Le département des Ponts et Chaussées et les entrepreneurs des ouvrages maritimes dans la seconde moitié du xviiie siècle
p. 109-125
Texte intégral
1Lorsqu’en 1762 une quinzaine de ports de commerce situés en pays d’élection est définitivement transférée de l’administration de la Marine au département des Ponts et Chaussées, la question de la relation avec les entrepreneurs s’est immédiatement posée. Daniel Trudaine insiste pour que des « entrepreneurs des Ponts et Chaussées » remplacent ceux qui travaillaient pour le compte de la Marine1. Les raisons de ce transfert relèvent avant tout d’enjeux financiers, aux implications juridiques et institutionnelles multiples. Du côté de la Marine, il s’agit de trouver des ressources nouvelles pour subvenir à l’entretien coûteux de ces ports, quitte pour cela à s’en décharger. Pour le Contrôle général dont dépendait le département des Ponts et Chaussées, une telle affectation n’est recevable qu’à la condition qu’il en gère le financement, qu’il désigne les entrepreneurs et qu’il contrôle les chantiers2. Ce changement de tutelle administrative, outre qu’il intervient dans le contexte difficile de la guerre de Sept Ans qui mit à mal nombre d’infrastructures portuaires, consacre le rôle des ingénieurs des Ponts et Chaussées déjà impliqués dans les politiques d’embellissements urbanistiques de villes littorales. Dès 1759, le contrôleur général Silhouette diligente une enquête générale pour déterminer les ports du royaume concernés par ce transfert3. Et c’est finalement Bertin qui, en 1762, entérine le changement de tutelle administrative en affectant 14 ports4 au département des Ponts et Chaussées. Cela avant que quatre nouveaux soient adjoints, l’un en 1775 – Le Havre – trois autres entre 1785 et 1786 – Dunkerque, Calais5 et Port-Vendres. En parallèle, Bertin confirme la levée de l’imposition générale de 800 000 livres par an créée par son prédécesseur pour financer ces travaux6. Ce fonds, dont la dépense relève de la seule prérogative de l’intendant en charge de l’administration des Ponts et Chaussées, et qu’il cherche systématiquement à compléter par une participation financière des autorités locales, lui permet d’imposer ses choix et ses règles en matière de construction d’infrastructures.
2Cette extension de compétences au profit du département des Ponts et Chaussées induit des recompositions dans la conduite des chantiers portuaires dont il importe de comprendre les modalités et les enjeux. Dans le sillage des approches socio-historiques de l’action publique, l’étude des jeux d’acteurs constitue un moyen d’observer la mise en œuvre et le déploiement de ce nouvel espace d’action, relativement peu étudié par l’historiographie7, à travers les relations que l’administration des Ponts et Chaussées et le corps des ingénieurs vont construire et entretenir avec les entrepreneurs d’ouvrages maritimes. Les dossiers constitués et suivis par l’administration centrale – principalement conservés dans la sous-série F14 des Travaux publics du ministère de l’Intérieur aux Archives nationales8, complétés par des pièces comptables des trésoriers des Ponts et Chaussées (Z1A et E 2630B) permettent de saisir les logiques complexes qui structurent les rapports établis de 1762 à 1790 entre les entrepreneurs d’ouvrages côtiers et une administration monarchique centralisée aux pratiques de plus en plus formalisées. Ces dossiers administratifs, qui pallient le défaut d’archives de ces adjudicataires, présentent toutefois une vision quelque peu biaisée des relations que l’administration entretient avec les entrepreneurs, qui sont pour l’essentiel dictées par des procédures de contrôle et de suivi financier.
3Partant de la façon dont l’administration des Ponts et Chaussées profile et choisit le « bon entrepreneur », nous envisagerons successivement les relations nouées dans le cadre de la conduite du chantier et l’importance des enjeux financiers.
Sélectionner de nouveaux entrepreneurs
4En matière de travaux maritimes, le département des Ponts et Chaussées impose les pratiques administratives largement rodées pour les ouvrages dont il a traditionnellement la charge. Comme pour les chantiers routiers et fluviaux, l’adjudication est le mode contractuel communément utilisé, même si les ouvrages portuaires imposent des contraintes techniques spécifiques. Ce n’est que de façon exceptionnelle que les ingénieurs des Ponts et Chaussées ont recours à la régie, en cas d’urgence9, d’incertitude dans l’évaluation du montant des travaux ou quand ils risquent d’être trop coûteux par adjudication10. Les sources utilisées (correspondance administrative, documents techniques et pièces comptables) n’autorisent pas une prosopographie des entrepreneurs sous contrat avec l’administration des Ponts et Chaussées. Tout au plus permettent-elles d’expliciter les critères de sélection des adjudicataires et les conditions de dévolution des contrats.
5Une fois entériné le transfert de compétences entre le département de la Marine et l’administration des Ponts et Chaussées, Trudaine décide de résilier les contrats passés par les intendants et les ingénieurs de la Marine. Symétriquement, il ordonne aux ingénieurs de dresser de nouveaux devis, encourage les autorités urbaines à prendre part au financement de leur port et dénonce les adjudications en cours au profit de « bons entrepreneurs des Ponts et Chaussées11 ». Les raisons de ce choix sont multiples. Il s’agit d’abord de limiter la liquidation des dettes accumulées par le département de la Marine et d’éviter que les anciens entrepreneurs puissent abusivement chercher à se faire rembourser par des remises faites pour les nouveaux travaux.
