La liberté de conscience et les forces politiques en France à la fin du xixe et au début du xxe siècle
p. 195-204
Texte intégral
1C’est une sorte d’analyse parallèle ou complémentaire qui est proposée ici. En effet, il ne s’agira pas des sources religieuses de la liberté de conscience1 – du moins pas directement – mais de l’utilisation par des représentants des principales forces et courants politiques2 du thème en question lors de la période décisive pour la mise en place de la législation laïque qui va des années 1880 aux lendemains de la loi sur la séparation des Églises et de l’État. Ces quelque vingt-cinq ans ont fait l’objet de nombreux travaux3. On ne saurait ici les énumérer ou les analyser en détail, alors même qu’ils ont souvent un rapport avec la thématique de la liberté de conscience en tant que pilier de la laïcité4. L’objectif de cette contribution est plus délimité. Il vise à préciser la place de la liberté de conscience dans le champ politique et à se demander en quoi cette expression est, aux yeux des partisans du régime, en quelque sorte éloignée du champ religieux traditionnel, auquel font référence des personnalités de droite, principalement catholiques. On se demandera tout d’abord en quoi la liberté de conscience est présente dans la culture républicaine et plus particulièrement lors des débats liés à la première vague de laïcisation. On s’interrogera ensuite sur les implications du ralliement avant d’examiner les permanences et les évolutions, autour de la loi de 1905. L’une des difficultés de la tâche, outre le caractère nécessairement très synthétique du propos, tient à une double profondeur de champ : celle qui relève des parcours et des convictions des personnalités citées (Gambetta, Ferry, Paul Bert, Clemenceau, Jaurès, Combes, par exemple, ou du côté des catholiques conservateurs, Mgr Freppel ou le comte d’Haussonville au début des années 1890) et celle, historique, qui s’inscrit dans la perspective des références au passé, où la dimension strictement religieuse est inégalement présente.
Autour de la première phase de laïcisation
2En termes politiques, la fin des années 1870 et le début des années 1880, marquent, on le sait, un tournant majeur. Sous l’angle de la liberté de conscience, il convient de tenir le plus grand compte d’héritages qui remontent pour une part au « moment républicain » étudié dans une perspective multipolaire par Philip Nord, notamment au sujet du protestantisme libéral5.
3Rappelons les grandes lignes des prises de position républicaines, qui reposent du reste sur nombre de lectures anticléricales, à commencer par celle d’œuvres de Voltaire6. Face à ce qu’ils considèrent comme les abus du cléricalisme et à la thématique antilibérale du Syllabus (1864), puis à la proclamation de l’infaillibilité pontificale7, et en relation avec l’essor de la Libre-Pensée8 et de la franc-maçonnerie, nombre de républicains entendent, sinon bâtir une doctrine, du moins mettre en avant des formules, voire des programmes, susceptibles de les aider à limiter l’influence de l’Église. Plusieurs personnalités ont contribué à façonner la culture politique républicaine, dont Charles Renouvier9 et Jules Barni, entre 1848 et le début des années 1870.
4Parmi elles, dans le domaine politique, Jules Simon, normalien, agrégé de philosophie, ancien représentant sous la Deuxième République et opposant à l’Empire, a publié en 1857 un recueil de conférences données à Gand, sous le titre La Liberté de conscience. Favorable à la liberté totale les cultes, son livre est axé sur l’histoire de l’intolérance, avant et pendant la Révolution française, avant de traiter des concordats et des régimes concordataires. Il en est à sa sixième édition en 1883. Jules Simon estime que d’un point de vue philosophique, la séparation s’imposerait aux libéraux, s’il n’y avait le budget des cultes et si les tenants de la séparation n’étaient, selon lui, dépourvus du « souci de la liberté religieuse10 ».
