Introduction
p. 9-13
Texte intégral
1Près de 600 meurtres de nouveau-nés, crimes que l’article 300 du Code pénal de 1810 définit comme des infanticides, ont été jugés en Bretagne entre 1825 et 1865, plaçant cette province, au regard des statistiques, dans une position légèrement supérieure à la moyenne nationale1. L’ampleur de cette criminalité peut surprendre dans une région où la force des structures religieuses et l’emprise de l’Église sur les esprits ont été maintes fois mises en évidence2. Elle peut même paraître paradoxale si l’on tient compte du fait que la Bretagne a constitué pour les ethnologues du xixe siècle un terrain privilégié d’observation des rites et des coutumes3, fournissant nombre d’archétypes de la vie traditionnelle4. Comme les premières victimes des infanticides sont des enfants naturels, la masse des crimes signalés semble dénoter un sensible accroissement des relations sexuelles illégitimes au sein de la population rurale qui a été à l’origine de la plupart des affaires, ce qui porte à s’interroger sur un possible affaiblissement des instances traditionnellement investies du contrôle des conduites privées.
2Les limites chronologiques assignées à cette étude sont liées à l’évolution de la législation applicable à l’infanticide. L’article 302 du Code pénal punissait de mort les auteurs de meurtres de nouveau-nés. Mais la répugnance des jurés et de l’opinion publique à envoyer à l’échafaud les mères criminelles, qui ont représenté la très grande majorité des accusés, était telle que cette législation a été remaniée à trois reprises entre 1824 et 1863.
3L’année 1825 correspond aussi au début de la collection des comptes rendus adressés trimestriellement par les présidents des cours d’assises aux gardes des sceaux [série BB/20 des Archives nationales], qui constitue une source de première importance pour l’histoire de la justice criminelle. Les indications biographiques (antécédents, réputation) et d’état civil (âge, situation matrimoniale, domicile, profession) données par les magistrats permettent de brosser à grands traits le portrait des femmes infanticides. Le Compte général de l’administration de la justice criminelle, édité par le ministère de la Justice, dressant l’état annuel des crimes et délits et de leur traitement judiciaire, s’ouvre également en 18255. Il permet de réinscrire, à la recherche d’une éventuelle spécificité, les affaires bretonnes dans le contexte national, apportant de précieux renseignements sur le profil sociologique des femmes mises en accusation et sur la manière dont les faits ont été sanctionnés.
4Les données relatives aux mères infanticides, à leur entourage, aux circonstances des crimes ont été complétées par les dossiers de procédure criminelle [séries U des archives départementales]. Ces dossiers ont malheureusement été fort inégalement conservés dans les départements6. Les plus complets portent la moindre trace du cheminement de la procédure, depuis la mise en alerte de la justice jusqu’à l’arrêt de la cour d’assises7. Les descriptions du cadre de vie contenues dans les procès-verbaux de transport des magistrats, les auditions des témoins, révélatrices des tensions ou des solidarités communautaires, les interrogatoires des inculpées, qui paraissent parfois livrer sans détours aux enquêteurs des pans de leur vie privée, permettent de reconstituer le cours de la vie quotidienne, de détecter les événements qui viennent rythmer la vie collective, et produisent, de temps à autre, la captivante illusion de pénétrer dans l’univers des accusées. Ils constituent d’inestimables ouvertures sur la Bretagne rurale.
5De ce point de vue, la presse ne s’est pas avérée d’un grand secours. Le dépouillement de la Gazette des tribunaux, – également créée en 1825 – a été très décevant. L’attention de ses rédacteurs, en dignes héritiers des canards de l’Ancien Régime, s’est presque exclusivement concentrée sur les affaires les plus sensationnelles, et l’infanticide, crime banal dans sa répétition, a très rapidement cessé d’intéresser ses correspondants, qui au fil du temps n’y ont plus consacré que de rares et brèves rubriques. La presse locale, encore balbutiante dans les années 1820, a été pratiquement inutilisable.
