Chapitre III. Guerriers et paysans
p. 105-114
Texte intégral
1L’agriculture et la guerre comptent assurément parmi les activités les plus importantes durant le haut Moyen Âge – à tel point que, dans une perspective économique et sociale, le diptyque « guerriers et paysans » peut sembler être emblématique de cette époque1. Paradoxalement, le présent chapitre sera l’un des plus courts de ce livre, alors même que la société du haut Moyen Âge est, avant tout, une société rurale et paysanne. Une société rurale, car le poids démographique et économique des campagnes est prépondérant. Une société paysanne, car la grande majorité de la population est constituée de ceux qui travaillent la terre. Est-ce à dire que les paysans sont ceux que nous connaissons le mieux ? Pas vraiment.
2Évoquer les paysans en tant que tels s’avère essentiel si l’on veut prendre conscience de leur place dans la société (comme les théoriciens du haut Moyen Âge l’ont bien senti, « ceux qui travaillent la terre » sont indispensables à la vie sociale). Mais il ne s’agit pas ici de faire de l’histoire rurale à proprement parler2, ni de l’histoire de la vie quotidienne. Si l’on s’intéresse à la manière dont la société est organisée, nombre de ce qui aurait pu être évoqué ici a sa place ailleurs – en voici deux exemples : on ne saurait mieux approcher la famille « nucléaire » que par les dénombrements qu’on trouve dans certains documents de gestion domaniale3 ; quant à la propriété foncière4, elle concerne les paysans à la fois comme acteurs (le nombre de petits alleutiers était indubitablement beaucoup plus élevé que celui des paysans apparaissant comme tels dans les chartes, si tant est que nous puissions préciser leur statut social) et comme objets (lors d’une donation de terre, il n’est pas rare qu’on cède les dépendants, servi et mancipia, y étant attachés). En ce qui concerne la tenure paysanne, on peut certes établir des différences régionales, expliquer par exemple la spécificité du cas italien par la prépondérance de la petite propriété sur le grand domaine5, et souligner au contraire que le manse constitue une entité administrative ou juridique au nord des Alpes. Mais tous les donateurs aux églises n’étaient pas forcément des aristocrates, et nombre de chartes documentant l’accroissement du patrimoine foncier des établissements monastiques par des dons modestes qui contribuaient à la constitution des grands domaines ecclésiastiques sont autant de témoignages – en négatif – d’une petite propriété paysanne (certes en voie de disparition, et bien difficile à traquer6). De même, le degré de « militarisation » des paysans varie d’une région à l’autre. Par exemple, le fait qu’il semble assez élevé en Catalogne, aux confins du monde franc et d’al-Andalus, est assurément dû aux dangers de la vie en zone frontalière ; il explique aussi comment la petite paysannerie libre put opposer assez longtemps une résistance à l’emprise des seigneurs ecclésiastiques et des familles nobles7. Or l’existence de paysans spécialisés dans le service armé est également attestée en d’autres régions : par exemple, vers le milieu du ixe siècle, dans certains domaines de l’abbaye de Saint-Bertin8 – sans parler des énigmatiques agrarii milites d’Henri l’Oiseleur, ces « guerriers vivant à la campagne » évoqués par Widukind de Corvey9.
3Après avoir évoqué les difficultés que l’historien rencontre lorsqu’il veut étudier les paysans du haut Moyen Âge, nous aborderons seulement deux questions plus particulières : le cadre des rapports sociaux et la participation à l’ost – en revanche, il n’y a pas lieu ici de s’intéresser aux questions d’histoire purement militaire10.
À la recherche du paysan
4Le paysan, en tant que tel, se dérobe souvent à nos regards : il est somme toute assez peu présent dans la littérature du haut Moyen Âge – ainsi, « la poésie de Fortunat, où s’étale […] une campagne du tardo antico, est vide d’hommes, de paysans » – et lorsqu’il apparaît, c’est généralement sous un jour peu flatteur, sous celui d’un être enclin au péché, d’un pauvre rustre « considéré par les couches supérieures de la société comme un objet et un danger », comme « le simple repoussoir du riche ou du saint. Sa seule raison d’être est de leur fournir un instrument, une occasion de salut » en lui faisant l’aumône11.