5Au début des années 1880, le processus de laïcisation est déjà largement entamé et Jules Simon se range, notamment au Sénat, parmi les plus modérés. Ceux qui le sont moins – ou pas – entendent parfois faire référence à la liberté de conscience, en tant que refus de toute hégémonie religieuse. Parmi les républicains de gouvernement, les noms de Gambetta et de Ferry viennent aisément à l’esprit. Le premier, mort en décembre 1882, avait prononcé un discours de référence à Romans, en septembre 1878, avant le début de la République des républicains. Après avoir mentionné une formule d’un parlementaire royaliste, le comte de Mun, qui devint plus tard célèbre : « Nous sommes la contre-Révolution irréconciliable11 », Gambetta avait notamment tenu les propos suivants, dont voici deux passages caractéristiques :
« On est descendu dans le domaine inviolable de nos consciences et on a voulu interpréter notre politique à la lueur de notre philosophie. Je n’admets pas plus cette interprétation que je n’admets que, contre un adversaire politique, je puisse m’emparer des sentiments intimes de sa conscience religieuse pour combattre sa thèse politique. Mais j’ai le droit de dénoncer le péril que fait courir à la société française, telle qu’elle est constituée et telle qu’elle veut l’être, l’accroissement de l’esprit non seulement clérical, mais vaticanesque, monastique, congréganiste et syllabiste, qui ne craint pas de livrer l’esprit humain aux combinaisons les plus grossières en les masquant sous les combinaisons les plus subtiles et les plus profondes, les combinaisons de l’esprit d’ignorance cherchant à s’élever sur la servitude générale (Longues salves d’applaudissements. – Bravos et cris répétés de : “Vive Gambetta !”) Eh bien, Messieurs, savez-vous ce que disent les défenseurs de l’ultramontanisme ? Ils disent que nous sommes les ennemis de toute religion, de toute indépendance de la conscience, que nous sommes des persécuteurs, que nous avons soif de faire des martyrs, et si je proteste ici, ce n’est pas sans un sentiment de honte d’avoir à relever de pareilles inepties ; mais puisque j’y suis condamné par la bassesse de mes adversaires, je vais m’y résigner.
Non, nous ne sommes pas les ennemis de la religion, d’aucune religion. Nous sommes, au contraire, les serviteurs de la liberté de conscience, respectueux de toutes les opinions religieuses et philosophiques. Je ne reconnais à personne le droit de choisir, au nom de l’État, entre un culte et un autre culte, entre deux formules sur l’origine des mondes ou la fin des êtres. Je ne reconnais à personne le droit de me faire ma philosophie ou mon idolâtrie : l’une ou l’autre ne relève que de ma raison ou de ma conscience ; j’ai le droit de me servir de ma raison et d’en faire un flambeau pour me guider après des siècles d’ignorance ou de me laisser bercer par les mythes des religions enfantines. (Salve d’applaudissements.)12. »
6Ainsi posée, la question de la liberté de conscience ne relève pas encore d’un discours de gouvernement et, on le sait, Gambetta n’a été président du conseil que quelques semaines, en 1881-1882. Une fois au pouvoir, les républicains modérés ont mis en place des réformes que leurs adversaires catholiques et conservateurs considèrent comme attentatoires à la religion, aux droits des pères de famille, voire à la conscience de certains magistrats ou officiers, conduits ou contraints à la démission. Du côté des tenants de la laïcité, la question de la liberté de conscience, différemment interprétée, demeure une pierre de touche, mais les interprétations peuvent varier, d’autant que les rapports au pouvoir et les situations discursives ne sont pas les mêmes. Ainsi, parmi les modérés, Jules Ferry, en tant que ministre de l’Instruction publique et/ou Président du conseil, se montre-t-il rassurant devant les sénateurs en juin 1881 :
« Les questions de liberté de conscience ne sont pas des questions de quantité : ce sont des questions de principe ; et la liberté de conscience, ne fût-elle violée que chez un seul citoyen, un législateur français se fera toujours honneur de légiférer, ne fût-ce que pour ce cas unique13. »
7Mais cela correspond aussi, comme le souligne de manière plus générale Mona Ozouf, à ses convictions :
« La liberté pour Ferry est donc la règle et fait la supériorité de la société civile sur la société religieuse. Pour la première, le plus précieux des biens, c’est la liberté de conscience, la liberté d’examen, la liberté de savoir. Pour la seconde, dépositaire d’une vérité qu’elle croit éternelle, toutes ces libertés sont damnables14. »
8Quant à Paul Bert, c’est moins en tant qu’éphémère ministre que comme tenant convaincu de la laïcité qu’il a eu l’occasion d’évoquer la liberté de conscience, au moins implicitement. Dans un manuel à la fois controversé et largement répandu, L’instruction civique à l’école, notions fondamentales, il explique notamment aux enfants que la liberté, adultes, d’aller ou de ne pas aller à la messe contrasterait avec le refus de cette liberté par l’Église catholique, qui la disqualifierait pour enseigner dans le cadre de la liberté républicaine15.
