Les entreprises et les résidents américains en France : organisations et stratégies économiques entre 1914 et 1920
p. 73-84
Texte intégral
1Pour étudier la circulation des idées et des savoirs à la fin de la guerre et dans les premières années de paix, il est indispensable de disposer d’éléments sur l’état initial de la relation franco-américaine sous deux angles complémentaires : d’une part, quels sont les acteurs américains au début de la période (personnes et entreprises) et d’autre part, quelles sont les forces qui structurent ces groupes, à la lumière des actions collectives de la communauté américaine pendant la période de neutralité (1914-1917) et des premières tendances d’implantation des entreprises américaines en France déjà décelables à la Belle Époque.
2Les États-Unis sont présents en France par une colonie1 de résidents permanents ou temporaires et par les premières entreprises qui s’y étaient implantées. Deux organisations américaines, la chambre de commerce américaine en France (AmCham)2 et l’hôpital américain de Paris (AHP), fournissent des éléments originaux d’analyse de ces populations.
Une colonie américaine riche et prestigieuse
3À la Belle Époque, la France accueillait une importante communauté américaine, très francophile. Elle comptait beaucoup d’artistes, et de nombreux Américains, riches ou non, qui s’étaient fixés à Paris au cours de leur Grand Tour.
4La France accueillait d’autres communautés étrangères, certaines très nombreuses comme les Italiens ou les Belges mais la communauté américaine, plus réduite, était très prestigieuse. À côté des artistes et intellectuels américains déjà nombreux au xixe siècle, que l’on peut qualifier d’Américains « Rive gauche », elle comportait des personnalités connues et des grandes fortunes, les Américains « Rive droite », plus proches de la grande bourgeoisie et de l’aristocratie française au sein de laquelle ils contractaient de très nombreux mariages, si fréquents qu’ils constituaient une rubrique spéciale des annuaires mondains3.
5Héritiers des très nombreux Américains venus en France pour étudier la peinture ou la médecine, parfois dénués de moyens financiers, les premiers se considéraient souvent comme des immigrants installés définitivement, tandis que les seconds rentraient fréquemment aux États-Unis pendant leur séjour, plus ou moins temporaire. En 1914, on peut citer des personnalités comme Edith Wharton4, Mary Cassatt, Walter van Rensselaer Berry ou Anna Gould parmi les Américains « Rive gauche », et Herman Harjes, Anne Morgan ou William Nelson Cromwell parmi les Américains « Rive droite ». En 1914, la colonie américaine est forte d’environ 100 000 individus, dont environ 25 000 à 30 000 résidents permanents5. Les Américains sont également nombreux à venir en voyage à Paris, une pratique très répandue pour les Américains cultivés ou simplement curieux.
6Le point fondamental pour expliquer le comportement de cette communauté est la nature même de l’émigration américaine, qui possède deux caractéristiques qui lui sont propres et qui font qu’elle ne ressemble à aucune autre : elle reste très proche de son pays d’origine et peut s’engager dans de grandes actions collectives. Elle comporte une proportion importante « d’émigrés temporaires », car de nombreux émigrés retournent dans leur pays à la fin de leur vie professionnelle (c’est une caractéristique fréquente des Américains « Rive droite ») : il s’agit donc plus d’une « circulation6 » que d’une « immigration ». Elle n’est pas soutenue par son propre gouvernement qui serait ainsi à la recherche d’un facteur d’influence et, au contraire, elle est systématiquement pénalisée par de nombreuses dispositions juridiques et fiscales. La plus importante est la double taxation des revenus, une caractéristique presque unique du système fiscal américain qui taxe ses nationaux sur la base de la citoyenneté et non de la résidence. Les autres portent sur la citoyenneté, sa conservation et sa transmission aux enfants7. Toutes ces dispositions illustrent l’extrême méfiance du gouvernement américain à l’égard de ses expatriés, qui sont donc constamment suspectés de déloyauté potentielle8. À titre d’illustration, l’AmCham consacre en 1908 beaucoup d’efforts auprès du Congrès pour faire abolir les dispositions qui permettaient de retirer la nationalité américaine à tout citoyen qui « recevrait une aide d’un gouvernement étranger », ce qui pouvait s’appliquer notamment à toute prestation à caractère social.