5Dès lors qu’on n’entend pas faire l’histoire des techniques ou du grand domaine, l’histoire de la paysannerie est généralement confinée à l’histoire du droit et des institutions. L’évolution de l’historiographie allemande est à cet égard symptomatique. Au modèle des « paysans libres » (Gemeinfreie) du vie siècle dans une société égalitaire finalement sapée par l’essor de l’aristocratie a succédé l’idée selon laquelle il n’y aurait eu que deux catégories juridiques : celle des non-libres (nous reviendrons plus loin sur la question du statut des personnes12 et nous verrons que la différence entre la liberté et son absence relève non pas de la dichotomie, mais plutôt du dégradé ; de même, entre servitude et esclavage, l’expression plus neutre ou ambiguë de « non-libre » semble préférable) et celle des nobles – selon l’équation « Franc = libre = noble » ; seule la volonté royale aurait pu, sur les terres fiscales, accorder aux non-libres un statut meilleur, celui de « libres du roi » (Königsfreie) jouissant de la personnalité juridique mais restant dépendants à l’égard du roi dans une sorte de « liberté servile » ou de « servitude libre ». Bien que ces théories aient été réfutées, elles continuent de conditionner l’approche que les historiens ont de la société paysanne13. En fait, tous les statuts semblent connaître divers degrés, que seule l’étude des pratiques peut contribuer à cerner14.
6Mais d’une certaine manière, cette tendance historiographique, qui privilégie l’approche institutionnelle, est guidée par le regard que portaient les lettrés et les gestionnaires de l’époque sur le paysan. Pour eux, la paysannerie ne constitue pas une « classe sociale » ; le paysan n’est pas quelqu’un dont on respecte le savoir-faire en tant que « métier ». En témoigne le caractère fluctuant des appellations selon la nature des documents. Le paysan peut, certes, être désigné comme « celui qui cultive la terre » (agricola) ou « celui qui vit à la campagne » (un « paysan » donc : rusticus), mais le mot qui revient le plus souvent est celui de colonus, un terme juridique désignant un statut, celui d’un libre-dépendant. Par conséquent, c’est en tant qu’élément de la hiérarchie sociale qu’on conçoit généralement le paysan15.
7La Loi Salique fourmille pourtant d’allusions aux activités agricoles et pastorales – et aux maints délits qu’on peut perpétrer à ce propos – ainsi qu’aux conditions de vie au sein de l’exploitation. Mais de « paysan », point – ou presque, de même qu’il n’y est pas fait allusion à la noblesse, alors qu’il est souvent question des rapports entre le dominus et les gens placés dans sa dépendance et à son service. Mentionnons toutefois une exception : une occurrence du terme arator (laboureur) peut sembler significative de l’évolution que connaît la société du haut Moyen Âge. Il s’agit d’un article concernant le vol d’un araire dans un champ. La version ancienne de la Loi Salique ne fait mention que de l’araire, alors que la version carolingienne, en 100 titres, prévoit qu’on puisse subtiliser non seulement l’araire, mais « l’araire avec l’arator » – autrement dit : qu’on puisse voler un laboureur16. Est-ce à dire qu’on est désormais plus enclin à considérer le paysan comme un instrument de travail ? Il est en tout cas indéniable qu’au fil du haut Moyen Âge, son champ de liberté se restreint, alors que la communauté, espace de solidarité, prend de plus en plus, également, l’apparence d’un cadre contraignant.
La communauté d’exploitation
8Dans les villages, il existait une hiérarchie sociale17. Le bref concernant le domaine de l’abbaye de Saint-Bertin à Moringhem en apporte une magnifique illustration18. On y voit des tenanciers exploitant des terres de superficie inégale à leur compte et pour l’abbaye, un « maire » qui possède une maison de maître, des terres, des bois et des mancipia, un « cavalier » (caballarius) probablement désigné comme tel parce qu’il était assez riche pour effectuer un service de courrier monté ou se rendre à l’ost à cheval (sa richesse semble comparable à celle du maire). Les différences sociales entre les personnes sont peut-être accentuées par le fait que le village échappait jusqu’alors à l’emprise de la puissante abbaye voisine – selon toute vraisemblance, le bref qui nous le fait connaître fut rédigé peu après l’entrée du village dans la dépendance de Saint-Bertin.