9Pour sa part, Clemenceau, à l’adresse de la droite, transpose en quelque sorte hors de la sphère politique la conception de la conscience et de la religion des conservateurs, le 8 juin 1889, dans une de ces suites de formules lapidaires qu’il affectionne :
« Nous continuerons la politique de liberté que nous avons suivie. (Rires ironiques à droite. Applaudissements à gauche.)
Vous, messieurs de la droite, ne connaissez pas le sens de ce mot-là, vous l’avez dénaturé, corrompu ! (Applaudissements à gauche.)
Les conditions de la paix ! Il n’y en a qu’une : c’est la supériorité définitive du pouvoir civil sur l’Église catholique. (Très bien ! très bien ! à gauche.) C’est la complète reprise de possession de tout le domaine national.
“Messieurs, l’autre monde est un assez beau domaine : régnez-y” (Double salve d’applaudissements à gauche. Bruit à droite. L’orateur, en regagnant son banc, est félicité par un grand nombre de ses collègues)16. »
10Si l’on se réfère au déroulement des débats, surtout à l’extrême fin des années 1870 et au début de la décennie qui a suivi, les conservateurs semblent avoir adopté une attitude surtout défensive à propos du thème qui nous occupe, en attirant l’attention sur les dangers de ce qu’ils appellent l’« école sans Dieu ». S’il n’a nullement obtenu satisfaction, l’un de leurs plus éloquents représentants, durant les années 1880, est un député du Finistère de 1880 à sa mort en 1891, évêque d’Angers, Mgr Freppel. Il a notamment soutenu en décembre 1880, dans un discours qui aurait impressionné les républicains par l’ampleur de ses références, que la liberté de conscience serait tout à fait respectée si l’enseignement religieux était maintenu dans l’école publique, pourvu que les enfants d’autres religions ou sans religion en soient dispensés17.
11Du fait de l’habileté de Jules Ferry et surtout en raison de leur caractère politiquement minoritaire au plus fort des discussions, notamment entre 1881 et 1885, la contre-offensive de droites d’ailleurs inégalement cléricales, a peu de prise à l’échelle nationale. Du reste, la thématique de la liberté de conscience était peu utilisée alors dans le cadre du catholicisme traditionnel.
Le ralliement entraîne-t-il des changements de perspective ?
12Quelques années plus tard, après l’échec du boulangisme, le Toast d’Alger de Mgr Lavigerie, en novembre 1890, puis les initiatives de Léon XIII, notamment en 1892-1893, ont-ils modifié les évocations de la liberté de conscience dans les débats politiques ?
13Dans le cadre d’une brève synthèse18, plusieurs points peuvent être mis en évidence.
14Il ne s’agit assurément pas pour le Vatican de promouvoir une manière de libéralisme catholique, ni de faire évoluer la doctrine de l’Église à l’échelle du magistère, même si dans le domaine social, elle connaît une certaine évolution avec Rerum Novarum.
