Chapitre 3. La rêverie des origines
p. 93-111
Texte intégral
1Dans la deuxième moitié du xviiie siècle, aux côtés des représentations d’un territoire insulaire historicisé, parallèlement aux appréciations utilitaires et fonctionnelles, se dessine un regard qui fait de certaines îles bretonnes des lieux de l’origine, abritant en leur sein des peuples simples et vertueux. Les rares visiteurs s’enthousiasment ainsi de leur rencontre avec ces sociétés innocentes. Le thème est loin de constituer un fait nouveau. Dès le xviie siècle, on l’a vu, les missionnaires cherchaient à retrouver dans les populations insulaires les exemples encourageants de l’Église des premiers temps. Leurs récits d’apostolat nourrissent les descriptions du siècle des Lumières, qui reprennent globalement les mêmes îles, leur empruntent des figures de style stéréotypées et déclinent certaines valeurs communes.
2Toutefois, les aspirations et les rêveries évoluent, se relaient et se renouvellent. Elles correspondent dorénavant à cet ensemble complexe de sentiments et d’espoirs que Paul Hazard a défini sous le terme de primitivisme ;
« L’idée d’une déviation dont l’humanité s’est rendue coupable, et dont elle subit le châtiment, toujours plus grave à mesure qu’elle s’éloigne de son vrai destin ; l’affirmation de la valeur du simple, du spontané, par opposition à l’élaboré et au réfléchi ; la volonté d’aller chercher un modèle idéal aux origines de la création, ou dans les espaces encore préservés des souillures ; l’espoir de trouver le bonheur en reculant1 ».
3La constitution du tableau répond ainsi à une finalité renouvelée. Il ne s’agit plus ici de faire l’apologie de l’œuvre missionnaire et de proposer, en conséquence, le visage d’une population digne de l’Église primitive, mais d’offrir l’image rassurante des campagnes et du bon peuple, qui compense l’effroi et l’inquiétude qu’inspire la ville moderne. Comme le littoral et plus généralement la campagne, les îles sont désormais soumises à une lecture idyllique, dont il convient de noter la précocité par rapport à la Bretagne « continentale » qui ne devient prétexte à l’exaltation de la rusticité qu’au xixe siècle. Il s’agit donc de s’interroger sur les attentes spécifiques des contemporains à l’égard des îles, d’envisager les logiques constitutives de ces discours, de définir enfin comment cette image, loin de se construire en opposition aux représentations « fonctionnelles », coexiste et s’inscrit dans la continuité de ces dernières. Les documents dont on dispose composent un ensemble certes modeste, dont les contours sont aisément circonscrits, mais suffisamment riche et de nature variée pour permettre de mener l’étude. Les dictionnaires géographiques développent ainsi le thème des sociétés vertueuses. Piganiol propose une image primitive d’Ouessant et de Sein dans son ouvrage édité en 17542. Robien3, Expilly4, Ogée5 puisent abondamment dans l’œuvre de Piganiol qu’ils reproduisent en partie et ajoutent, à l’exemple d’Ogée, les îles de Houat et de Hoëdic dans cette vaste recherche des origines. L’Encyclopédie s’en fait l’écho, reprenant intégralement un article paru en septembre 1759 dans le Mercure de France et consacré à Ouessant. La littérature reste, en revanche, timide en regard du foisonnement des œuvres romanesques relatives aux campagnes vertueuses de la France. Billardon de Sauvigny publie, en 1768, une fable utopique6qui évoque Ouessant et Sein et donne lieu à une critique virulente de la part de Fréron, parue la même année dans l’Année littéraire7. Gresset compose, en 1735, un poème dont l’inspiration trouve a priori son origine dans l’île de Hoëdic8, Le Lae offre une description ironique de l’île d’Ouessant dans une œuvre intitulée l’Ouessantide9. Quelques sources manuscrites, enfin, comportent de rapides allusions à la simplicité insulaire, à l’exemple d’une correspondance de Boureau-Deslandes10 ou encore d’un mémoire rédigé par l’administrateur Mignot de Montigny11.
4La circulation sociale de ces conceptions primitivistes au-delà du seul public érudit reste difficile à apprécier. Outre la diffusion relativement importante que connaissent les dictionnaires géographiques, il est possible de penser que la lecture des périodiques au sein des cercles littéraires et des salons a donné lieu à des commentaires sur des espaces vertueux, parmi lesquels les îles. Il n’en demeure pas moins illusoire de vouloir cerner avec précision la diffusion des rêveries. En revanche, il importe d’étudier les images qui apparaissent globalement cohérentes et fondatrices car amplement relayées ensuite au cours du xixe siècle.
Primitivisme insulaire
5Pour les contemporains, les îles bretonnes offrent le spectacle réjouissant de l’âge d’or tant recherché. Le Mercure de France introduit de la sorte la description qu’il propose d’Ouessant ;
« L’âge d’or, cette chimère ingénieuse […], que l’imagination chérit […], ce conte philosophique […] s’est presque réalisé dans ce petit coin de terre12 ».
6Dès lors, le tableau proposé est construit en fonction de cette attente et conduit à l’exagération et à l’abstraction. Visiteurs et écrivains ancrent toutefois leurs réflexions dans la réalité. Ils livrent en fait une interprétation différente des éléments, économiques et sociaux, relevés par les administrateurs ou par eux-mêmes dans le cadre de leur inventaire.
7Comme les missionnaires au xviie siècle, ils privilégient les îles d’Ouessant et de Sein. Ils dédaignent en revanche Batz et Bréhat, auxquelles ils préfèrent Houat et Hoëdic. De fait, ils projettent leurs rêveries primitivistes sur les petites îles où l’empreinte du pouvoir politique reste timide et la situation sociale permet de composer avec les exigences morales. À l’inverse, Belle-Île et dans une moindre mesure Groix offrent avec visibilité le spectacle de populations hiérarchisées et soumises à l’emprise d’autorités administratives et judiciaires. Elles se prêtent peu par conséquent à des représentations « utopiques ».
L’harmonie sociale
8La quête de vertu et de simplicité incite à présenter des descriptions qui tendent à se répéter d’une île à l’autre et qui n’hésitent pas à recourir aux lieux communs, déjà utilisés notamment dans les récits de missions, telles les portes dépourvues de serrures ou l’absence constatée de procès. Piganiol contemple ainsi la population d’Ouessant en 1754 ;
« [Les habitants] ne tirent presque rien de la terre ferme, contens de ce que la nature leur offre chez eux sans beaucoup de peine et de contrainte […] Les moeurs y sont moins corrompus qu’ailleurs et à peine y connoit-on la fraude, l’injustice, le vol, l’adultère et les autres crimes malheureusement trop répandus en France. Les habitants sont d’une grande ingénuité et d’une candeur qui étonnent ceux qui connaissent un peu le monde13 ».