9Le fait d’être tous « hommes de tel saint » (l’expression homines sancti Germani, à la suite des énumérations de personnes, ponctue le polyptyque d’Irminon comme un leitmotiv) devait néanmoins contribuer à niveler les disparités, sinon économiques, du moins juridiques – et renforcer le sentiment de solidarité. Toutefois, il ne faut pas s’imaginer le statut de dépendant comme quelque chose d’uniforme : les mancipia d’un même établissement n’étaient pas tous soumis au même régime – cela dépendait de la manière dont leur entrée en dépendance ou celle de leurs ancêtres (ou quelque aggior-namento ultérieur) furent négociés avec le (nouveau) seigneur foncier19.
10Alors même qu’on a rappelé que le grand domaine n’est en rien le seul modèle d’exploitation du sol (même entre Loire et Rhin au ixe siècle – à moins qu’on parvienne jamais à prouver que le roi, les églises et les familles aristocratiques possédaient l’ensemble des terres), force est de reconnaître la force d’attraction, pour l’historien, des polyptyques et des chartriers (lorsque le nombre des actes offre une base documentaire assez solide pour analyser la politique gestionnaire d’un établissement20) : c’est, de fait, dans ces sources qu’on trouve le plus d’informations sur l’organisation de la vie rurale.
11Nous avons vu plus haut que l’emploi du terme « village » était justifié, notamment en raison de l’existence d’une réelle communauté de vie21, dont on cherchait à préserver la cohésion – en témoigne, en matière d’adultère, le doublement de la peine que prévoient certains pénitentiels lorsque la faute a été commise avec l’épouse du voisin22. La plebs bretonne (dont de nombreux toponymes gardent le souvenir, tels Plougastel, Ploërmel ou Pleucadeuc) offre un bon exemple de ces micro-sociétés au sein desquelles, notamment, on règle les conflits23.
12Divers éléments matériels plaident en faveur d’une organisation collective de la vie villageoise au haut Moyen Âge24 : c’est le cas non seulement de l’agencement de certains habitats selon un plan régulier, mais aussi des similitudes dans la manière de concevoir l’habitation, qu’on pourrait expliquer par l’organisation de campagnes de construction où toute la population était sollicitée25. L’homogénéité des maisons rurales dans l’Angleterre du début du vie siècle peut être également interprétée comme l’expression d’un certain égalitarisme ; il faut toutefois se montrer prudent quant à l’analyse de la mise en place d’enclos, comme c’est par exemple le cas à West Stow (Suffolk) au cours du viie siècle26.
13L’existence de batteries de fours à pain ou d’aires d’ensilages sont également autant d’arguments en faveur de l’existence d’une communauté d’habitants se pliant aux règles d’une organisation collective27. On pourrait aussi mentionner la construction et l’alimentation d’un pressoir à olives – comme ce fut le cas dans la dernière phase d’occupation de la villa de Vilaura en Catalogne28 (vie-viie siècles) – ou, plus généralement, l’organisation des corvées29 – par exemple, celles de ces hommes « lunaires » (lunarii) qui devaient travailler pour Saint-Bertin chaque lundi30 – et de l’assolement triennal, sur l’importance duquel il n’y a toutefois pas unanimité chez les historiens du haut Moyen Âge31. Le pacage des troupeaux nécessitait également une organisation communautaire. La mention d’un porcher dans le polyptyque de Prüm ne signifie pas que les villageois se dégageaient totalement de la garde des porcs, lorsqu’ils étaient menés à la glandée : non seulement les paysans du domaine devaient apporter des victuailles (victualia) au porcher – dans certains polyptyques, ce dernier dispose (des revenus ?) d’un manse pour sa subsistance – mais ils devaient aussi l’aider à tour de rôle32.