15Les conservateurs catholiques refusant le ralliement font appel à une forme de liberté de conscience politique, d’un type alors assez nouveau, notamment entre le Toast d’Alger et l’encyclique « Au milieu des sollicitudes » de février 1892, qui a contribué à accélérer le processus. Ce sont surtout des orléanistes ou des bonapartistes19, qui font appel à cette forme de liberté de conscience, en distinguant fidélité religieuse et convictions politiques. Le comte d’Haussonville, ancien parlementaire, oppose même au Toast d’Alger un « non possumus20 » – mais il est difficile d’utiliser dans la durée cette formule, d’autant que l’affaiblissement des références monarchistes traditionnelles, fussent-elles libérales, se poursuit.
16Les ralliements fondés sur des convictions religieuses – ce ne sont pas les seuls – proviennent surtout d’anciens légitimistes, comme le comte de Mun. Son évolution, même s’il ne s’est rallié qu’en 1892, tient bien moins à une liberté de conscience qu’à l’acceptation des directives pontificales et à la volonté d’aller au peuple.
17La plupart des républicains, même si les tenants de l’« esprit nouveau », tels Eugène Spuller – l’ancien bras droit de Gambetta, d’ailleurs accusé par des radicaux de renier son passé21 – s’expriment également, continuent à redouter ou affirment qu’ils craignent une volonté hégémonique de l’Église qui serait masquée par un ralliement superficiel. Pour la Libre-Pensée comme pour les radicaux, la liberté de conscience demeure un argument contre l’emprise du cléricalisme et de pièges qu’il tendrait. La méfiance s’exprime non seulement à propos du discours d’Eugène Spuller du 3 mars 1894, mais, quelques années plus tard, de la politique du ministère Méline. Même si celui-ci n’est pas un clérical, il est soupçonné ou accusé de collusion avec les tenants de l’Église catholique. Plus que son attitude à l’égard de l’affaire Dreyfus, c’est ce qui explique avant tout la chute de son ministère, en juin 1898. De toute façon, il n’était pas question pour Méline de revenir sur les lois laïques, mais seulement de les appliquer avec plus de souplesse, afin de s’assurer le concours de voix de droite.
Autour de la Séparation
18Lorsque se forme le gouvernement de défense républicaine, en juin 1899, les conditions sont réunies pour une nouvelle offensive anticléricale, qui, on le sait, se déroule en deux temps, sous le ministère Waldeck-Rousseau et sous le ministère Combes. D’une certaine façon, la non-application aux congrégations des règles ordinaires du droit des associations tel qu’il est organisé par la loi de 1901 relève de la contradiction, aux yeux de la majorité, entre liberté de conscience et vœux monastiques. Après les élections de 1902, les références à la liberté de conscience sont à nouveau présentes lorsque la Séparation est envisagée, avant même qu’Émile Combes, en septembre 1904, ne décide de s’engager dans cette voie.
19Plusieurs propositions envisagent une Séparation. Certaines sont assez modérées et mettent l’accent sur la liberté reconnue aux Églises après la suppression du budget des cultes. Pour sa part, déposant la sienne le 7 avril 1903, avec le soutien de 56 députés, dont Jaurès, Millerand, Briand, Buisson et Lafferre, Francis de Pressensé s’exprime en ces termes :
« Je tiens, jusqu’à preuve du contraire, comme une vérité incontestable, que le fait de conclure un traité avec le chef d’une communauté religieuse, de régler avec lui les conditions de l’exercice d’un culte en France, d’assurer pour l’État, en échange d’un droit assez platonique de nomination et de contrôle, l’obligation d’entretenir les ministres du culte, de leur accorder une situation officielle et de leur conférer aux yeux des populations le prestige d’un caractère public, constitue tout ensemble une dérogation flagrante au principe de la neutralité et de la laïcité de l’État, une atteinte à la liberté de conscience et une prime en faveur des confessions ainsi reconnues22. »
20Sur un mode plus offensif, toujours au printemps de 1903, le journal L’Action appelle à une « décisive affirmation des droits de la libre conscience laïque » face aux « insolences de la servilité romaine23 ».
