Préface
p. 5-7
Texte intégral
1Pourquoi ne pas l’avouer ? Nous ressentons tous, désormais, une certaine lassitude à la lecture des travaux dont les auteurs se contentent de ressasser les statistiques judiciaires, tant il est devenu évident que celles-ci ne disent pas le vrai. Le recours aux archives, notamment aux dossiers d’instruction, est plus satisfaisant. Mais ces documents ne dévoilent qu’un moment, paroxystique, de la vie des individus concernés ; et les effets de sources sont, ici, redoutables. Le contexte d’énonciation, les conflits internes à la communauté, l’influence de la position au village, la crainte de représailles et de toute atteinte à la réputation, les procédures de négociation antérieures à la comparution devant le jury pèsent sur les discours, imposent des tactiques qui glacent la parole des accusés et des témoins. En matière d’infanticide, la peur de heurter la pudeur s’ajoute à celle de mal dire.
2À l’issue de la procédure, la mise en récit des événements par des magistrats qui possèdent une autre culture, un autre système de normes, un autre imaginaire, une autre sensibilité que les accusées et les témoins et qui sont animés par d’autres motifs d’anxiété, fait aussi peser un risque : celui qui consiste à plaquer sur l’affaire des enjeux décrétés et à rester aveugle aux enjeux véritables, difficilement détectables par ces magistrats. Tout cela, Annick Tillier le sait. Elle n’a cessé d’en tenir compte.
3L’objet qu’elle a traqué, tout au long de son enquête minutieuse, invitait au dolorisme, à la déploration. Or, en historienne avant tout désireuse d’adopter une optique compréhensive, elle évite l’indignation, l’exclamation. Son livre reflète un regard apaisé jeté sur les campagnes bretonnes du xixe siècle. Empruntant une voie d’accès privilégiée, Annick Tillier effectue une plongée qui révèle des modes de fonctionnement difficiles à mettre en évidence d’une autre manière. Ne nous y trompons pas, l’ouvrage déborde de beaucoup le seul infanticide. C’est tout un pan de l’histoire des sensibilités et des rapports sociaux qui nous est présenté.
4En ce livre magnifique, les objets s’entrecroisent. Annick Tillier entendait analyser, tout à la fois, les logiques économiques, sociales, psychologiques qui avaient poussé les femmes au crime et retracer les itinéraires de ces malheureuses. Elle entendait, par une étude attentive des procédures, repérer leurs ruses, leurs tactiques, discerner les réactions de la famille, celles du voisinage, celles des autorités ; sans oublier le déroulement de l’instruction, la scène du jugement, l’imposition de la sanction. En tout cela, la réussite est totale ; ce qui confère à l’ouvrage une exceptionnelle portée. L’un de ses plus grands attraits résulte, en outre, de la force des effets de réel, de la manière dont Annick Tillier sait, par la multiplication des études de cas, rendre concrètes les situations et les péripéties. De ce fait, à la lire, on ne s’ennuie jamais.
5La dramaturgie qui ordonne l’ouvrage comporte trois séquences. La grossesse polarise la première. La femme « prise », « fameuse », « puissante », c’est-à-dire enceinte, quand elle demeure célibataire, est dissonance dans l’ordre communautaire ; d’où la gamme étendue des stratagèmes utilisés pour cacher son état. Les malheureuses s’enferment, évitent les voisins, s’éloignent de la lumière à la veillée, se cambrent, se serrent dans des corsets, se compriment au moyen de sangles ou de planchettes, portent un tablier roulé, travaillent jusqu’au dernier moment. Certaines défient le voisinage. Elles communient ostensiblement, proclament la rétention de leur sang, qu’elles attribuent à la maladie.
6Les autres femmes les surveillent au four, au lavoir, à l’église surtout. Avides de « voir remuer le tablier », les voisines scrutent et tâtent le ventre. S’ensuivent les mises en garde, les remontrances, les admonestations, les offres de parrainage, voire la dénonciation au desservant, au vicaire, au maire ; parfois, rare et tardif, le recours à la justice. Durant de longs mois, certaines de ces femmes enceintes luttent avec vigueur. Annick Tillier enregistre leurs dénégations, leurs menaces et donne à saisir la peur de toute atteinte à la réputation de soi, de sa famille, de son village.