7Dans ce contexte, la colonie américaine crée immédiatement des organisations solides et solidaires. Lorsque Le Figaro9 présente la société américaine à Paris à la Belle Époque, il cite ses « piliers », les trois grandes banques (Morgan-Harjes & Co, Munroe & Co, Seligman Frères & Co) et ses cinq principaux organismes qu’il qualifie de « corps constitués » : la chambre de commerce américaine de Paris, le Comité américain des banquets universitaires10, l’American Art Association, la Société de secours des États-Unis, la Société des artistes peintres américains. On note l’importance attachée aux arts et aux artistes, rémanence de la présence importante et continue de peintres américains à Paris depuis 1830-184011, et le lien que le mécénat crée entre les artistes et le monde des affaires à travers des hommes comme John Pierpont Morgan, George Jay Gould, Henry Clay Frick ou Andrew Carnegie12. Depuis les années 1870, le cabinet d’avocats Coudert Frères joue un rôle fondamental dans les rapports franco-américains : cofondateur de l’AmCham, il a été jusqu’à sa disparition en 2005, comme la banque Morgan, le catalyseur de toutes les actions collectives de la communauté américaine en France.
8À la Belle Époque comme aujourd’hui, la force de la communauté américaine repose sur quelques institutions dirigées par un très petit groupe d’hommes, souvent de père en fils (comme les Harjes ou les Davison) ou appartenant à la même entreprise (comme Morgan ou Coudert). Cette organisation communautaire est unique et pionnière : l’AmCham est la première chambre de commerce américaine à l’étranger (1894), l’Église est la première église américaine à l’étranger13 (1857) et l’hôpital américain (AHP), créé en 1906, est le premier (et le seul) hôpital privé à but non lucratif implanté à l’étranger et doté par le président Taft d’un statut fédéral le 30 janvier 1913. Quant à l’American Club, il est, à travers une série d’associations successives, le lointain descendant des déjeuners dominicaux qu’organisait Benjamin Franklin14. Depuis 1887, les Américains disposent même d’une presse spécifique avec la création à Paris du New York Herald.
La philanthropie et l’Hôpital américain pendant la période de neutralité
9L’Hôpital américain de Paris, destiné à l’origine aux Américains qui ne disposaient pas des ressources pour se soigner, accueille son premier malade en 1910 mais c’est la Première Guerre mondiale qui lui permet de changer de dimension et d’image. Il est alors chargé de soigner, au sein du lycée Pasteur de Neuilly, qui compta plus de 1 000 lits, les blessés recueillis par The American Ambulance, son émanation, créée par la communauté américaine dès les premiers jours du conflit15. C’est en effet le 3 août 1914 que, sur la proposition de l’ambassadeur Myron T. Herrick, le Conseil des gouverneurs16 de l’AHP offrit ses services au gouvernement français pour soigner les blessés français. Ses membres, hommes d’affaires et banquiers représentants caractéristiques de la « Rive droite », lancent des actions philanthropiques considérables en France et aux États-Unis pendant la période de neutralité américaine. Ils sont les membres les plus éminents de la communauté des affaires américaines : John et Herman Harjes (Morgan, Harjes & Co), William Dalliba (American Express, président d’AmCham) et John Pierpont Morgan Sr. lui-même figuraient parmi ses premiers administrateurs. Son premier président, John H. Harjes, est le cofondateur de la banque Morgan17.
10L’AHP est à l’origine de plusieurs innovations majeures dans le domaine médical. La plus importante est sans doute le strict respect de l’hygiène, qui était systématique aux États-Unis alors qu’il était encore très négligé en France, surtout dans l’armée. Le niveau de formation des infirmières, très supérieur aux États-Unis, permet la diffusion de pratiques qui contribuent à faire baisser la mortalité par infection sur le champ de bataille. L’usage intensif des véhicules automobiles qui rapatrient très rapidement les blessés du front vers un environnement hospitalier moins pathogène y contribue largement (à lui seul, l’AHP crée dix-sept hôpitaux de campagne). L’équipement de l’American Ambulance en véhicules Ford modèle T, qui peuvent recevoir trois ou quatre brancards ou sept ou huit blessés valides, contribue à la popularité et à la diffusion de ce véhicule simple, souple et adaptable aux missions en milieu difficile. La décision de l’AHP de faire venir par roulement des équipes médicales complètes (médecins, infirmières, services d’accompagnement) en provenance des meilleures universités américaines contribue à un transfert massif d’innovations au bénéfice des hôpitaux militaires français : les techniques d’anesthésie au protoxyde d’azote18 (Dr George Crile, de Cleveland), l’extraction magnétique d’éclats d’obus (Dr Harvey Cushing, de Harvard), la généralisation du traitement antiseptique des plaies profondes par la solution dite aujourd’hui « de Dakin » (Dr Alexis Carrel et Dr Henry Dakin, de l’institut Rockefeller de New York). Il faut aussi mentionner les progrès dans le domaine odontologique : la présence de dentistes aux côtés des médecins, systématique dans les hôpitaux américains, permet des progrès majeurs dans les soins aux « gueules cassées ».