« J’ai bien de la peine à approuver le parti que vous prenez de faire faire ces ouvrages par l’ancien entrepreneur d’autant plus qu’il est expressément convenu que nous ne serons point chargés de tout ce qui serait dû sur le passé et que je craindrai toujours que cet homme ne veuille se payer de ce qui peut lui être dû d’ancien sur ce que je ferai remettre pour les ouvrages courants. J’aimerai bien mieux que vous chargeassiez de cet ouvrage un des meilleurs entrepreneurs de votre département12. »
6Certains entrepreneurs, ayant passé contrat avec le département de la Marine, vont tout de même s’adresser au Contrôle général pour réclamer les sommes qui leur étaient dues. C’est le cas notamment de la veuve de l’entrepreneur des fortifications, Tricot, qui sollicite en 1762 le paiement d’ouvrages réalisés au port de Boulogne en 1756-1758 (54 789 lt). Elle est déboutée de sa demande au motif que, quand les ports de commerce furent placés sous la tutelle administrative des Ponts et Chaussées en 1762, il fut stipulé que ni le Contrôle général ni le département des Ponts et Chaussées « se mêleraient aucunement de tout ce qui est dû aux entrepreneurs pour les années antérieures à celle de 176213 ». De même, les entrepreneurs chargés des travaux de la jetée orientale de Cherbourg, réclamant une indemnité pour les destructions causées par les Anglais en 1758, sont renvoyés au département de la Marine14. Il est aussi possible que Trudaine ait voulu également rompre avec les usages et les pratiques des ingénieurs des fortifications et des intendants de la Marine, qui, parce qu’ils étaient souvent des acteurs bien implantés localement, étaient volontiers suspectés – sans qu’il soit toutefois possible de mesurer la partialité du propos – de collusion, de conflits d’intérêts, voire de concussions avec les entrepreneurs de travaux. Si l’on en croit De Brou, intendant de Caen en 1759, non seulement « les ports [de sa généralité] n’ont pas été bien entretenus à en juger par l’état des ouvrages faits et de la nature de ceux à faire », mais en outre ils ont coûté bien cher dans la mesure où « les prix accordés aux entrepreneurs [furent] beaucoup plus forts que ceux passés par les Ponts et Chaussées15 ». Faut-il y voir une critique de l’action de ses prédécesseurs pour mettre en valeur sa propre gestion ? Une justification à un transfert de compétences qui lui attribue des responsabilités étendues ? Ou bien le constat de pratiques effectives de la part d’agents incompétents et prévaricateurs ? Toujours est-il que cette attribution au service des Ponts et Chaussées, de la conduite et de la gestion des travaux à engager dans les ports de commerce, inaugure effectivement des usages et des circuits administratifs nouveaux.
7Dès lors, comment s’opère la sélection des nouveaux entrepreneurs ? Trudaine exige que l’on exclut les anciens adjudicataires des contrats à passer, mais laisse en revanche toute liberté aux ingénieurs et aux inspecteurs pour proposer « ceux en qui [ils auront] le plus de confiance pour leur bonne exécution16 ». Si la sélection des entrepreneurs s’effectue en principe selon le critère du prix consenti par le moins-disant dans le cadre d’adjudications dites au rabais, l’administration des Ponts et Chaussées manifeste aussi souvent sa préférence pour des entrepreneurs dont elle a pu vérifier les compétences techniques et éprouver la solidité financière. L’intendant François-Claude-Michel-Benoit Le Camus de Neville ne dissimule pas sa défiance à l’égard de Jacquemin, négociant à Bayonne, qui se propose de diriger les travaux de la barre pour rendre praticable l’embouchure de l’Adour17. Pour sélectionner les candidats aux adjudications, les autorités compétentes se fondent largement sur des recommandations et des effets de réputation. André Besson, premier adjudicataire des travaux faits à Granville, reçoit l’aval aussi bien de l’ingénieur en chef, Guillaume Viallet, de l’inspecteur Legendre que de l’intendant de Caen18. Le Contrôleur général peut lui-même être tenté d’imposer son choix. Ainsi, Laverdy cherche à obtenir, en vain, en faveur d’un entrepreneur de la Marine, la prorogation de l’adjudication des travaux à faire au port de Granville19. Parfois, l’administration n’hésite pas à organiser les adjudications sans en faire la publicité, comme cela s’est fait pour le port de La Rochelle en 1769. Il s’agit alors « d’écarter les mauvais entrepreneurs qui auraient pu la prendre20 » et, par conséquent, de retarder au maximum l’annonce des travaux.
8Certains de ces entrepreneurs étaient d’ailleurs déjà sous contrat avec l’administration des Ponts et Chaussées pour d’autres chantiers, de routes ou de ponts. Quand en 1766, André Besson obtient l’adjudication de l’élévation du môle de Granville, il a déjà exécuté des ouvrages routiers entre Bayeux et Carentan en 176221. C’est le cas également de Legrand, employé à partir de 1779 aux travaux du port de Granville. Jusqu’alors adjudicataire d’une route à construire entre ce port et Avranches, il décide de mettre en sous-traitance cette entreprise – conformément à l’article 16 de son contrat d’adjudication – pour reprendre à son compte les travaux du môle entamés en 176322. Cet exemple illustre la polyvalence de ces entrepreneurs capables d’œuvrer indistinctement pour des chantiers d’infrastructures comme des aménagements urbains. Jacques-Martin Maurice, un des entrepreneurs sous contrat avec l’administration des Ponts et Chaussées depuis 1762 pour divers travaux au port de Cherbourg, est aussi connu pour avoir construit l’hôtel particulier qui abrite aujourd’hui la préfecture maritime de la ville.
9Seules prévalent au final l’expertise reconnue du soumissionnaire ou la qualité du travail fourni par un entrepreneur déjà sous contrat, et leur solvabilité – compte tenu, comme nous le verrons, des contraintes financières considérables qu’impose l’adjudication. Comme pour les travaux relatifs aux ponts et aux chaussées, la fiabilité des garanties et le crédit des cautions constituent en effet un critère essentiel de sélection des entrepreneurs23. Le choix de tel ou tel peut se révéler lourd de conséquences. Ainsi, « la complaisance qu’on a eue à Dieppe d’employer le fils de l’entrepreneur qui avait fait les ouvrages du port a couté cher. Son peu d’expérience et sa négligence ont été causes que la mer a emporté 40 toises d’un ouvrage qui approchait de sa fin24 ». C’est aussi pourquoi à Cherbourg, en 1765, malgré les gages donnés précédemment par son père, l’entrepreneur Simon fils fut exclu de l’adjudication et qu’on lui préféra « le Sr Maurice, dont M. Dubois [inspecteur général] et M. Carpentier [ingénieur en chef] ont rendu des hommages avantageux25 ». Il peut s’agir d’entrepreneurs locaux mais aussi parisiens, comme le montre l’exemple havrais : outre les frères Thibault – Jean-Louis et François-Thomas – qui disposaient sans doute de puissants appuis locaux, les travaux aux bassins et aux écluses de la Barre attirèrent également une société parisienne formée par Pierre-Armand Lathuile26.