9Une vingtaine d’années après, Ogée dresse, avec emphase, un constat semblable à propos de l’île de Houat ;
« Depuis que l’isle de Houat est connue, ses habitants n’ont jamais communiqué avec le continent que pour y vendre du poisson l’été, et s’y fournir, avant le mauvais temps, de quelques provisions indispensables pour l’hisver ; […] par ce moyen, cette colonie, préservée de la contagion générale, s’est maintenue dans un état de pureté et d’innocence, qui rappelle parfaitement les mœurs patriarchales […] ; on n’y connaît ni Juge, ni juridiction, ni formalité, ni procès. […] Leurs maisons n’ont ni serrures, ni verrous. Les bâtiments et les produits de la pêche sont communs14 ».
10Les contemporains s’enthousiasment à la vue de ces populations qui ont gardé les vertus des premiers temps et offrent le visage de la candeur, de la probité et de la simplicité. L’emprise du code idyllique s’exprime à travers la description physique des habitants, dont la supériorité physique, la force et la longévité sont présentées comme la traduction de leur grandeur morale. La conception néo-hippocratique qui préside à la lecture du peuple littoral se révèle timide. Considérant le climat et le sol comme des facteurs primordiaux, cette théorie rend la physionomie et le caractère humains intelligibles. De l’observation de l’environnement se déduisent avec une lisibilité exemplaire les données sociales. Les visiteurs envisagent rarement les îles sous cet angle, mais concilient parfois les deux approches, non sans contradiction. Examinant la population de Hoëdic, Ogée établit la correspondance entre le marais situé au centre de l’île, espace par définition répulsif et malsain, et le peu de vigueur physique des habitants. Il conclut toutefois son étude en vantant les mérites de cette peuplade, qui, comme les insulaires de sa voisine Houat, allie simplicité et mœurs exemplaires15.
11Les visiteurs recherchent également le reflet des principes vertueux dans l’organisation sociale qui s’énonce comme l’antithèse des désordres urbains. Dans une « langue douce16 », les habitants font régner entre eux la concorde et l’harmonie. La fraternité et le sens du devoir dictent les relations au sein de la communauté et commandent l’hospitalité envers l’étranger 17
12Enfin, la chasteté et la propreté ne font que conforter la « supériorité » de cette population, en regard de la ville débauchée et corruptrice. De fait, la moralité de ces populations fascine. Il convient donc de rappeler en premier lieu la situation des îles à cet égard avant d’en étudier les représentations. Les îles bretonnes se caractérisent par un faible nombre de naissances illégitimes. La part de l’illégitimité dans l’ensemble des naissances n’est que de 0,66 % à Ouessant, entre 1734 et 1785 et de 0,1 % à Batz, pour l’ensemble du siècle18. Ce comportement contraste avec les attitudes que l’on peut relever dans d’autres communes du littoral19. Les conceptions prénuptiales composent un indice supplémentaire et convergent quant à l’observation des préceptes religieux par les populations insulaires. Les taux se révèlent faibles et sont respectivement de 0,6 % à Ouessant au xviiie siècle, de 0,34 % à Groix pour la période 1743-1762. Alain Cabantous nuance toutefois l’exemplarité insulaire et met en évidence l’existence de communes du littoral, notamment en Bretagne, tout aussi respectueuses des règles morales20.
13Ces éléments abondent dans le sens d’un comportement qui obéit aux principes chrétiens et qui tend à devenir, selon les contemporains, la preuve d’une moralité exemplaire, d’une vertu innée. Dès lors, les visiteurs soulignent que la stricte observation des principes entraîne l’exclusion de celui qui va à l’encontre de ces mœurs sages. Mis au ban de la communauté, le fautif est par conséquent invité à quitter l’île. L’épisode est ainsi rappelé par Ogée à propos de Sein ;
« Les mœurs sont si pures aujourd’hui dans cette isle que, lorsqu’un jeune homme ou jeune personne font quelque faute contre la décence, ils sont aussitôt renvoyés en terre ferme21 ».
14La moralité naturelle des insulaires est parfois tempérée. Rejoignant les conceptions des contemporains, tel Montesquieu, qui estiment capables de bonheur et de simplicité les seuls petits États car ils autorisent le contrôle social, certains auteurs mettent en avant la coercition qui prime sur l’innocence innée des populations. Le Mercure de France explique ainsi le mérite des insulaires ;
« Quand les Philosophes ont voulu faire un peuple d’hommes vertueux, ils ont étalé des spéculations pompeuses, des édifices majestueux élevés par le génie, mais roseaux fragiles qui n’ont pu soutenir les tempêtes des grandes sociétés. La simplicité de la Nature est un cercle étroit qui ne convient qu’à un petit nombre d’hommes qui s’imposent à tous la pratique de la vertu, parce qu’ils sont sans cesse observés partout22 ».
15Les visiteurs exaltent bien évidemment ces communautés closes sur elles-mêmes dont la sédentarité compense la mobilité incessante et inquiétante des populations ouvrières et vagabondes. Rompant avec les discours des ingénieurs du roi qui regrettent la promptitude des habitants à déserter leur île, les géographes, notamment, n’hésitent pas à souligner le fort attachement qui prévaut, l’inertie en quelque sorte d’une communauté qu’ils inscrivent dans une temporalité autre, dans une forme d’éternisation ; « jamais un Houatais ne s’est fixé en grande terre et jamais homme ou femme du continent n’a été tenté d’aller s’établir à Houat23 ».
16Rappelons que les études consacrées à la démographie des îles bretonnes à l’époque moderne mettent en évidence une endogamie notable. À Ouessant, Groix et Batz, les unions endogames représentent respectivement 98 %, 94 % et 91 % des mariages au cours du xviiie siècle. Sein et Bréhat se révèlent, en revanche, plus exogames. Respectivement 80 % et 79 % des mariages unissent des conjoints originaires de l’île24. Signalons à cet égard que les mariages exogames se concentrent sur de courtes périodes, qui correspondent à des occupations militaires, notamment lors de la guerre de Sept ans25. Ces taux apparaissent importants en regard d’autres localités bretonnes, tel Sizun, situé dans le Finistère, où la part des unions exogames avoisine 34 %.