Figure 1. – Véhicule de l’American Ambulance devant le lycée Pasteur de Neuilly (affecté à l’Hôpital américain de Paris), printemps 1917 (avec autorisation AHP).
11En mai 1915, un comité présidé par Gabriel Hanotaux décide d’exprimer la gratitude de la France aux États-Unis pour l’aide apportée depuis le début de la guerre, en recueillant des dessins de grands artistes et des autographes d’écrivains illustres pour en faire un ouvrage qui serait offert au peuple américain et déposé au Capitole. Le document19 rédigé à cette occasion fournit l’inventaire, sans doute exhaustif ou presque, des œuvres américaines d’aide à la France en 1915, à peine six mois après le début de la guerre. Il mentionne plus de cinquante initiatives en France dont la moitié en province, et environ quatre-vingts initiatives réparties aux États-Unis dans vingt États. Au total, avant l’entrée en guerre des États-Unis en avril 1917, les initiatives philanthropiques de la communauté américaine permettent de réunir, en France et aux États-Unis, l’équivalent de 750 millions de dollars actuels20. Avant son intégration à l’American Red Cross et à l’American Field Service en 1917, l’American Ambulance contribue à rassembler environ 2 500 volontaires (ambulanciers, médecins, infirmières, pilotes21), qui transportent plus de 400 000 blessés, soignés par des équipes médicales en provenance de 48 universités américaines22.
Les entreprises américaines en France avant 1914
12Avant 1914, avec un stock d’investissement extérieur direct de 2,6 milliards de dollars seulement contre 8,7 pour la France, 18,3 pour l’Angleterre et 5,6 pour l’Allemagne23, les entreprises américaines sont beaucoup moins présentes à l’étranger que leurs homologues européennes. Après le grand succès de l’Exposition universelle de Chicago en 1893, elles souhaitent être présentes et visibles à Paris lors de l’Exposition universelle de 1900, alors qu’il n’y avait même pas eu de pavillon national américain à l’Exposition de 1889 ! Mais les milieux politiques américains hésitent et Coudert Frères doit menacer d’organiser une exposition privée de produits américains avec le soutien français pour les décider. Cette anecdote illustre l’influence de Coudert Frères dans les relations économiques franco-américaines à la fin du xixe siècle. La participation américaine est un succès et les États-Unis disposent finalement de 31 500 m2, soit trois fois plus qu’en 1889 et comptent 6 560 exposants24, soit quatre fois plus. Le bilan de la participation américaine à l’exposition de 1900 est éclatant : la délégation obtient des médailles en plus grand nombre que la France et les visiteurs admirent particulièrement les machines américaines, mais aussi les pavillons de l’éducation et des publications.
13Cependant, malgré ces succès, les États-Unis restent peu intéressés par l’exportation, comme le note avec regret la chambre de commerce américaine en 1911 : « As we can hardly supply our home market, it is scarcely worthwhile to offer special advantages for export : we neither need nor care for foreign trade25. » Les échanges commerciaux sont limités, avec une balance commerciale en général légèrement favorable aux États-Unis : la France importe du cuivre et du coton, et exporte du textile et des produits de luxe, les produits industriels ne représentant qu’une part modeste des échanges. Les deux pays se livrent à des guerres tarifaires protectionnistes dont le dernier épisode avant 1914 fut le Payne-Aldrich Bill de 1909. Pourtant, la chambre de commerce américaine fait entendre sa voix libre échangiste, mais seules les entreprises américaines à l’étranger ont intérêt au libre-échange. Elles n’ont donc aucun allié, ni aux États-Unis, ni en France.