10La longévité des relations contractuelles entretenues avec certains entrepreneurs tendrait tout au moins à justifier le soin apporté par le corps des ingénieurs aux choix des adjudicataires. Dans le compte général des Ponts et Chaussées de 1786 figurent ainsi plusieurs entrepreneurs déjà sous contrat avec la monarchie dans les années 1760 : c’est le cas de Jean-Baptiste Desgranges et de Pierre Wiotte. Il peut arriver toutefois que, pour des raisons souvent obscures, l’entrepreneur soit subrogé en cours de contrat. C’est notamment le cas à Dieppe où Charles Picart est substitué en 1765 à Louis Cousin qui avait déjà remplacé son père en 176227 ; de même, à Saint-Valery-en-Caux, Jean-Baptiste Desgranges succède à Bernard Gonfray en 1768, soit deux ans à peine après l’obtention de son adjudication. L’entrepreneur du port de Saint-Jean-de-Luz, Jean Grissot, jouit quant à lui d’une position tout à fait exceptionnelle : il semble être le seul à entretenir une relation directe avec Gabriel Prévôt, le trésorier général des Ponts et Chaussées, qui lui avance les fonds nécessaires pour les travaux au moins jusqu’en 177128.
11Si la correspondance administrative rend compte du regard que porte l’institution sur les entrepreneurs et dessine en creux le profil du maître d’œuvre idéalement fiable, elle ne dit rien de la pluralité de leurs profils, de leur capacité financière et de leur enracinement local. Cette documentation permet aussi de saisir les interactions qui se nouent et se crispent parfois dans le cadre des chantiers.
Les relations à l’épreuve du chantier
12Une fois l’adjudicataire désigné au terme d’enchères effectives ou fictives, le chantier peut commencer. Quelle que soit la nature des travaux à réaliser – construction, consolidation d’ouvrages ou opération d’entretien29 – l’entrepreneur est tenu, sous la supervision de l’ingénieur et de l’intendant, de se conformer aux prescriptions techniques contenues dans le devis approuvé par l’assemblée des Ponts et Chaussées. En permettant de se départir d’une approche strictement prescriptive des relations contractuelles, la correspondance administrative relative à ces ouvrages maritimes permet d’éclairer, à travers le suivi des chantiers et à l’épreuve des situations, les interactions complexes qui se nouent entre les entrepreneurs et les agents de la monarchie. Empreintes d’une certaine défiance, partiellement encadrées par les clauses contractuelles et justifiant le contrôle à exercer sur les chantiers, elles n’excluent pas des formes complexes de collaboration où se jouent des registres d’action divers tels que la fourniture de ressources indispensables aux entrepreneurs, et des effets d’apprentissage cognitif pour les ingénieurs.
13Il incombe d’abord aux ingénieurs de faciliter le travail des entrepreneurs parfois confrontés à des obstacles divers susceptibles d’entraver l’avancement du chantier : pénurie de main-d’œuvre qualifiée, insuffisance des matériaux disponibles, défaillance des moyens de transport, rébellion ouvrière, etc. En 1766, à Granville, le zèle déployé par l’ingénieur Viallet est tout à fait remarquable : il obtient du ministère de la Guerre la levée de 150 miliciens pour pallier la carence d’ouvriers dans ce pays « riche, [où] les journaliers sont fort occupés et par conséquent fort rares30 », tandis qu’il s’efforce de rétablir auprès des voituriers le « bon crédit31 » de l’adjudicataire, mis à mal par les défauts de paiements accumulés par les entrepreneurs de la Marine :
« Le premier et le plus important [objet] est la disette d’ouvriers et de voitures. J’ai eu l’honneur d’écrire à M. de Fontette […]. Je le priais 1° de bien vouloir demander à M. de Choiseul la permission de commander 150 miliciens des élections de Vire, Coutances et Avranches auxquels on fera le même traitement qu’aux soldats de Cherbourg, avec cette différence qu’on les emploierait continuellement parce qu’ils n’auraient pas comme les soldats la ressource de la paye pour les intervalles. 2° d’écrire à Mrs les subdélégués d’Avranches et de Coutances pour commander, à salaire compétent [sic], les voituriers dont l’entrepreneur aurait besoin32. »
14Il négocia au profit de l’entrepreneur le rachat à bon prix des matériaux stockés par ses prédécesseurs33 ; il reçut du département des Fortifications les autorisations nécessaires pour permettre à l’entrepreneur d’étendre ses magasins sur un quai lui appartenant34 ; et en décrétant l’emprisonnement temporaire de deux des meneurs, il fit pression sur les ouvriers qui refusaient de se rendre par bateau au môle en construction35. En 1783, au Tréport, Lamandié se démène également pour obtenir un renfort de troupes afin de pallier l’insuffisance de la main-d’œuvre, et pour faire approvisionner avant la fin de la saison morte les matériaux nécessaires à l’ouverture du chantier. Ainsi, le « Sr Wiotte entrepreneur s’est rendu le 30 juin dernier au Tréport pour y monter son atelier ; depuis cette époque on y travaille mais les ouvrages y sont retardés par le défaut de journaliers ». L’ingénieur propose donc de mobiliser les troupes du duc d’Harcourt pour remédier à ce manque de main-d’œuvre :
« J’espère que l’année prochaine et les suivantes, on n’attendra pas le printemps pour proposer les ouvrages à faire dans la campagne ainsi qu’on a été obligé de le faire cette année ; il me semble qu’il est absolument nécessaire que tous les projets soient arrêtés dans le mois de janvier pour que les entrepreneurs puissent faire leurs approvisionnements et que les ingénieurs ne consomment pas faire des projets le temps qu’il est très utile de passer à la conduite des travaux et à surveiller les entrepreneurs36. »
15Si l’ingénieur reste l’interlocuteur privilégié de l’entrepreneur, il peut arriver parfois qu’il puisse compter sur le soutien de l’intendant et de ses subdélégués. En cas de grève, comme à Saint-Jean-de-Luz en 1785, de Verville va jusqu’à faire envoyer la troupe37. Et lorsqu’il faut pourvoir à la rémunération de soldats employés aux travaux – toujours plus onéreuse que celle d’ouvriers38, l’intendant traite avec le ministère de la Guerre.