17Enfin, la composition sociale relativement homogène, on l’a vu, des petites îles laisse s’épanouir le rêve d’une austérité vertueuse, d’une répartition équitable des richesses, d’un respect des positions sociales qui tranchent avec la mobilité professionnelle des villes et l’ascension des parvenus. L’impression d’unité laisse ainsi le champ libre à l’exaltation d’une organisation harmonieuse, d’où la mendicité tant décriée par les ingénieurs et redoutée des contemporains est absente.
L’accord avec la Nature
18Aux yeux des géographes et autres érudits, l’équilibre des positions sociales trouve son origine dans la satisfaction qu’éprouvent les habitants vis-à-vis des ressources offertes par leur île. La Nature joue ainsi son rôle de contrôle et d’harmonisation de la société. Piganiol suggère à propos d’Ouessant une certaine prodigalité, tout au moins des potentialités agricoles importantes, dont la population se contente, « sans beaucoup de peine et de contrainte26 ». Il reprend de fait le mode d’appréciation classique du territoire, qu’il réinterprète toutefois, gommant partiellement, contrairement aux ingénieurs et aux administrateurs, les manques à l’idéal de belle nature. Il souligne l’autarcie et suggère l’image du jardin, où « les bonnes eaux » parcourent « quelques prairies27 ». De la même façon, il relève les carences productives de Sein, non dans le but de dénoncer l’inculture, mais de démontrer la sagesse des habitants qui se satisfont de leurs maigres ressources28. Les visiteurs font ainsi l’éloge de cette Nature dont le respect permet, en imposant l’austérité, l’épanouissement de la simplicité et des qualités morales qui l’accompagnent. Le poème que Le Lae consacre à Ouessant, intitulé l’Ouessantide et dans lequel il relate avec ironie une attaque anglaise, est à cet égard révélateur.
« [Les] sujets […] sous leurs rustiques toits
se trouvoient plus heureux que les plus grands des Rois.
Ils étaient satisfaits des dons de la nature
Et n’auraient pas quitté même dans la froidure Leur pais rigoureux pour des pais meilleurs29 ».
19À l’inverse, le continent représente la futilité et le vice. Les Ouessantins y écoulent « leurs denrées superflues30 ». La dualité spatiale recoupe ainsi une opposition morale.
20Cette image n’est pourtant pas exempte d’ambiguïtés. Aux yeux de certains observateurs, notamment Mignot de Montigny, chargé en 1752 de dresser un état de la situation économique de la Bretagne, l’harmonie et la fraternité qui règnent parmi les insulaires relèvent moins de vertus « innées », de qualités morales exemplaires, que d’une absence de tentations31. Cette appréciation n’est pas sans rappeler les arguments avancés par les partisans de la richesse au sein de la Querelle du luxe. Aux tenants d’une simplicité originelle, qui condamnent, à l’exemple de Fénelon et de Rousseau, le luxe avilissant et l’artifice stérile responsable de la décadence de la société, s’opposent les hérauts d’une richesse progressiste qui contribue à la puissance de l’État et au bien-être des pauvres. Bayle explique notamment la simplicité par l’absence de désir ; « on se passait des plaisirs dont on n’avait pas idée32 ».
21Outre la suffisance agricole, l’équilibre social est également justifié par la richesse de la mer. Peu évoquée dans le cas d’Ouessant ou de Sein, elle fait l’objet d’une mention relativement importante à propos de Houat. Ogée souligne qu’à la division des terres en parcelles de même taille s’ajoute le produit de la pêche, commun et partagé de façon équitable33. On sent poindre ici l’image de la manne, qui prévaut dans la vision des populations littorales et qui empêche tant la misère que la richesse excessive. L’île étend ainsi « l’éphémère territoire de l’égalité34 », que constitue l’estran, au-delà des seules limites côtières. Les deux interprétations, l’une agricole, l’autre « littorale », ne sont pas antinomiques et offrent les versants d’une même conception, qui fait de la Nature nourricière l’artisan de l’équilibre social.
Primitivisme politique
22Au-delà de la sauvegarde d’une organisation communautaire établie, les voyageurs cherchent également à percevoir la conservation d’un ordre politique « primitif ». L’éloignement des îles rend en effet les marques de souveraineté moins visibles. À l’inverse de Belle-Île dont le port et la citadelle suffisent à évoquer la présence et la grandeur de la monarchie, les petites îles ne proposent guère de repères signifiants. Piganiol ne peut que relever à Ouessant l’existence d’ « une espèce de château35 ». Rappelons qu’en dépit de l’affirmation du pouvoir royal, la présence des autorités reste réduite dans les petites îles. En outre, les difficultés rencontrées par les autorités pour se rendre dans les îles et que l’on a déjà entrevues36 renforcent cette impression d’un contrôle plus lâche, moins aisé, de vide partiel du pouvoir.
23Les géographes soulignent ainsi l’absence des institutions « classiques », notamment judiciaires, et suggèrent de la sorte un fonctionnement politique autre. Ogée remarque à Houat que l’autorité est détenue par l’homme le plus âgé, dont le prestige rend sa fonction incontestable37. Sa parole supplée aux codes écrits et suffit à apaiser les conflits. Ce mode d’administration n’est que l’extension de l’organisation familiale, définie au siècle des Lumières comme l’institution la plus naturelle, de fait la plus ancienne et dont l’île propose une expression magnifiée. Il n’en demeure pas moins que cette forme d’autorité revêt une certaine ambiguïté. Son pouvoir est jugé digne d’ « un despote en Asie38 ». L’admiration pour un mode de pouvoir « primitif » glisse alors vers la critique de la tyrannie orientale, lieu commun au xviiie siècle, et traduit l’aspiration à une forme de liberté, difficilement conciliable avec la figure de l’autorité paternelle.
24Les îles bretonnes, tout au moins certaines d’entre elles, composent donc des lieux des origines, où les visiteurs et les littérateurs s’adonnent ou rêvent de s’adonner à la contemplation et à la rencontre d’un peuple innocent et vertueux. De rares administrateurs se laissent aussi gagner par le songe primitif. En 1726, un commissaire de Vannes, Mariat, signale « la vigueur des hommes des premiers siècles » caractéristique des habitants de Houat et Hoëdic39. En 1778, à la suite du naufrage, dans les environs de Sein, d’un bâtiment, un conseiller du roi qualifie l’île de « dernier asile des mœurs antiques40 ». Soulignons également que de timides remarques se glissent dans les mémoires relatifs à Belle-Île. Le receveur du domaine de l’île suggère en 1771 que « les habitants de Belle-Île sont sans vice et ont la douceur en partage41 ».
