Chapitre IV. Le châtiment
p. 119-151
Texte intégral
1Pour les magistrats, sanctionner l’infanticide peut paraître relever du défi. Plusieurs facteurs concourent en effet à porter les jurés à l’indulgence. La peine de mort, peine légale de l’infanticide, leur apparaît d’une excessive sévérité. En outre, le jury, composé majoritairement de propriétaires, est plus porté à la sévérité dans la répression des atteintes aux biens que dans la sanction des attentats contre des personnes. Et les accusées, en tant que femmes, suscitent traditionnellement plus facilement que les hommes la mansuétude des jurés.
2Magistrats et jurés ne portent pas tout à fait le même regard sur les crimes, et peut-être moins encore sur les accusées. Le jury se sent plus arbitre de la société que de la loi. Il juge plus les individus que les crimes. La sanction est donc le résultat d’un compromis entre la peine, applicable à une période donnée, la volonté répressive des magistrats et l’appréciation des faits par les représentants de la société civile que sont les jurés.
Les peines
3La sévérité de la loi est le premier obstacle auquel se heurtent les magistrats qui déplorent très souvent l’impunité accordée aux coupables. L’infanticide, régi par l’article 302 du Code pénal de 1810, emporte en effet la peine de mort1. La rigueur toute napoléonienne de cette peine effraie les jurés qui ne se résolvent que rarement à prononcer la culpabilité. Aussi les législateurs s’efforcent-ils de conformer la pénalité de l’infanticide au sentiment public qui répugne à envoyer à l’échafaud les mères qui se sont rendues coupables du meurtre de leur nouveau-né.
Le dispositif législatif
4Alors que le Code pénal de 1791 ne contenait aucune disposition particulière pour l’infanticide, qui était sanctionné comme les autres meurtres, les débats parlementaires précédant l’adoption du Code pénal de 1810 ont abouti à le classer dans la catégorie des meurtres avec préméditation, passibles de la peine de mort. Il rejoignait ainsi l’assassinat, l’empoisonnement et le parricide, érigé lui aussi en crime sui generis, et considéré comme le plus horrible des attentats.
5Pourtant, lors des débats en Conseil d’État, l’application de la peine de mort à l’infanticide n’avait pas fait l’unanimité. Ses partisans la justifiaient par de nombreux arguments. L’accroissement des crimes contre les nouveau-nés constaté par les cours criminelles était perçu comme un symptôme du dérèglement des mœurs. Seul un châtiment exemplaire pourrait mettre un frein à ces crimes auxquels, affirmaient-ils, une « fausse philanthropie2 » assurait l’impunité. Le second argument portait sur la protection que la société devait aux êtres sans défense et particulièrement aux nouveau-nés. Enfin, il était impensable que l’infanticide – crime contraire aux sentiments de la nature – ne fût pas prémédité : « Il est impossible qu’il soit l’effet subit de la colère ou de la haine, puisqu’un enfant, loin d’exciter de tels sentiments, ne peut inspirer que celui de pitié3. » Cette présomption de préméditation et la nature particulière du crime justifiaient son assimilation à l’assassinat et appelaient une sanction sévère : « L’infanticide est […] sous tous les rapports, un acte de barbarie atroce ; et, quand il serait quelquefois le fruit du dérèglement des mœurs, une telle cause ne peut trouver d’indulgence dans une législation protectrice des mœurs4. »
6Dans le camp des opposants à la peine de mort, quelques-uns, tel Berlier, sensibles à la crainte du déshonneur qui poussait nombre de mères illégitimes au crime, préconisaient plutôt la déportation. D’autres voyaient dans la rigueur du châtiment une source d’impunité. Treilhard estimait ainsi qu’une telle sanction serait rarement prononcée car, disait-il : « Il répugne aux jurés d’envoyer à l’échafaud une mère que la crainte du déshonneur a égarée5. »
7Les premières années d’application du Code pénal démontrèrent effectivement que les jurés ne prononçaient qu’avec réticence la culpabilité des mères infanticides. Le gouvernement tira les enseignements de cette distorsion entre la rigueur de la loi et le sentiment commun des jurés. Peyronnet, garde des sceaux, déposait le 5 avril 1824 à la Chambre des pairs un projet portant modification de plusieurs articles du Code pénal. Ce projet prévoyait notamment d’offrir aux cours la possibilité d’accorder des circonstances atténuantes aux mères infanticides. Le gouvernement entendait ainsi lutter contre l’absolution dont elles bénéficiaient si souvent :
« S’il était permis à ceux qui donnent les lois de ne prendre pour guides que les sentiments naturels, on se résoudrait difficilement à considérer comme susceptible de réduction la peine prononcée contre la mère, qui, faisant taire le cri du sang et de la nature, tue l’enfant qu’elle a porté dans son sein, et détruit la vie qu’elle a elle-même donnée. Mais la question prend un aspect différent aux yeux des hommes qui fréquentent nos tribunaux criminels. Ils savent que dans les affaires de cette nature les jurés et même les magistrats, résistent rarement à l’intérêt que leur inspire une jeune femme qu’on leur représente comme une victime de la séduction, égarée par l’horreur de son sort qu’elle n’avait pas mérité et devenue coupable, dans le trouble de ses sens et de sa raison, par l’excès même de son attachement pour l’honneur qu’on lui a ravi. De là des absolutions scandaleuses, ou tout au plus des condamnations dérisoires à de faibles peines correctionnelles, lorsqu’on a consenti à proposer au jury la question subsidiaire d’homicide par imprudence, sorte de transaction que la justice repousse, mais que la pitié fait presque toujours accueillir6. »
8La loi fut votée le 25 juin 1824 après d’âpres débats au cours desquels s’illustra particulièrement Duplessis de Grenédan, conseiller à la cour de Rennes et député du Morbihan, farouchement hostile à l’institution du jury. En son article 5, cette loi autorisait la cour d’assises à accorder aux mères infanticides – et à elles seules – des circonstances atténuantes. Celles-ci avaient pour effet d’abaisser la peine d’un degré, c’est-à-dire de la réduire aux travaux forcés à perpétuité. Elle comportait d’autres dispositions atténuant la rigueur du Code pénal. La possibilité d’accorder des circonstances atténuantes était étendue à certains vols qualifiés. En adoucissant la pénalité, cette loi inaugurait le mouvement de « correctionnalisation » des crimes qui se poursuivra tout au long du xixe siècle.
9Le Code pénal, en effet, ne tarda pas à être de nouveau modifié. La loi des 28 avril-1er mai 1832 transférait aux jurys la déclaration des circonstances atténuantes. Quand celles-ci avaient été reconnues, les cours avaient désormais la possibilité pour les crimes qui, comme l’infanticide, emportaient la peine de mort, d’abaisser la pénalité de deux degrés. Elles avaient donc la faculté de ne prononcer que les travaux forcés à perpétuité ou les travaux forcés à temps.
10Enfin, la loi des 13 mai-1er juin 1863 correctionnalisait certaines incriminations de suppression d’enfant quand il n’était pas établi que celui-ci avait vécu. Elle permettait de soustraire à la cour d’assises de nombreux infanticides dont les conditions de leur perpétration assuraient l’impunité à leurs auteurs. Aux yeux du législateur, en effet, il importait de n’user qu’avec une sage mesure de la cour d’assises car le fréquent échec des accusations d’infanticide était susceptible de porter atteinte à cette institution qui « emprunte une partie de son autorité et de son prestige à sa solennité, à sa rareté, à la gravité exceptionnelle des faits qui lui sont déférés7 ». La loi visait particulièrement les crimes pour lesquels la preuve de la vie de l’enfant n’avait pu être établie : « La femme récemment accouchée qui ne représente pas son enfant et qui n’en rend aucun compte, n’encourt aucune peine ; la garantie sociale manque à l’enfant qui vient de naître. […] Nous ne savons pas de tentation plus forte à commettre l’infanticide. La mère qu’un sentiment de honte ou tout autre mobile sollicite à ce crime, peut s’assurer l’impunité par une suppression complète, car elle met la justice dans l’impossibilité de vérifier si l’enfant a vécu8. »
11Cette loi permettait de porter directement devant les tribunaux correctionnels ces faits qui, sous la qualification de suppression d’enfant, étaient désormais passibles – quand la preuve de la vie de l’enfant n’avait pas été apportée – d’une peine d’emprisonnement d’un mois à cinq ans.
Les peines prononcées par la cour d’assises de Rennes
12Pour la période qui nous occupe, les archives permettent de connaître les résultats de 581 procès d’infanticide sur les 592 recensés, pour la Bretagne, dans le Compte général de l’administration de la justice criminelle. Parmi ces 581 procès, 55 mettaient en scène plusieurs complices. Au total 636 accusés ont comparu pour infanticide devant les cours d’assises des départements bretons. Leur sort se répartit ainsi :
Répartition

13Les peines infligées ont naturellement varié dans le temps en fonction des modifications apportées au Code pénal. De 1824 à 1832, le sort des accusées ne pouvait être réglé que de trois manières : par la peine de mort, les travaux forcés à perpétuité ou l’acquittement. À partir de 1832 les cours d’assises disposent d’une autre possibilité de sanction : les travaux forcés à temps. Les condamnations à la prison ou à la réclusion n’appartiennent pas à la pénalité de l’infanticide. Elles résultent soit de l’âge des accusés, soit de condamnations sur d’autres faits. Le taux d’acquittement est particulièrement important : il concerne plus du tiers des accusés.
Peine de mort et travaux forcés
14L’infliction de la peine de mort est très rare : elle ne concerne que 12 accusées sur 636. Ces condamnations sont inégalement réparties selon les départements (6 en Ille-et-Vilaine ; 4 dans les Côtes-du-Nord ; 1 en Loire-Inférieure). Elles sont sans rapport direct avec le nombre des accusations. Ainsi, le Morbihan est le département qui a fourni le plus d’accusés (158). La logique voudrait qu’il soit aussi celui qui a fourni le plus grand nombre de peines capitales, or il n’y en a eu aucune.
15L’une des condamnations n’a été prononcée que par contumace (Marie-Jeanne Guilleraye, Côtes-du-Nord, 1825). Cette accusée avait enterré son enfant vivant. Les onze autres viennent aussi sanctionner des crimes particulièrement violents ou des états de récidive. La Vve Goënard, âgée de 42 ans, est soupçonnée de trois autres infanticides ou avortements (Ille-et-Vilaine, 1847). Trois hommes figurent parmi les condamnés à mort : Deluen, père incestueux (Loire-Inférieure, 1845), et deux maîtres qui ont tué l’enfant de leur domestique : Josse (Ille-et-Vilaine, 1843) et Fleury (Côtes-du-Nord, 1848).
16Les archives sont très lacunaires pour ce qui concerne l’exécution des peines. Il semble cependant que la plupart des condamnations à mort aient été commuées. L’arrêt condamnant Fleury à mort a été cassé. Renvoyé devant une autre cour d’assises, il a finalement été condamné aux travaux forcés à perpétuité. On trouve trace, pour trois accusés, de lettres de commutation. Le jury ou les magistrats demandent, pour deux autres, des mesures de clémence, or la chancellerie suit généralement l’avis des magistrats. Le sort des quatre derniers condamnés demeure inconnu. Si la mort leur a été réellement infligée, le taux d’exécution équivaudrait au tiers des condamnations.
Autres peines
17Les condamnations aux travaux forcés à perpétuité sont relativement rares également (7,8 % des accusés). En revanche, les travaux forcés à temps deviennent, à partir de 1832, la peine la plus fréquente (38,75 %).
