L’autorité sociale de la Compagnie de Jésus par la pratique des Exercices spirituels (xvie-xxe siècle)1
p. 157-167
Texte intégral
1Les Exercices spirituels d’Ignace de Loyola, conçus entre 1525 et 1540 entre l’Espagne, la France et l’Italie, peuvent être considérés comme le noyau spirituel de la Compagnie de Jésus et l’une des forces de l’institution jésuite comme organisation religieuse. Mais ils ont été aussi, d’entrée de jeu, l’une des articulations majeures de cette Compagnie sur la société chrétienne de son temps, dans l’ensemble de ses différents temps, du xvie siècle aux années 1960 du xxe siècle. C’est cette articulation que l’on tentera ici de comprendre dans certains moments majeurs de son efficacité sociale, en particulier à l’époque de la réinvention de la Compagnie de Jésus au xixe siècle.
2C’est faire le choix d’une longue durée, qui me conduira évidemment à épaissir certains traits, à brusquer certaines configurations. Mais le cadre général de ce volume invitait à risquer ce type de traversée, que nos disciplines n’encouragent guère, mais à laquelle invite l’objet des Exercices spirituels, dont la remarquable longévité n’est cependant pas la preuve d’une actualité continue dans le cours de l’époque moderne et contemporaine. Mais peut-être les Exercices invitent-ils aussi, comme souvent les objets ou les pratiques liés à la chose « religieuse », à d’autres découpages, à d’autres scansions2.
3 Ce parcours sera ouvert par Foucault et refermé par Lacan : non pas par la volonté ostentatoire de soustraire l’histoire des Exercices spirituels d’Ignace de Loyola et, à travers elle, l’histoire de la direction spirituelle au champ de l’histoire de la spiritualité ou des institutions religieuses ; mais parce que l’une et l’autre références permettent d’éclairer les raisons pour lesquelles le travail sur les Exercices promet aujourd’hui des réponses décisives sur quelques-uns des grands problèmes de l’anthropologie historique et plus spécifiquement de concevoir ce que l’on peut penser, dans la longue durée, comme une autonomie du sujet, soit l’une des manières au moins de concevoir une inscription dans ce volume.
Ouvrir par Foucault. Pourquoi ?
4En considérant les « Exercices spirituels » comme une forme discursive attachée à la culture de la Compagnie de Jésus, nous retenons une très courte partie d’un immense ensemble, celui que l’on appelle globalement depuis l’Antiquité romaine le domaine des « techniques de soi », pour reprendre les mots de Michel Foucault, analyse et jugement de l’intériorité conduits par le moyen d’un dialogue actuel ou virtuel avec un maître de sagesse. L’inscription des Exercices spirituels ignatiens dans cette longue tradition renvoie, beaucoup plus largement, à l’articulation des époques anciennes et de la modernité religieuse et spirituelle. Cette articulation a été le lieu dans le début des années 1980 d’un débat inabouti, interrompu par la mort de Foucault, entre celui-ci et Pierre Hadot, bien connu pour ses recherches sur les dialogues philosophiques de l’époque romaine, et pour avoir réincarné dans ces dialogues une philosophie dont le point de vue de l’« histoire de la philosophie » avait modifié, altéré, voire oublié cette spécificité discursive. Pour rappeler très rapidement ce débat, on pourrait dire que Pierre Hadot privilégiait un modèle continuiste, qui avait le mérite de mettre en évidence une lignée spirituelle pratique recouverte par l’histoire des systèmes de pensée, mais qui pouvait aussi permettre une certaine relecture des écrits de la Rome ancienne comme préchrétiens, en attente du troisième pôle du dialogue, celui de la médiation divine des échanges de langage et de la communion des volontés ; Foucault, au contraire, privilégiait un modèle de rupture, qui découvrait une singularité moderne, habitée par l’aveu et par la recherche de la vérité.
