20/133, L-I, 2e trim. 1845, Ernoul de la Chénelière, 22 juin 1845.
18 AD F 4U2/116, acte d’accusation, 18 mai 1850.
19 AD C-A 2U772, réquisitoire définitif, 1er juin 1861.
20 AD I-V 2U4/614, Vve Poulain, 39 ans, domestique, 8 décembre 1824.
21 AN/BB/20/120, L-I, 1er trim. 1842, Fénigan, 29 avril 1842.
22 AD C-A 2U/743, Louise Minic, 37 ans, ménagère, 8 mars 1849.
23 A-V 2U4/635, p.-v. de transport du procureur de Saint-Malo, 25 mars 1828.
24 AN/BB/20/235/2, C-N, 4e trim. 1861, Le Meur, 9 novembre 1861.
25 AD M U1997, Jean Lagadec, 64 ans, laboureur, 13 juin 1827.
26 AN/BB/20/156/2, C-N, 2e trim. 1851, Fénigan, s. d.
27 AD F 4U2/166, interrogatoire, 10 février 1860.
28 Idem, Hervé Primot, 66 ans, cultivateur, 11 février 1860.
29 AD I-V 2U4/614, Thérèse Bazin, 27 ans, cultivatrice, 3 octobre 1822.
30 AD L-A 5U91/1, Jeanne David, 24 ans, journalière-cultivatrice, 6 décembre 1835.
31 AN/BB/20/190/2, M, 1er trim. 1856, Lambert, 9 mars 1856.
32 AD M U2127, interrogatoire, 5 juin 1843.
33 AD M U2013, Mélaine Le Dévédec, 50 ans, cultivateur, 18 mai 1829.
34 AD F 4U2/121, Marie-Anne Sergent, 28 ans, meunière, 19 février 1851.
35 AD C-A 2U/640, Marie Hüe, 54 ans, ménagère, 30 décembre 1841.
36 Idem, Marie Presse, 41 ans, ménagère, 29 décembre 1841.
37 AD M U 2012, Pierre Rollo, 57 ans, laboureur, 14 mars 1829.
38 Gélis J., L’Arbre et le fruit, op. cit, p. 149-150 : « Une telle ceinture demeure le privilège des personnes aisées. Les femmes du peuple restent fidèles aux bandes jusqu’au xixe siècle. »
39 AD U2130 [afffaire Puren et Bellégo], Vve Guillemot, 7 juillet 1843.
40 AD F 4U2/166, interrogatoire, 14 février 1860.
41 AN/BB/20/141, I-V, 1er trim. 1847, Ernoul de la Chénelière, 21 février 1847.
42 AN/BB/20/163/1, I-V, 4e trim. 1852, Lambert, 30 novembre 1852.
43 AN/BB/20/156/2, I-V, 2e trim. 1851, Robinot Saint-Cyr, 31 mai 1851.
44 AD C-A 2U/765, acte d’accusation, 5 octobre 1854.
45 AN/BB/20/218/2, I-V, 2e trim. 1859, Le Beschu de Champsavin, 5 juillet 1859.
46 AN/BB/20/151/1, F, 4e trim. 1850, Taslé, 3 novembre 1850.
47 AN/BB/20/114/5, F, 4e trim. 1841, Lozach, 22 novembre 1841.
48 AN/BB/20/128, I-V, 3e trim. 1844, Robinot Saint-Cyr, 3 septembre 1844.
49 AN/BB/20/120, M, 4e trim. 1842, Robinot Saint-Cyr, 18 décembre 1842.
50 AN/BB/20/29, F, 3e trim. 1826, de Kerautem, 28 juillet 1826.
51 Idem.
52 AN/BB/20/190/2, I-V, 3e trim. 1856, Bernhard, 5 novembre 1856.
53 AN/BB/20/210/1, F, 4e trim. 1858, Le Meur, 27 décembre 1858.
54 AN/BB/20/133, I-V, 2e trim. 1845, Fénigan, 5 juillet 1845.
55 AN/BB/320/182/1, L-I, 1er trim. 1855, Le Beschu de Champsavin, s. d.
56 AN/BB/20/168/2, C-N, 4e trim. 1853, Robinot Saint-Cyr, 13 décembre 1853.
57 AD C-A 2U/76, acte d’accusation, 29 septembre 1853.
58 AN/BB/20/168/2, C-N, 4e trim. 1853, Robinot Saint-Cyr, 13 décembre 1853.
59 AN/BB/20/76, M, 4e trim. 1834, Le Gall de Kerlinou, 24 janvier 1835.
60 AN/BB/20/200/1, I-V, 4e trim. 1857, Jollivet, s. d.
61 AN/BB/20/41, I-V, 4e trim. 1828, Le Painteur de Normény, 30 décembre 1828.
62 Peter, J.-P., « Les Médecins et les femmes », in : Misérable et glorieuse, la femme du xixe siècle, Paris, 1984, p. 81; « Entre femmes et médecins : violence et singularités dans les discours du corps et sur le corps d’après les manuscrits médicaux de la fin du xviiie siècle », Ethnologie française, 1976, VI, 3-4, p. 341-348, et : Knibielher Y., Fouquet C., La Femme et les médecins : analyse historique, Paris, 1983.