16Symétriquement, les ingénieurs s’attachent à exercer une surveillance continue et pointilleuse des chantiers et veillent à la solidité d’aménagements soumis aux dangers « auxquels les travaux contre la mer sont encore plus sujets que ceux qui se font dans les rivières39 ». Pour l’essentiel, les ouvrages commandés aux entrepreneurs consistent en travaux de maçonnerie (quais, jetées, etc.) et en construction d’éléments mobiles (reconstruction d’un pont tournant à Rouen et des portes d’écluses au bassin de Cherbourg en 1763)40. Ces travaux font l’objet d’un suivi régulier de la part de l’administration. Dans le cadre de leurs tournées annuelles, les ingénieurs en chef contrôlent l’avancée des ouvrages, décident de ceux à entreprendre en priorité l’année suivante et réceptionnent ceux terminés :
« Je viens d’achever ma tournée dans la généralité de Caen avec M. Lefèvre qui a commencé à y prendre connaissance des différents travaux qui s’y exécutent. Nous nous sommes d’abord rendus au Port de Cherbourg pour y déterminer ceux auxquels doivent s’appliquer les fonds qui y sont destinés cette année et j’ai lieu de croire qu’au moyen de quelques avances de l’entrepreneur on viendra facilement à bout d’achever cette campagne l’écluse d’entrée du bassin ainsi que la reconstruction du mur de quai adjacent du côté de l’avant-port41. »
17Les certificats établis à cette occasion garantissent la conformité des travaux et permettent aux entrepreneurs d’être remboursés de leurs avances et de pouvoir légitimement porter réclamation en cas de contentieux.
18Bien que strictement encadrées par le contrat d’adjudication ou par un autre marché liant les parties, les relations entre les entrepreneurs et le corps des Ponts et Chaussées ne sont pas exemptes de contentieux. Si les archives ne mentionnent pas de litiges relatifs à des retards d’exécution, de cas de malfaçons ou de résiliations de contrats, les irrégularités au formalisme contractuel ou administratif en matière de travaux publics peuvent se révéler lourdes de conséquences pour les entrepreneurs. En principe les adjudications doivent faire l’objet, comme dans le cas d’autres chantiers de travaux publics, d’une homologation par le Conseil des Finances. Dans la mesure où l’expédition de cet acte conditionne le lancement des travaux, les intendants hésitent à presser le Contrôle général d’accélérer cette procédure administrative de façon à laisser aux entrepreneurs le temps suffisant pour s’approvisionner en matériaux et en voitures42. Symétriquement, la clôture des comptes à la fin du chantier peut poser problème quand les pièces administratives nécessaires pour la mise en liquidation font défaut. En 1780, des difficultés surgissent ainsi avec les entrepreneurs du port de Cherbourg qui sont dans l’incapacité de produire le certificat de réception des ouvrages qui conditionne le paiement de leur solde43. De même, en 1785, Legrand étant incapable de produire « un compte en règle44 » des ouvrages qu’il a construit au môle de Granville n’a pu toucher les sommes qu’il estimait lui être dues.
19Lieu d’affirmation d’une compétence nouvelle pour les ingénieurs des Ponts et Chaussées, le port de mer est aussi un lieu d’apprentissage des techniques qu’ils vont devoir maîtriser et perfectionner au contact des entrepreneurs et à l’épreuve des chantiers. À l’exception d’un projet d’écluse en 1781 et d’une prescription pour cartographier un port de mer en 1788, les ouvrages maritimes ne feront l’objet d’un enseignement spécifique qu’au xixe siècle45. Aussi fut-il recommandé de faire circuler les sous-ingénieurs sur plusieurs chantiers maritimes de telle sorte qu’ils y acquièrent une expérience pratique comme complément indispensable à leurs enseignements théoriques46. De même, il n’est pas rare que les ingénieurs relaient ou appuient des demandes relatives à des modifications du projet initial, de façon à assurer une plus grande solidité, comme c’est le cas lors de l’édification de cales de construction au port de La Rochelle. « Comme on ne peut trop prendre de mesures pour rendre durables les ouvrages publics, surtout ceux de mer47 », Trudaine fils se range à l’avis des ingénieurs qui proposaient de substituer aux fondations en charpente des structures en maçonnerie, et autorise une augmentation de plus de 10 % du coût total de l’entreprise48.
20L’administration des Ponts et Chaussées entretient donc avec les entrepreneurs une relation ambivalente. En même temps qu’ils sont des acteurs essentiels à la légitimation de sa nouvelle compétence et à l’efficacité de son action, ils ne font pas moins l’objet d’une surveillance étroite qui tient largement aux enjeux financiers.
Le poids des enjeux financiers
21La relation contractuelle qui lie le département des Ponts et Chaussées et les entrepreneurs est largement dictée par des enjeux financiers : avances, remises, indemnités, augmentations, fixation des prix sont autant de points qui dominent les correspondances administratives. Les contraintes financières ont, comme on l’a vu, motivé le transfert administratif de 1762 ; ce sont elles qui ont ensuite déterminé la hiérarchisation des travaux à entreprendre. Avec un budget de 800 000 lt par an dont l’affection est conditionnée aux investissements que les autorités urbaines sont susceptibles de consentir, la contrainte budgétaire – rapportée au coût des aménagements à réaliser – est susceptible d’alarmer les entrepreneurs sur les délais de règlement. Il s’agit donc pour l’administration des Ponts et Chaussées de ménager leur confiance en les assurant que leurs ouvrages seront bien payés. En 1762, l’intention manifestée par Trudaine est que les entrepreneurs « ne restent à découvert que de l’avance ordinaire dans laquelle [ils] doivent être pour la sûreté de leur entreprise49 ».
22Aux termes du devis, l’adjudicataire s’engage à construire à ses frais les ouvrages décrits et à n’obtenir que progressivement le remboursement de ses avances. Le contrat lui prévoit un bénéfice d’un dixième, sans compter les sommes à valoir « pour cas imprévus et avaries » équivalant à 17 ou 18 % de l’estimation globale. Dès lors, l’entrepreneur doit engager des dépenses importantes, quitte pour cela à contracter des emprunts, parfois considérables, afin d’approvisionner le chantier en matériaux, de se fournir en outils et de recruter des ouvriers en nombre suffisant. Il peut même être amené à faire l’avance pour le compte de la monarchie des salaires des piqueurs et des conducteurs préposés à la discipline des chantiers de travaux publics50. Pour supporter de telles avances financières, les associations d’entrepreneurs sont fréquentes. À mesure de l’avancement des travaux, des acomptes d’un montant variable selon les situations et les sommes en jeu, sont versés régulièrement. Quand il faut parer à des ouvrages urgents ou pressés, le département des Ponts et Chaussées est amené à concéder des remises conséquentes et plus rapprochées. L’objectif peut être d’accélérer les travaux pour les terminer avant l’hiver, comme ce fut le cas aux Sables-d’Olonne en 176451. Quoi qu’il en soit, le paiement de ces remises jusqu’au règlement du reliquat à l’issue de la réception des travaux est encadré par de strictes formalités administratives destinées à contrôler les dépenses : l’ordonnance de l’intendant n’est délivrée qu’au vu d’un certificat délivré par l’ingénieur et d’un « État de situation des ouvrages et dépenses ».