14Le système mis au point sous Charlemagne pour permettre aux hommes libres de financer à plusieurs le départ de l’un d’entre eux à l’ost lorsqu’ils n’avaient pas assez de revenus pour s’équiper eux-mêmes témoigne aussi d’une forme de solidarité : il ne suffisait pas de payer l’équipement, encore fallait-il aussi contribuer au bon fonctionnement de l’exploitation de celui qui se dévouait (les dispositions prises au début du ixe siècle s’inscrivaient peut-être dans une tradition plus ancienne, mais nous n’en avons pas trace). Il n’est toutefois pas certain que cette mesure concernait une grande partie de la population rurale.
La participation à l’ost
15Les gens du peuple faisaient-ils partie du populus ? La question pourrait paraître une boutade. Le recours au terme latin n’est toutefois pas simple coquetterie de l’historien qui s’intéresse aux institutions : il est nécessaire pour cerner la nature politique (et militaire) d’un corps dont seuls les hommes libres sont membres. Quant à la réponse, elle s’avère en partie négative (tout dépend du contexte dans lequel on évoque le populus – même les esclaves font partie du populus christianus). Bien que (dès l’époque mérovingienne33) la convocation de l’armée pût ne pas coïncider avec la tenue du plaid général, la réunion de l’ost était souvent, en même temps, un événement politique auquel tous les hommes libres étaient censés participer34. Il s’agit de la théorie. En pratique, à l’époque carolingienne, seuls les membres de l’aristocratie, les évêques, abbés et autres vassaux royaux participaient aux grandes assemblées35.
16En ce qui concerne le service armé, le haut Moyen Âge peut sembler une phase de transition : un moment pendant lequel on observe une réduction de la fonction guerrière à la seule frange supérieure de la société (ces bellatores que sont les nobles, leurs vassaux et les professionnels du maniement des armes à l’origine de la chevalerie36) ; les serments de paix de Dieu seront l’expression de cette évolution à partir de la fin du xe siècle. Il faut toutefois reconnaître que l’on peine à savoir quelle était l’importance des troupes : les différences d’estimations, très sensibles (on peut ainsi passer du simple au décuple selon les auteurs37), montrent combien le terrain est peu sûr – rappelons simplement que, pour le roi de Wessex, Ine, on pouvait parler d’armée (here) à partir d’un contingent de 35 hommes38 ! On peine également à savoir combien de gens étaient concernés par l’obligation militaire, et quelle proportion de la population ils représentaient – comme le note avec raison T. Reuter, notre information porte moins sur ceux qui devaient réellement rejoindre l’ost que sur ceux qui, théoriquement, pouvaient être concernés par un ordre de mobilisation39.
17On considère que « le service militaire est dû par tous les hommes libres, quelle que soit leur condition économique et leur rang social. Sans doute a-t-il été commué, pour la masse énorme des colons (mais de faible valeur guerrière), en des obligations de charrois, réquisitions, de denrées ou service de guet local. Mais tous les propriétaires fonciers, grands ou petits, de l’humble pagensis au plus haut seigneur, sont astreints au service40 ». Autrefois, seuls les citoyens romains devaient le service militaire (en théorie, du moins) ; tout Franc libre se devait d’être un guerrier. Même si les dépendants participaient à l’effort de guerre, par quelque moyen indirect que ce fût, le service militaire, durant le haut Moyen Âge, ne toucha probablement jamais plus qu’une minorité de personnes. Les historiens succombent parfois à deux illusions : la permanence des institutions et le romantisme – l’ost n’était cependant ni une armée de conscription, ni la réunion de tous les « Gagnants » et autres « Redoutables » qu’étaient censés être les Winniles et les Francs des temps héroïques, ces peuples où – selon le mot de Tacite (Germanie, 13) – la framée faisait office de toge. Toujours est-il qu’en matière de service armé, il existe probablement une différence entre le vie et le ixe siècle.