18Les peines de réclusion font partie des peines afflictives et infamantes. Elles correspondent à des condamnations sur la question subsidiaire de suppression d’enfant (4 cas), à l’application des articles 70 et 71 du Code pénal qui prohibent les condamnations aux travaux forcés à perpétuité des personnes âgées de plus de 70, puis de 60 ans (3 cas) ; ou encore à des manifestations de l’indulgence de la cour (2 cas).
19Les peines de prison, qui sont des peines correctionnelles, correspondent dans leur grande majorité à des condamnations sur les questions subsidiaires d’homicide par imprudence ou d’inhumation clandestine.
Évolution chronologique
20L’évolution chronologique du résultat des accusations permet de mesurer les effets des modifications législatives. Pour la commodité du tableau l’année 1865 a été retranchée. En conséquence, le nombre total d’accusés passe de 636 à 620.

Résultat des accusations d’infanticide, Bretagne (1825-1864) – (Source : BB/20).
21Entre 1825 et 1864, l’accroissement de la répression est très net. Le taux d’acquittement chute de 47,83 % à 24,51 %. Si les condamnations à mort ou aux travaux forcés à perpétuité ne connaissent pas de hausse spectaculaire, on note – et particulièrement à partir de 1845-1849 – la forte augmentation des travaux forcés à temps. Ils atteignent près de 59 % dans les années 1860-1864 et tendent à se substituer aux peines de prison qui prévalaient jusqu’alors.
22La politique pénale répressive du Second Empire, marquée notamment par l’abaissement de la majorité du nombre des voix nécessaires, au sein du jury, pour la condamnation9, se traduit de manière forte dans les statistiques. Sur les 12 condamnations à mort, 7 ont été prononcées entre 1852 et 1864. La hausse parallèle du nombre moyen des accusations, qui fait plus que doubler entre 1825-1829 et 1860-1864, pourrait également être interprétée dans le sens d’une accentuation de la répression. Mais peut-être tient-elle également à une surveillance accrue des populations, consécutive à l’augmentation des effectifs de gendarmerie.

Graphique de l’évolution des verdicts prononcés – (Source : BB/20).
23La Bretagne présente-t-elle des particularités du point de vue du traitement pénal de l’infanticide ? Il convient tout d’abord de rappeler que la courbe des accusations jugées ne se distingue pas du reste du territoire. Une croissance identique peut-être observée au niveau national, en dépouillant les données figurant dans le Compte général de l’administration de la justice criminelle de l’année 1880. L’année 1825 a été retranchée pour suivre la périodicité quinquennale retenue par cet annuaire statistique.

(Source : Compte général de l’administration de la justice criminelle).
24Les affaires jugées en Bretagne représentent 9,49 % du total des accusations. Or le rapport de la population bretonne à l’ensemble de la population française est légèrement inférieur. Il passe en effet de 7,92 % en 1826 à 7,87 % en 186710. L’infanticide serait donc légèrement plus fréquent dans les départements bretons que dans l’ensemble du territoire.

Résultat des accusations d’infanticide en France (1825-1864) – (Source : compte général de l’administration de la justice criminelle).
25Au niveau national, le taux d’acquittement est très important. Il est, par exemple, de 37,4 % entre 1841 et 184511. Mais les cours bretonnes paraissent plus indulgentes que la moyenne, puisque pour la même période 51,25 % des accusés d’infanticide sont acquittés. Ces accusés cumulent deux caractéristiques qui ont toujours porté les jurés à l’indulgence : ce sont en majorité des femmes, elles ont porté atteinte aux personnes et non aux propriétés12.
26Le taux d’acquittement breton ne rejoindra la moyenne nationale qu’à partir de 1850 et deviendra même nettement inférieur (24,51 % en 1860-1865 contre 31 %). D’une manière générale, la répression des autres crimes est très inégale d’un département à l’autre. Le rédacteur du rapport introductif au Compte général de 1850 souligne « l’extrême faiblesse » du jury dans le Morbihan13. C’est en effet dans ce département qu’il a été prononcé entre 1826 et 1865, tous types de crimes confondus, le moins de condamnations à mort.
27Les effets de la loi de 1832 sont identiques sur l’ensemble du territoire. Le nombre des condamnations aux travaux forcés à perpétuité diminue, le taux des condamnations aux travaux forcés à temps s’accroît parallèlement. Leur durée s’allonge14.
28En Bretagne, les condamnations aux travaux forcés à perpétuité passent de 17,39 % entre 1826 et 1830 à 4,9 % entre 1860 et 1865. Mais, ici encore, à partir de 1850, les cours bretonnes se singularisent en infligeant plus fréquemment cette sanction que les autres cours françaises. Le taux des condamnations à mort y est également plus important (2,70 % entre 1850 et 1854, contre 1,43 % dans les autres régions). Ainsi, le traitement judiciaire des affaires d’infanticide en Bretagne se caractérise par une indulgence supérieure à la moyenne nationale jusqu’en 1844 puis, particulièrement sous le Second Empire, par une plus grande sévérité.
Le jury et la difficulté de punir
29Les rapports des conseillers bretons sont emplis de notations défavorables aux jurés, souvent taxés d’ignorance et d’un parti pris systématiquement hostile à la répression, source de multiples acquittements « scandaleux ». Pourtant aucun d’eux ne va jusqu’à remettre en question l’institution même du jury. Lors de la consultation organisée auprès des cours et tribunaux à l’occasion de la préparation du Code d’instruction criminelle qui sera promulgué en 1808, la cour de Rennes a même été l’une des rares à se prononcer pour le maintien de cette institution dans la procédure criminelle15.
La composition du jury et ses règles de fonctionnement
30Le nombre de jurés appelés à siéger aux côtés des magistrats est fixé à 12. Il ne sera pas modifié pendant la période sur laquelle porte cette étude, mais les règles de son fonctionnement vont subir plusieurs modifications entre 1827 et 1853. À cette époque, l’institution du jury est vivement critiquée par les présidents des cours d’assises qui se trouvent confrontés à la multiplicité des acquittements « scandaleux16 ». Les gouvernements successifs vont s’employer à contrer l’indulgence des jurés soit en modifiant la composition des listes sur lesquelles ils sont choisis, soit en faisant varier le nombre des voix nécessaires à la condamnation.
31Pour éviter que ne se reproduisent les dysfonctionnements constatés pendant la période révolutionnaire, les rédacteurs du Code d’instruction criminelle avaient pris soin de réduire de manière draconienne le recrutement du jury. À des conditions d’âge (30 ans accomplis)17, ils avaient associé des critères de distinction sociale18. La fonction de juré devait désormais être réservée aux personnes « offrant la plus grande garantie par leurs fonctions, leur état, leurs lumières et leur fortune19 », c’est-à-dire aux membres des collèges électoraux, aux 300 plus imposés des départements, à certains fonctionnaires, aux diplômés des facultés et aux membres des professions libérales20. La loi électorale du 5 février 1817 avait fixé le cens à 300 francs21.
32Le préfet était chargé d’établir, tous les trois mois, une liste de 60 noms que le président de la cour d’assises réduisait à 36. Par la loi du 12 mai 1827, le soin de confectionner cette liste, qui devient annuelle, est confié au seul préfet. Les 36 jurés sont désormais tirés au sort, et non plus choisis, par le premier président de la cour, sur une liste de 300 noms. Les circulaires d’application de cette loi recommandent aux préfets de prendre des renseignements sur les personnes susceptibles de figurer sur les listes22 et chargent les procureurs généraux et les juges de paix de les éclairer sur la capacité morale et la position sociale des citoyens qui peuvent être appelés à siéger au jury23.
33Mais le plus grand bouleversement est introduit par le décret du 7 août 1848 qui signe la fin du jury censitaire. Ce décret, qui s’appuie sur le principe du suffrage universel, adopte le tableau électoral comme base de formation de la liste générale du jury. Mais, alors que le droit de vote est acquis à 21 ans, la condition d’âge minimum est maintenue à 30 ans24. En outre, les serviteurs à gage, les personnes ne sachant lire et écrire en français, les condamnés à plus de six mois de prison en sont exclus25.
34Les effets de cet élargissement sont contrebalancés par le renforcement du contrôle des citoyens susceptibles d’y figurer. L’établissement des listes est confié à des commissions cantonales plus à même de surveiller les populations que les préfets. Elles sont composées de conseillers municipaux et présidées par les conseillers généraux, assistés des juges de paix. Ce système, auquel il est reproché de faire une part trop belle aux élus et de favoriser le clientélisme, est une nouvelle fois modifié sous le Second Empire. La loi du 4 juin 1853 réduit les listes cantonales à un juré pour 600 habitants (au lieu de 200) et en confie l’établissement aux maires et aux juges de paix.
L’opinion des conseillers bretons
35Quelles que soient les dispositions en vigueur, la distorsion entre l’appréciation des crimes par les jurés et les magistrats est constante. Les conseillers bretons ont tendance à attribuer à la mauvaise composition du jury le taux d’acquittement, trop élevé à leurs yeux, des infanticides. Pendant toute la période où l’établissement des listes du jury a été confié aux préfets, les magistrats ont porté le caractère insatisfaisant des décisions des jurés au compte de la négligence avec laquelle cette autorité rivale accomplit son choix.