5Si j’évoque ces problèmes très généraux, c’est parce que la question se pose de la place des Exercices spirituels selon leur tradition jésuite dans toute cette affaire. Et je fais l’hypothèse – une hypothèse qui aura probablement de plus en plus de grain à moudre avec l’ouverture des archives de Foucault concernant les derniers volumes, « chrétiens », de l’Histoire de la sexualité – que cette place a été méconnue par Pierre Hadot comme par Michel Foucault3. Pourquoi ? Probablement parce qu’elle contrarie le modèle continuiste de l’un et le modèle discontinuiste de l’autre : les Exercices spirituels, en effet, appartiennent très spécifiquement à la dynamique d’une institution chrétienne moderne, monastique et ecclésiale et, pourtant, ils ne se laissent pas réduire à la définition foucaldienne d’un christianisme progressivement dominé par une « tentation épistémologique », plutôt que par une « tentation ontologique4 ». Je vais y revenir.
6On trouve un intéressant symptôme de l’embarras provoqué par les Exercices dans la présentation de l’ouvrage de Pierre Hadot, Exercices spirituels et philosophie antique :
« “Exercices spirituels.” Non pas les pieuses et rigides méditations de Loyola, qui ne sont qu’un lointain écho, très déformé, de la tradition antique, mais ce travail de soi sur soi, qui s’esquisse déjà chez les premiers philosophes grecs, et prend toute son ampleur avec le dialogue socratique et platonicien, les Lettres d’Épicure ou de Sénèque, le Manuel d’Épictète, les Pensées de Marc Aurèle, les traités de Plotin, et que certains modernes, comme Montaigne, Descartes, Kant, Michelet, Bergson, Friedmann et Foucault, ont continué à pratiquer. L’essence de la philosophie ne serait-elle pas alors cette perpétuelle remise en question de notre rapport à nous-même, à autrui et au monde5 ? »
7Il faut se tenir ici à l’édition de ces études de Hadot, car on ne retrouve rien de semblable dans le volume lui-même, où Ignace de Loyola est, de fait, presque entièrement absent, et n’apparaît en tout cas pas sous le jour d’un tel « déformateur » : « On a l’impression, écrit Hadot, en lisant Paul Rabbow6, qu’Ignace de Loyola a retrouvé la méthode des exercices spirituels grâce à la Renaissance au xvie siècle de l’étude de la rhétorique7 ». Hadot souligne ensuite que « dès les premiers siècles la spiritualité chrétienne a recueilli l’héritage de la philosophie antique et de ses pratiques spirituelles », et qu’Ignace a donc pu puiser à des sources proprement chrétiennes, mais il ne retire pas à Rabbow l’indication de cet héritage, même s’il le pense indirect.
8Dans l’Origine de l’Herméneutique de soi, nulle mention d’Ignace. Pas plus que dans l’Herméneutique du sujet, cours donné au Collège de France en 1981-1982, mais l’absence étonne plus dans les conférences de 1980 qui ébauchent d’un seul coup le Cours de l’année suivante et les derniers volumes, aujourd’hui inédits, de l’Histoire de la sexualité, consacrés au christianisme moderne8.
9Comme je l’ai rappelé, l’essentiel de la proposition de Foucault est d’opposer l’exercice stoïcien à la technique chrétienne de l’aveu :
« Dans l’aveu chrétien, le pénitent doit mémoriser la loi pour découvrir ses propres péchés, mais dans cet exercice stoïcien (la méditation de la fin de la journée chez Sénèque) le sage doit mémoriser ses actes pour réactiver les règles fondamentales […] il ne s’agit pas de découvrir une vérité cachée mais de se rappeler une vérité oubliée. »
10Mais dans la deuxième conférence du recueil, Foucault introduit une différenciation progressive dans le christianisme ancien :
« Vous pouvez remarquer dans le christianisme primitif une oscillation entre la technologie de vérité sur soi tournée vers la manifestation du pécheur, la manifestation de l’être – […] la tentation ontologique du christianisme – et une autre technologie tournée vers l’analyse discursive et permanente de la pensée […] tentation épistémologique du christianisme. Et comme vous le savez, la seconde forme de technologie […] a remporté la victoire après des siècles9. »
11Cette différenciation est d’autant plus intéressante qu’on la retrouve sur un autre terrain, contemporain du premier, celui des infléchissements de Foucault dans son jugement sur Descartes, d’abord considéré comme le moment du basculement dans la connaissance comme seule voie d’accès à la vérité10 avant de penser une « superposition des fonctions de la spiritualité à l’idéal d’un fondement de la scientificité », en rétablissant les Méditations métaphysiques comme une entreprise « spirituelle11 ».