18Certes, durant toute la période, il fut possible d’ordonner une mobilisation générale dans telle circonscription, en cas de danger imminent (par exemple, pour faire face à une menace d’invasion) : c’est le landweri (qu’un scribe rémois de la seconde moitié du ixe siècle glose fort justement comme « la défense de la patrie »), auquel chacun doit contribuer – il faut noter que ce terme n’est employé qu’une fois dans les capitulaires, dans un contexte qui conduit à penser que ce presque-hapax n’apparaît aucunement de manière fortuite : en 847, à l’occasion du plaid tenu à Meersen par Lothaire, Louis le Germanique et Charles le Chauve41. L’idée de « défense de la patrie » apparaît toutefois (dans sa formulation latine) en un autre capitulaire, promulgué une quarantaine d’années plus tôt ; les dispositions prises alors montrent bien que tous les hommes libres ne sont pas systématiquement mobilisés. Charlemagne prévoit en effet que les Saxons doivent se rendre à l’ost dans la proportion de 1 sur 6 s’il s’agit d’une expédition en Espagne, dans celle de 1 sur 3 s’il s’agit d’une campagne en Bohême, mais que tous doivent être mobilisés en cas d’expédition chez les Sorbes, c’est-à-dire les voisins immédiats42.
19Un autre capitulaire datant de la même époque tend à prouver que la participation à l’ost n’est alors plus l’affaire de tous, même si on observe dans l’Italie des temps carolingiens une extension à l’ensemble des hommes libres de l’appellation Arimanni, qui désignait à l’origine les Lombards exercitales – les hommes effectuant le service armé (ha/erimanni = « les hommes de l’armée ») au titre de la dotation foncière reçue du roi43. Dans un capitulaire relatif à la levée de l’armée, Charlemagne énonce le principe selon lequel les « hommes libres » qui ne sont pas assez riches pour financer leur équipement doivent s’associer pour aider l’un d’entre eux à partir44. Les critères ont varié, mais il est toujours question de personnes dont la propriété ou le bénéfice équivaut à plusieurs manses – traduisons de manière plus parlante : à plusieurs exploitations agricoles. Ces propriétaires fonciers ou titulaires d’un bénéfice sont des vassaux, comme en témoigne la précision suivante : ces « hommes libres » doivent se rendre à l’ost en accompagnant leur seigneur (senior) ou bien, dans le cas où ce dernier ne participe pas à l’expédition (notons cette possibilité !), avec le comte dont ils dépendent45. Il convient de rapprocher ce document de la lettre à l’abbé Fulrad de Saint-Quentin, qui date de la même époque. Dans cet ordre de mobilisation, Charlemagne enjoint l’abbé de se rendre en Saxe avec ses « hommes » (cum hominibus tuis), c’est-à-dire avec ses vassaux. Ces derniers doivent faire en sorte de ne jamais s’écarter de leurs chariots (où sont entassés vivres, vêtements, armes et outils) et de leurs propres cavaliers (caballarii sui), afin que l’absence momentanée de leur maître (dominus) ne fournisse pas à ses hommes (homines) l’occasion de faire le mal – comprenons : de se livrer en chemin au pillage46. On constate ici la polysémie du terme homo, qui signifie indubitablement « vassal » dans la première occurrence et, dans la seconde, plus probablement « dépendant » (l’un des sens n’excluant bien entendu pas l’autre), car les cavaliers ont un « maître », et non un seigneur : nous avons ici affaire à des rapports qui s’inscrivent plutôt dans le cadre de la seigneurie foncière. Résumons : seuls les « hommes libres » jouissant des revenus de plusieurs exploitations sont astreints au service d’ost, à charge pour eux d’avoir une suite adaptée (en cavaliers, mais aussi en piétons). Parmi ces cavaliers et ces piétons, il y avait assurément des paysans réquisitionnés – dans une proportion que nous ignorons, mais qui devait à l’évidence ne pas compromettre les travaux des champs.
20En allait-il autrement plus tôt ? La chose est possible : à la faveur des troubles de la fin du vie siècle, dans le monde franc, les inferiores et les pauperes ont pu être réquisitionnés47 ; le roi wisigoth Erwig, dans le quatrième quart du viie siècle, ordonna aux propriétaires fonciers, quelle que fût leur origine ethnique, de se rendre à l’armée avec une partie de leurs esclaves48. Les témoignages d’une participation assez large au service armé sont plus variés et plus convaincants pour les périodes hautes que pour les temps carolingiens. Néanmoins, on dispose aussi de témoignages montrant qu’on pouvait, déjà au viie siècle, trouver le moyen d’échapper au service armé et que l’obligation de rejoindre l’ost ne s’appliquait pas à tous49.