36Pour les magistrats, le meilleur jury est celui qui renferme le plus grand nombre de propriétaires. En 1827, par exemple, Féval attribue la faiblesse de la répression dans le Morbihan au nombre insuffisant des seuls jurés fermes et éclairés que sont à ses yeux les propriétaires et les fonctionnaires publics :
« Je n’ai pas cru devoir me dispenser de faire remarquer à M. le Préfet du Morbihan qu’il pouvait paraître étonnant que sur la liste de 60 citoyens sur laquelle j’avais opéré la réduction et le choix dont j’étais chargé par la loi, il ne se soit trouvé pour ainsi dire, aucun de ces fonctionnaires administratifs et de ces anciens propriétaires dont le caractère public ou la longue succession de leur supériorité sociale offrent le plus ordinairement aux accusés comme à la société, cette garantie de principes et de ferme et loyale volonté d’où résultent la sagacité et l’impartialité des décisions26. »
37Les magistrats se méfient à peu près tous de la présence parmi les jurés des médecins, qui n’abandonnent qu’avec regret leur clientèle, et des notaires, que des liens de parenté poussent à la solidarité avec les avocats. Or médecins et notaires paraissent souvent sur-représentés27. Ainsi, en 1859, Baudouin déplore-t-il la composition du jury de la cour d’assises du Morbihan, qui ne compte pas moins de huit notaires : « Les relations étroites, familières, entre ces jurés et les deux ou trois avocats du barreau de Vannes qui tiennent à peu près seuls la plaidoirie au civil et au criminel, ont eu peut-être plus d’une fois quelque influence sur certaines décisions du jury ; et il a fallu, sur la fin de la session y pourvoir au moyen de nombreuses récusations qui ont assuré le sort de plusieurs affaires délicates28. »
38Le Beschu de Champsavin est également hostile aux médecins et aux notaires, qu’il juge trop versés dans la philanthropie :
« Les jurés à proscrire sont : les avocats, avoués, médecins, notaires, universitaires et tous autres érudits qui sont imbus de certains principes de philanthropie, notamment sur la peine de mort, la monomanie. Ils sont redoutables dans le jury, non pas seulement par leur vote, mais surtout par leurs discours et par l’influence qu’ils exercent sur les jurés d’un esprit faible ; ils sont toujours désireux d’étaler leurs systèmes dans la chambre du conseil. […] C’est, ajoute-t-il même, une édition nouvelle et augmentée de la défense29. »
39Au lendemain de la révolution de 1848, le jury s’ouvre à des catégories sociales nouvelles. En Bretagne, c’est surtout la question de la participation des paysans aux jurys qui paraît focaliser l’attention des magistrats. Leur avis sur cette question varie évidemment en fonction de leur sensibilité politique. Le parti des conservateurs se divise en deux camps : celui qui voit dans la paysannerie traditionnelle le dernier rempart contre les utopies et celui qui, la considérant avec mépris, ne la trouve pas digne de participer à l’administration de la justice. Respectueux des hiérarchies sociales, déférents à l’égard de la magistrature, les paysans représentent pour certains magistrats une sentinelle de l’ordre moral. Les esprits libéraux acceptent sans arrière-pensée les paysans qui, à leurs yeux, ne sont dépourvus ni d’intelligence, ni de fermeté. Bernhard, ancien professeur de collège, trouve même dans leur participation au jury des vertus pédagogiques : « Pour un paysan, c’est un honneur d’être appelé au jury ; il en est fier et il sent toute l’importance de son vote dans un jugement. Les affaires criminelles inspirent d’ailleurs des réflexions salutaires, on en fait des sujets d’instruction pour ses enfants et après avoir jugé les autres on doit s’efforcer de devenir soi-même meilleur30. »
40Hüe, de même, ne voit que des avantages à l’élargissement du jury à la classe paysanne, considérée comme gardienne de la tradition :
« Dans les départements composant la Province de Bretagne et formant aujourd’hui la circonscription du ressort de la cour impériale de Rennes, les circonstances […] sont, plus que partout ailleurs peut-être, restées favorables à ce que les populations rurales conservent la pureté de leurs mœurs, la simplicité de leurs habitudes, la rectitude de leur bon sens naturel, et soient préservées de l’invasion des utopies et des innovations subversives. Cela est vrai surtout pour les départements des Côtes-du-Nord, du Finistère et du Morbihan où la langue bretonne a continué d’être d’un usage habituel dans les campagnes, et où la fidélité aux principes religieux n’a encore pu être ébranlée. Sans doute, la culture des intelligences y laisse beaucoup à désirer : mais il faut cependant reconnaître que la diffusion de l’instruction primaire y a fait depuis trente ans des progrès sinon très rapides, au moins très notables, et que la génération actuelle des cultivateurs, soit propriétaires, soit fermiers, qui jouissent d’une certaine aisance, n’y est généralement dépourvue ni de lumières, ni de droiture de jugement, ni même d’une certaine sagacité31. »
41Parmi les conservateurs, au contraire, quelques-uns se montrent farouchement hostiles aux ruraux :
« La loi nouvelle a singulièrement abaissé le niveau de l’intelligence du jury : pendant la première semaine, toutes les fois que l’accusé niait, et que son défenseur combattait l’accusation avec quelque chaleur, il y avait acquittement, quelle que fût l’évidence. C’était un devoir rigoureux de faire des observations sur le personnel du jury : on a facilement reconnu qu’il se composait de quelques hommes très distingués par leurs lumières et par leur caractère, mais, en plus grand nombre, de cultivateurs, gens fort honnêtes, mais d’une insuffisance complète et qui disaient les premiers qu’on avait grand tort de les appeler à une fonction dont ils se sentiraient incapables32. »
L’évaluation des crimes par les jurés
42À ce débat politique, suscité par l’accession des classes populaires au jury, s’ajoute une fracture, d’ordre moral celle-ci, qui tient à la manière dont magistrats et jurés envisagent la gravité des crimes. Sans doute parce la politique suivie pour leur sélection a toujours visé à faire prévaloir la catégorie des propriétaires, les magistrats reconnaissent aux jurés une grande fermeté dans la répression des crimes contre les propriétés. Mais l’énergie qu’ils emploient à défendre les biens fait place, quand il s’agit de sanctionner les crimes contre les personnes, à une indulgence qu’ils ne peuvent accepter. Ils sont choqués de l’insouciance – voire de la tolérance – avec laquelle les jurés considèrent parfois les attentats aux mœurs. Rendant compte de l’acquittement en 1864 devant la cour d’assises du Finistère de deux hommes accusés, l’un d’attentat à la pudeur et le second de viol, Taslé, rapportait avec indignation les commentaires de certains jurés :
« L’un des jurés de jugement de la première affaire, laboureur et maire de sa commune cependant, disait hautement après la séance : “Qui de nous n’en a pas fait autant ?” Un autre, riche propriétaire de Brest, se plaignait à l’un des substituts de M. le procureur impérial des poursuites que l’on exerçait sur les faits d’attentat à la pudeur commis dans les campagnes et lui disait : “Tant que l’on n’aura pas établi, dans chaque commune rurale, une maison de tolérance, le plus sage sera de fermer les yeux sur ces pécadilles-là33.” »
43L’idée que cette tolérance est une source de démoralisation des populations rurales est exprimée par plusieurs magistrats. Elle vient renforcer l’inquiétude des adversaires du décloisonnement des campagnes, pour qui, par exemple, l’introduction du chemin de fer constitue un véritable danger, et qui se plaisent, au nom de la conservation de l’ordre établi, à idéaliser la pureté des mœurs rurales.
44L’accroissement des accusations d’infanticides est perçu comme une conséquence de la dégradation des mœurs : « Il est à remarquer que la progression toujours croissante du crime d’infanticide se trouve en rapport avec celle des attentats contre les mœurs » note, en 1859, le procureur impérial du Morbihan, inquiet du nombre des infanticides constatés dans le ressort de Vannes. « Ce sont là, ajoute-t-il, des faits procédant des mêmes causes, et leur multiplicité est un triste symptôme de démoralisation34. » À la même époque sont découvertes dans la région de Saint-Malo des organisations criminelles mêlant prostitution et avortement, dont l’éclosion a sans doute été favorisée par l’importance du casernement militaire dans cette cité. L’enquête qui a abouti à la double accusation d’infanticide et d’avortement de Marie-Jeanne Menguy avait jeté une certaine lumière sur cette criminalité. Elle avait notamment permis de découvrir un réseau de prostitution de mineurs : « L’instruction de cette affaire […] a présenté sous un jour bien fâcheux l’état des mœurs dans les campagnes environnant Saint-Malo et permis de découvrir qu’outre la femme Martin [proxénète-avorteuse], deux autres femmes qui ont été poursuivies et jugées correctionnellement y excitaient et favorisaient la débauche des mineurs de l’un et l’autre sexe35. »
45Les statistiques nationales confirment, il est vrai, la croissance parallèle de ces accusations. Anne-Marie Sohn a mis en évidence la montée, dans la décennie 1850, des inculpations d’attentats à la pudeur et particulièrement de ceux dont les enfants ont été victimes. Cette période se caractériserait même par une « explosion sans précédent » des attentats à la pudeur contre les petites filles. Il ne s’agit là, bien entendu, que des crimes signalés à la justice, ce qui laisse sans réponse la question de savoir si cette inflation tient à une « dénonciation nouvelle de pratiques longtemps tolérées ou [à] l’affaiblissement des interdits sociaux qui permettrait le passage à l’acte36 ».
46S’agissant de la gravité des crimes, le seul point sur lequel les jurés s’accordent avec les magistrats concerne les vols de peu d’importance qui, selon eux, ne devraient pas relever de la cour d’assises. C’est pourquoi ils s’attachent parfois, en signe de protestation, à rendre systématiquement des verdicts de non-culpabilité. En 1838, les jurés des Côtes-du-Nord vont jusqu’à publier une lettre de protestation contre le jugement en cour d’assises de petits larcins, dont ils estiment que leurs auteurs ont déjà purgé la peine en détention préventive :
« Les jurés appelés à composer la session extraordinaire pour le second trimestre de l’année 1838, […] n’ont pu voir sans étonnement et sans regret, au banc des accusés, des malheureux susceptibles, pour les trois quarts, de figurer à la police correctionnelle. Là, une peine légère peut-être, mais proportionnée au délit, eût fait peser sur eux une tache et par conséquent un avertissement pour l’avenir. Des vols d’une serpillière, estimée 20 à 30 centimes, de quelques livres de chanvre, d’un sac de pommes-de-terre, d’un ciseau à froid, avec quelques pommes de garde, étaient-ils donc de nature à paraître à une cour d’assises, quoique accompagnés de circonstances plus ou moins aggravantes ? Ces prétendus crimes sont-ils donc autre chose que de simples délits ? […] Le Trésor fait de grands frais pour de pareilles misères. On détourne de leurs travaux et de leurs occupations des citoyens qui comprennent sans doute le beau mandat qu’ils ont à remplir, mais qui seraient appelés moins souvent, si la législation actuelle était refondue et modifiée, en écartant des assises une foule d’affaires aussi minimes et peu en harmonie avec sa dignité37. »
47Les magistrats ont souvent l’impression que le jury est animé d’un parti pris favorable aux accusées d’infanticide. C’est à cette indulgence systématique que Le Gall de Kerlinou croit pouvoir attribuer en 1847, l’acquittement de Jeanne Barry, une domestique de Saint-Malon. Les médecins avaient découvert sur le corps de son enfant une plaie au cou et un épanchement de sang au cerveau. La mère expliquait ces blessures par une chute qu’elle aurait faite en essayant de transporter son nouveau-né. Contre toute attente, ses explications furent acceptées par le jury. « Malheureusement », déplorait Le Gall de Kerlinou, « les jurés, en matière d’infanticide, sont très disposés à faire accueil aux moyens de défense qui ne sont pas tout à fait absurdes ; ils semblent ne demander qu’un prétexte pour déclarer la non-culpabilité. La version faite dans cette cause a été acceptée malgré son invraisemblance : Jeanne Barry a été acquittée38 ».