25Les îles offrent à ceux qui recherchent des Arcadies, « où des âmes simples vivent cachées 42 », l’exemple de sociétés régies par la Nature, où l’homme est naturellement bon, car soumis à l’ordre naturel des choses. Vivant en harmonie avec lui-même et ses semblables, ce dernier se laisse guider vers la modération et le contentement.
26L’admiration portée à l’application de cette morale naturelle s’accompagne également de la satisfaction à constater le respect d’une morale chrétienne, dont Chantal Grell souligne la permanence au xviiie siècle43. Le Mercure de France explique la candeur des Ouessantins par l’adhésion et l’obéissance à deux lois, « la loi de tous les cœurs, la loi naturelle d’un côté ; et la loi des cœurs choisis, le christianisme de l’autre44 ». Se profile ainsi l’image de l’Eden avant la Chute.
27L’île présente un exemple abouti de cette emprise de la Nature. Espace clos aux ressources par conséquent limitées, éloigné et isolé, elle rend la subordination plus forte que dans les campagnes du littoral. Loin d’être présenté comme une entrave ou d’être gommé, l’isolement est valorisé car il permet une résistance d’autant plus forte à la civilisation et à ses vices. On retrouve ainsi cette image exacerbée du berceau et de l’enclave, implicitement suggérée par les agents du roi, d’autant plus valorisée que menacée par des éléments extérieurs et parallèlement protégée de ces derniers grâce à ses remparts naturels.
28On trouve la même lecture des îles dans d’autres parties septentrionales de l’Europe. Au sein de l’Écosse, de plus en plus parcourue dans la deuxième moitié du xviiie siècle par les voyageurs britanniques ou français, les Hébrides provoquent la quête d’une population simple et vertueuse45. Plus généralement, l’île représente le lieu privilégié des rêveries primitivistes. Il est possible de relever, dans les œuvres du xviiie siècle, quelques rares et timides réflexions qui démontrent la place spécifique accordée à l’espace insulaire dans cette quête des origines. Montesquieu évoque ainsi la propension des insulaires à la liberté46, Rousseau remarque que l’origine des langues peut être située dans les îles47.
29Toutefois, il semble que les contemporains recherchent moins la singularité d’un espace insulaire que des « communautés closes resserrées dans la chaleur de l’intimité48 ». Au cours de la même période, les montagnes pyrénéennes ou suisses deviennent ainsi les réceptacles de rêveries semblables49. Face à des campagnes qui apparaissent gagnées par la corruption, les visiteurs cherchent des espaces plus éloignés, dont l’isolement se manifeste de façon tangible et valorisent les espaces périphériques. De par la rupture géographique manifeste qu’elle représente, l’île permet, comme la montagne, de montrer avec évidence l’opposition entre une civilisation corrompue et l’innocence préservée des origines. Les géographes soulignent ainsi que « les mœurs [ouessantines] y sont moins corrompues que dans le reste de la Province50 ». La dialectique « pur » et « impur » s’incarne physiquement, géographiquement, opposant « la grande terre » à l’enclos insulaire.
30Il paraît donc difficile de parler de regard spécifique à l’égard des îles ou encore d’images singulières. Les mêmes stéréotypes sont déclinés de façon indifférenciée aux marges éloignées qui, bien que distinctes, présentent des formes vestigiales de la civilisation agropastorale. Le tableau des îles bretonnes ne fait que reproduire, en exacerbant les caractéristiques, les descriptions idylliques des campagnes et notamment du littoral. Il s’agit plus, de fait, d’une différence de degré que de nature, la lecture primitiviste s’affine et recoupe l’ensemble des domaines de la vie insulaire, tant économiques et politiques que sociaux. Dès lors, l’image des îles tend à s’affranchir partiellement des descriptions du littoral, dans lesquelles s’exprime avec force le code néo-hippocratique.
31Il convient enfin d’évoquer la nostalgie qui préside à l’admiration des vertus insulaires. Le spectacle de la simplicité s’accompagne chez les visiteurs de longues méditations sur la condition et le devenir de l’homme civilisé. La vision de l’innocence ne peut qu’éveiller le souvenir de la décadence et de la corruption de la société. Les contemporains s’élèvent ainsi contre tous les éléments qui sont susceptibles de mettre fin à cette communauté idéale. Piganiol condamne l’installation possible de continentaux à Ouessant, qui apporteraient avec eux les souillures de la terre ferme51. Le constat de la disparition prochaine de la candeur et de la simplicité se révèle d’autant plus amer que les îles figurent parmi les derniers espaces où la vertu se laisse contempler. Loin d’être la promesse de régénération religieuse et sociale que décrivent les missionnaires au xviie siècle, les îles offrent le résumé tragique de l’histoire de l’humanité, passée de l’innocence à la perversion.
Balbutiements de l’enquête ethnologique
32La contemplation du spectacle primitif n’empêche pas certains voyageurs de se livrer, dès les années 1750, à un relevé des mœurs et des usages, et d’esquisser ainsi une enquête ethnologique. Comme dans les campagnes, « à l’absence de traces écrites on opposa le témoignage des mœurs, à la vanité des « vestiges » humains, la puissance de la religion et la persistance des usages52 ». La précocité de cette approche, par rapport à la Bretagne ou au littoral dans son ensemble, a déjà été soulignée et semble trouver son explication dans l’isolement des îles qui abritent une population préservée, aux coutumes mieux conservées53. Les îles intriguent et renferment la promesse de particularités.
33Certains visiteurs rompent ainsi avec les observations fonctionnelles des ingénieurs ou des administrateurs et s’emploient à identifier les coutumes qui leur paraissent originales. La quête de la singularité revêt dans le cas des îles une dimension systématique. Le voyageur guette le moindre vêtement, la moindre coiffure ou pratique religieuse. Il traque la spécificité et l’évalue à l’aune de ses connaissances. La déception est d’autant plus forte lorsque l’attente est insatisfaite. Piganiol regrette que le vêtement ouessantin ne présente « rien de singulier54 ». À l’inverse, la découverte d’un usage particulier s’accompagne bien évidemment de sa mise en exergue.