23Les précautions prises par l’administration pour se prémunir d’éventuels détournements peuvent parfois confiner à l’absurde. À la fin de l’année 1769, alors que la chambre de commerce de La Rochelle consent à avancer aux Ponts et Chaussées, pendant trois ans, le produit d’une imposition de 150 000 lt levée sur la province pour le rétablissement de leur port, les difficultés liées au versement de cette somme à l’adjudicataire amène le département des Ponts et Chaussées à réaliser des faux. Pour éviter que ces fonds importants ne transitent par la caisse du trésorier particulier au risque d’être affectés à d’autres dépenses, Trudaine fils décide que la chambre de commerce versera les 150 000 lt directement à l’entrepreneur, et que pour respecter les « formes usitées », des billets fictifs et antidatés attesteront que les fonds ont transité par la caisse du trésorier particulier de La Rochelle52. Toutes ces procédures ont aussi pour but de se prémunir des interminables contentieux qui peuvent résulter des réclamations pendant et surtout après la fin des chantiers.
24La comptabilité établie et mise à jour par l’administration centrale des Ponts et Chaussées permet de suivre la situation financière des entrepreneurs et indirectement l’avancement de leur chantier. Y sont notés les fonds versés aux entrepreneurs de travaux maritimes, répartis selon les chapitres consacrés par la nomenclature comptable : les adjudications nouvellement passées sont d’abord classées dans la rubrique intitulée « nouveaux ouvrages ». Au cours des exercices postérieurs, ils relèvent de la catégorie « Continuation d’ouvrages » où sont scrupuleusement consignés les acomptes aux entrepreneurs, jusqu’à leur « Parfait paiement » ou mise en liquidation quand les ouvrages sont achevés et ont été approuvés par l’ingénieur en chef. Les décisions relatives à l’ordre et au rythme des remises, comme les autorisations en matière d’indemnités et d’augmentations passent immanquablement par lui. Ce contrôle centralisé des circuits de financement, dont on a vu parfois les conséquences fâcheuses sur l’activité des chantiers, prend du temps et oblige les entrepreneurs comme les ingénieurs à anticiper leurs besoins pour négocier à l’avance leurs demandes auprès du ministère. C’est ainsi qu’en août 1766, l’ingénieur Viallet réclame à Trudaine des remises anticipées afin de pourvoir dès le mois de septembre aux approvisionnements nécessaires à l’ouverture du chantier prévu pour le mois de mars 176753.
25Face aux surcoûts, aux imprévus et aux fluctuations des prix, les entrepreneurs sont fréquemment amenés à réclamer a posteriori des indemnités auprès des autorités publiques. Ces demandes cristallisent deux points de vue contradictoires : celui des entrepreneurs qui suspectent parfois, non sans raison, les ingénieurs de sous-estimer le montant des travaux et celui des agents des Ponts et Chaussées soucieux de restreindre les dépenses de l’entrepreneur, et de limiter les majorations par rapport au devis initial. Comme l’explique Trudaine :
« Prévenez bien celui qui sera adjudicataire de ces travaux qu’il ne lui sera alloué aucune indemnité, ni augmentation résultante des avaries quelconques que sur votre avis et en conséquence des attachements qui en auront été pris par les sous-ingénieurs qui seront chargés de l’inspection de leurs ouvrages. Et je crois cette précaution d’autant plus nécessaire que je n’ignore pas les abus ni les déprédations qui se sont glissés lors l’exécution de ces sortes de travaux qui doivent être suivis et surveillés avec la dernière exactitude54. »
26Bien au fait des risques et des dérives inhérents à l’adjudication, par l’usage qu’il en fait sur les routes et les ponts, le département des Ponts et Chaussées cherche à imposer un contrôle rigoureux et permanent de l’adjudicataire. L’ingénieur se doit de repérer l’évolution des prix, de surveiller les contrats passés avec les fournisseurs et les ouvriers, de noter rigoureusement augmentations et diminutions lors de la réalisation des ouvrages, avant même la réception finale et la constitution des « États au vrai », ces preuves permettant aux entrepreneurs d’obtenir les indemnités qui leur sont dues :
« Nous croyons devoir observer que les augmentations devraient être constatées et réglées lors de l’exécution des ouvrages ; parce qu’il peut arriver qu’un entrepreneur qui a de justes représentations à faire sur quelques prix se trouve dédommagé sur d’autres ; ainsi toutes les fois qu’un entrepreneur est dans ce cas de répéter une augmentation, il devrait en avertir dès l’instant pour qu’on puisse tenir attachement exact de cette dépense occasionnée par des cas imprévus55. »
27De telles réclamations tiennent au fait que les prix des matériaux comme les coûts du transport et du travail ne cessent de varier au gré de la conjoncture. Les chertés localisées et plus encore les conséquences de la guerre d’Indépendance américaine induisent des augmentations, obligeant les ingénieurs à mener a posteriori des enquêtes pour savoir si les augmentations sollicitées par les entrepreneurs sont justifiées ou non. En 1783, Lamandié mène ainsi des investigations à Caen et Fécamp pour savoir si les prix du bois de charpente et de voiturage par eau avaient effectivement augmenté en 1778 : « D’après les renseignements pris à Rouen comme à Fécamp, […] le prix des bois pendant la guerre n’a pas sensiblement augmenté et que d’ailleurs l’entrepreneur a pu s’en procurer au prix porté dans le détail, mais le fret a éprouvé une augmentation considérable de 10 sols par solive56. » S’ensuit un conflit larvé entre l’ingénieur et l’entrepreneur pour fixer au plus juste ces prix. Parfois, la tension entre les deux parties peut mener à la rupture comme dans le cas du port de Granville en 1779 :
« Dans l’exécution de ces ouvrages, il survint entre l’entrepreneur et l’inspecteur des Ponts et Chaussées, La Tâche, des contestations sur la manière d’en régler les comptes ; l’animosité s’en mêla au point que d’un côté l’entrepreneur ne voulant point admettre les comptes de l’inspecteur, ni celui-ci recevoir la loi de l’entrepreneur trop difficile, M. La Tâche et M. Lefebvre, ingénieur en chef, travaillèrent à substituer à André Besson un adjudicataire moins récalcitrant et plus rond en affaires57. »
28Ces contentieux tiennent à une discordance entre les dépenses déclarées de l’entrepreneur et la sous-estimation des ouvrages dans le devis établi par l’ingénieur :