21Quelques semaines plus tard, le 13 septembre, à l’occasion de l’inauguration de la statue de Renan à Tréguier, Émile Combes adopte un ton polémique pour vanter sa conception de la liberté de conscience :
« À la différence du prêtre catholique, qui ne monte en chaire que pour jeter l’anathème à ceux qui pensent autrement que lui, nous n’ouvrons la bouche que pour réclamer, en faveur de tout le monde, la libre recherche et le libre examen. (Applaudissements.) »
22Selon lui, le domaine de la religion étant la conscience, il lui est demandé de « s’enfermer dans ses temples, de se limiter à l’instruction de ses fidèles et de se garder de toute immixtion dans le domaine civil et politique24 ».
23Mutatis mutandis, à certains égards, les débats relatifs à la politique de Combes portent sur la liberté de conscience dès lors qu’il s’agit, en 1904, d’interdire l’enseignement congréganiste. Mgr Langénieux et Mgr Richard protestent dans une lettre du 24 janvier en assurant que dans les écoles libres, « on respectait la conscience des familles et la foi des enfants25 ». Mais leurs relais parlementaires ne semblent pas se faire entendre avec beaucoup de force, et Jaurès, en mars, parle de « loi de libération » très conforme selon lui, « à la liberté de conscience, à la liberté de croyance26 ».
24Devant le congrès du Parti radical, à Toulouse, en octobre 1904, Ferdinand Buisson se montre très clair :
« Il n’y a plus qu’une doctrine que nous comprenions tous, non seulement tous les républicains, mais tous les libéraux, c’est celle de l’absolue liberté de conscience, égale pour toutes les formes de la pensée religieuse ou irréligieuse, sans limite et sans réserve27. »
25Lorsque, l’année suivante, se déroulent à compter du 2 mars les débats décisifs sur la Séparation28, c’est moins sur sa définition théorique – si hostiles qu’y soient nombre de conservateurs – que sur ses modalités que portent les évocations de la liberté de conscience29. Le député socialiste Maurice Allard, très anticlérical, trouve le projet rapporté par Aristide Briand trop libéral et « ne cache pas que [s]on contre-projet tend à déchristianiser la France (Vives réclamations à droite) ».
26Même s’il a assuré ne vouloir « attenter à aucune croyance (Exclamations ironiques à droite) », il oppose d’ailleurs le « monde objectif » au « monde imaginaire30 ». Ce contre-projet recueille peu de suffrages, et c’est celui que soutiennent notamment Briand et Jaurès qui est adopté. La liberté de conscience n’est pas principalement en débat, d’autant que les partisans de la Séparation ont beau jeu de faire référence au texte de la loi, qui en reconnaît explicitement le principe31.
27C’est ensuite l’application de la loi, notamment à travers les inventaires, qui peut susciter des controverses, voire des refus dans les milieux militaires32. Mais la Séparation en elle-même, si elle est rejetée par le Vatican, combattue par l’Action française et peut soulever des difficultés matérielles, ne compromet guère la liberté de conscience, tout au moins dans l’acception la plus répandue, notamment parce que les relations de dépendance entre les Églises et l’État sont dénouées.
28Il est vrai qu’en octobre 190733, dans son programme de Nancy, le parti radical paraît disposé à aller plus loin, à travers son neuvième point :
« Avec le maintien des lois de laïcité, le parti radical et radical-socialiste demande la suppression effective des congrégations encore existantes. Sa formule « les Églises libres dans l’État souverain », assure, avec la liberté de conscience, l’exercice de tous les cultes et la suprématie de pouvoir civil34. »
29Mais la législation est désormais pour l’essentiel stabilisée et la tâche principale des partisans de la Séparation a été accomplie.