34Dès lors, s’organise une collecte qui concerne des domaines variés. Bien évidemment, les contemporains soulignent en premier lieu la superstition des populations, habituelle chez les peuples des campagnes restés simples. « Il n’y a pas encore longtemps [à Ouessant] qu’ils avaient plusieurs statues de pierre représentant les anciennes divinités du paganisme55 ». Dans la même île, Piganiol s’intéresse au mode de cuisson des aliments. À défaut de bois, les habitants recourent aux « cendres », c’est-à-dire aux mottes de terre recouvertes d’herbe rase qui, une fois séchées, offrent un combustible efficace, utilisé jusqu’au xxe siècle. Il relève également l’originalité de la « coiffure56 » des femmes, à savoir un bonnet rouge porté sur la coiffe. Comme l’ont souligné André Burguière et Marie-Noëlle Bourguet57, ce sont toutefois les pratiques familiales qui retiennent l’attention, et notamment les usages matrimoniaux, point central à partir duquel la singularité des peuples est envisagée, appréciée et interprétée. Relayé par Expilly et Ogée, Piganiol constate avec étonnement le sevrage tardif des enfants et s’émerveille devant le rituel qui entoure la demande en mariage à Ouessant58. La femme est en effet présentée comme étant à l’origine de la requête. C’est elle qui se rend au domicile du futur époux pour faire part de sa volonté. En cas d’accord, ce dernier accepte les présents apportés. La description proposée n’est évidemment pas anodine. Elle met en évidence la position allongée et passive de l’homme, suggérant l’attitude généralement réservée aux femmes dans le cadre des relations sexuelles. Dès lors, la stricte répartition « intime » des rôles entre homme et femme est brouillée et ne fait que conforter l’inversion sociale, déjà constatée par les ingénieurs ou les administrateurs qui soulignent avec désarroi la distribution inhabituelle des activités productives et l’attribution de la culture de la terre aux femmes. Prolongeant d’une certaine manière la féminité des grèves, les îles rompent avec les représentations qui font du littoral le territoire de la stabilité des positions sociales et sexuelles. Se dessine ainsi l’image de communautés insulaires originales, d’autant plus différentes que la singularité touche les fondements mêmes de la société.
35Ce tableau répond aux visées de l’ethnologie des Lumières. Il s’agit moins de se livrer à une collecte exhaustive, de chercher à comprendre les usages, que d’exacerber les contrastes, souligner l’étrangeté. L’évocation d’une pratique ou d’une coutume s’explique par le rôle qui lui est attribué, à savoir conforter l’image dépaysante et finalement exotique du monde rural. Le fait de relever, dans les descriptions, la petitesse des moutons et des chevaux participe, outre la volonté d’inventaire, de la même logique.
36Parallèlement, suivant en cela une démarche qui n’est guère originale, la quête ethnologique vise à conforter l’aspect primitif et idyllique des îles. Les usages deviennent, par le biais de l’analogie caractéristique de l’époque moderne, les vestiges des premiers temps, dont les points de repère se trouvent dans l’ailleurs et l’autrefois. Les contemporains recourent ainsi aux modèles de référence « classiques » qui intègrent des usages a priori singuliers dans le champ du connu.
37Le premier modèle convenu réside dans l’évocation des sauvages et notamment des Hurons, peuple par définition « primitif » depuis les récits de découverte du xviie siècle et les mémoires de Lafitau59. En général, toutefois, le rapprochement est formulé de manière implicite. L’organisation politique à Houat ne trouve ainsi d’exemple « ni en Bretagne, ni en France, ni même en Europe60 ». Dès lors, les insulaires composent « ces sauvages de l’intérieur61 ». Le thème du « bon sauvage », en dépit de sa pérennité, reste toutefois timide, en regard de l’évocation de l’Antiquité.
38Véritable repère culturel autour duquel s’incarnent les valeurs des Lumières, la période antique devient à partir des années 1750 le modèle d’une humanité vertueuse. Montesquieu, Rousseau ou encore Mably érigent au rang de mythes les républiques de Sparte et de Rome. Les panégyriques rappellent la pauvreté, la vertu et la soumission à l’ordre qui règnent à Sparte, radicalement opposée à Athènes, animée par la débauche et la volupté. Billardon de Sauvigny et Fréron évaluent ainsi, à travers ces régimes de l’Antiquité, extraits de l’histoire et devenus des références normatives, la qualité vertueuse des îles, affirmant ou niant, selon les auteurs, la filiation entre Ouessantins et Spartiates. En général, la découverte de coutumes suggère l’évocation et le souvenir plus vagues de « la plus haute Antiquité62 ».
39Les références historiques dépassent parfois l’Antiquité grecque ou romaine. Piganiol n’hésite pas à comparer Ouessantins et Hébreux à propos d’un mode de cuisson du pain qui leur serait commun63.
40Les insulaires deviennent ainsi les rameaux d’une humanité primitive, dont les Sauvages et certains peuples de l’Antiquité sont les archétypes. Dans le cadre de cette vaste recherche philosophique sur les origines de l’homme et sur l’évolution de sa condition, les usages deviennent les témoins de l’universalité primitive. Leur singularité, leur différence s’effacent et s’inscrivent logiquement dans une parenté géographique et une continuité historique, en bref dans une ancienneté commune qui leur confère le statut du même, de l’identique. Les populations insulaires sont présentées comme immuables, ancrées dans une sorte d’éternisation, un hors temps mythique, qui n’exclut pas toutefois le temps historique ou « monarchique », la chronologie des événements politiques et seigneuriaux. Les deux temporalités coexistent et se conjuguent. Notons à cet égard la timidité de l’évocation de l’origine celtique, qui se développe surtout à partir des années 179064.
41Les voyageurs cherchent donc à rencontrer et à contempler le visage de cette première humanité qui se révèle en sursis dans les îles, car sur le point de disparaître. Il ne s’agit pas, en revanche, de déceler des singularités spécifiquement insulaires. Le vocabulaire est particulièrement révélateur des attentes ; les termes peuplade ou peuple l’emportent largement sur la dénomination d’insulaires. Il convient également de remarquer l’absence, somme toute logique, de référence au « modèle tahitien », dont le « mythe » se construit à travers la publication des récits de voyage à partir des années 1760. Outre le fait de démontrer que la Polynésie renferme une organisation sociale qui amoindrit, d’une certaine manière, l’idéal d’innocence, cette absence démontre des systèmes d’appréciation différents qui ne peuvent et ne cherchent pas à envisager une quelconque insularité65. Il est néanmoins légitime de s’interroger sur l’influence des récits de voyage, notamment de Bougainville et de Cook. Vraisemblable, cette dernière n’en demeure pas moins difficilement saisissable.