6Ce travail porte par conséquent une forte empreinte judiciaire. L’essentiel de ce que nous connaissons des femmes infanticides, des crimes et du déroulement des procès est vu à travers le filtre – sans doute déformant – de la soixantaine de conseillers de la cour de Rennes qui a été amenée au cours de ces quarante années à présider les cours d’assises. Issus de la bourgeoise ou de la petite aristocratie bretonnes, les magistrats de ce premier xixe siècle se caractérisent par un puissant esprit de corps, marqué par une forte soumission au pouvoir et un profond attachement aux signes de distinction que sont décorations, honneurs protocolaires, éclat du train de vie, et paraissent hantés par les bouleversements sociaux. Du fait de leur bonne connaissance des affaires locales, leurs écrits présentent un grand intérêt, fourmillant d’informations sur les habitudes des populations bretonnes, éclairant aussi le fonctionnement et les dysfonctionnements de la justice criminelle. Mais ils sont empreints de multiples notations dépréciatives à l’égard des différents acteurs qui entrent en jeu dans les procès : maires, juges de paix, médecins et avocats. De plus, le regard qu’ils portent sur les ruraux est celui d’une élite urbaine qui considère avec perplexité l’apparente absence de sensibilité des femmes rurales impliquées dans les procédures et la relative tolérance des jurés à l’égard des crimes contre les personnes.
7Au-delà de cet écart anthropologique, la nature des sources induit d’autres écueils qui dérivent de la réserve dans laquelle se tiennent les femmes criminelles, que ce soit pour ménager les nécessités de leur défense, ou en raison du caractère inavouable de la sexualité extraconjugale. Il est donc particulièrement difficile d’accéder aux émotions et aux sentiments, d’aborder une vie intime dont n’émergent, çà et là, que quelques bribes. Des paroles prononcées par les accusés et les témoins dans le cours de l’instruction, il ne reste en général que ce qu’a cru bon de transcrire le greffier. Et, aux effets de censure que peuvent produire chez celui-ci le sens de la bienséance et la force de l’habitude se superposent, dans les zones bretonnantes, des problèmes de traduction qui tendent, davantage encore, à dépouiller les propos de leur authenticité. Par comparaison, les dossiers des départements où la langue habituelle des habitants est le français sont emplis d’expressions populaires et – particulièrement en Ille-et-Vilaine – de termes empruntés au patois qui donnent une tout autre épaisseur aux locuteurs et qui, à l’image des amours clandestines dont il va être question dans cet ouvrage, procurent un plaisir furtif au lecteur.
8Si les discours tenus par les mères criminelles aux enquêteurs doivent être abordés avec prudence, les archives judiciaires n’en jettent pas moins une certaine lumière sur leur personnalité. Il faut pour cela dépasser l’impression d’uniformité qui se dégage de leur cadre de vie et de leurs conditions sociales. Le théâtre du crime est rural, les actrices sont modestes : des journalières, des domestiques, de petites ouvrières du textile…, vouées à la précarité matérielle et aux amours impossibles. Le décor est rudimentaire : il s’agit d’humbles chaumières ou, pire, d’étables, de granges, et de greniers. Pourtant, par le miracle du langage, émergent parfois de véritables fragments de vie et transparaissent quelques individualités hors du commun. Au-delà des histoires personnelles, les archives révèlent aussi toute la richesse et les difficultés de la vie collective. Dans une Bretagne où le village et la paroisse possèdent encore une très forte personnalité, elles mettent en évidence l’emprise du groupe sur l’individu, la complexité des hiérarchies sociales, et la pesanteur du contrôle social qui s’exerce sur les femmes seules, depuis la surveillance des corps, jusqu’à la dénonciation, du reste souvent indirecte, des crimes.