7Les grandes scènes du drame demeurent, bien entendu, celles de l’accouchement et de l’infanticide. Ici, le livre bascule dans l’horreur. Annick Tillier est une grande historienne car elle ne craint pas la confrontation avec le paroxysme. Elle sait conférer une grande intensité aux pages consacrées à ces situations excessives, qui surprennent le lecteur et lui imposent une connaissance profonde et vraie des souffrances du passé.
8Pour la femme qui a « fauté », la délivrance est double : son corps se trouve débarrassé du poids et de la menace qui l’accablaient dans sa solitude et l’espoir enfin se dessine de voir « les babils du monde » s’interrompre. La femme accouche accroupie, debout, ou baissée à quatre pattes, sans crier. Certaines s’accrochent aux barreaux d’un lit ou d’une échelle, d’autres aux branches d’un arbre. Cela se déroule souvent dans les champs, dans l’étable, dans le grenier, voire directement sur le fumier. C’est qu’il importe de s’isoler, de se cacher. La délivrance, parfois, s’effectue en quelques instants, puis il faut retourner au travail sous l’œil des membres de la communauté, qui guettent. Alors commence pour les voisins soupçonneux la quête des traces, celles du sang sur le plancher, celles qui suintent du grenier, celles qui tachent le linge, surtout.
9L’infanticide a été commis à la hâte. Annick Tillier sait fort bien rendre compte de ce tempo ; le drame de la solitude est révélé au grand jour. La cruauté des mères résulte de la crainte de voir le nouveau-né revenir à la vie. Les accusées assurent n’avoir pas eu le temps de s’attendrir. L’essentiel est d’effacer au plus vite les débris et les traces du forfait. Cette logique explique les procédures de la dissimulation : dépôt provisoire dans le fond du lit ou dans un tas de pommes de terre, enfouissement dans le fumier ou les latrines – c’est là que l’on jette tout –, enfermement dans l’armoire ou la huche en attendant d’évacuer le cadavre dans un linge puis de l’enterrer précipitamment au flanc d’un talus, de l’engloutir dans un puits, une mare, un ruisseau, un « douet » ou de l’abandonner au creux d’un arbre.
10Les manières de tuer décrites par Annick Tillier répondent, on le verra, aux mêmes logiques et aux savoir-faire de femmes habituées à donner la mort à l’animal. Mais ne l’oublions pas : les actes ici relatés ne sont pas ordinaires ; ils concernent de pauvres filles ou, plus rarement, de pauvres veuves poussées à bout.
11Le retour au ventre plat marque un grand soulagement. La femme annonce avec éclat la venue de ses règles ; ce qui la disculpe quand elle n’a pas été pris sur le fait. Mais elle se trouve soumise à de nouvelles surveillances : l’excès de sang sur les jupes, sur les sabots, la pâleur, le changement trop brutal de la silhouette, le volume excessif des seins peuvent la trahir. La découverte du cadavre, quand elle survient, provoque l’attroupement, la garde de la misérable jusqu’à l’arrivée des gendarmes.
12Quand les tentatives d’arrangement effectuées par le maire ou par le curé ont échoué – il faut avouer qu’elles demeurent obscures – et lorsque la dénonciation a été décidée s’ouvre la scène judiciaire, dernière séquence du drame. Annick Tillier consacre de nombreuses pages à cette confrontation des communautés rurales et des autorités de l’État. Alors s’opposent le système de normes de jurés sensibles à l’âge, à la réputation, au charme, à la position sociale de l’accusée et celui qui guide les magistrats, l’œil rivé sur le Code pénal. Mais ces derniers sont alors absents de la salle des délibérations et ils ne peuvent que déplorer nombre d’acquittements qu’ils jugent scandaleux. Les peines, quant à elles, sont graduées et la condamnation à mort est rarement appliquée.
13Annick Tillier, en un très grand livre à l’écriture fluide et maîtrisée, a su imposer sa rigueur et sa patience à la démesure du paroxysme. Son ouvrage, qui éclaire le fonctionnement de la justice au xixe siècle, apporte beaucoup à l’histoire du corps et de la solitude, à celle de la communauté villageoise et plus encore, peut-être, à celle de la rumeur, du commérage et du régime de sensibilité à l’égard du nouveau-né.
Auteur
Centre de recherches en Histoire du xixe siècle
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