42Une conscience des îles existe néanmoins. Ces dernières recèlent, plus que le littoral, des vestiges de l’humanité et invitent à une quête, sans doute plus approfondie, des origines. Elles composent ainsi un paradigme d’une totalité, et non une singularité. Il convient, enfin, de souligner que cette image s’inscrit non en opposition, mais dans la continuité des représentations « fonctionnelles ». Elle présente un autre versant du bon peuple et enrichit la mise en valeur croissante de l’exemplarité insulaire.
L’utopie pré-révolutionnaire
43En 1768 paraît un recueil, composé par Billardon de Sauvigny, qui comprend sous le titre L’Innocence du premier âge en France, deux fables utopiques dont l’une est intitulée « L’île d’Ouessant66 ». Ce n’est guère la qualité littéraire de l’œuvre qui mérite l’attention, ni même son originalité, puisqu’elle constitue une illustration parmi d’autres du genre de la bergerade, mais l’exacerbation de l’image idyllique qu’elle propose, réduisant l’île au rang d’alibi et de support quasi irréel des rêveries. Le récit présente, de plus, l’intérêt de susciter une polémique, tout au moins une contestation de la part de Fréron, qui se livre la même année à une critique virulente de l’œuvre dans L’Année littéraire. Dénonçant la légitimité du propos, ce dernier entend mettre fin à la mythification qui entoure l’île d’Ouessant et promouvoir, non sans contradiction, les mérites vertueux de l’île de Sein. À travers ces deux documents, les îles apparaissent comme des supports perméables et malléables à la réversibilité des images.
44Il convient, dans un premier temps, de résumer les principaux épisodes du récit. À une époque indéterminée, des aristocrates, chassés d’Armorique et voulant gagner l’Angleterre, trouvent refuge dans l’île d’Ouessant. Ils découvrent un peuple vertueux et pauvre, soumis aux menaces répétées de brigands. Leur chef, seigneur De Rieux, enjoint les insulaires, et notamment le plus brave d’entre eux, Alaric, à combattre les pirates et propose l’aide des nobles. Les Ouessantins et leurs nouveaux alliés se lancent alors dans une expédition militaire, poursuivant sur une mer déchaînée les brigands jusqu’à l’île de Sein. Après de nombreuses péripéties, dont une lutte acharnée dans une grotte au cours de laquelle les insulaires trouvent la mort, les aristocrates victorieux retournent à Ouessant et prennent la décision de s’établir dans l’île, afin d’épouser les veuves et de fonder une société idéale, où régneront l’égalité et la liberté.
45La fable s’inscrit bien évidemment dans le prolongement des tableaux vertueux où l’éloge de la simplicité le cède à la contemplation de l’innocence. On retrouve la rhétorique convenue des Lumières et les mêmes poncifs amplement utilisés et galvaudés ;
« Voulez-vous de bonne foi connoître le cœur de l’homme ? Voulez-vous le voir aussi pur qu’il est sorti des mains du Créateur ? C’est là qu’il faut aller le chercher, c’est là que vous éprouverez combien il est, par sa nature, doux, sensible et bienfaisant67 ».
46La singularité du récit repose sur l’abstraction temporelle et spatiale qui entoure désormais la description de l’île. L’œuvre répond en effet aux canons du genre utopique et s’inscrit plus précisément dans la continuité des œuvres de Fénelon et de Montesquieu. Billardon de Sauvigny revendique ouvertement l’héritage du Télémaque et décrit Ouessant comme une réplique de Salente. Une temporalité abstraite et mythique est par conséquent suggérée. Le seul repère proposé est une époque incertaine, définie comme le « moment où la sagesse des Loix y fixa pour jamais le bonheur et la vertu68 ». La narration s’organise autour de deux pôles antinomiques, d’une part l’innocence ouessantine, d’autre part la perversion des habitants de Sein, prolongeant en cela les images contrastées des deux îles esquissées dès le xviie siècle, notamment par les missionnaires. L’espace ouessantin est désormais décrit selon les principes de la bergerade. Confiné dans le rôle discret du décor, il devient le paysage bucolique idéal, où les bruyères côtoient « des sapins antiques ombrageant l’asile et la liberté69 ». De même, l’évocation de l’île de Sein se résume à la mention d’une grotte, qui constitue l’opposé angoissant du paysage clos et champêtre. De fait, se dessinent les représentations des contemporains vis-à-vis de cet espace singulier, qui renvoie aux profondeurs insondables et obscures de la terre. La grotte se prête ainsi aux métaphores contradictoires de la mort, car les Ouessantins y sont décimés, et du refuge, de la vie, puisque cette mort permet l’établissement d’une nouvelle société70.
47La même abstraction entoure la description de la population, réduite aux figures fugitives de vieillards, de femmes ou de brigands. La composition utopique place en effet au coeur du récit la disparition de la première société et l’installation d’un peuple nouveau. Dès lors, la sédentarisation des aristocrates dans l’île d’Ouessant s’accompagne du renoncement à leurs propres mœurs, à leurs privilèges et l’introduction de nouveaux besoins, la reconnaissance de la terre comme seule richesse. Il convient de remarquer l’originalité de l’utopie ouessantine qui présente, avant même la fondation d’une nouvelle société, une communauté vertueuse sur laquelle les nouveaux arrivants se fondent pour bâtir un ordre social.
48À travers cet acte fondateur se dessinent donc des conceptions pré-révolutionnaires, qui participent à enrichir la lecture du spectacle vertueux proposé par les îles. L’organisation politique qui est esquissée favorise l’individu, abolit les privilèges et l’injustice qui en découle, autorise la liberté ; « Alors fut bornée l’autorité paternelle. À seize ans, le fils est libre. L’État y gagne un citoyen, le père un ami71 ». Le renouvellement de l’ordre social ’accompagne d’une regénération de la religion. L’allusion à la construction d’un Temple du Créateur suggère le déisme des philosophes.
49L’île annonce dès lors un futur républicain, elle est promesse d’un renouveau, et non plus vestige tragique et fugace d’un âge d’or perdu. Elle offre le résumé réconfortant de l’histoire des hommes, rapprochant un âge d’or ancien et un âge d’or à venir. La liberté prochaine apparaît rassurante, car inscrite dans les origines mêmes de la nation. En effet, les représentations des insulaires comme descendants du peuple celte originel s’esquissent timidement. L’union des nouveaux arrivants et des Ouessantins symbolise ainsi la continuité logique. Notons toutefois que l’on retrouve l’ambiguïté inhérente à l’image des communautés innocentes, à savoir la coercition nécessaire à l’épanouissement de la vertu, la surveillance incessante de chacun.
