Préface
p. 9-12
Texte intégral
1Une mémoire se construit toujours à partir de lieux, de voix et de visages.
2J’ai encore à l’esprit la tirade du Président Beaufort, joué par Jean Gabin, dénonçant les intérêts coloniaux siégeant à la Chambre des députés, ceux des compagnies de l’Oubangui-Chari, de l’omnium minier du Sénégal ou des charbonnages de la Côte d’Ivoire. Et j’ai toujours associé cette voix au tableau de Frédéric Régamey exposé au musée du Quai Branly – Jacques Chirac, un tableau qui représente le conseil supérieur des colonies, réuni un jour de 1892 dans le bureau de Jules Ferry ; un tableau où, siégeant sous la statue de Dupleix, directeur de la compagnie des Indes, est représentée une certaine France de l’étranger. Une France coloniale qui travaillait à la rentabilisation des terres conquises et s’appuyait pour se faire sur des conseils coloniaux nommés par l’administration. Isidore Chessé, Henri Mager, Dussac, Soller ou Cudenet. Voilà les visages que j’ai voulu chasser de mon Panthéon mémoriel des Français établis hors de France.
3Cela était facile ! Je suis en effet convaincue avec Victor Hugo, sénateur, que « la France n’est pas un empire, que la France n’est pas une armée, qu’elle n’est pas même une circonscription géographique mais qu’elle est une âme, une patrie parfois exilée et toujours un principe ». Or cette âme – qui est toujours composée de représentants officiels – est avant tout pour moi celle de cette communauté jeune, étudiante, laborieuse, intégrée et parfois même oubliée que je rencontre dans mes déplacements depuis dix ans. Ces Français, on le devine intuitivement, ne ressemblent bien évidemment plus aux migrants du début du siècle. Présente aux côtés du Premier Ministre alors qu’il s’exprimait le 13 mars 2013 devant la communauté française d’Ottawa, j’imaginais alors qu’il avait peut-être devant lui certains des descendants des Français du Bas-Canada rencontrés par Tocqueville en 1830. De même, le Président de la République a bien dû rencontrer dans la communauté française d’Alger, lors de sa visite d’État de décembre 1981, quelques descendants de ces déportés de la Commune de Paris dont nous avons commémoré la mémoire en 2021. Eux aussi étaient modestes.
4C’est en ayant cette communauté à l’esprit, communauté mal connue et peu étudiée dans sa globalité, cette communauté qui n’est plus celle de Frédéric Régamey ou de Vergniaud – qui voyait en 1791 l’expatriation comme une rupture du pacte social –, que j’ai voulu, comme ministre, en moderniser la représentation politique.
5Certes, tous ceux qui au Parlement ou à l’AFE avaient à cœur de l’améliorer, disposaient de propositions ou de projets. Mais force est de constater que, de même qu’il a fallu attendre François Mitterrand et Claude Cheysson en 1983 pour réformer la place de l’élection dans la désignation des représentants de cette communauté, il a fallu attendre un gouvernement de gauche pour que soient institués des conseils consulaires élus par les Français établis hors de France. Ces « élus de proximité », ainsi que la loi du 22 juillet 2013 que j’ai portée aurait pu les dénommer, sont en fin de compte représentatifs de la diversité de cette communauté, de son histoire, de ses origines, de ses valeurs. Pour avoir été la première (et la seule à ce jour) ministre déléguée aux Français de l’étranger, ayant autorité notamment sur la direction des Français de l’étranger (DFAE) au ministère des Affaires étrangères, j’ai sincèrement voulu que ces conseils, auprès des diplomates, puissent incarner cette histoire, celle des Français du Canada par exemple, mais aussi – parce que je suis passée tant de fois devant la grille qui en ferme l’accès durant mes trente années de vie en Irlande – celle des descendants de ces Huguenots enterrés à St Stephen Green. Nous avons tous notre mémoire de l’étranger, notre intimité, faite de sonorités, de langues, de goûts, de couleurs différentes. La mienne est irlandaise pour toujours et c’est aussi en ayant à l’esprit les Français rencontrés à Cork, Tralee, Galway ou Sligo que j’ai imaginé ce que pourraient être ces conseils consulaires.
6Voilà pour les visages.
7Et la voix ? Être parlementaire, c’est être un éclat de ce miroir brisé de la République qu’est tout élu au travers de la circonscription qu’il représente, et ces voix sont aussi diverses que les visages auxquels elles pourraient se rattacher. Aller à leur rencontre, c’est voyager dans le temps et dans l’espace.
8La diversité des profils et des aventures individuelles que chaque expatriation exprime n’autorise pas à penser qu’il y ait un groupe « Français de l’étranger » homogène recouvrant les mêmes réalités à travers le monde ; la démographie, la géographie, l’économie et la curiosité humaine l’interdisent. D’ailleurs, 40 % de nos expatriés sont des binationaux, établis de longue date à l’étranger, où ils ont fondé une famille. Rien de commun ici avec le chercheur rencontré en Californie, le jeune mathématicien du MIT, le boulanger croisé en Chine ou la jeune fille au pair saluée à La Haye, et qui me rappela alors furieusement les conditions de ma propre expatriation. Une aventure, l’aventure d’une vie, parfois douloureuse, difficile et pourtant une vie sincèrement et définitivement tournée vers les autres.