63 AD M U1997, Louise Lorgeoux, 34 ans, fileuse, 13 juin 1827.
64 AN/BB/20/163/1, I-V, 4e trim. 1852, Lambert, 30 novembre 1852.
65 AD F 4U2/113, Marguerite Fichoux, 59 ans, mère naturelle de la prévenue, 21 juillet 1849.
66 AD M U/1998, Pierre Kerhouant, 34 ans, maire de Gestel, 6 juillet 1827.
67 AD L-A 5U87, p.-v. du commissaire de police du 5e arrondissement de Nantes, 2 décembre 1834.
68 AD F 4U2/168, Françoise Jandel [Saudel ?], 49 ans, couturière à Plouarzel, 1er décembre 1860.
69 AN/BB/20/137, I-V, 4e trim. 1846, Tarot, 30 décembre 1846.
70 AN/BB/20/174/2, I-V, 4e trim. 1854, Le Beschu de Champsavin, 27 décembre 1854.
71 AD I-V 2U4/616, Marguerite Abraham, 22 ans, débitante de boissons, 14 mai 1825.
72 Idem, Vve David, 70 ans, fileuse, 16 mai 1825.
73 AD C-A 2U/770, acte d’accusation, 1er juillet 1859.
74 Hippocrate de Cos, De l’Art médical, présenté par D. Gourevitch, Paris, 1994, p. 101.
75 Verdier Y., op. cit., p. 61.
76 AD M U1997, interrogatoire, 10 juin 1827.
77 Gélis J., op. cit., p. 31-32.
78 Mauriceau F., Traité des maladies des femmes grosses et de celles qui sont accouchées… Paris, 1694, p. 48-49.
79 Baudelocque J.-L., L’Art des accouchements, 4e éd., Paris, 1807, t. 1, p. 173.
80 Pline l’Ancien, Histoire naturelle, Livre VII, chap. XIII-XIV et livre XXVIII, chap. XXIII : « Son seul regard ternit l’éclat des miroirs, émousse le tranchant du fer, efface le brillant de l’ivoire… à son contact, le lin qu’on fait bouillir noircit… le cuivre prend une odeur fétide et se rouille », cité par Y. Verdier, op. cit., p. 21.
81 La mélancolie est, avec le sang, le phlegme, et la bile, l’une des quatre humeurs des théories galénique et hippocratique.
82 Pouchelle M.-C., « Le Sang et ses pouvoirs au Moyen Âge », Mentalités, 1, 1988, p. 33.
83 Voir Moreau T., « Sang sur : Michelet et le sang féminin », Romantisme, 31, 1981, p. 151-165.
84 AD I-V 2U4/614, le juge de paix de Saint-Brice-en-Coglès au juge d’instruction de Fougères, 25 septembre 1822.
85 AN/BB/20/168/2, M, 4e trim. 1853, Hüe, s. d.
86 AD L-A 5U66/2, interrogatoire, 5 avril 1828.
87 AD C-A 2U/612, réquisitoire définitif, 18 avril 1840.
88 Depuis Aristote jusqu’à Hippocrate. Voir aussi Héritier F., Masculin/féminin : la pensée de la différence, Paris, 1996, p. 219.
89 Loux F., Richard P., « Le Sang dans les recettes de médecine populaire », Mentalités, 1, 1988, p. 126.
90 AD M U2029, Françoise Hennery, 35 ans, domestique, 30 juillet 1831.
91 AD C-A 2U/565, Marie Pinçon, 73 ans, ménagère, 8 février 1837.
92 AN/BB/20/108, L-I, 2e trim. 1840, Le Meur, 28 juillet 1840.
93 Héritier F., op. cit., p. 70.
94 Au moment de ses règles, la femme est supposée être dotée de pouvoirs maléfiques, putréfiants, sur les conserves et boissons fermentées et, d’une manière générale, sur toutes les « préparations où l’agent de transformation n’est pas le feu », Verdier Y., op. cit., p. 20.
95 Héritier F., op. cit., p. 72-75.
96 AD I-V 2U4/614, François Fraudeboeuf, 59 ans, cultivateur, 30 septembre 1822.
97 I-V, 1er trim. 1854, Androuïn, 8 mars 1854.
98 AD I-V 2U4/614, Françoise Chauvel, 33 ans, tisserand, 8 décembre 1824.
99 Idem, Jeanne Le Ray, domestique : « J’étais enrhumée et quand je toussais l’eau sortait sous moi », dira-t-elle aussi, interrogatoire, 14 décembre 1824.