50Ce tableau chimérique et pré-révolutionnaire donne lieu à une contestation de la part de Fréron, qui se révèle particulièrement intéressante, car l’écrivain se livre à une démystification, dépossédant Ouessant de ses qualités morales pour en parer l’île de Sein. Dans la critique qu’il formule à l’encontre de l’ouvrage de Billardon, Fréron prétend, en effet, au nom de ses origines bretonnes, rétablir « l’exacte vérité72 » et s’inscrit dans une démarche de progrès de la connaissance. Il ne dénonce pas en fait l’existence même du thème de l’âge d’or, même s’il en atténue la portée, mais reproche à Billardon son application erronée et contraire à la réalité et, par conséquent, la littérature médiocre qu’il propose, car peu crédible. Fréron gomme bien évidemment toute dimension politique de la fable, efface les aspirations libérales et ne retient que les thèmes de la simplicité et de la vertu.
51L’entreprise de déconstruction conduit à extraire l’île de l’innocence vertueuse et à la réintégrer dans le champ du pouvoir, de l’histoire et de la civilisation. Fréron s’emploie à corriger chaque terme du tableau utopique, tant humain que géographique, économique que politique, et offre systématiquement une interprétation différente. Il dénie ainsi au paysage insulaire sa perfection bucolique et rappelle l’absence de sapins. Obéissant toutefois au même système de représentation, il apprécie l’espace en fonction des critères classiques et propose l’image d’un espace productif et ordonné, composé de longues plaines cultivées. Il ne s’agit pas finalement de contester la qualité même du territoire insulaire, mais de remettre en cause l’illusion formulée par Billardon.
52Parallèlement, Fréron conteste aux Ouessantins une quelconque humanité primitive et s’oppose aux apparences d’un peuple uni et homogène. Il s’attache ainsi à signaler la diversité des catégories professionnelles présentes. De même, illustrant de façon manifeste le lien entre l’aspect physique et la qualité morale, il s’empresse de souligner la laideur des femmes, suggérant des apparences physiques courantes et par conséquent une moralité comparable aux autres populations, voire inférieure. Il conteste l’équité tant vantée, souligne l’existence de procès et de verrous aux portes, signale que l’inégalité engendre, comme ailleurs, vols et recours en justice et que des autorités seigneuriales sont nécessaires au maintien de l’ordre. Il consent enfin à reconnaître une certaine originalité dans les pratiques, mais il leur accorde non le statut de lois, mais de simples usages. Ainsi, Fréron refuse de voir dans l’île les signes d’une exception et d’une exemplarité. Au contraire, il insiste sur la banalité, l’ordinaire qui y règnent. L’île redevient un territoire où les conflits d’intérêt découlent de l’inégalité des positions sociales et des propriétés, où s’exerce une souveraineté seigneuriale. L’auteur concède seulement une certaine simplicité, commune aux campagnes, dont il explique l’origine, non par une innocence naturelle, mais par un manque de sollicitations, reprenant les arguments des partisans du Luxe73.
53À l’inverse, non sans contradiction, Fréron dispense aux habitants de Sein les qualités vertueuses niées à Ouessant. Il leur reconnaît une pureté sans limites, une simplicité étonnante. Rappelant, à l’aide de la rhétorique restrictive déjà relevée dans les mémoires des ingénieurs ou dans les dictionnaires géographiques, que Sein manque de tout et correspond mieux de fait à l’image de l’austérité, il chante les louanges des Sénans et reproduit les stéréotypes de la description idyllique ;
« C’est à l’île des Saints qu’habitent “l’amitié, la candeur, l’égalité” ; et les Spartiates si fiers et si vertueux de l’île d’Ouessant, ne sont que des hommes ordinaires74 ».
54De fait, on assiste à un exercice rhétorique, où les mêmes éléments sont soumis à des interprétations divergentes, où des thèmes sont appliqués de manière indifférenciée à une île ou une autre. La surenchère démontre des systèmes de représentation semblables, des aspirations et des désirs communs qui témoignent d’une convergence de pensée entre philosophes et anti-philosophes75. Loin de constituer des mondes distincts et hermétiques, les deux partis se rejoignent dans un même rêve de simplicité. L’étude conjointe des textes illustre également la manière dont une même île constitue le support malléable de deux lectures antinomiques et rend compte de l’irréalité, de l’imaginaire qui enveloppent la perception et la représentation de l’espace insulaire.
***
55Les îles bretonnes laissent ainsi s’épanouir des représentations primitivistes et utopiques, cohérentes et structurées, dont il convient de souligner la précocité, par rapport à l’indécision et à l’inconsistance des images de la Bretagne qui perdurent jusqu’au xixe siècle. De manière récurrente et systématique, elles se prêtent à l’allégorie d’une universalité primitive, scindée en plusieurs lignages et dispersée dans de multiples localités. Dans ces lieux clos et prétendus isolés, les aspirations trouvent des terrains d’application exemplaires.
56Le regard des géographes et plus généralement des visiteurs ne fait qu’exacerber les images proposées notamment par les agents du roi, développant le thème de l’enclave, de la nature nourricière, accompagnant l’excellence professionnelle et l’héroïsme des habitants. On retrouve la même admiration, empreinte d’inquiétude, à l’égard de ce peuple des campagnes.
57S’ébauche ainsi au xviiie siècle un prisme primitiviste, voire utopique, à travers lequel les îles sont dorénavant perçues. Une nuance mérite d’être apportée ; les insulaires ne semblent pas partager, tout au moins au xviiie siècle, ce mode de perception et de représentation.
Notes de bas de page
1 La pensée européenne au xviiie siècle, de Montesquieu à Lessing, Paris, Fayard, 1963, p. 359.
2 Op. cit. Ce n’est pas le cas des éditions de 1718 et 1722.
3 Histoire ancienne et naturelle de la province de Bretagne ou description historique, topographique et naturelle de l’ancienne Bretagne, Mayenne, J. Floch, [1756], 1974.
4 Op. cit.
5 Op. cit.
6 L’innocence du premier âge en France, Paris, De Lalain, 1768.
7 1768, tome VI, lettre I, p. 3-27.
8 Vairvert, ou les voyages du perroquet de la Visitation de Nevers, poème héroï-comique, La critique de Vairvert, Le carême impromptu, Le lutrin vivant, La Haye, Pieter de Hondt, 1736. Le poème de Gresset est fréquemment cité au xixe siècle et appliqué, de manière indifférenciée, à Sein et Batz.