9Alors, oui, par sa vitalité même, une telle communauté est plurale. C’est ce qui en fait une richesse pour la nation. Le chef de l’État le constatait devant nos compatriotes à Malte, en octobre 2012 : « Cela veut dire que chacun à sa place lorsqu’il est dans un pays qui n’est pas le sien, en l’occurrence ici à Malte, [et] doit participer à ce mouvement, à ces échanges, à cette influence que la France peut espérer à travers votre propre participation. »
10Cette influence, intime, personnelle, construite au hasard de centaines de rencontres dans les circonstances les plus diverses, une permanence au consulat, un dîner où un écho français s’invite, un coin de rue ; c’est par exemple celle de quelques voix sur lesquelles j’aimerais revenir. Celle, tout d’abord, d’une militante politique de tous les temps rencontrée à Valparaiso, une Française sincèrement modeste, refusant que la flamme qu’elle avait pu allumer ne s’éteigne et qui après avoir aidé et sauvé des militants chiliens à l’heure parmi les plus sombres de septembre 1973, dû quitter ce pays avant d’y revenir en 1988 et reprendre ses combats pour les sans-papiers, pour l’égalité des droits et contre toutes les injustices. Une Française établie hors de France qui ne demanda jamais rien pour elle. Monique Sawkowicz m’a sincèrement marquée. Sa voix était celle de ses convictions et de ses combats. Sombre, volontaire et toujours lucide.
11Celle de René Aicardi ensuite, longtemps conseiller consulaire pour les Français résidant à Hong Kong. Discret, il avait eu un attachement personnel avec le Vietnam, avec ce peuple auquel il adressait un soir d’avril 1975, « des souhaits lumineux et fraternels aux couleurs de l’arc-en-ciel et de la roue du paon », ce militant qui avait vu de son studio d’une modeste rue de Saïgon, progresser « les soldats de la Révolution ». Il y était resté, désireux de traverser ces événements, libérateurs de tout un peuple, dans la sérénité complice du silence des armes et dans l’espérance du lent et patient tissage de l’indispensable réconciliation. Cet homme, cet ami qui me serrait dans ses bras fut-ce le temps d’une escale était aussi une voix. Celle, chaude et chaleureuse avec laquelle il récitait les chevaux du temps de Supervielle à chaque occasion, à chaque rencontre. « Quand les chevaux du temps s’arrêtent à ma porte, j’hésite un peu toujours à les regarder boire, puisque c’est de mon sang qu’ils étanchent leur soif ». Je n’ai jamais su ce que ce poème pouvait représenter pour ce militant politique de l’étranger qui avait fait le choix de demeurer en Asie, mais la visite du lycée Jules Supervielle à Montevideo, quelques années plus tard, m’a rappelé sa voix avec une force qui m’a profondément émue, par-delà le temps.
12Une voix encore. Celle d’une mère, anonyme. Une mère rencontrée lors d’une permanence au Costa Rica et qui m’expliqua qu’après un divorce difficile, elle avait dû continuer à résider dans ce pays où elle n’avait plus d’autre attache désormais que son fils qu’elle ne pouvait abandonner. Une voix qui était une plainte. Je l’ai souvent entendue, une tristesse infinie que j’ai toujours accompagnée comme celui de cette mère qui menaçait, à Paris, de s’immoler pour revoir ses enfants enlevés par leur père. Les Français établis hors de France sont aussi ces voix. Militantes, tragiques, anonymes.
13Une mémoire, ce sont aussi des lieux.
14Je pense naturellement à Hong Kong où il m’a été permis de séjourner à une dizaine de reprises. J’en retiens la résidence du Peak à la vente de laquelle je n’ai pu m’opposer pour avoir été nommée ministre alors qu’elle avait été déjà arrêtée et pourtant, quel lieu de mémoire ! J’en retiens des espaces vierges qui surprennent le voyageur qui n’imagine pas découvrir une forêt (presque) tropicale dans un territoire aussi peuplé ; j’en retiens les trajets en Star Ferry, j’en retiens la mer de parapluies aux pieds du consulat général et une ville arrêtée par sa manifestation en faveur du droit et de la démocratie ; j’en retiens ses restaurants de quelques tables. J’en retiens surtout cette soirée d’octobre 2012 à l’occasion de laquelle j’étais venue célébrer avec la communauté française les 150 ans de sa présence officielle dans ce territoire, une communauté dont Jean Cocteau disait qu’elle avait ensorcelé le monde, une communauté qui plus que d’autres contribue à la diplomatie économique voulue par Laurent Fabius. Ce voyage a compté et je le porte encore.
15Alors oui, je suis une Française établie hors de France et, oubliant mes fonctions de ministre hier, de sénatrice aujourd’hui, j’aimerais juste redire avec Yeats et avec tous ceux qui ont fait le choix, hier ou demain de partir, j’aimerais juste redire à tous ceux qui ignorent ce qu’est l’identité de cette communauté : « Marchez doucement car vous marchez sur mes rêves ». Ces rêves, je suis assurée que François Drémeaux les restituera avec la prudence du poète et l’exhaustivité de l’universitaire.
Auteur
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