48Marguerite Guyot, journalière à La Trinité-sur-Mer, rencontre la même indulgence. Bien qu’elle ait reconnu avoir tué son enfant en lui serrant la gorge pendant un quart d’heure, le jury prononce un verdict de non-culpabilité après qu’elle ait, à l’audience, rétracté ses aveux :
« Ces nouvelles explications parfaitement démenties par tous les faits appris ont servi de base à un système de défense qui, si invraisemblable qu’il fût, n’en a pas moins été favorablement accueilli par quelques jurés. D’après ce système appuyé d’une discussion de médecine légale qui ne pouvait être prise au sérieux, l’enfant mis au monde par l’accusée avait été étouffé en sortant du sein de sa mère. C’est sur un semblable système que paraît avoir été basé le verdict d’acquittement. À moins d’expliquer ce verdict, – ce qui serait peut-être plus conforme à la vérité – en admettant un parti pris chez un assez grand nombre de jurés, dans ce département où cependant les crimes d’infanticide se multiplient dans une proportion effrayante, d’innocenter un tel crime, parce que, à leurs yeux, il prend sa source dans la crainte du déshonneur39. »
La « fausse philanthropie » du jury
49En théorie, le jury est supposé se prononcer sur la culpabilité et non sur la pénalité. Mais la loi du 25 juin 1824 qui introduisait la possibilité de déclarer des circonstances atténuantes reconnaissait implicitement l’impossible séparation entre le fait et le droit voulue par le Code d’instruction criminelle. Les peines attachées aux crimes sont bien la première préoccupation des jurés qui considèrent que la loi est trop sévère. La peine de mort est porteuse d’effroi et les travaux forcés à perpétuité sont également jugés excessifs. Très souvent, quand ils ne sont pas certains que la peine sera réduite aux travaux forcés à temps, les jurés préfèrent provoquer des acquittements. Ceux qui absolvent Joséphine Rousseau, servante de ferme à Saint-Michel, affirment clairement leur intention :
« Malgré les charges accablantes qui existaient contre elle, le jury a déclaré Joséphine Rousseau non coupable. Cette regrettable décision a été sciemment rendue par le jury. L’un des jurés, M. Jamont, négociant à Nantes, a dit à l’un de mes collègues, que le jury était unanimement convaincu de la culpabilité de l’accusée et l’aurait déclaré, s’il avait été certain que la cour n’eut prononcé contre elle que quinze ans de travaux forcés ; mais que craignant une condamnation plus sévère, il avait pris le parti de l’acquitter40. »
50Ce sont ces cas où les jurés rendent, parfois en dépit des aveux des accusées, des verdicts de non-culpabilité qui font déplorer aux magistrats « l’omnipotence » du jury. Dans leur esprit, « omnipotence » signifie transgression des principes de l’équité du châtiment et « usurpation » du droit de grâce41. Elle est attribuée tantôt au caractère partisan des jurés, jugés trop imprégnés de philanthropie, et tantôt à leur manque de fermeté, ce qui est pour le moins paradoxal. De nombreux magistrats se montrent hostiles au courant philanthropique. De Kerautem, par exemple, déplorait son influence sur les décisions rendues en 1826 par la cour d’assises du Finistère :
« Je croyais être parvenu à former un bon jury. L’expérience a démontré que je m’étais trompé à cet égard, et plusieurs de ses décisions m’ont semblé porter le caractère d’une indulgence systématique. Il existe, en effet, des hommes imbus d’idées que l’on peut appeler philantro-libérales [philanthropo-libérales] et qui ont en horreur les peines afflictives et infamantes. Selon eux, condamner un jeune homme aux travaux forcés ou à la réclusion, c’est l’envoyer perfectionner son éducation à l’école du crime. Il s’est trouvé malheureusement dans les trente-six jurés, quelques hommes professant ces principes et dont l’influence a entraîné plusieurs acquittements. Vainement leur ai-je rappelé avec force et leurs devoirs et surtout la défense expresse que la loi leur fait de s’occuper de la peine, je me suis convaincu que des idées fausses ne s’extirpent pas facilement42. »
51C’est donc à cette « fausse philanthropie43 » que les magistrats, qui ont souvent l’impression que les jurés sont venus siéger avec la résolution d’absoudre les coupables, attribuent une partie des acquittements. Sébire de Bellenoë croit détecter cette volonté en 1839 chez les jurés de la cour d’assises de la Loire-Inférieure, lors du jugement de Julienne Mercier, une domestique de La Rouxière qui a jeté son enfant vivant dans une fosse d’aisance : « Ce crime atroce a néanmoins trouvé grâce devant les jurés, et l’accusée a été acquittée. Toutefois il m’a été dit qu’il y avait cinq voix pour la culpabilité. Mais les rapports de mes prédécesseurs nous auront appris que les jurés de ce département ne condamnent jamais les infanticides. Cela semble un parti pris44. »
52Delabigne-Villeneuve, faisait déjà la même observation en 1828 : « Il est, et surtout à Nantes, des jurés qui viennent avec la résolution de ne jamais rendre de déclaration de culpabilité dans les accusations d’infanticide45. » La réputation d’indulgence des jurés à l’égard de l’infanticide est la même dans les autres départements.
Le jury, juge « d’impression »
53L’indulgence des jurés tient à la difficulté d’établir la culpabilité quand les cadavres ne portent pas de traces de violence, mais également à ce que le jury se montre, selon l’expression de Lambert, « un peu trop juge d’impression46 ». Il se laisse en effet facilement émouvoir par la personnalité ou par le malheur des accusées. Il peut même se montrer sentimental : les jurés d’Ille-et-Vilaine organisent ainsi, en 1846, au lendemain de son acquittement, une collecte à l’intention de Françoise Morvan, âgée de 17 ans, fileuse à Saint-Aubin-d’Aubigné, séduite par un meunier qui lui avait promis le mariage47. Il rend ses décisions en fonction de considérations qui sont parfois sans lien direct avec les faits jugés et peuvent même paraître étrangères à la loi. La sauvegarde de l’honneur peut ainsi apparaître comme un critère d’excusabilité du crime d’infanticide48.
54Mais l’appréciation des crimes par les jurés ne repose pas seulement sur des « impressions ». Elle se fonde également sur l’évaluation de problèmes sociaux auxquels ils paraissent plus sensibles que les magistrats. Ils hésitent à envoyer en prison des femmes qui élèvent de jeunes enfants, privant ceux-ci de leur seul soutien. Ils refusent de condamner les journalières et domestiques dont la grossesse paraît résulter d’un abus de pouvoir parce que la loi qui, en interdisant la recherche de la paternité, livre les seules femmes aux tribunaux, leur paraît injuste.
55Parce que, dit-il, il a souvent entendu le même discours, Poulizac n’est guère surpris du motif que lui donnent, en 1836, les jurés de la Loire-Inférieure pour justifier l’acquittement de Jeanne-Marie Le Roux, domestique à La Chapelle-Launay :
« Tout en pressentant le motif qui avait dirigé les jurés, j’ai voulu m’en assurer et plusieurs m’ont dit que croyant le maître de cette fille le père de l’enfant et [l’estimant] plus coupable qu’elle puisqu’il l’avait trouvée dans son écurie, en travail d’accouchement, ils n’ont pas voulu la condamner, pendant que lui était témoin et libre ; j’avais pressenti ce motif parce qu’il m’a été présenté souvent par des jurés ; aussi, dans mon résumé, je les avais prémunis contre ce motif qui ne doit jamais tourner au bénéfice d’une accusée qui, au surplus, présente toujours sans preuve ce moyen banal d’excuse qui n’en est pas une ; ma voix à mon grand regret n’a pas été écoutée49. »
56Les jurés se montrent hostiles à la suppression des « tours d’exposition », établis dans les hospices en application du décret du 19 janvier 1811 relatif aux enfants trouvés ou abandonnés et aux orphelins, qui permettaient aux mères illégitimes d’abandonner anonymement leurs enfants50. Le mouvement de suppression des tours est entamé dans les années 1830 et s’achève vers 1865. Les magistrats ne cessent de faire état des multiples réclamations des jurés contre cette suppression et contre l’absence de « salles de gésine » : « Quelques jurés, notait Le Gall de Kerlinou en 1834, ont semblé s’excuser de leur trop grande indulgence en matière d’infanticide en disant que l’administration civile négligeait depuis longtemps un moyen simple de sauver la vie à beaucoup d’enfants naturels. Ce moyen serait l’établissement, dans quelques hôpitaux, d’un tour pour recevoir ces enfants51. »
57Le Meur trouve l’écho de cette protestation aussi bien à Rennes qu’à Nantes :
« le peu d’expérience que j’ai acquis pendant dix ans comme avocat à la cour royale de Rennes, pendant neuf autres années comme membre du parquet de la cour, m’a prouvé qu’à moins de circonstances atroces, ou au moins de violences extérieures bien caractérisées, les jurés du ressort acquittaient presque toujours en matière d’infanticide. Le motif que je leur ai entendu donner presque constamment est l’absence dans chaque chef-lieu d’arrondissement soit d’un tour, soit d’une salle de gésine où les filles mères pourraient aller faire soit le dépôt de leurs enfants, soit leurs couches avec la certitude du secret52. »
58Certains jurés estiment que non seulement l’État n’assume pas son rôle dans la protection des enfants naturels, mais encore que la fermeture des tours, ou leur absence, produit des effets pervers sur la multiplication des infanticides. Cette opinion est partagée par le procureur général de Rennes qui, déplorant en 1860 l’accroissement important des accusations d’infanticides dans le Morbihan, en attribue l’origine, plus qu’à la « démoralisation des populations », à la fermeture du dernier tour subsistant dans le département53.
Les magistrats face à la montée des crimes
59Les magistrats s’inquiètent de la montée des infanticides. Bien qu’il soit impossible de savoir si cette croissance tient à une augmentation de la criminalité ou à une plus grande efficacité de la répression, les statistiques démontrent qu’elle n’est pas une simple vue de l’esprit. Pour endiguer le flot des infanticides, ils comptent avant tout sur l’exemplarité de la peine. Mais ils se préoccupent aussi des moyens de prévenir les crimes.
L’exemplarité des peines
60Les conseillers de la cour de Rennes ne sont pas de farouches partisans de la peine capitale. Du moins s’opposent-ils rarement aux demandes de commutation formulées par les accusées ou par les jurés. Plus qu’à l’exécution de la sanction, c’est à son exemplarité et à l’effet moral qu’elle peut produire sur les populations qu’ils sont attachés. Couëtoux écrit ainsi, au sujet de la condamnation à mort de Marie-Rose Lehoux, domestique à Caulnes, âgée de 22 ans, accusée d’avoir enterré son enfant vivant : « Cette condamnation à mort a causé une impression profonde, et je m’imagine qu’elle a été telle qu’elle doit avoir pour résultat de diminuer le nombre des infanticides54. » Mais il ne refuse pas pour autant de s’associer au recours en grâce déposé par le jury. Le procureur impérial semble lui aussi considérer que la peine infligée à Marie-Rose Lehoux est trop sévère :
« Ce crime, accompagné de circonstances exceptionnelles, devait évidemment être réprimé avec la plus grande sévérité mais le verdict intervenu est allé au-delà, soit que les jurés n’en aient pas bien compris la conséquence, soit qu’ils aient été sous l’empire des détails odieux de cet attentat. Aussitôt après le prononcé de l’arrêt, un recours en grâce a été signé par tous les jurés de l’affaire, et le président des assises a promis de l’appuyer de toute son autorité. »
61Mais cette condamnation lui paraît pouvoir exercer un effet bénéfique sur les habitants de l’arrondissement : « L’effet moral produit par cette condamnation a été excellent, et il est appelé à exercer une influence très heureuse dans l’arrondissement de Saint-Brieuc où le crime d’infanticide se multiplie d’une manière déplorable55. »
62Les magistrats ont le sentiment que, de même qu’on ne doit, pour conserver à la justice criminelle toute sa solennité, user qu’avec mesure de la cour d’assises, il convient de ne prononcer qu’exceptionnellement la peine de mort. Un excès de sévérité pourrait indisposer les populations. C’est cette considération qui paraît avoir guidé Hüe, en 1854, pour se prononcer en faveur de la commutation de la peine prononcée à l’encontre de Gilette Cadro :
« Cette condamnation a produit sur l’accusée une impression extraordinaire : elle s’attendait à la peine des travaux forcés et l’eût acceptée avec calme ; mais la peine de mort l’a frappée de terreur : elle a poussé des cris et s’est tordue dans des mouvements convulsifs. Nouvel exemple, s’il en était besoin, de la nécessité de maintenir cette peine comme le seul frein pour les natures endurcies ! Cet arrêt, quelque sévère qu’il soit, est juste et a été accueilli avec respect et approbation. Il importait beaucoup de maintenir le principe, et de rappeler aux populations que la peine de mort n’est pas plus abolie en fait qu’elle ne l’est en droit pour le crime d’infanticide. L’exécution de cet arrêt produirait peut être sous ce rapport un résultat salutaire. »
63Mais les jurés s’émeuvent du sort de la condamnée et déposent un recours en grâce. Hüe s’y associe parce qu’il craint que la multiplication des condamnations à mort soit mal perçue par l’opinion publique : « Je n’hésiterais pas, Monsieur le Garde des Sceaux, à vous proposer de laisser à la Justice son libre cours, si je ne prévoyais que dans une grave affaire d’assassinat actuellement soumise au jury, la cour d’assises de cette session aura probablement à prononcer une ou deux condamnations capitales dont j’aurai à vous demander la rigoureuse exécution. Or il importe que les exécutions capitales ne se suivent pas à des intervalles trop rapprochés56. »
64Les magistrats sont également très attachés à l’exposition publique, peine accessoire des condamnations aux travaux forcés ou à la réclusion. Cette peine infamante, portée à l’article 22 du Code pénal, prévoyait d’exposer les condamnés au « regard du peuple » pendant une heure, sur une place publique, avec un écriteau portant leur identité et la nature de leur crime57. À partir de 1832, les cours ont eu la possibilité d’en dispenser les condamnés, s’ils n’étaient pas en état de récidive. Entre 1833 et 1848, – date de sa suppression58 – son infliction dépend de la manière dont les magistrats apprécient la gravité des crimes et de la publicité qu’ils souhaitent donner aux condamnations. Les expositions publiques se déroulent en effet soit aux chefs-lieux des départements, soit dans les villes où résident les accusés.