21Cette restriction du service d’ost fut, entre autres choses, liée à l’importance croissante de la cavalerie – que Raban Maur ait décrit l’entraînement des phalanges en s’inspirant du De re militari de Végèce50 ne change rien à l’affaire. Selon le témoignage concordant de plusieurs sources (d’origine franque et byzantine), les combattants à cheval étaient relativement rares chez les Francs au vie siècle. En revanche, vers la fin du ixe siècle, ces derniers semblent ne plus être habitués au combat à pied – c’est ce qui ressort du commentaire de l’auteur des Annales de Fulda concernant la bataille livrée aux Vikings par le roi Arnulf, en 891, sur la Dyle51.
Notes de bas de page
1 Duby 1973.
2 Synthèse dans Rösener 1985, p. 18-30 ; cf. également Comet 1992.
3 Cf. infra, p. 190 sq.
4 Cf. infra, p. 242 sq.
5 Cf. par exemple Jean-Marie Martin, « Deux listes de paysans sud-italiennes du viiie siècle », dans Mornet 1995, p. 265-276.
6 En raison de la dissémination des biens appartenant aux nobles et aux gros propriétaires fonciers, la modestie d’une donation ponctuelle ne signifie pas qu’elle vient d’un « paysan », cf. Wickham 1995, p. 521.
7 Wickham 1992, p. 230.
8 Étienne Renard, « Les herescarii, guerriers ou paysans ? », ALMA 57 (1999), p. 261-272.
9 Matthias Springer, « Agrarii milites », Niedersächsisches Jahrbuch für Landesgeschichte 66 (1994), p. 129-166.
10 Bachrach 1972 ; Bachrach 1993 ; Bachrach 2001 ; J. F. Verbruggen, « L’art militaire dans l’empire carolingien (714-100) », RBPH 23 (1979-1980), p. 289-310 et p. 393-411 ; Aldo E. Settia, « La fortezza e il cavaliere : tecniche militari in Occidente », dans Morfologie 1998, tome I, p. 555-580.
11 Jacques Le Goff, « Les paysans et le monde rural dans la littérature du haut Moyen Âge (ve-vie siècles) », dans Agricoltura 1966, p. 723-741 (citations : p. 727 et p. 737).
12 Cf. infra p. 168 sq.
13 Wickham 1992, p. 223 sq. ; Konrad Elmhäuser, « Königsfreie », dans LMA 5, col. 1327-1328.
14 Wickham 1992, p. 234 sqq.
15 Gerhard Köbler, « “Bauer” (agricola, colonus, rusticus) im Frühmittelalter », dans Wenskus et alii 1975, p. 230-245.
16 Ruth Schmidt-Wiegand, « Der “Bauer” in der Lex Salica », dans Wenskus et alii 1975, p. 128-152 (particulièrement p. 151).
17 Cf. également infra, p. 170 sq.
18 Traduction et commentaire par S. Lebecq dans Contamine et alii 1993, p. 61-62.
19 Étienne Renard, Lectures et relecture d’un polyptyque carolingien (Saint-Bertin, 844-859), RHE 94 (1999), p. 373-435.
20 Hans-Werner Goetz, « Beobachtungen zur Grundherrschaftsentwicklung der Abtei St. Gallen vom 8. zum 10. Jahrhundert », dans Rösener 1989, p. 197-246
21 Cf. supra p. 46 sq. ; cf. également Fred Schwind, « Beobachtungen zur inneren Struktur des Dorfes in karolingischer Zeit », dans Jankuhn et alii 1977, p. 444-493.
22 Manselli 1977, p. 372.
23 Davies 1988, p. 63 sqq.
24 Cf. par exemple J. Bessmerny, « Les structures de la famille paysanne dans les villages de la Francia au ixe siècle. Analyse anthroponymique du polyptyque de l’abbaye de Saint-Germaindes- Prés », MA 90 (1 984), p. 165-193.
25 Anne Nissen Jaubert, « Habitats ruraux et communautés rurales », dans Ruralia II. Památky archeologické – Supplementum 11, Prague 1998, p. 213-225 (particulièrement p. 222).