Figure 2. – Banquet annuel de la chambre de commerce américaine en 1911 (avec autorisation AmCham).
14Outre les négociants, les membres de la chambre sont des entreprises industrielles (National Cash Register Co, Goodyear, International Shoe Machinery Co, Westinghouse Brake Co. General Electric Co., Singer Manufacturing and Co., Remington Typewriter, Cleveland Bicycle Co.), des établissements financiers (Seligman, Morgan-Harjes, NY Life Insurance Co, Lazard Frères), des avocats (Coudert Frères), des grands magasins (Marshall Field & Co, Macy’s and Co.), des entreprises de transport (American and Red Star Lines) et de presse (Kansas City Star, New York Herald). D’après l’annuaire AmCham de 1915, sur 419 entreprises présentes en France, la proportion d’unités de production manufacturière directe est encore minime (3,5 %) et les entreprises américaines sont majoritairement représentées par un agent français ou par un bureau de représentation26, tandis que les avocats (5,7 %) et les entreprises du secteur financier (15,8 %) sont très nombreux. La plupart des entreprises présentes en France produisent ou distribuent des innovations américaines qui se répandent en Europe en contribuant à l’efficacité ou à l’expansion des entreprises (machines à écrire, machines comptables, moteurs électriques, ascenseurs, banques internationales, cabinets internationaux d’avocats ou de comptables) mais aussi à l’équipement des ménages et à l’évolution de leur mode de vie (machines à coudre, automobile ou pétrole). En résumé, en 1914, les entreprises américaines sont encore peu actives à l’étranger et les filiales de productions sont très rares.
15Pourtant, tous les éléments d’une politique publique d’aide aux exportateurs américains sont mis en place avant 191427, avec la professionnalisation du corps consulaire (1906), la création des attachés commerciaux (Lodge Bill, 1906), la création du National Council of Commerce (1907) et de l’US Chamber of Commerce en 1912 tandis que les chambres de commerce américaines aux États-Unis créent leurs premiers Foreign Trade Committees et multiplient les missions en Europe, le plus souvent à l’initiative de l’US Chamber ou de la NAM (National Association of Manufacturers28). Jusqu’à 1914, la tonalité dominante de ces missions est de conclure qu’il existe des perspectives pour les produits de grande consommation, d’une technologie assez simple, mais qu’elles sont plus limitées pour les produits plus complexes ou en petite série, pour lesquels les industriels français disposent d’un avantage compétitif grâce à la haute qualification de la main-d’œuvre et l’efficacité de son système de formation29. Mais si l’intérêt des entreprises américaines pour l’exportation a évolué significativement, leur action en Europe reste assez limitée jusqu’à la guerre.
16En 1913, le discours du président Bernard J. Shoninger à l’Assemblée annuelle de l’AmCham donne une bonne idée du climat des affaires franco-américaines à cette époque et montre bien que l’économie américaine n’a pas encore pris conscience de sa puissance30. Pour Shoninger, les entreprises américaines, très actives et efficaces sur leur marché intérieur, sont encore trop peu ouvertes aux marchés internationaux et il déplore qu’elles « se refusent à faire le moindre changement dans leurs produits ou d’accorder la plus légère concession pour obtenir les faveurs d’une clientèle étrangère ». Mais si les entreprises américaines sont encore novices sur les marchés étrangers, le marché américain, bien protégé par ses tarifs douaniers, ne l’est pas par des barrières bureaucratiques et fiscales comme le sont les marchés européens : « Cette liberté du commerce dont jouissent tous les étrangers aux États-Unis est un avantage marqué lequel malheureusement n’est pas accordé aux Américains à l’étranger. » L’AmCham qui a été très active lors de l’Exposition de 1900 cherche donc à encourager les exportations américaines : elle organise des voyages en France d’exportateurs, plaide auprès du Congrès pour le renforcement de la marine marchande et l’adoption du système métrique. Mais l’industrie américaine manque terriblement de souplesse pour s’adapter à une demande diversifiée. Victor Cambon écrit ainsi en 1917 :
« Quand on circule aux États-Unis, on rencontre partout le même fauteuil, le même pianola, la même automobile. Les usines où ces objets se fabriquent sont des mondes où l’on a porté aux dernières limites l’art de les confectionner économiquement. Mais ne demandez pas à ce constructeur de modifier quoi que ce soit à son modèle : l’organisation même de ses ateliers le lui rend impossible. Ainsi la fabrication américaine manque de souplesse : elle ne saurait s’adapter aux besoins différents de peuples et de pays autres que l’Amérique et les Américains31. »
17C’est la raison pour laquelle une entreprise aussi innovante qu’Otis, qui est déjà le plus important constructeur mondial d’ascenseurs, estime indispensable pour s’installer en France en 1913 de s’associer, dans des conditions très avantageuses pour celui-ci, à Abel-Pifre, partenaire pourtant bien inférieur sur le plan industriel mais considéré comme flexible et innovant. La vision américaine des entreprises françaises, jusqu’à la Première Guerre mondiale et avant le choc du fordisme, était bien différente de la vision ultérieure. Les entreprises françaises étaient admirées pour la « flexibilité » de leur processus de production, encore très artisanal, qui leur permettait des changements rapides et leur conférait un avantage compétitif, le « French industrial art32 ».