65Les magistrats considèrent que l’exposition publique, au même titre que la peine de mort, peut contribuer à mettre un frein à cette sorte de criminalité. Mais la publicité ainsi donnée aux condamnations n’atteint pas toujours l’objectif recherché. Au lieu d’exciter l’indignation du public envers les condamnés, elles le poussent parfois à la commisération, surtout quand les crimes qui ont motivé ces peines sont de peu d’importance. Il revient donc au magistrat de mesurer les effets prévisibles de l’exposition publique sur l’opinion et d’en faire bon usage :
« Puisque l’exposition est au nombre de nos peines, écrivait Le Beschu de Champsavin en 1841, il faut qu’elle produise quelque effet : or, je suis convaincu qu’elle n’en produit aucun lorsqu’elle est subie au chef-lieu de la cour d’assises : 1° quant au condamné, il sait que personne ne le connaît et que son village ignorera la flétrissure qu’on lui imprime ; il est donc fort indifférent à cet acte de sévérité, peut-être y voit-il une occasion d’arracher quelqu’aumône à la charité publique… 2° les habitants des chefs-lieux éprouvent une impression inverse de celle que le législateur a voulu produire. […]. On a vu le poteau trop souvent, tout le monde en détourne les yeux ; si cependant quelque passant vient à lire l’écriteau, il émet presque toujours des réflexions railleuses et souvent inconvenantes telles que celle-ci : “En voici un qui est là pour avoir volé un boisseau de grain !… s’il avait volé un million il se promènerait en voiture et personne ne lui dirait rien !”… puis, ce passant va jeter dans le chapeau qui est aux pieds du condamné une pièce de monnaie qu’il vient souvent de refuser à un vieillard infirme. »
66Selon lui, l’exposition publique n’atteint son but qu’auprès des populations rurales, où elle conserve une dimension pédagogique. Encore faut-il que le condamné soit déjà frappé de la réprobation publique et qu’il ait commis un crime dont la gravité ait marqué les esprits :
« Au contraire, l’exposition dans le pays du condamné est vraiment efficace […]. Cet exemple est très rare dans chaque localité et y laisse par conséquent de longs souvenirs. Nos cultivateurs apprennent ainsi par leurs yeux et non plus seulement par leurs oreilles que le crime est atteint ; et le père qui réprimande son fils peut lui répéter : “Si tu ne te corriges pas, tu finiras comme N… ! Te souviens-tu de l’avoir vu aux mains du bourreau ?” Je n’imagine pas d’exhortation plus puissante que celle-là59. »
67En 1837, il soulignait déjà l’utilité de cette mesure pour l’édification des paysans :
« Cette mesure entraîne des frais, et expose peut-être à des évasions, mais il faut prendre en considération la surface de ce département et les habitudes des paysans Bas-Bretons. Ils sont essentiellement sédentaires et ont fort peu de communications avec leurs voisins ; pour eux, le monde est circonscrit dans quelques lieues carrées. Quand un crime a été commis et que l’auteur en est désigné, on sait bien que la gendarmerie est venue l’arrêter, mais une fois qu’il est éloigné, on n’en entend plus parler ; plus tard, des bruits d’absolution ou de condamnation sont répandus suivant les affections ou les intérêts des familles ; enfin, la répression ne pouvait être efficace pour rassurer les bons et effrayer les méchants qu’en faisant exposer un jour de marché les malfaiteurs dans les cantons où ils avaient commis leurs crimes. J’ai pu me convaincre encore que cette mesure produisait beaucoup d’effet sur l’âme des coupables, car toutes les fois que je demandais aux accusés quelles observations ils avaient à présenter sur l’application de la peine, ils se bornaient à supplier qu’on n’ordonnât pas qu’ils fussent exposés dans leur pays60. »
Les mesures préventives
68Les magistrats envisagent aussi un autre moyen de réfréner l’infanticide : le retour à l’obligation des déclarations de grossesse qui avaient été prescrites en 1556 par Henri II dans un édit daté portant que :
« Toute femme qui se trouvera convaincue d’avoir celé, couvert et occulté, tant sa grossesse que son enfantement, sans avoir déclaré l’un ou l’autre, et pris de l’une ou de l’autre témoignage suffisant, même de la vie ou mort de son enfant, lors de l’issue de son ventre, et qu’après, l’enfant se trouve avoir été privé du baptême et de sépulture, telle femme sera réputée avoir homicidé son enfant ; et pour réparation punie de mort, et de telle rigueur que la qualité particulière du cas méritera61. »
69Cet édit, remis en vigueur en 1585 par Henri III, qui ordonnait sa publication par les curés au prône des messes paroissiales, et par la déclaration royale du 26 février 1708, était tombé en désuétude au lendemain de la Révolution. Cependant, lors de la consultation des conseils généraux organisée par le gouvernement en 1824 à l’occasion des projets de révision du Code pénal, vingt-cinq départements se prononcent pour le rétablissement des déclarations de grossesse62. Plusieurs conseillers bretons préconisent également ce rétablissement, bien que son usage en Bretagne n’ait pas totalement disparu. Le Sire voit dans leur rétablissement un moyen de lutter contre la multiplication des crimes et recommande même l’instauration de peines correctionnelles afin de dissuader les filles et les veuves enceintes de se dérober à cette obligation : « Les infanticides se multiplient d’une manière effrayante dans ce département. Un des moyens les plus propres pour les prévenir, serait d’assujettir les filles [et les] veuves à faire la déclaration de leur grossesse dans le septième mois, et à défaut elles encourraient une peine correctionnelle qui pourrait être élevée à cinq ans63. »
70Considérant la prévention des crimes d’un autre point de vue, celui du statut social misérable de nombre des accusées d’infanticide, certains comme Cavan ou Le Meur, qui multiplient les remarques sur ce sujet au garde des sceaux, s’associent pleinement aux réclamations des jurés pour la réouverture des tours d’exposition. Le Meur milite même pour l’établissement de salles de gésine et pour l’attribution de secours aux filles-mères :
« Je pense, Monsieur le ministre, que l’établissement de salles de gésine serait un moyen efficace pour diminuer les crimes d’infanticide qui se reproduisent chaque jour. Beaucoup de filles-mères s’y rendraient pour faire leurs couches et l’on pourrait facilement en moralisant ces femmes, et à l’aide de légers secours, les déterminer à conserver leurs enfants et à les élever elles-mêmes. Alors plus d’infanticides à craindre, car l’expérience prouve que c’est toujours immédiatement après l’accouchement que ce crime se commet. »
71Et, confiant dans la nature humaine, il ajoute : « Dès qu’une femme a donné ses soins à son enfant, ne fût-ce que quelques jours, ce sentiment d’amour maternel, inné même dans le cœur des plus perverties, se développe chez elle, elle s’attache à son enfant et ne veut plus s’en séparer64. »
Les mères criminelles face à la sanction
72Rares sont les éléments qui permettent de cerner la manière dont les mères meurtrières appréhendent l’acte qu’elles ont commis. Il n’est pas interdit de se demander parfois si elles sont bien convaincues d’avoir attenté à la vie d’un petit être. Mais nombreuses aussi sont celles qui manifestent une certaine terreur devant le châtiment que leur réserve la justice des hommes, quand elles n’éprouvent pas des remords d’avoir commis un crime aussi grave.
73Les réactions des accusées au moment du prononcé du verdict sont totalement imprévisibles. Leur sentiment de culpabilité est parfois tel qu’elles paraissent considérer que la sanction qui leur a été infligée est trop légère. À la variété des réactions des condamnées s’ajoutent parfois en écho celles du public qui tient à exprimer son opinion sur la sanction.
Les accusées ont-elles conscience d’avoir commis un crime ?
74Toutes les accusées avaient-elles vraiment conscience d’avoir commis un crime en tuant leur nouveau-né ? On peut parfois en douter. Si quelques-unes paraissent éprouver du regret ou de la compassion à son égard, le langage employé par d’autres – à moins qu’il ne soit qu’une manière de dénier les faits – laisse une grande incertitude sur la manière dont elles ont appréhendé leur enfant.
Le nouveau-né est-il une personne ?
75Les psychiatres contemporains notent, chez les femmes qui comparaissent de nos jours en cour d’assises pour infanticide, que dans l’imaginaire de ces accusées, l’enfant n’a été investi à aucun moment de la grossesse d’une identité propre65. Il n’est bien entendu pas facile d’imaginer quelles ont pu être les représentations mentales du fœtus, puis de l’enfant, chez les criminelles du xixe siècle, d’autant que face à la justice leur intérêt était de démontrer que ce qu’elles avaient mis au monde n’était pas un enfant, mais tout juste une masse informe de chair, une boule de sang, un être inachevé66.
76De nombreuses accusées paraissent manifester une réelle indifférence envers leur nouveau-né. Ainsi, la Vve Bouillaux emploie-t-elle, pour parler de son enfant, des termes qui évoquent plus un objet qu’un être humain :
« Quand ces douleurs commencèrent, interroge le juge, vous ne vous fîtes sans doute pas d’illusion sur leur cause ? – Je savais bien ce que c’était, et ça vînt tout de suite. – Qu’est-ce qui vînt ainsi, tout de suite ? – La garçaille. – Dans quelle position étiez-vous au moment de votre accouchement ? – J’étais debout, tournée et appuyée vers mon lit dans lequel se trouvaient mon fils et ma fille ; j’étais à les couvrir de la couverture quand cela tomba. – Aviez-vous mis quelque chose au-dessous de vous pour recevoir l’enfant ? – Nenni, Dame ! – […] Que fîtes-vous immédiatement après l’accouchement ? – Je fourrai cela dans un vieux cotillon, sous mon lit. – Vous étiez-vous assurée auparavant si votre enfant vivait ? – Je n’y regardai point. »
77Et lorsque le juge lui demande si ses enfants n’ont pas entendu crier le nouveau-né, elle répond en des termes qui pourraient donner à penser qu’elle parle d’un animal :
78Cette femme avait la réputation d’être une excellente mère pour les deux enfants nés de son mariage, si bien que divers notables et habitants de sa commune s’étaient empressés, au lendemain de son inculpation, de lui décerner un certificat de moralité. L’usage du verbe « braire », hérité du vieux français, paraît assez courant. Plusieurs accusées l’emploient pour évoquer les cris de leur nouveau-né. Le terme de « garçaille » est également utilisé en 1828, par un témoin entendu dans l’affaire de la Vve Lépinay. Selon Adolphe Orain, « braire » (pleurer) et « garçaille » (petit enfant de l’un ou l’autre sexe) appartiennent au patois d’Ille-et-Vilaine69. En revanche, les expressions « ça » ou « cela », employées par la Vve Bouillaux pour désigner son enfant, semblent trahir la plus grande insensibilité.