26 Hodges 1989, p. 34.
27 Zadora-Rio 1995, p. 146.
28 R. F. J. Jones et alii, « The late Roman villa of Vilauba and its context. A first report on filedwork and excavation in Catalunya, North-East Spain, 1978-1981 », The Antiquaries Journal 62 (1982), p. 245-282.
29 Yoshiki Morimoto, « In ebdomada operatur, quicquit precipitur ei (le polyptyque de Prüm, X) : service arbitraire ou service hebdomadaire ? Une contribution à l’étude de la corvée au haut Moyen Âge », dans Duvosquel & Thoen 1995, p. 347-362.
30 Eric Klingelhöfer, « A suggested identification of the Carolingian “lunarius”«, RBPH 61 (1983), p. 265-269.
31 Yoshiki Morimoto, « L’assolement triennal au haut Moyen Âge. Une analyse des données des polyptyques carolingiens », dans Verhulst & Morimoto 1994, p. 91-125.
32 Kuchenbuch 1978, p. 287 sq.
33 Bernard S. Bachrach, « Was the Marchfield Part of the Frankish Constitution ? », Medieval Studies 36 (1 974), p. 178-185, rééd. dans Bachrach 1993 (n° IX).
34 Sur les assemblées, cf. infra, p. 229 sq.
35 Werner Affeldt, « Das Problem der Mitwirkung des Adels an politischen Entscheidungsprozessen im Frankenreich vornehmlich des 8. Jahrhunderts », dans Aus Theorie und Praxis der Geschichtswissenschaft. Festschrift für Hans Herzfeld zum 80. Geburtstag, Berlin 1972, p. 404-423.
36 Josef Fleckenstein, « Adel und Kriegertum und ihre Wandlung im Karolingerreich », dans Nascita 1981, tome I, p. 67-94.
37 Etat de la question dans Contamine 1980, p. 101 sqq.
38 Richard Abels, « Army », dans Lapidge et alii 1999, p. 47-48.
39 Timothy Reuter, « The recruitment of armies in the Early Middle Ages : what can we know ? », dans Anne Nørgård Jørgensen & Birthe L. Clausen (éd.), Military Aspects of Scandinavian Society in a European Perspective, AD 1-1300, Copenhague, 1997, p. 32-37.
40 Perroy 1974, p. 234.
41 Annette de Sousa Costa, Studien zu volkssprachigen Wörtern in karolingischen Kapitularien, Göttingen, 1993, p. 297 sqq.
42 Capitulaire n° 49 (c. 2) commenté par Timothy Reuter, « The End of Carolingian Military Expansion », dans Godman & Collins 1990, p. 391-405, à la p. 399.
43 Giovanni Tabacco, « Arimannia, Arimannen », dans LMA 1, col. 932-933.
44 François Louis Ganshof, « L’armée sous les Carolingiens », dans Ordinamenti 1968, tome I, p. 109-130.
45 Capitularia regum Francorum, tome I, éd. Alfred Boretius, Hanovre, 1883, p. 137 (n° 50, chap. 1).
46 Ibid., p. 168 (n° 75). Ce document date de 806, cf. François Louis Ganshof, « Observations sur la date de deux documents administratifs émanant de Charlemagne », MIÖG 62 (1954), p. 83-91.
47 Bachrach 1972, passim (notamment p. 64).
48 Contamine 1980, p. 94.
49 Cf. Innes 2000, p. 143 sqq.
50 Bachrach 2001, p. 87 sqq.
51 L’annalyse de Heinrich Brunner, « Der Reiterdienst und die Anfänge des Lehnswesens », ZRG GA 8 (1887), p. 1-38, a été réfutée par Bernard S. Bachrach, « Charles Martel, Mounted Shock Combat, the Stirrup and Feudalism », Studies in Medieval and Renaissance History 7 (1970), p. 49-75, rééd. dans Bachrach 1993 (n° XII), au motif que le mot employé par l’annaliste (pedetemptim) ne signifierait pas que les troupes combattirent « à pied ». Le témoignage de Réginon de Prüm est toutefois explicite, cf. The Annals of Fulda, trad. Timothy Reuter, Manchester, 1992, p. 122 note 9.
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