L’action de l’Amcham après 1914 et l’accélération de la présence économique américaine en France
18Club mondain de stratégie d’implantation économique, l’AmCham tente de convaincre les directions américaines de ses adhérents de mieux s’adapter aux marchés étrangers. Elle joue sur sa connivence avec la classe dirigeante et la bourgeoisie d’affaires françaises, dont ses membres partagent le mode de vie. Dans ce contexte protectionniste, les principaux enjeux économiques franco-américains à la Belle Époque sont de tenter de mettre fin aux guerres tarifaires, de régler les difficultés de législation fiscale et de chercher à conclure un traité de réciprocité33.
19Pendant la période de neutralité, l’AmCham est très active mais avec prudence. Elle joue un rôle fondamental pour réunir les financements permettant à l’American Ambulance de fonctionner presque immédiatement et de lancer ses actions philanthropiques d’une ampleur sans précédent. Elle s’efforce d’aider les entreprises américaines à fonctionner aussi bien que possible dans une économie française en mutation et de continuer d’exporter malgré les difficultés créées par le blocus et par les difficultés économiques de la France en guerre. Elle mène une intense campagne auprès des chambres de commerce aux États-Unis pour inciter les entreprises américaines à conserver leurs fournisseurs français. Une de ses actions les plus importantes est de créer au début de 1917, par l’intermédiaire de sa filiale l’Auxiliaire de chambre de commerce américaine, des entités dotées d’entrepôts à Bordeaux puis Saint-Nazaire, Brest et Le Havre pour accélérer le dédouanement des marchandises bloquées par l’administration française au nom de contraintes de sécurité nationale, en faciliter le déblocage pour les importateurs, les exportateurs et les armées alliées et enfin de transporter les marchandises vers Paris. Elle s’est d’ailleurs assuré le soutien et les conseils d’hommes politiques de tout premier plan comme Alexandre Millerand et Édouard Herriot. Cet organisme, créé en janvier 1917 et dirigé par George Washington Lopp34, est dissous en 1922 après avoir été actif dans la commercialisation des surplus américains. Le seul entrepôt de Bordeaux génère le trafic de 24 wagons par jour au début de l’année 1917.