« Je vous envoie, Monsieur, un mémoire que le Sr Maurice, entrepreneur des ouvrages du port de Cherbourg m’a remis. Il me représente que les prix sur lesquels l’adjudication des ouvrages de ce port lui a été passée sont trop bas ; que ne les connaissant pas, il n’a pu s’en rapporter à l’estimation du Sr Loguet qui ne les a pas portés à sa vraie valeur ; ce qui le serait si on y avait égard. Je vous prie de charger le Sr de la Veyne de se rendre bien certain dans l’exécution des ouvrages de la valeur de ces prix et d’en prendre vous-même connaissance afin de rendre justice à cet entrepreneur surtout si, comme on me l’assure, il nous fait de bons travaux58. »
29Les réclamations, qui peuvent se régler à l’amiable, restent plutôt exceptionnelles. J.-M. Maurice bénéficie ainsi d’une augmentation de près de 11 % du montant initial de l’adjudication pour les travaux d’une écluse à Cherbourg59 ; en 1786, André Besson obtient l’inscription comptable d’un avenant de 10 000 lt à son contrat d’adjudication remontant à 176960… Ces réajustements peuvent aussi donner lieu à des litiges à rebondissements, à l’instar de ces entrepreneurs de la Marine, employés au port de Cherbourg à partir de 1742, et qui en 1780 – soit quarante ans plus tard – réclament encore qu’on les indemnise avec intérêts des pertes subies pendant le raid opéré par les Anglais en 175861. De même, Legrand, adjudicataire des travaux au port de Granville, continue en l’an XII (1804) à demander le paiement des arriérés qu’il estime lui être dus depuis 178562. Dans son cas, le problème réside largement dans l’imprécision des modalités contractuelles de son embauche : il avait repris le chantier sans en être « ni adjudicataire des ouvrages, ni subrogé au Sr Besson [son prédécesseur]63 ». De tels déboires administratifs conjugués aux lenteurs ou aux défaillances d’un État structurellement déficitaire, peuvent sérieusement fragiliser la situation financière des adjudicataires, voire parfois causer leur ruine.
30Les entrepreneurs subissent les conséquences des difficultés que rencontre le Contrôle général pour lever et transférer à temps les fonds nécessaires au paiement des travaux. Sur le port de Cherbourg, alors même que l’activité du gigantesque chantier bat son plein en 1770, le besoin de liquidités se fait grandement sentir : au mois de septembre, les entrepreneurs « doivent déjà plus d’un mois aux 800 soldats et ouvriers qu’ils emploient » et, dans ces conditions, l’intendant juge qu’il « ne serait point étonnant qu’ils se révoltassent » :
« Je ne puis vous exprimer l’embarras dans lequel se trouvent les entrepreneurs du port de Cherbourg qui doivent plus d’un mois aux 800 soldats et ouvriers qu’ils emploient. […] Il comptait sur les fonds de ce mois pour donner un acompte faute duquel il ne serait point étonnant qu’ils se révoltassent ; c’est un des moments les plus critiques puisqu’on est actuellement au plus bas des fondations et qu’une suspension de deux jours pourrait entraîner plus de 100 000 lt d’avaries. L’ingénieur qui était déjà fort inquiet de ce qu’on n’avait point annoncé de fonds dans le commencement du mois comme il est d’usage, est aujourd’hui consterné et découragé de l’avis que le trésorier général vient de donner au trésorier particulier qu’il n’avait encore rien décidé par rapport à la remise de ce mois qui devrait être faite actuellement64. »
31De surcroît, ces difficultés financières surviennent à « un des moments les plus critiques puisqu’on est au plus bas des fondations ». Or, la levée de l’imposition sur la généralité de Caen avait pris du retard, si bien que le trésorier général fut incapable de verser au trésorier particulier les fonds qu’il devait pour les quatre mois précédents65. Face à l’urgence de la situation, l’ingénieur en vient même à envisager l’emploi de la corvée66. Trudaine s’y refuse et préfère prendre sur les fonds de réserve et sur ceux destinés à d’autres ports pour parer au plus pressé, et ce bien « que le Trésor royal ne [lui] ait encore remis un sol67 ». Lorsque la situation se renouvelle en 1778, en raison de l’importance des avances consentis par les entrepreneurs, Cotte décide de ralentir le chantier : il fait suspendre l’édification de nouveaux ouvrages et limite les travaux à l’entretien des infrastructures construites afin de consacrer l’essentiel des fonds au désendettement de l’entrepreneur68. Au final, ces choix en matière d’affectation des fonds relèvent exclusivement de l’administration centrale. Symétriquement, les fonds peuvent être disponibles sans qu’ils puissent pour autant être affectés. C’est le cas pour le port de Dunkerque qui est gratifié en 1785 d’une enveloppe financière de 50 000 lt, impossible à imputer « comme il n’y a encore rien d’arrêté sur l’entrepreneur des ouvrages ni sur les projets à exécuter ». Finalement, cette somme est employée pour l’approvisionnement en matériaux69. De telles pratiques contribuent à fragiliser la situation financière des adjudicataires. Au port de Cherbourg, l’entrepreneur Maurice est ainsi débiteur de près de 165 000 lt en 1770, soit plus que ce que l’État est censé lui délivrer – 130 000 lt – en une année70. Lorsque la ville de Granville refuse de lever l’imposition de 50 000 lt, pourtant arrêtée en 1769, André Besson assailli par ses créanciers sans pouvoir compter sur des remises, menace de suspendre les travaux71. Qu’il fonctionne sur ses fonds propres ou qu’il souscrive des emprunts, l’entrepreneur se trouve exposé au risque de défaillance financière des commanditaires. L’ingénieur Barbier, employé aux travaux des Sables-d’Olonne, en fit le constat amer :
« Comme ce manque de fonds a toujours subsisté jusqu’à présent, il n’a pas été possible de ne rien commencer et je me trouve dans le plus grand embarras. Par les fournisseurs d’un côté, que l’on est obligé de renvoyer sans paiement et qui menacent de ne pas revenir ; d’un autre côté par les ouvriers dont on n’a pas encore pu se munir faute d’avoir eu de quoi les occuper et que l’on trouvera difficilement à présent, étant pour la plupart engagés dans différents ateliers dès le mois d’avril72. »
32Lorsque les fonds proviennent de sources de financement distinctes, le système des adjudications séparées permet de limiter les risques de défaut de paiement. Ainsi en est-il au Tréport où la caisse des Ponts et Chaussées investit 50 000 lt par an à partir de 1778, tandis que le duc de Penthièvre, directement intéressé par l’amélioration de ce port, débourse 170 000 lt. Deux devis indépendants pour des ouvrages distincts sont dressés et deux adjudications sont alors contractées auprès du même entrepreneur dans le but d’en simplifier la comptabilité73. Pour autant, les sommes apportées par ce prince du sang n’en sont pas moins versées dans la caisse des Ponts et Chaussées, pour suivre le circuit comptable des remises géré par le département74.