79Les notations quelque peu dépréciatives à l’égard de la personne du nouveau-né ne sont pas non plus exceptionnelles dans la bouche des témoins. Jean-Marie Jourden, un agriculteur aisé d’un village du Conquet, emploie une expression tout aussi dénuée d’humanité : « Voici donc l’affaire ! » se serait-il exclamé en découvrant l’enfant de sa domestique70. Mais cet enfant n’était pas le bienvenu et son fils, qui en est le père, est soupçonné du crime.
Remords et crainte du châtiment
80En revanche, on relève chez plusieurs accusées, au moment même où l’acte se commet, une claire conscience de son caractère criminel. Après avoir étranglé son enfant à l’aide du cordon ombilical, Marie-Jeanne Masset, domestique à Plédéliac, s’inquiète de son propre sort. Elle dit à son maître, Laurent Cochin, père du nouveau-né, qui a assisté au crime « Quel triste coup nous faisons ! Malheureuse que je suis ! Ce sera la cause de ma mort ! – Oh ! Non !, lui répond Cochin, Personne ne nous a vus et n’a eu connaissance de rien. » Mais cet homme brutal, qui a essayé par tous les moyens de provoquer l’avortement de Marie-Jeanne Masset et a déjà été condamné à trois mois de prison pour coups volontaires, partage la même inquiétude : « À dix heures du matin, Cochin ordonna à sa servante de se lever et, comme elle hésitait à le faire à cause de sa faiblesse, il lui dit : “Malheureuse ! lève-toi : tu veux donc me faire couper le cou71 ?” »
81D’autres accusées ne paraissent prendre conscience d’avoir commis un crime que tardivement, lors de la découverte du cadavre ou lorsque les gendarmes viennent les arrêter. En 1851, au moment de l’arrestation de Rose Delugeard, journalière à Mauron, sa voisine l’entend murmurer : « Je suis bien coupable, aussi le ciel a permis que je sois punie ; si j’avais quelques années de prison, cela ne serait pas de trop72. » Il est cependant permis de s’interroger sur la sincérité de cette réflexion, qui pourrait apparaître comme l’expression d’un remords car, acquittée pour ce premier crime, elle sera condamnée en 1846 à deux ans de prison et 50 francs d’amende pour homicide par imprudence sur un autre nouveau-né. Ce n’est que lorsqu’elle a été confrontée au cadavre de son enfant, qu’elle avait jeté dans des latrines, qu’une autre accusée, Jacquette Lherminier, cuisinière à Brest, âgée de 25 ans, avait, elle aussi, paru prendre conscience de son crime. Elle s’était écriée en pleurant : « Ce n’est pas un malheur que j’ai fait, c’est un crime73 ! » Mais cette prise de conscience sera de courte durée et elle reviendra, aux débats, sur cette forme d’aveu en soutenant que son enfant était mort-né.
82Quelques femmes semblent ne commettre leur crime qu’à regret ou en éprouver du remords. Ainsi Marie Piriot, une domestique de Fougeray74 présentée comme un esprit très faible, se serait exclamée, avant d’abandonner son nouveau-né dans la nuit glaciale : « Mon Dieu ! Que faire ? Mon pauvre petit, ça me fait bien de la peine de te laisser là75 ! » L’une des rares femmes qui semble, non seulement se préoccuper de son propre avenir mais aussi évoquer avec tristesse le souvenir de son enfant dont elle a brûlé le cadavre dans le foyer de sa maison, est Françoise Morin, journalière à Plaintel, âgée de 40 ans. Elle déclarait quelques jours plus tard à une voisine : « Mon Dieu ! Mon Dieu ! Si j’avais là mon enfant à chauffer sur mes genoux, je vous donnerais une pièce de cent sous pour le porter à Saint-Brieuc ! Le Bon Dieu ne me pardonnera pas76 ! »
83Si l’on en juge par les réactions des inculpées lors de leur arrestation, l’effet moral produit par les exécutions capitales est réel. Nombre d’entre elles sont persuadées que la mort va leur être infligée. « Tuez-moi tout de suite ! » dit, par exemple, la femme Hervoch, une journalière de Crach, au juge d’instruction, après avoir reconnu avoir tué dès leur naissance ses filles jumelles77. Et, ajoute ce dernier : « L’accusée se met à pleurer et à jeter des cris. » Interrogée quelques jours plus tôt par le juge de paix d’Auray, la femme Hervoch aurait déclaré, cherchant à disculper son amant : « Ce n’est pas lui [l’auteur du crime], il n’est pas du tout coupable. C’est moi seule qui le suis. Je mérite que l’on me coupe le cou78. »
84D’autres mères expriment la crainte d’avoir le « cou coupé ». En 1825, Anne Doudard livre à l’une de ses codétenues sa crainte d’être décapitée. Celle-ci dépose :
« Quelques heures après la levée du secret de la femme Doudard, me trouvant aux latrines avec elle, et la voyant pleurer, je lui demandai ce qu’elle avait, elle me répondit qu’elle était inquiète de ne pas savoir des nouvelles [sic] de son affaire et qu’elle craignait bien l’issue de son jugement. Je lui dis qu’il fallait espérer qu’il se terminerait heureusement pour elle, et qu’elle n’avait rien à craindre si elle était innocente, elle me répondit : “Non malheureusement, je ne le suis pas, j’ai fait un enfant et je crains bien d’éprouver le sort de la femme Hergault (cette femme a été guillotinée pour empoisonnement). Si on le trouve, je suis une femme perdue, mais je ne crois pas qu’on puisse le découvrir, car j’ai dit à la justice qu’elle pouvait chercher dans la terre, sous les racines des arbres et qu’elle ne trouverait rien, et en effet, j’ai caché mon enfant dans le haut d’un chêne creux, je l’avais enveloppé dans un tablier gris, je le plaçai, ainsi enveloppé, derrière mon dos et je montai dans l’arbre79.” »
La double justice
85La justice des hommes effraie parfois moins que la justice divine, qui paraît plus implacable. Si certaines accusées ont l’impression qu’il est facile de tromper la vigilance des hommes, Dieu est réputé tout savoir et son châtiment peut être terrible. Le meurtre de l’enfant peut être ressenti comme un péché d’autant plus effroyable qu’il est de nature à provoquer la colère divine et la damnation éternelle.
Faiblesse de la justice terrestre
86Il n’est pas exclu que la clémence des jurés ait pu être prise en considération par les mères infanticides au moment du passage à l’acte et que la gravité du crime qu’elles s’apprêtaient à commettre ait été mesurée à l’aune de la peine réellement infligée aux meurtrières dont elles avaient entendu parler. Rappelons le raisonnement de Marie-Jeanne Pélion qui, méditant un infanticide, considérait comme fort enviable le sort réservé à Olive Belnard, qui avait comparu quelques mois auparavant devant la cour d’assises et qui, pensait-elle, n’avait été condamnée qu’à quelques mois de prison : « Ah ! La justice n’est pas forte aujourd’hui : voilà la fille Belnard qui avait fait un enfant et l’avait brûlé qui n’a eu qu’un peu de prison : elle n’a pas manqué de pain80. » Que n’aurait-elle dit si elle avait su qu’en réalité Olive Belnard avait été acquittée ?
87De la même façon, Anne Glais, semble prendre en compte la faible peine infligée à une femme du voisinage pour se déterminer à tuer l’enfant adultérin dont elle est enceinte. Déjà mère de deux enfants légitimes et décrite par ses voisines comme étant « très peu intelligente », elle ne leur cache nullement ses intentions criminelles. Une filandière du même village déclare : « J’allais souvent chez Bonnefoi, mon fils de mon premier mariage. J’y voyais souvent la femme Glais, je suis bien sûre qu’elle était enceinte dans le courant de l’année dernière. Je le lui ai dit plusieurs fois, elle me répondait : “Qu’est-ce que cela vous fait ? Je ne lui donnerai toujours pas de pain. Il y a par ici une femme qui l’a fait [tué son enfant] et qui n’a subi que trois mois de prison. J’aime mieux subir trois mois de prison que de nourrir mon enfant81.” » Mais, en fait, Anne Glais semble avoir commis cet infanticide plus par crainte de son mari, parti travailler depuis deux ans en Normandie, que par refus de nourrir un nouvel enfant. Et avant de se résoudre au meurtre, elle avait songé à se suicider.
88La crainte de la mort, qui interdit à la femme Doudard de reconnaître sa culpabilité, ne l’empêche pas de prendre quelque plaisir à braver la justice. Entendue par le juge d’instruction, elle ne se laisse nullement démonter, et le met au défi d’apporter la preuve de son crime :
« – La terreur du châtiment que vous avez mérité, ne vous a pas permis de tenir la vérité cachée. Vous avez avoué votre crime à deux prisonnières, et vous ne pouvez plus maintenant le nier ?
– Je n’ai pas plus avoué à ces prisonnières qu’à vous ; on ne peut pas me faire avouer une chose que je n’ai pas faite, elles m’en veulent et je ne sais pas pourquoi ; car j’ai fait beaucoup de bien à l’une d’elles […]. Je nierai toujours, tâchez de trouver des preuves si vous pouvez82. »
89Parmi les accusées qui refusent de reconnaître leur crime, quelques-unes affirment aux magistrats que même si on les coupait en morceaux ou si on les brûlait, elles n’avoueraient pas un crime qu’elles n’ont pas commis. Les tortures appliquées par l’ancienne procédure criminelle, de même que les violences de la période révolutionnaire, hantent sans doute encore les esprits et la guillotine est, pour beaucoup, un objet de terreur.
La justice divine
90Nombre d’accusées partagent l’idée qu’il existe une double justice, celle de Dieu et celle des hommes : « Je demande pardon de mon crime à Dieu et grâce aux hommes », implore ainsi Jeanne Bertel, journalière à la Selle-en-Luitré, peu après s’être résolue à passer aux aveux83. La plupart sont imprégnées d’une culture religieuse qui les incline à dissocier leur corps de leur esprit : « Anne, déclarait la mère d’une accusée qui avait toujours affirmé son intention de donner la mort à son enfant, a un corps et une âme, pour en répondre dans ce monde ou dans l’autre84. »
91Les mères infanticides sont souvent fort inquiètes du châtiment qui les attend dans l’autre monde. Elles s’affolent à l’idée que leur âme puisse être éternellement damnée : « Ah ! Mon Dieu ! Que je suis malheureuse ! Ce ne sera pas dans ce monde que ce sera le pire, mais dans l’éternité où je n’aurai pas de fin à mes peines85 ! », se lamente Marie-Jeanne Guillou, une domestique de Trégunc, âgée de 27 ans, déjà poursuivie pour infanticide. On retrouve cette même crainte du châtiment divin chez les hommes : « Je suis un homme perdu ! Je suis un homme mort ! Je n’ai plus qu’à me convertir. Dans huit jours je serai mort », déclare au juge de paix Jean-Marie Delalande, qui a tué l’enfant de sa domestique. La crainte de la sanction céleste n’est jamais, on le voit, exclusive de l’apitoiement sur son propre sort.
92Cette crainte est d’autant plus grande que si les accusées ont parfois l’impression qu’il est possible d’abuser les magistrats, rien ne leur paraît pouvoir échapper au regard de Dieu. « Comment, malheureuse ! Vous niez une chose aussi réelle ? […] Dieu vous a vue86 ! », déclare à Euphrosine Porcher, une domestique de Mauron qui vient de tuer son enfant, la religieuse soignante appelée par ses maîtres à son chevet. C’est pourquoi, étant persuadées qu’il est impossible de se dérober au regard si pénétrant du Tout-puissant, certaines se résolvent à faire des révélations : « Oui, autant vaut-il l’avouer, car Dieu connaît tout87 » finit par admettre, après de multiples tergiversations, Marie-Jeanne Le Stum, âgée de 20 ans, agricultrice à Plozévet, devant le juge d’instruction de Quimper qui lui communique les résultats de la visite médicale à laquelle il l’a fait soumettre.