30En tant que tel, le thème de la liberté de conscience relève d’un arrière-plan – le pluriel pourrait être utilisé – religieux, philosophique et intellectuel très présent au xixe siècle, mais dont les mentions dans les débats politiques deviennent assez répétitives. À bien des égards, l’argumentation produite à la fin du xixe siècle a posé les termes du débat face aux mesures laïques. Si les conservateurs ont tenté de faire valoir que la suppression de l’instruction religieuse dans l’enseignement public procédait d’une volonté antireligieuse et contraire à la liberté des croyants, ils n’ont guère été écoutés. Les souvenirs des manifestations du cléricalisme et les termes très clairs de certains articles du Syllabus affaiblissaient leur argumentation, même si certains hommes politiques républicains dissimulaient fort peu leurs conceptions antireligieuses. En outre, on peut émettre l’hypothèse qu’après la disparition de Mgr Freppel, les rares prêtres et prélats qui siègent à la Chambre ne souhaitent pas développer en public35 des analyses aussi structurées que les siennes, ou, à l’exemple de l’abbé Lemire, certes isolé36, sont plus nuancés. Quant à la grande majorité (d’un effectif global fortement réduit après 1893) des monarchistes, ils sont soit tentés par le ralliement – même si celui-ci n’a pas trait à la laïcité – soit conduits à moins aborder un thème qui ne leur est pas nécessairement favorable. Même lorsqu’ils combattent l’intransigeance du combisme, leur écho parlementaire est limité, et il arrive que ce soient des républicains incontestés – dont Clemenceau – qui combattent à leur manière les manifestations d’intolérance. L’intransigeance de Pie X, de plus, ne conforte pas leur position politique, comme le montre la défaite des droites en 1906, encore plus lourde que celle de 1902. La thématique de la liberté de conscience, non sans une certaine ambiguïté, il est vrai, est pour l’essentiel restée, politiquement parlant, républicaine. La plupart des tenants de la laïcité savaient quel atout elle pouvait représenter pour eux. Certes, la lutte entre des interprétations divergentes n’est pas terminée dans les années précédant la Grande Guerre, mais elle se rapporte désormais surtout à des enjeux scolaires. C’est encore le cas bien après la période ici considérée, avant que des données nouvelles ne modifient partiellement les perspectives et ne mettent en relief la complexité actuelle des débats touchant à la laïcité37.
Notes de bas de page
1 Selon l’usage lors des débats ici évoqués, c’est le singulier qui prévaut.
2 Rappelons qu’avant les premières années du xxe siècle, il est difficile de parler de partis politiques organisés.
3 L’un des travaux pionniers insère, comme le présent colloque, la liberté de conscience dans le temps long : Bonet-Maury G., La Liberté de conscience en France depuis l’Édit de Nantes jusqu’à la Séparation (1598-1905), Paris, Alcan, 1909. Dans une perspective différente, rappelons Weill G., Histoire de l’idée laïque en France au xixe siècle, Paris, Alcan, 1925, réédition Paris, Gallimard, 2004.
4 Pour une première approche, voir par exemple l’article « Liberté de conscience, liberté des cultes », depuis saint Thomas d’Aquin : Cabanel P., Les mots de la laïcité, Toulouse, Presses universitaires du Mirail, 2004, p. 66-68.
5 Nord Ph., Le moment républicain – Combats pour la démocratie dans la France du xixe siècle, Paris, A. Colin, 2013, chap. 5.
6 Voir la communication de Sylvain Menant.
7 Voir Lalouette J., La Séparation des Églises et de l’État, Paris, Seuil, 2005, p. 270-272.
8 Du même auteur, La Libre Pensée en France 1848-1940, Paris, Albin Michel, 1997.
9 Blais M.-C., Au principe de la République : le cas Renouvier, Paris, Gallimard, 2000.
10 Simon J., La liberté de conscience, éd. L. Fedi, Paris, Corpus des œuvres de philosophie en Langue française, 2008 (sur l’édition de 1883 ; voir la préface de celle-ci, p. 25-27).