33En définitive quand les ports maritimes de commerce entrent dans le champ de compétence du département des Ponts et Chaussées et deviennent un nouveau domaine de son intervention, les entrepreneurs préposés aux travaux sont pour la plupart des hommes nouveaux. La mise en œuvre de cette politique d’équipement portuaire au cours des trois dernières décennies de l’Ancien Régime repose toutefois sur des formes de contractualisation déjà bien rodées dans le cadre de chantiers concernant d’autres types d’infrastructures. Le système d’acteurs, tel qu’il est possible de le reconstituer à partir des sources administratives centrales, s’inscrit dans des relations de pouvoir, de dépendance et de coopération reposant sur des intérêts réciproques et parfois divergents. Il importe pour l’administration des Ponts et Chaussées de s’assurer un vivier stable d’entrepreneurs, quitte pour cela à leur assurer un volet de main-d’œuvre suffisant et à ne pas hypothéquer leur solvabilité, tout en surveillant étroitement l’organisation des chantiers et la progression des travaux. Quant aux relations que les adjudicataires entretiennent avec l’État, elles sont motivées par la perspective d’un profit qui s’avère pour le moins aléatoire dans le cadre d’opérations qui nécessitent des capitaux importants et dont la maîtrise gestionnaire reste pour le moins incertaine, et s’inscrivent dans des logiques complexes de crédit qu’il importerait de saisir grâce à des investigations plus poussées dans plusieurs fonds d’archives locales.
Annexe
Annexe I. Contrat d’adjudication (1762-1768). Source : AN, Z1A 912
Annexe II. Contrats d’adjudication contenus dans l’« État au vrai » des Ponts et Chaussées de 1786. Source : AN, E 2630B
Contrats d’adjudication contenus dans l’« État au vrai » des Ponts et Chaussées de 1786. Source : AN, E 2630B
Notes de bas de page
1 L’administration des ports de guerre et de commerce est passée du département de la Guerre à celui de la Marine en 1743.
2 Ce partage souffre toutefois de notables exceptions. Certains travaux portuaires restent sous la responsabilité des ingénieurs militaires tout en étant financés par le Contrôle général. C’est le cas par exemple de la porte tournante de l’écluse de Bergues. Symétriquement des ingénieurs des Ponts et Chaussées sont détachés pour diriger des chantiers sur des ports militaires. Dans le cas des ports qui sont à la fois des ports de commerce et des ports de guerre ou des arsenaux – Dunkerque et Le Havre – ingénieurs du Génie et ingénieurs des Ponts et Chaussées doivent collaborer.
3 AN, F14719. Extrait sommaire sur la réponse à la circulaire du 3 juillet 1759 en Calaisis.
4 Il s’agit des ports de Dunkerque, Saint-Valery-sur-Somme, Le Tréport, Dieppe, Saint-Valery-en-Caux, Fécamp, Le Havre, Rouen, Honfleur, la rivière de l’Orne à Caen, Cherbourg, Granville, La Rochelle, Les Sables-d’Olonne et Saint-Jean-de-Luz (cf. notices détaillées dans le Mémoire sur le Département des Ponts et Chaussées de A.-L. Chaumont de La Millière, Paris, Imprimerie royale, 1790).
5 Alors que ce port est communément rattaché au Génie militaire jusqu’à la Révolution, il semble qu’il soit bien adjoint au département des Ponts et Chaussées qui y engage des projets en 1786. Voir AN, F14719. Minute de la lettre de La Millière au maréchal de Castries du 16 avril 1786.
6 Cette imposition générale affectée au financement des ports maritimes est levée sur la taille des vingt généralités de pays d’élections. Voir BnF, F 21167 (42). Arrêts du Conseil du 26 mai 1761 et du 14 octobre 1762. Seule une partie des recettes est consignée dans le compte du trésorier général des Ponts et Chaussées, un reliquat étant affecté aux ports militaires. Voir AN, Z1A 961. Compte de trésorerie générale de l’exercice 1764.
7 Vignon E. J. M., Études historiques sur l’administration des voies publiques en France aux xviie et xviiie siècles, Paris, Dunod, 1862-1880, t. 2, p. 159-162 et p. 201-204 ; Tarbé de Hardouin F.-P. H., « Un chapitre de l’histoire du corps des Ponts et Chaussées : travaux des ports maritimes de commerce », Annales des Ponts et Chaussées, 1884, t. VII, 28, p. 491-519 ; Guigueno V., « Le rivage des ingénieurs », Le Mouvement social, 2002/3, n° 200, p. 147-152 ; Lemonnier-Mercier A., Les Embellissements du Havre au xviiie siècle : Projets, réalisations, 1719-1830, Le Havre, PURH, 2013.
8 AN, F14 709-759. Ports maritimes et de commerce. Correspondances, rapports, mémoires, plans et devis. (1703-1816).
9 Ce fut le cas notamment pour les digues de l’île de Ré en 1763. Voir AN, F14737. Lettre de Rouillé d’Orfeuil à Trudaine, 19 mars 1763.
10 AN, Z1A 912. En 1762, 1 000 lt sont ainsi dépensées pour l’élargissement, l’approfondissement et le nettoiement du port d’Ingny en la généralité de Caen.