20Dans un milieu encore mal connu et avec des incertitudes aggravées par le contexte de guerre, la stratégie d’implantation des entreprises américaines est simple : pour réduire les risques, chercher à vendre de licences et, sinon, disposer du contrôle total des filiales ou des partenaires. Elles sont dirigées par des expatriés américains, sans délégation à des dirigeants français. Mais les entreprises américaines ont découvert le marché français pendant la guerre avec la croissance des exportations américaines35 et se précipitent dès 1919 pour s’y implanter. Leur nombre est si grand que l’AmCham doit fonder à leur intention en 1920 un Center for American Businessmen. Le nombre d’entreprises américaines implantées en France augmente ainsi au taux moyen de 17 % par an pendant la période 1919-1923. Néanmoins, les deux tiers de ces nouvelles implantations disparaissent dans les cinq ans (à l’exception des banques, des assurances et des avocats). Les échecs sont dus essentiellement à la méconnaissance du contexte juridique et culturel et à l’insuffisance des conseils à l’implantation (banques et avocats). Cependant, les réussites sont nombreuses et concernent les secteurs où, à un titre ou à un autre (technologie ou adaptation aux nouveaux de modes de vie), les entreprises américaines disposent d’un avantage compétitif et pour lesquelles la connaissance des spécificités du marché local et la nécessité de s’y adapter sont moins impératives. C’est le cas de l’automobile (Dodge, Goodyear et General Motors en 1919 ou Studebaker en 1921), du cinéma (Fox en 1919 ou Universal en 1922), des services aux entreprises (Price Waterhouse en 1916, Bradstreet et Stone & Webster en 1919, Haskins & Sells en 1920 ou Wilkie Farr & Gallagher en 1921) et naturellement de l’industrie (General Electric, Libby McNeil et Consolidated Steel en 1919, Du Pont de Nemours en 1920, Coca Cola en 1921 ou Hoover en 1922). Pour le pétrole et les télécommunications, jugés stratégiques, le gouvernement français impose aux acteurs américains des alliances avec des partenaires français.
21Grâce à l’implantation d’une communauté qui a su créer des organisations fortes et solidaires, les résidents et les entreprises américaines ont été très actifs pendant la longue période de neutralité en réalisant des actions humanitaires de très grande ampleur et en permettant le maintien d’échanges commerciaux franco-américains qui rendent possible l’intensification des relations dans la période de l’immédiat après-guerre. Pour les entreprises américaines, encore méfiantes à l’égard du contexte et des dirigeants français, l’intégration du milieu des affaires à la société française facilite l’évolution des mentalités encore trop insulaires des directions américaines des entreprises.
Notes de bas de page
1 Green Nancy L., Les Américains de Paris. Comtesses, hommes d’affaires, jeunes oisifs (1880-1941), Paris, Belin, 2014.
2 Rochefort Philippe, La chambre de commerce américaine et les filiales américaines en France (1890-1990) : cohérences et dissonances, thèse de doctorat d’histoire sous la direction de Pascal Griset, Paris, université Paris 4 Sorbonne, 2013.
3 Ingram William H., Who’s Who in Paris Anglo-American Colony. A biographical Dictionary of the leading Members of the Anglo-American Colony of Paris, Paris, The American Register, 1905.
4 Lewis R. W. B., Edith Wharton: a Biography, Londres, Random House, 1993 ; Wharton Edith, A Backward Glance. An Autobiography, New York, Charles Scribner’s Sons, 1964 ; Wharton Edith, La France en guerre 1914-1918, Paris, Tournon, 2007.
5 Une estimation raisonnable des résidents permanents doit se situer entre 20 000 et 30 000. En 2015, le chiffre officiel est de 26 679 (Insee : Population étrangère vivant en France et titulaire d’un titre de résident). La communauté américaine permanente à Paris semble donc plus nombreuse à la Belle Époque qu’aujourd’hui.
6 Green Nancy L., Les Américains de Paris, op. cit.
7 Cet accès à la nationalité a été rendu moins difficile en 1978 seulement.
8 L’abolition de l’interdiction de recruter des citoyens américains dans les ambassades ne date que de 1991.
9 « Français d’Amérique et Américains de France, 1781-1902 », Le Figaro, no 144 (suppl.), 24 mai 1902.
10 Devenu ensuite l’American Club of Paris (ACP).
11 Pendant tout le xixe siècle, Paris a été la capitale de la peinture américaine. McCullough David, The Greater Journey. Americans in Paris 1830-1870, New York, Simon & Schuster, 2011 ; Cohen-Solal Annie, « Un jour ils auront des peintres » : l’avènement des peintres américains, Paris 1867-New York 1948, Paris, Gallimard, 2000.
12 Leurs portraits figurent aussi dans le journal qui les considère comme les membres les plus prestigieux de la communauté américaine à Paris. Le Figaro, art. cité.
13 La cathédrale a été fondée quelques années plus tard, en 1881.
14 Notons que l’ambassade américaine à Paris est la plus ancienne mission diplomatique américaine dans le monde.
15 Hansen Arlan J., Gentlemen Volunteers. The Story of the American Ambulance Drivers in the Great War, New York, Arcade, 1996.