93Elles s’y résolvent d’autant plus facilement que l’aveu leur apparaît appeler en contrepartie, de la part de Dieu, un geste de pardon : « J’éprouve tant de chagrin de ce que j’ai fait presque malgré moi dans ce moment où j’avais la tête entièrement perdue, s’exclame Jeanne-Marie Le Masson, que j’éprouve le besoin d’en faire l’aveu sincère, espérant que si cet aveu me perd aux yeux des hommes il sera du moins un commencement d’expiation aux yeux de Dieu88. »
L’appréciation du verdict
94S’il est facile de saisir l’opinion des magistrats, tant sur le crime que sur la peine appliquée à l’infanticide, il est bien plus délicat de pénétrer les réactions des mères coupables au moment du prononcé du verdict, et plus encore, celle du public. Les seules traces que nous en possédons ne nous parviennent en effet qu’à travers le filtre des magistrats.
Réactions des accusées
95À considérer toutes les manœuvres déployées par les mères infanticides pour échapper à la sanction et l’obstination de la plupart d’entre elles à dénier leur crime, la réaction des femmes qui, lorsque la cour leur signifie leur condamnation, acceptent la peine qui leur a été infligée comme un juste châtiment, peut paraître surprenante. À moins de penser que la détention préventive leur a apporté le temps et la distance qui leur manquaient pour prendre conscience du caractère criminel de leurs actes.
96Comme de nombreuses accusées s’attendent à un châtiment terrible, quelques-unes, telle Françoise-Marie Nicolas, une tailleuse qui a précipité son enfant vivant dans les latrines, ne peuvent dissimuler leur surprise lorsqu’elles bénéficient d’un verdict d’absolution. Cette accusée, malgré l’évidence des charges qui pesaient sur elle, est acquittée en 1854. La version qu’elle avait donnée de la mort de son enfant avait été totalement contredite à l’audience par les médecins. Ceux-ci avaient en effet constaté que le cordon ombilical avait été coupé avec un couteau alors qu’elle prétendait être accouchée par surprise dans les latrines, le cordon s’étant rompu de lui-même et ayant provoqué la chute de l’enfant dans la fosse d’aisance. « Malgré cette preuve de sa culpabilité à laquelle il semblait impossible de résister, écrit Taslé, Marie Nicolas a été déclarée non coupable par le jury et acquittée, à son profond étonnement, à elle-même. Elle n’en pouvait pas croire ses oreilles, en entendant lire la déclaration par le greffier de la cour89. »
97La femme Guilloux, une journalière de 32 ans, demeurant à Plougonven, condamnée aux travaux forcés à perpétuité en 1857 pour avoir égorgé un enfant adultérin, semblait s’attendre à la peine de mort. Elle paraît accepter avec soulagement la sanction qui lui a été infligée : « Je ne vois, écrit Androuïn, aucun motif d’atténuer cette peine que la condamnée a acceptée avec une satisfaction annonçant qu’elle ne la trouvait pas trop sévère90. » Elle bénéficiera cependant quelques années plus tard d’une mesure de grâce en raison de son comportement soumis et résigné en prison.
98Jeanne Lelay, âgée de 30 ans, accusée d’avoir, à la veille de son mariage, tué un enfant dont elle voulait cacher la naissance à son fiancé, exprime pleinement sa satisfaction de n’avoir été condamnée qu’à deux ans de prison et 50 francs d’amende. Craignant un acquittement, Le Beschu de Champsavin avait posé, comme résultant des débats, la question subsidiaire d’homicide involontaire par négligence. Il paraît très surpris de la réaction de cette accusée :
« Au moment où j’avertissais Jeanne Lelay qu’elle avait trois jours pour formaliser son pourvoi, cette fille, dont l’extérieur n’est pas mauvais, s’est levée et a dit, avec décence : “Non, je suis satisfaite de mon jugement, je vous en remercie.” C’est, pour la première fois, dans ma longue carrière, s’étonne-t-il, que je vois un condamné exprimer sa satisfaction de la condamnation qu’il vient d’entendre. Mais ici, la fille Lelay n’aurait-elle pas fait l’aveu indirect de l’infanticide ? Dans tous les cas, nous ne pouvions éprouver de regrets, et les débats n’en avaient point fourni la preuve91. »
99Mais la réaction la plus surprenante est encore celle de Marie Meubry, une domestique de Langoat, âgée de 21 ans. Elle avait reconnu avoir tué son enfant en le jetant vivant dans une rivière, après lui avoir introduit de l’herbe dans la gorge et l’avoir attaché à une pierre. La bienveillance de la cour, qui ne la condamne qu’à dix années de travaux forcés, lui paraît excessive : « Elle a tué son enfant, a-t-elle dit, parce qu’elle ne voulait pas être déshonorée et il lui importait peu désormais d’être acquittée ou condamnée. Les jurés ont admis en sa faveur des circonstances atténuantes ; la Cour a cru devoir user d’indulgence et n’a condamné Marie Meubry qu’à 10 années de travaux forcés. En entendant la condamnation, elle s’est écriée en pleurant : “Il valait mieux me condamner à vingt ans92 !” »
Réactions du public
100Les audiences criminelles, même, et peut-être particulièrement, les plus scabreuses, attirent un vaste public. L’assistance des femmes et des adolescents aux audiences consacrées aux viols et attentats à la pudeur heurte quelque peu les autorités judiciaires. À partir de 1821, le président de la cour d’assises et le procureur général peuvent leur faire interdire l’accès au prétoire93. Les personnes qui possèdent un rang social élevé cherchent, comme au théâtre, à s’installer aux meilleures places pour assister au procès et parviennent parfois à occuper les bancs réservés au jury et au barreau. Une circulaire datée du 7 juillet 1849 ordonne aux chefs de cour de mettre fin à ces abus :
« Il est d’usage d’admettre exceptionnellement dans l’enceinte des salles où siègent les cours d’assises, spécialement destinée aux magistrats, aux jurés et aux membres du barreau, les personnes auxquelles les fonctions qu’elles exercent et leur position doivent assurer une place à part. Dans quelques ressorts, cette exception a été trop étendue : des personnes étrangères aux habitudes judiciaires et cherchant, avant tout, à satisfaire leur curiosité, ont été admises près de la cour. C’est là un véritable abus, non moins contraire à l’intérêt qu’à la dignité de la justice, et le procureur général doit se concerter avec les présidents des assises pour le faire cesser. »
101Les affaires d’infanticide attirent spécialement l’attention du public quand les circonstances des crimes ont été particulièrement violentes, ou en raison de la personnalité de leurs auteurs. Les femmes soupçonnées de récidive, les affaires dans lesquelles des personnalités influentes sont impliquées, comme celle de Célestine Andrieux, dans laquelle le maire de Morieux avait pesé de toute son autorité pour obtenir un acquittement, attisent la curiosité.
102C’est une foule immense, écrit Ernoul de la Chénelière, qui se presse au procès de la Vve Morion, une aubergiste de Fougères, âgée de 33 ans, dont l’enfant a été retrouvé « rôti sur les charbons ardents : […] les faits de cette cause horriblement dramatique ont donné lieu aux débats les plus intéressants, à de magnifiques plaidoiries, ils ont été suivis par une foule immense ; l’accusée, quoique aubergiste, appartenait à une famille un peu au-dessus du commun, tous les membres de la cour, malgré quelque chose d’un peu vague dans l’accusation, étaient bien convaincus de la culpabilité. Cette affaire s’est prolongée fort avant dans la nuit94. »
103L’assistance n’hésite pas à manifester son opinion au prononcé du verdict et des murmures de protestation s’élèvent à l’occasion de certains acquittements. Le public, qui parfois connaît les accusés ou qui s’en est fait une opinion par la rumeur, est moins dégagé des inimitiés locales et des querelles de personnes que le jury et se montre beaucoup plus sévère dans la défense de la morale sexuelle. S’il n’ose pas manifester ouvertement sa désapprobation dans l’enceinte judiciaire, il se rassemble, dès qu’il reprend possession de la rue, et s’organise si nécessaire pour exercer sa propre vindicte à l’encontre des accusés qui ont échappé à la sanction. C’est ainsi que Marie-Magdelaine Le Quinio qui, par ses infidélités, avait ridiculisé un mari que le président qualifie d’imbécile est « huée par la populace, à la sortie de l’audience95 ». Jeanne-Marie Cavalan – une jolie fille choyée par ses parents, dont la personnalité a séduit la cour et le jury –, est poursuivie par la foule à sa sortie du tribunal : « Pour sortir du palais après son acquittement, Jeanne-Marie Cavalan a été obligée de dénaturer son costume, et leur rassemblement se tint longtemps auprès de la prison où elle s’était réfugiée96. »
104La « vindicte » populaire s’exerce également contre les séducteurs qui, tel Vincent – le régisseur qui a séduit la domestique Marie Mordant, décrit comme un « homme immoral, qui cachait sous des dehors religieux des habitudes dépravées » – ne figurent à l’audience que comme témoins. Après la condamnation de Marie Mordant à cinq années de travaux forcés, et malgré la protection de la police, Vincent ne peut échapper aux manifestations d’hostilité de la foule : « Sa conduite avait si vivement soulevé contre lui l’opinion publique, qu’au sortir de l’audience de la Cour d’assises, tous les efforts de la police n’ont pu empêcher la foule de le poursuivre de ses huées dans les rues de la ville97. »
105Le public possède donc lui aussi son propre système de valeur. Il aime voir les innocents absous et les méchants châtiés. Mais il n’est pas inaccessible à la pitié et il sait parfois s’associer au jury pour pardonner des manquements. De sorte que certaines affaires, comme celle de la femme Riou, une femme de ménage de Quemper-Guézennec, âgée de 33 ans, mère de trois enfants légitimes, ont un dénouement fort heureux. Cette femme avait, selon ses voisines, un caractère bon et tranquille et était même « un peu simple d’esprit ». Elle avait étouffé son nouveau-né par crainte de son mari, un marin absent depuis plusieurs années et réputé très violent. À l’audience, elle sait s’attirer la sympathie de la cour et du jury. Le président de la cour d’assises écrit à son sujet « Cette femme a le don d’inspirer beaucoup d’intérêt, je ne pouvais m’en défendre, et cette bienveillance a dû être bien plus vive chez les jurés qui savent le bas-breton. » Mais elle ne paraissait pas s’attendre à une totale absolution :
« La traduction de l’ordonnance d’acquittement a surpris l’accusée ; elle était loin de s’y attendre. Elle a adressé aux jurés quelques mots en Breton ; je ne les ai pas fait traduire mais son attitude avait de la modestie… Au même moment, un cri partait du banc des accusées : les quatre voisines se précipitaient par un élan spontané vers la femme Hervé Riou, l’enlaçaient dans leurs bras et l’inondaient de larmes ; à la même minute, elles l’enlevaient pour ainsi dire, de son banc et l’emportaient hors l’audience. Ces quatre femmes sont parfaitement honnêtes, elles avaient averti tout d’abord le juge de paix à l’audience, il était évident qu’elles déposaient avec chagrin contre l’accusée, mais elles ont répondu à toutes les questions qui leur ont été adressées ; et certainement, elles n’ont pas ménagé l’accusée, car elles sont incapables de mentir à la justice. Ce spectacle si subtil et si imprévu a profondément ému la foule, et les jurés ont quitté leurs sièges les larmes aux yeux et fort satisfaits de la décision qu’ils venaient de rendre98. »
106Le jury et la cour n’ont sans doute pas souhaité, en la condamnant, briser une fin heureuse. Le mari, en effet, de retour à son foyer avait pardonné à sa femme. Il souhaitait vivement qu’elle puisse être libérée afin d’élever leurs enfants.