11 Cité par Barral P., Les Fondateurs de la IIIe République, Paris, A. Colin, 1968, p. 177.
12 Ibid., p. 177-180.
13 Discours du 10 juin 1881, cité par Chanet J.-F., « L’instruction publique », Becker J.-J. et Candar G. (dir.), Histoire des gauches en France, t. 1, Paris, La Découverte, 2004, p. 281.
14 Ozouf M., Jules Ferry. La liberté et la tradition, Paris, Gallimard, 2014, p. 109-110.
15 Voir Dalisson R., Paul Bert. L’inventeur de l’école laïque, Paris, A. Colin, 2015, p. 164. L’auteur cite ensuite le chapitre « Comment on est libre » : « Tout Français jouit de la liberté individuelle […] de la liberté de conscience. […] Toutes les libertés sont communes à tout le monde. »
16 Cité par Barral P., op. cit., p. 192.
17 Voir par exemple son discours du 4 décembre 1880, cité par Chevallier P. dans La Séparation de l’Église et de l’École-Jules Ferry et Léon XIII, Paris, Fayard, 1981, p. 305-306.
18 Signalons deux ouvrages sur le ralliement : l’un, assez ancien, de Sedgwick A., The Ralliement in French Politics, Cambridge (Mass.), Harvard University Press, 1965 ; l’autre, beaucoup plus récent, issu d’une thèse, de Dumont M., Le Saint-Siège et l’organisation politique des catholiques français au lendemain du Ralliement 1890-1902, Paris, H. Champion, 2012.
19 Comme P. de Cassagnac, député du Gers, figure au verbe haut du bonapartisme conservateur : voir son recueil intitulé Pour Dieu ! Pour la France !, Paris, L’Autorité, 1905, ainsi que ses nombreux articles dans L’Autorité.
20 Voir Le Soleil, 10 février 1891, p. 2, cité dans la version originale de notre thèse d’État, Recherches sur le poids du passé dans la vie politique française de 1885 à 1900, université Paris X-Nanterre, sous la direction de Philippe Vigier, 1990, t. II, p. 297 : l’orateur affirme que si l’on prétend « nous imposer à nous monarchistes, l’obligation morale, comme catholiques, de devenir républicains, on nous contraindra de nous réfugier dans cette réponse qui a retenti dans le passé et qui retentira toujours dans l’avenir comme la défense et la protestation suprême de l’honneur et de la conscience : non possumus, nous ne pouvons pas » ; voir aussi un article dans le même quotidien, quelques mois plus tard, le 12 juillet, de Jacques Hervé de Kérohant : « Pour la liberté et par la liberté » : « Nous sommes pour Henri IV rendant l’édit de Nantes proclamant la liberté de conscience et rétablissant la paix religieuse contre Louis XIV révoquant l’édit de Nantes, proscrivant les protestants…
Conservateurs, oui.
Monarchistes, oui.
Catholiques, oui.
Mais libéraux, toujours.
Réactionnaires, jamais ! » (cité ibid., p. 303).
21 Voir ibid., p. 370-373 ; sur Spuller, voir Bayon N., Eugène Spuller (1835-1896) : itinéraire d’un républicain entre Gambetta et le ralliement, Lille, Presses universitaires du Septentrion, 2006.
22 Cité dans 1905, La Séparation des Églises et de l’État- Les textes fondateurs, présenté par Y. Bruley, Paris, Tempus, 2004, p. 104 ; voir les commentaires de Lalouette J., La Séparation…, op. cit., p. 369-375 et Scot J.-P., « L’État chez lui, l’Église chez elle », Paris, Seuil, 2005, p. 182 sq. Sur Francis de Pressensé, voir Fabre R., Francis de Pressensé (1853-1914) et la défense des droits de l’homme : un intellectuel au combat, Rennes, PUR, 2004 ; du même auteur, « L’élaboration de la loi de 1905 », P. Weil (dir.), Politiques de la Laïcité au xxe siècle, Paris, PUF, 2007, p. 47-75.