11 AN, F 14 722A. Extrait sommaire sur le port de Dieppe (24 juillet 1762).
12 AN, F 14 722A. Minute de la lettre de Trudaine à Dubois, 4 juillet 1762.
13 AN, F14710. Copie de la lettre de M. de la Roche à Mme la veuve Tricot, 22 décembre 1762.
14 AN, F14716. Copie de la lettre d’une lettre écrite par M. le prince de Montbarrey par Mr de Caux, 27 janvier 1779.
15 AN, F14 722A. Extrait Sommaire de 1762.
16 AN, F14 722A. Lettre de Trudaine à l’inspecteur Dubois, 4 octobre 1762.
17 AN, F14713. Lettre de Néville à la Millière, 2 décembre 1784.
18 AN, F14727. Lettre de Viallet à Trudaine, 26 octobre 1766.
19 AN, F14727. Note sur la lettre manquante de Laverdy à Trudaine du 22 juillet 1766.
20 AN, F14737. Observations sur la lettre de Gendrier à Trudaine, 12 septembre 1769.
21 AN, Z1A 912. Généralité de Caen (1762).
22 AN, F14727. Lettre de Legrand à La Millière, 29 mai 1786.
23 AN, F14737. Lettre de Sénac de Meilhan, 4 septembre 1769.
24 AN, F14716. Lettre de Fontette à Trudaine, 15 juin 1765.
25 AN, F14716. Lettre de Fontette à Trudaine, 15 juin 1765.
26 Lemonnier-Mercier A., op. cit., p. 168.
27 AN, Z1A 912. Généralité de Rouen, 1764.
28 AN, Z1A 946.
29 Plusieurs contrats d’entretien annuel sont ainsi signalés dans le compte général des Ponts et Chaussées de 1786.
30 AN, F14727. Lettre de Legendre à Trudaine, 26 août 1767.
31 AN, F14727. Lettre de Trudaine à Viallet, 30 mai 1767.
32 AN, F14727. Lettre de Viallet à Trudaine, 18 mai 1767.
33 AN, F14727. Note du 22 décembre 1762, sur la lettre de Viallet du 18 décembre.
34 AN, F14727. Lettre de Viallet à Trudaine, 4 décembre 1766.
35 AN, F14727. Lettre de Viallet à Trudaine, 18 mai 1767.
36 AN, F14749. Lettre de Lamandié à La Millière, 16 juillet 1783.
37 AN, F14745. Lettre de La Millière à de Verville, 26 août 1785.
38 AN, F14745. Lettre de Bonrepos à La Millière, 6 octobre 1786.
39 AN, F14 722A. Lettre de Trudaine à Dubois, 4 octobre 1762.
40 AN, Z1A 912.
41 AN, F14716. Lettre de Fontette, intendant de Caen, à Trudaine fils, 22 juillet 1772.
42 AN, F14737. Lettre de Sénac de Meilhan, 4 septembre 1769.
43 AN, F14716. Rapport du 6 mars 1780.
44 AN, F14727. Rapport de Dubois sur les demandes du Sr Legrand, 18 mai 1786.
45 Picon A., L’invention de l’ingénieur moderne : l’École des ponts et chaussées (1747-1851), Paris, Presses de l’ENPC, 1992 et Belhoste B., Picon A. et Sakarovitch J., « Les exercices dans les écoles d’ingénieurs sous l’Ancien Régime et la Révolution », Histoire de l’éducation, n° 46, 1990, p. 53-109.
46 AN, F14737. Lettre de Trudaine fils à Hüe, 4 mars 1769.
47 AN, F14737. Lettre de Trudaine fils à Sénac de Meilhan, 3 juin 1772.
48 AN, F14737. Rapport de l’Assemblée des Ponts et Chaussées sur la demande d’augmentation au port de La Rochelle, 23 mai 1772.
49 AN, F14722. Lettre de Trudaine à l’inspecteur Dubois, 4 octobre 1762.
50 AN, Z1A 912.
51 AN, F14741. Extrait sommaire de 1764 : « Il serait nécessaire que l’on pourvu au reste du fond et que l’on en accélérera même la rentrée, attendu que l’on sera forcé de quitter ces ouvrages à la fin du mois de septembre. »
52 AN, F14737. Lettre du contrôleur général à Sénac de Meilhan du 15 février 1770.
53 AN, F14737. Lettre de Viallet à Trudaine, 23 août 1766.
54 AN, F14 722A. Lettre de Trudaine à Dubois, 4 octobre 1762.
55 AN, F14725. Rapport de Lamandié sur la requête de l’entrepreneur Villetard, 14 juin 1783.
56 AN, F14725. Rapport de Lamandié sur la requête de l’entrepreneur Villetard, 14 juin 1783.
57 AN, F14727. Lettre de Legrand à Cretet, 22 floréal an XII (12 mai 1804).
58 AN, F14716. Lettre de Trudaine à Viallet du 24 mars 1766 Pour prévenir de telles déconvenues, l’ingénieur des Ponts et Chaussées proposait de comparer les prix contenus dans le devis des travaux du bassin du Havre avec les prix pratiqués dans les autres ports. Voir à ce propos AN, F14 1718. Note, mars 1784.
59 AN, E 2630B.
60 Id.
61 AN, F14716. Mémoire du 18 février 1780.
62 AN, F14727. Lettre de Legrand à Cretet, 22 floréal an XII (12 mai 1804).
63 AN, F14727. Rapport de Dubois sur les demandes du Sr Legrand, 18 mai 1786. En 1785, J.-M. Maurice connaît une semblable mésaventure alors qu’il semble avoir réalisé des travaux en dehors d’un contrat en bonne et due forme. Voir à ce propos AN, F14716, lettre de Feydeau à La Millière, 20 mars 1785.
64 AN, F14716. Lettre de Fontette à Trudaine, 13 septembre 1770.
65 AN, F14716. Idem.
66 AN, F14716. Lettre de Trudaine à Viallet, 26 décembre 1770 : « Quant aux moyens que vous proposez d’employer les fonds destinés à acquitter des tâches de corvées pour couvrir l’entrepreneur de ses avances, je ne puis absolument l’accepter. Cela serait contre tous principes si l’on avait cette facilité. Vous verriez les Cours faire leurs représentations et elles auraient raison. »
67 AN, F14716. Lettre de Trudaine à Viallet, 26 décembre 1770.
68 AN, F14716. Lettre de Dubois à Cotte, 16 août 1778.
69 AN, F14720. Lettre de Duclos à Chambine, 12 septembre 1785.
70 AN, F 14716. Lettre d’Esmangart à Cotte, 29 juillet 1778.
71 AN, F14727. Mémoire d’André Besson à Trudaine, 13 septembre 1770.
72 AN, F14741. Lettre de Barbier à Trudaine, 3 mai 1769.
73 AN, F14759. Lettre de Cessart à Cotte, 28 avril 1778.
74 AN, F14749. Lettre de Cotte au duc de Penthièvre, 14 avril 1778.
Auteurs
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