16 Chaque gouverneur offre sa garantie financière personnelle pour le fonctionnement de l’hôpital pendant le conflit, pour le cas où les collectes de fonds seraient insuffisantes.
17 Sur l’AHP, voir Fouché Nicole, Le mouvement perpétuel : histoire de l’Hôpital américain des origines à nos jours, Paris, Ethiss/Eres, 1991 ; Fouché Nicole, « Un hôpital américain à Paris 1904-1989 », Revue d’histoire moderne et contemporaine, vol. XXXVII, 1990, p. 297-307 ; Rochefort Philippe, « La communauté américaine à Paris en 1914, la philanthropie et l’Hôpital américain de Paris », The Tocqueville Review/La Revue Tocqueville, vol. 39, 2018/1, p. 211-225.
18 Au lieu des gaz utilisés antérieurement (éther, chloroforme ou chlorure d’éthyle), moins efficaces et causes de nombreux accidents post-opératoires.
19 Hanotaux Gabriel et Sharp William G., Le secours américain en France, Paris, Felix Alcan, 1915.
20 The American in Paris – L’histoire de l’Hôpital américain pendant la Première Guerre mondiale, film documentaire d’Anthony Easton, AHP, 2017 (Ellen Hampton, directeur historique). On peut relever au passage que ce chiffre considérable correspond au montant du budget de propagande de l’ambassade d’Allemagne pendant la même période 1914-1917 pour tenter de faire évoluer l’opinion américaine en faveur des Puissances centrales. Boué Séverine, « Jules Jusserand et la propagande française aux États-Unis (août 1914-avril 1917) », Revue d’histoire diplomatique, 2016/1, p. 67-76, sp. p. 72.
21 Auxquels s’ajoutent environ 1 000 volontaires dans Norton Ambulance et Harjes Ambulance.
22 Dans un autre domaine, elle permet également de réunir l’essentiel des moyens et des effectifs de l’escadrille Lafayette, fondée en 1916 avec des jeunes pilotes américains dont la plupart ont d’étroites attaches mondaines en France et étaient déjà ambulanciers de l’American Ambulance.
23 Wilkins Mira, The Emergence of Multinational Enterprise. American Business Abroad from the Colonial Era to 1914, Cambridge, Harvard University Press, 1970, p. 201.
24 Schweizer Alfred, Les États-Unis à l’Exposition universelle de 1900, imprimerie Dubreuil, 1900, p. 47.
25 Ostheimer Georges, « Suggestions for American Exporters », Bulletin of the American Chamber in Paris, no 97, octobre-novembre1911, p. 121-122.
26 Le plus important, Fenwick Brothers, représente 110 entreprises américaines.
27 Barjot Dominique et al., Industrie et politique en Europe occidentale et aux États-Unis (xixe et xxe siècle), Paris, Presses de l’université Sorbonne, 2006, p. 342.
28 Par exemple en 1911, la Boston Chamber of Commerce organisa avec l’aide de l’AmCham un voyage en Europe pour une centaine d’hommes d’affaires américains.
29 Qui, par exemple, fait l’admiration de l’université d’Indiana par la conjonction de la qualité de la formation technique et de l’importance accordée à la créativité et au sens artistique (Indiana University, Biennial report of the Board of Trustees of the Indiana University for the fiscal years ending October 31, 1895, and October 31, 1896, 1896).
30 Bulletin of the AmCham, no 111, février 1913, p. 34-40.
31 Cambon Victor, États-Unis France : comment un peuple grandit, Paris, Pierre Roger, 1917, p. 65.
32 Mason Frank H., « The French Industrial Art. How France continues as a great Wealth Producer », Bulletin of the AmCham, no 53, décembre 1906, p. 9-13.
33 La France et les États-Unis avaient chacun un traité de commerce avec la plupart des grands pays du monde mais, étrangement, ils n’en avaient pas entre eux. Le traité de 1778 a été abrogé par le Congrès américain en 1798 pendant la quasi-guerre entre les deux pays.
34 G. W. Lopp (1891-1955), philanthrope et personnalité mondaine, personnage très important dans l’histoire de l’AmCham de 1917 à 1939.
35 Harter Hélène, Les États-Unis dans la Grande Guerre, Paris, Tallandier, 2017.
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