9L’infanticide se trouve donc à la croisée de multiples territoires. Il concerne à la fois l’histoire de la justice et de l’acculturation judiciaire des paysans, l’histoire des femmes, particulièrement des femmes seules, l’histoire des sensibilités, considérée sous l’angle du sentiment amoureux et du rapport à l’enfant et – enfin – l’anthropologie. Ce qui constitue en effet la principale caractéristique de ce crime est son arrimage à la problématique de l’honneur et de son envers, la honte. La non-dénonciation de certains infanticides, les complicités dont peuvent bénéficier les coupables semblent indiquer que les ruraux, au nom de la sauvegarde de l’honneur et de l’intérêt des familles, préfèrent parfois garder le silence sur les meurtres d’enfants illégitimes. Ce silence ne signifie cependant nullement approbation, et cette tolérance, dont il importe de détecter les seuils, n’est pas sans limite. En effet, les archives sont émaillées d’indices qui tendent à établir l’existence d’une justice parallèle, de nature communautaire et informelle, légitimée par une tradition qui semble habiliter le groupe à exercer un droit de regard sur les comportements individuels. Toute la question est de savoir à partir de quel moment cette justice parallèle se dessaisit de ses prérogatives au profit de la justice officielle et si cette surveillance s’exerce de manière indifférenciée sur tous les individus. La femme seule, particulièrement celle qui s’autorise des relations sexuelles hors mariage, paraît être au centre des préoccupations villageoises. Facteur de désordre, source de scandale, elle focalise l’attention du groupe. Son séducteur reste bien souvent dans l’ombre, échappant, du même coup aux procédures d’exclusion qui sanctionnent les déviances féminines.
10La richesse des sources permet d’explorer plusieurs registres de lecture, éclairant aussi bien la relation des ruraux à l’institution judiciaire que le fonctionnement des communautés villageoises. Les magistrats donnent à voir, depuis la découverte des crimes jusqu’aux procès, l’attitude des femmes accusées face à la justice, leurs tactiques d’évitement de la sanction et la position des divers protagonistes – jurés, témoins et avocats – à l’égard des infanticides. Les dépositions des témoins et les interrogatoires des prévenus nous introduisent, d’autre part, dans le quotidien des femmes bretonnes ouvrant quelques brèches sur leurs amours, sur leurs relations sociales, et sur les stratégies qu’elles mettent en place pour échapper à l’infamie. Ils permettent aussi de restituer leur lent et inéluctable cheminement vers le crime.
Notes de bas de page
1 9,5 % des accusations pour 7,9 % de la population. Les éléments statistiques relatifs aux infanticides jugés en Bretagne sont donnés en annexe.
2 En particulier A. Croix, M. Lagrée, C. Langlois, M. Launay, G. Minois…
3 Au point parfois d’apparaître, selon l’expression de Michel Lagrée, comme un « véritable conservatoire de traditions ethnographiques », in : Religion et culture en Bretagne (1850-1950), Paris, 1992, p. 14.
4 Bertho C., « L’Invention de la Bretagne : genèse sociale d’un stéréotype », Actes de la recherche en sciences sociales, 35, 1980, p. 45-62 ; La Naissance des stéréotypes en Bretagne (thèse, EHESS, 1979).
5 Sur cette publication, voir Perrot M., « Délinquance et système pénitentiaire en France au xixe siècle », Annales ESC, 1975, p. 67-91 ; « Premières mesures des faits sociaux : les débuts de la statistique criminelle en France, 1780-1830 », Pour une histoire de la statistique, Paris, 1977, p. 125-137 ; Compte général de l’administration de la justice criminelle en France pendant l’année 1880 et rapport relatif aux années 1826 à 1880, commenté par M. Perrot et Ph. Robert, Genève, 1979.
6 En Loire-Atlantique, le tri a été drastique. Dans les Côtes-d’Armor, les dossiers ont été expurgés, à partir de 1851, des interrogatoires et auditions de témoins, et ne contiennent plus que l’acte d’accusation et l’arrêt de condamnation. Dans le Finistère, certains dossiers ont été égarés. Les collections les plus complètes, sans toutefois être exhaustives, sont celles du Morbihan et d’Ille-et-Vilaine.
7 On y trouve généralement les lettres des maires, juges de paix et gendarmes informant de la découverte d’un crime, procès-verbaux de transport des magistrats, interrogatoires des prévenus, auditions des témoins, rapports d’expertise médico-légale, renseignements fournis par les maires, ainsi que mandats et réquisitoires. Sur cette question, voir Farcy J.-C., « Archives judiciaires et histoire contemporaine », Les Archives du délit : empreintes de société, Toulouse, 1990, p. 47-59 ; « Les Archives judiciaires et pénitentiaires au xixe siècle », Histoire et criminalité de l’Antiquité au xxe siècle, Dijon, 1991, p. 97-103 ; Guide des archives judiciaires et pénitentiaires, Paris, 1992.
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