Notes de bas de page
1 C. pén., art. 302 : « Tout coupable d’assassinat, de parricide, d’infanticide et d’empoisonnement, sera puni de mort, sans préjudice de la disposition particulière contenue en l’article 13, relativement au parricide ». L’art. 13 prévoit que le parricide aura le poing droit coupé.
2 « Rapport au Corps législatif par Monseignat, 17 février 1810 », La Législation civile, commerciale et criminelle de la France…, Paris, 1832, t. 30, p. 504-505.
3 Exposé des motifs par le chevalier Faure, séance du Corps législatif, 7 février 1810, ibidem, p. 471.
4 Ibid.
5 P.-v. du Conseil d’État, séance du 8 novembre 1808, ibid., p. 382.
6 Peyronnet, « Présentation du projet de loi à la chambre des pairs, 5 avril 1824 », Archives parlementaires de 1787 à 1860…, 2e série, t. 39, Paris, 1878, p. 653.
7 Debeylemme, « Rapport de la commission du Corps législatif, 6 mars 1863 », Collection complète des lois…, par J.-B. Duvergier, t. 63, Paris, 1863, p. 422.
8 Loi des 13 mai-1er juin 1863, exposé des motifs, idem, p. 462.
9 Loi du 9 juin 1853, voir infra.
10 D’après les tableaux de population publiés dans le Bulletin des lois, n° 154, 1827, p. 297-299 et n° 1464, 1867, p. 105-107.
11 Compte général de l’administration de la justice criminelle en France, année 1850, Paris, 1852, p. xxxviii.
12 D’après le Compte général…, année 1880. Pour les années 1834 à 1840, le taux d’acquittement est de 44 % dans les crimes contre les personnes (contre 32 % dans les crimes contre les propriétés), de 40 % pour les femmes (contre 35 % pour les hommes).
13 Ibidem, année 1850, p. xxxviii-xl.
14 Ibid., p. xxxvii.
15 12 cours d’appel prirent position contre la procédure par jurés, 5 seulement demandèrent son maintien, les autres cours ne se prononçant pas sur la question, d’après : Esmein A., op. cit., p. 487.
16 Voir Claverie E., « De la difficulté de faire un citoyen : les « acquittements scandaleux » du jury dans la France provinciale du début du xixe siècle », Études rurales, juillet-décembre 1984, p. 95-96, p. 143-166 et Pourcher Y., « Des assises de grâce ? Le jury de la cour d’assises de la Lozère au xixe siècle », ibidem, p. 167-180.
17 C. instr. crim., art. 381.
18 C. instr. crim., art. 382.
19 Projet de C. instr. crim., exposé des motifs par Faure, Conseil d’État, 29 novembre 1808, La Législation civile…, op. cit., t. 25, 1831, p. 580.
20 Les fameuses « capacités ».
21 Le cens sera abaissé à 200 francs par la loi électorale du 19 avril 1831.
22 Circulaire du 30 juin 1827.
23 Circulaire du 18 juillet 1827.
24 Schnapper B. « De l’origine sociale des jurés », Les Destinées du jury criminel, Hellemmes, 1990. p. 115-138.
25 Ibidem.
26 AN/BB/20/34, M, 2e trim. 1827, Féval, juin 1827.
27 Voir les articles de B. Schnapper et M.-R. Santucci dans Les Destinées du jury criminel, op. cit.
28 AN/BB/20/218/2, M, 3e trim. 1859, Baudouin, 26 septembre 1859.
29 AN/BB/20/210/1, C-N, 2e trim. 1858, Le Beschu de Champsavin, 11 mai 1858.
30 AN/BB/20/226/2, M, 2e trim. 1860, Bernhard, 26 juillet 1860.
31 AN/BB/20/256/2, C-N, 1er trim. 1863, Hüe, 9 février 1863.
32 AN/BB/20/151/1, C-N, 2e trim. 1850, Le Beschu de Champsavin, 12 juin 1850.
33 AN/BB/20/268, F, 4e trim. 1864, Taslé, 9 novembre 1864.
34 AN/BB/20/218/2, M, 3e trim. 1859, le procureur de Vannes au garde des sceaux, 16 septembre 1859.
35 AN/BB/20/226/2, I-V, 3e trim. 1860, Dupuy, 29 août 1860.
36 Sohn A.-M., « Les attentats à la pudeur sur les fillettes et la sexualité quotidienne en France (1870-1939) », Mentalités, 3, 1989, p. 71-72.
37 Le Publicateur, 2 juin 1838.
38 AN/BB/20/141, I-V, 3e trim. 1847, Le Gall de Kerlinou, 20 novembre 1847.
39 AN/BB/20/190/2, M, 4e trim. 1856, le procureur de Vannes au procureur général, 19 décembre 1856.
40 AN/BB/20/168/2, L-I, 4e trim. 1854, Taslé, s. d.
41 L’expression est de Le Beschu de Champsavin, AN/BB/182/1, L-I, 1er trim. 1855.
42 AN/BB/20/29, F, 3e trim. 1826, De Kerautem, 23 juillet 1826.
43 Expression employée par Le Minihy dans l’affaire Jourdren, F, 1er trim. 1838, AN/BB/20/98.
44 AN/BB/20/103, L-I, 3e trim. 1839, Sébire de Bellenoë, 30 septembre 1839.
45 AN/BB/20/41, L-I, 3e trim. 1828, Delabigne-Villeneuve, 18 septembre 1828.
46 Expression employée dans l’affaire Piriot et Cahélo, AN/BB/20/168/2, I-V, 3e trim. 1853 par Lambert.
47 AN/BB/20/137, I-V, 3e trim. 1846, Robinot Saint-Cyr, 5 septembre 1846.
48 Le Code pénal ne reconnaît d’excusabilité que pour un crime : celui du mari qui surprend sa femme en flagrant délit d’adultère.
49 AN/BB/20/88, L-I, 1er trim. 1836, Poulizac, s. d.
50 Voir le chapitre IX.
51 AN/BB/20/76, I-V, 2e trim. 1834, Le Gall de Kerlinou, 12 juin 1834.
52 AN/BB/20/108, L-I, 2e trim. 1840, Le Meur, 28 juillet 1840.
53 AN/BB/20/226/2, M, 2e trim. 1860, le procureur général au garde des sceaux, 3 juillet 1860.
54 AN/BB/20/268, C-N, 3e trim. 1864, Couëtoux, 23 juillet 1864.
55 AN/BB/20/268, C-N, 3e trim. 1864, le procureur de Saint-Brieuc au garde des sceaux, 10 août 1864.
56 AN/BB/20/174/2, C-N, 4e trim. 1854, Hüe, s. d.
57 En 1832, la flétrissure, marque infamante apposée au fer rouge sur l’épaule des condamnés aux travaux forcés et le carcan, qui consistait à attacher le condamné aux travaux forcés au pilori sur une place publique ont été supprimés. L’exposition publique a remplacé la peine du carcan.
58 Décret du 12 avril 1848.
59 AN/BB/20/114/5, C-N, 3e trim. 1841, Le Beschu de Champsavin, 16 septembre 1841.
60 AN/BB/20/93, F, 2e trim. 1837, Le Beschu de Champsavin, 12 juin 1837.
61 D’après : Merlin, Répertoire universel, pratique et raisonné de jurisprudence, 3e éd., Paris, 1808, vol. 5, V° Grossesse.
62 D’après Séguret, député de l’Aveyron, intervention à la chambre des députés, 14 juin 1824, in : Archives parlementaires…, op. cit., t. 41, 1878, p. 415.
63 AN/BB/20/29, I-V, 1er trim. 1826, Le Sire, 1er mars 1826.
64 AN/BB/20/108, L-I, 2e trim. 1840, Le Meur, 28 juillet 1840.
65 Voir notamment Cherki-Nicklès, C. et Dubec M., Crimes et sentiments, Paris, 1992.
66 Voir le chapitre VIII.
67 Au xixe siècle, selon le Dictionnaire de l’ancienne langue française et de tous ses dialectes du ixe au xve siècle de F. Godefroy, Paris, 1881-1992, « braire », qui en ancien français signifie crier, n’est déjà plus utilisé que pour parler du cri de l’âne.
68 Bouger. « Grouller », selon le même dictionnaire, signifie « greuler », trembler de froid. AD I-V 42U/715, 4 novembre 1839.
69 Orain A., Glossaire patois d’Ille-et-Vilaine, Paris, 1886.
70 AD F 4U2/164, interrogatoire, 6 août 1855.
71 AN/BB/20/281/1, C-N, 4e trim. 1865, Grolleau-Villegueury, 30 octobre 1865.
72 AD M U 2111, note de Tiengou de Tréfériou, [vers mai-juin 1841].
73 AN/BB/20/210/1, F, 3e trim. 1858, Hüe, 3 août 1858.
74 Actuellement Grand-Fougeray.
75 AN/BB 20/168/2, I-V, 3e trim. 1853, Lambert, 19 août 1853.
76 AN/BB/20/226/2, C-N, 2e trim. 1860, Hüe, 18 mai 1860.
77 AD M U2127, interrogatoire, 5 juin 1843.
78 Idem, interrogatoire, 2 juin 1843.
79 AD I-V 2U4/614, Marie Touzé, 38 ans, charbonnière, 23 janvier 1825.
80 AD C-A 2U/647, Anne Gicquel, 35 ans, ménagère, 17 août 1842.
81 AD M U2101, Olive Tominet, 63 ans, filandière, 8 janvier 1840.
82 Idem, interrogatoire, [même jour].
83 AD I-V 2U4/816, interrogatoire, 9 octobre 1852.
84 Anne Leboucher et Marie Silliaud, Vve Lehoisec, AN/BB/20/182/1, M, 2e trim. 1855, Baudouin, 16 juin 1855.
85 AN/BB/20/120, F, 2e trim. 1842, Le Meur, mai 1842.
86 AD M U2115, Marie-Anne Padiou, sœur de Saint-Benoît de l’instruction chrétienne, âgée de 29 ans, 27 octobre 1841.
87 AD F 4U2/116, interrogatoire, 7 juin 1850.
88 AD C-A 2U/697, interrogatoire, 9 février 1846.
89 AN/BB/20/174/2, L-I, 3e trim. 1854, Taslé, 26 septembre 1854.
90 AN/BB/20/200/1, F, 4e trim. 1857, Androuin, 4 novembre 1857.
91 AN/BB/20/210/1, C-N, 2e trim. 1858, Le Beschu de Champsavin, 30 avril 1858.
92 AN/BB/20/163/1, C-N, 4e trim. 1852, Fénigan, 9 décembre 1852.
93 Direction des affaires criminelles et des grâces, circulaire du 9 novembre 1821.
94 AN/BB/20/124, I-V, 2e trim. 1843, Ernoul de la Chénelière, s. d.
95 AN/BB/20/29, M, 3e trim. 1826, Le Painteur de Normény, 22 septembre 1826.
96 AN/BB/20/120, C-N, 3e trim. 1842, Chellet, s. d.
97 AN/BB/20/281/1, I-V, 1er trim. 1865, le procureur général au garde des sceaux, 21 février 1865.
98 AN/BB/20/168/2, C-N, 3e trim. 1853, Le Beschu de Champsavin, 19 juillet 1853.
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