23 « Aux libres penseurs. À tous les républicains », 8 mai 1903 : cité par Mayeur J.-M., La Séparation des Églises et de l’État (1966), Paris, L’Atelier, 2005, p. 39.
24 1905…, op. cit., p. 113 et 114.
25 Ibid., p. 124.
26 Ibid., p. 128-129.
27 Cité par Scot J.-P., op. cit., p. 206.
28 Parmi les travaux sur les groupes politiques, voir notamment Joly L., « Les nationalistes et la loi de Séparation (1905-1906) », P. Weil, Politiques…, op. cit, p. 99-121.
29 L’article 1er, qui en affirme le principe (« La République assure la liberté de conscience. Elle garantit le libre exercice des cultes sous les seules restrictions édictées ci-après dans l’intérêt de l’ordre public »), est d’ailleurs pour l’essentiel adopté sans difficulté : Voir Lalouette J., op. cit., p. 406.
30 1905…, op. cit., citations p. 287, 286 et 289.
31 Dans un article récent, Elina Lemaire, maître de conférences en droit public à l’université de Bourgogne, qui met l’accent sur l’importance de la liberté de conscience et de la liberté religieuse, cite d’ailleurs une intervention devant la Chambre des députés, le 12 avril 1905, du ministre de l’Instruction publique et des Cultes, Jean-Baptiste Bienvenu-Martin : « Il est très exact que dans le projet présenté par le gouvernement, on a introduit cette formule que “L’État ne reconnaît aucun culte” […]. En employant cette expression, nous avons voulu, non pas affirmer une doctrine philosophique, mais simplement appliquer le principe de la liberté de conscience et proclamer la neutralité de l’État en matière confessionnelle » : « Cessons de réduire la loi de 1905 à la seule neutralité », Libération, 2 février 2016, p. 22.
32 Voir la communication de Xavier Boniface.
33 Clemenceau est alors au pouvoir et la loi Briand sur l’exercice des cultes a été adoptée, ainsi que celle sur la dévolution des biens ecclésiastiques.
34 Cité dans Nordmann J.-Th., La France radicale, Paris, Gallimard, 1977, p. 92.
35 Mgr d’Hulst, qui lui succéda de 1891 à sa mort en 1896, dans la même circonscription du Finistère (la troisième de Brest), où l’emprise des prêtres était très forte, était en fait favorable à la Séparation, ainsi qu’en témoigne sa correspondance privée : voir Lalouette J., op. cit., p. 360-362.
36 Voir Mayeur J.-M., Un prêtre démocrate – L’abbé Lemire, Tournai, Casterman, 1968 (voir par exemple p. 310-313 son discours du 11 avril 1905).
37 Voir par exemple Baubérot J., Les sept laïcités françaises : Le modèle français de laïcité n’existe pas, Paris, Éditions de la Maison des sciences de l’homme, 2015.
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L'intrusion balnéaire
Les populations littorales bretonnes et vendéennes face au tourisme (1800-1945)
Johan Vincent
2008
L'individu dans la famille à Rome au ive siècle
D'après l'œuvre d'Ambroise de Milan
Dominique Lhuillier-Martinetti
2008
L'éveil politique de la Savoie
Conflits ordinaires et rivalités nouvelles (1848-1853)
Sylvain Milbach
2008
L'évangélisation des Indiens du Mexique
Impact et réalité de la conquête spirituelle (xvie siècle)
Éric Roulet
2008
Les miroirs du silence
L'éducation des jeunes sourds dans l'Ouest, 1800-1934
Patrick Bourgalais
2008