100 Id., 12 décembre 1824.
101 Voir le chapitre II : Marie-Françoise Olivier « dit que la colique lui avait parlé », AD C-A 2U/407 [1825].
102 AD M U1997, Rosalie Duvalet, 28 ans, meunière, 17 juin 1828.
103 Portal A., Observations sur la nature et le traitement de l’hydropisie, Paris, 1824, t. 1, p. x-xi.
104 Également appelés hydatides. Mauriceau définissait la mole comme « une masse charnue, sans os, sans articulation et sans distinction des membres, qui n’a aucune véritable forme ni figure régulière déterminée, engendrée contre nature dans la matrice ensuite du coït, des semences corrompues de l’homme et de la femme », op. cit., p. 109.
105 AD L-A, 5U/133/1, Suzanne Minaud, 56 ans sage-femme, 20 mai 1845.
106 AD C-A 2U/686, François Serandour, 62 ans, cultivateur et adjoint de Saint-Conan, 1er mars 1845.
107 AN/BB/20/235/2, M, 2e trim. 1861, Tiengou de Tréfériou, 24 juin 1861.
108 AN/BB/20/245/2, C-N, 3e trim. 1862, Lambert, 17 juillet 1862.
109 AD L-A 5U66/2, interrogatoire, 5 avril 1828.
110 AN/BB/20/41, I-V, 4e trim. 1828, Le Painteur de Normény, 30 décembre 1828.
111 AD I-V 2U4/636, interrogatoire, 9 juin 1828.
112 Certaines images bibliques, telle la transmutation par Yavhé des eaux du Nil en sang (L’Exode, III. Les plaies d’Égypte) confirmeraient la parenté symbolique de l’eau et du sang.
113 AD L-A 5U133/1, Jean-Baptiste Guitton, 71 ans, conseiller municipal, 20 mai 1845.
114 Portal A., op. cit., t. 2, p. 240-241.
115 Idem, t. 1, p. 23.
116 Sans doute Guillaume de Baillou (1538-1616), professeur à la Faculté de médecine de Paris, auteur de De Virginum et mulierum morbis liber.
117 Portal A., op. cit., t. 1, p. 229-230.
118 Joseph Lieutaud (1703-1780), premier médecin de Louis XVI, est réputé avoir pratiqué plus de 400 dissections. Portal a édité et commenté en 1776-1777, son Anatomie historique et pratique.
119 Portal A., op. cit., t. 2, p. 242-243.
120 Abeille Dr J., Traité des hydropisies et des kystes ou des collections séreuses et mixtes dans les cavités closes naturelles ou accidentelles, Paris, 1852, p. 110-111.
121 Voir le chapitre suivant.
122 AD C-A 2U/641, Vincente Launay, 33 ans, ménagère, 9 mars 1842.
123 Idem, Jeanne Allenic, 29 ans, domestique, 9 mars 1842.
124 AD C-A 2U/640, Vve Posnic, 49 ans, ménagère, 29 décembre 1841.
125 AD M U2025, Marie Guéganno, 60 ans, cultivatrice, 7 mars 1831.
126 AD M U2047, le maire de Saint-Gildas-de-Rhuys au juge de paix de Sarzeau, 8 mai 1833.
127 AD I-V 2U 4/616, rapport de Théophile Hubert, 9 mai 1825.
128 AD I-V 2U4/619, Emmanuel Perrin, 39 ans, docteur médecin, 14 janvier 1826.
129 D’après A. Rey, Dictionnaire historique de la langue française, Paris, 1992, « mois » est dérivé du latin « mensis », dont le sens originel est « mois lunaire » et qui, employé au pluriel, prend le sens de menstrues. Le nom du mois se confondrait, à l’origine, dans les langues indo-européennes avec celui de la lune.
130 Voir notamment : Gélis J., L’Arbre et le fruit, op. cit. ; Knibielher Y., Histoire des mères ; La Femme et les médecins, op. cit. ; Héritier F., op. cit.
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Un constructeur de la France du xxe siècle
La Société Auxiliaire d'Entreprises (SAE) et la naissance de la grande entreprise française de bâtiment (1924-1974)
Pierre Jambard
2008
Ouvriers bretons
Conflits d'usines, conflits identitaires en Bretagne dans les années 1968
Vincent Porhel
2008
L'intrusion balnéaire
Les populations littorales bretonnes et vendéennes face au tourisme (1800-1945)
Johan Vincent
2008
L'individu dans la famille à Rome au ive siècle
D'après l'œuvre d'Ambroise de Milan
Dominique Lhuillier-Martinetti
2008
L'éveil politique de la Savoie
Conflits ordinaires et rivalités nouvelles (1848-1853)
Sylvain Milbach
2008
L'évangélisation des Indiens du Mexique
Impact et réalité de la conquête spirituelle (xvie siècle)
Éric Roulet
2008
Les miroirs du silence
L'éducation des jeunes sourds dans l'Ouest, 1800-1934
Patrick Bourgalais
2008