9 Esnault G., La vie et les oeuvres comiques de Claude-Marie Le Lae (1715-1791), Paris, Champion, 1921.
10 Laurent C ., « M. Deslandes », Bulletin de la Société archéologique du Finistère, 1964, t. 90, p. 134-275.
11 « Les voyageurs en Bretagne, le voyage de Mignot de Montigny en Bretagne en 1752, par H. Bourde de la Rogerie », Mémoires de la Société d’histoire et d’archéologie de Bretagne, 1925, tome VI, p. 225-301.
12 Op. cit.
13 Op. cit., p. 391.
14 Op. cit., p. 258-259.
15 Op. cit., p. 256.
16 Ogée, op. cit., tome 2, p. 259.
17 Ibidem.
18 Guillemet D., Les îles de l’Ouest, op. cit., p. 239-240.
19 Saint-Malo a un taux de 1,7 % dans la première moitié du xviiie siècle. Cabantous A., Le ciel dans la mer…, op. cit., p. 294-295.
20 Ibidem.
21 Op. cit., p. 261.
22 Op. cit.
23 Ogée, op. cit., p. 258.
24 Les données chiffrées sont issues de Guillemet D., Les îles de l’Ouest…, op. cit., p. 219.
25 Péron F., « Ouessant, d eux siècles et demi de démographie insulaire (1734-1985) », Norois, 1987, n° 131, p. 313-333.
26 Op. cit., p. 389.
27 Ibidem, p. 390.
28 Ibid., p. 372-373.
29 Op. cit.
30 Expilly, op. cit., tome 3, p. 861.
31 Op. cit., p. 265.
32 Réflexions sur les divers genres du peuple romain dans les divers temps de la République, cité par Gusdorf G., Principes de la pensée au siècle des Lumières, Paris, Payot, 1971, p. 458.
33 Op. cit., tome 2, p. 259.
34 Corbin A., op. cit., p. 23.
35 Op. cit., p. 388.
36 Chapitre 2, première partie.
37 Op. cit., tome 2, p. 259.
38 Ibidem.
39 AN MAR G 76 « Mémoire sur l’état, situation, gouvernement et commerce actuel de Belle-Isleen-mer et des isles d’Houat, de Hédic », 1726.
40 ADF B 4477 Lettre du 12 mars 1778.
41 ADM 4 A « Mémoire sur Belle-Isle par Augustin Le Bescond, Sieur de Kermarquer, receveur de Belle-Isle, 31 août 1771 ».
42 Mornet D., Le sentiment de la nature en France de Jean-Jacques Rousseau Bernardin de Saint-Pierre, Genève, Paris, Slatkine, 1980, p. 70. Sur le lien entre peuple et nature, Fritz G., L’idée de peuple en France du 17e siècle au 19e siècle, Strasbourg, Presses universitaires de Strasbourg, 1998.
43 L’histoire entre érudition et philosophie ; étude sur la connaissance historique à l’âge des Lumières, Paris, PUF, 1993.
44 Op. cit.
45 Parmi ces voyageurs, M. Martin qui accomplit le voyage en 1695, Thomas Pennant en 1777 ou Samuel Johnson en 1775. Ce dernier signale que l’on « retrouve dans quelques [îles] la simplicité de l’âge d’or », A journey to the western islands of Scotland, London, W. Baynes, 1824. Sur les voyages en Écosse, Thévenot-Totem M.-H., La découverte de l’Écosse du xviiie siècle à travers les récits de voyages britanniques, Paris, Didier, 1990 et Bain M., Les voyageurs français en Écosse et leurs curiosités intellectuelles, 1770-1830, Paris, H. Champion, 1931.
46 « Les peuples des îles sont plus portés à la liberté que les peuples du continent », De l’esprit des lois, Paris, Le Seuil, [1748], 1964, p. 633.
47 « Il est […] vraisemblable que la société et les langues ont pris naissance dans les îles et s’y sont perfectionnées avant d’être connues dans le continent », Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, Paris, Éditions Sociales, [1755], 1983, p. 140.
48 Girardet R., Mythes et mythologies politiques, Paris, Seuil, 1990, p. 127.
49 C’est notamment le cas de la vallée de Campan, Briffaud S., op. cit.
50 Piganiol, op. cit., p. 391.
51 Ibidem.
52 Duchet M., Le partage des savoirs. Discours historique, discours ethnologique, Paris, La Découverte, 1984, p. 32.
53 Bertho C., op. cit., p. 104.
54 Op. cit., p. 393.
55 Expilly, op. cit., tome 3, p. 861.
56 Op. cit., p. 391.
57 « Naissance d’une ethnologie de la France au xviiie siècle », Le Goff J. (dir.), Objets et méthodes de l’histoire de la culture, Paris, CNRS, 1982, p. 195-210.
58 Op. cit., p. 392.
59 Les mœurs des sauvages américains comparées aux mœurs des premiers temps, Paris, Saugrain, 1724.
60 Ogée, op. cit., tome 2, p. 259.
61 Certeau M. de, La culture au pluriel, Paris, C. Bourgois, 1980, p. 52.
62 Le Mercure de France, op. cit.
63 Op. cit., p. 392-393.
64 Piganiol évoque l’existence d’une langue celtique, ibidem, p. 391.
65 Voir Giraud Y., « De l’exploration à l’Utopie ; notes sur la formation du mythe de Tahiti », French Studies, 1977, vol. 31, p. 26-41.
66 Op. cit. Voir Fougère E., « Billardon de Sauvigny et l’innocence perdue du premier âge », xviiie siècle, 1994, n° 26, p. 465-474.
67 Billardon de Sauvigny L.-E., op. cit., p. 57.
68 Ibidem.
69 Ibid., p. 67.
70 On retrouve la même ambivalence dans d’autres ouvrages. Voir Racault J.-M., « Avatars et significations du territoire insulaire dans la robinsonnade ; sur L’Île mystérieuse de J. Verne », Le Territoire. Études sur l’espace humain ; littérature, histoire, civilisation. Cahiers CRLH-CIRAOI, 1986, n° 3, p. 87.
71 Billardon de Sauvigny L.-E., op. cit., p. 101-102.
72 L’Année littéraire, op. cit., p. 12.
73 Ibidem, p. 14-15.
74 Ibid., p. 26.
75 Voir Masseau D., Les ennemis des philosophes. L’antiphilosophie au temps des Lumières, Paris, Albin Michel, 2000.
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