12Pourquoi ces différenciations sont-elles si importantes pour nous ici ? Parce qu’elles nous font voir – Descartes serait ici une sorte de représentant ou d’ombre d’Ignace dans la construction de Foucault – que si les Exercices spirituels sont à ce point absents dans cette construction c’est parce qu’ils présentent en même temps, dans une sorte de concurrence ou de disjonction interne, ce que Foucault désigne comme « vérité » et comme « souci ».
13Il faut revenir ici à la double entrée des Exercices, d’une part le dit « Prosupuesto », d’autre part le dit « Principe et fondement », qui constituent les deux premiers paragraphes du texte ignatien.
14Le Prosupuesto, qui règle la pragmatique de la conversatio spirituelle, détermine le dévoilement d’une vérité dissimulée dans/sous les paroles du sujet ; d’un sujet sans maître : la loi commande l’un et l’autre interlocuteurs, loi d’une transparence progressive des énoncés ; mais ces énoncés de ce fait même font apparaître la vérité de celui qui les prononce, au-delà de ce qui a été prononcé (je reviendrai sur ce point) :
« Para que así el que da los exercicios espirituales, como el que los rescibe, más se ayuden y se aprovechen : se ha de presuponer que todo buen christiano ha de ser más prompto a salvar la proposición del próximo, que a condenarla ; y si n° la puede salvar, inquira cómo la entiende, y, si mal la entiende, corríjale con amor ; y si n° basta, busque todos los medios convenientes para que, bien entendiéndola, se salve12. »
15Mais nous avons, en même temps, dans ces mêmes Exercices, une tout autre scène, « ontologique » et non plus « épistémologique », pour reprendre les termes de Michel Foucault, le « Principe et fondement » :
« L’homme est créé pour louer, honorer et servir Dieu, notre Seigneur, et, par ce moyen, sauver son âme. Les autres choses sur la face de la terre sont créées pour l’homme et pour l’aider à poursuivre la fin pour laquelle il est créé. Il s’ensuit que l’homme doit en user dans la mesure où elles lui sont une aide pour sa fin et s’en dégager dans la mesure où elles lui sont un obstacle. Pour cela, il faut nous rendre indifférents à toutes les choses créées, en tout ce qui est permis à la liberté de notre libre arbitre et ne lui est pas défendu. De manière que nous ne voulions pas quant à nous, santé plus que maladie, richesses plus que pauvreté, honneur plus que mépris, vie longue vie plus que vie courte, et ainsi de tout le reste ; désirant et choisissant uniquement ce qui nous conduit davantage à la fin pour laquelle nous sommes créés13. »
16Nous sommes là du côté de l’adéquation à l’ordre de l’être-créé, conduits par la seule indifférence, notion centrale du stoïcisme ancien et de sa reprise chrétienne, et tout à fait conforme en ce sens au modèle continuiste proposé par Pierre Hadot. On mesure l’écart entre le postulat eschatologique du Prosupuesto, tendu vers la connaissance des voies du salut, et cette indifférenciation de mon salut et de la fin de la création en général, qui serait en effet, pour revenir encore aux formulations de Foucault, le « rappel d’une vérité oubliée ».
17Mais la dynamique des Exercices, qui articule ainsi sur son seuil la logique de l’être et celle du connaître, contamine ces deux logiques l’une par l’autre. En témoigne en particulier le trouble provoqué par les derniers mots du Prosupuesto : « para que, bien entendiéndola, se salve », dans l’immédiate postérité de la version dite « autographe » des Exercices, avec l’instabilité des traductions latines successives de ces quelques mots, depuis la première tentative de 1541, dite Versio prima I jusqu’à la traduction publiée et approuvée en 1548, dite Versio Vulgata, en passant par un second essai, la Versio prima II, en 1547.
18Car que veut dire : « se salve » ? Que le prochain soit sauvé ? Ou que sa proposition soit sauvée ?
19La traduction de 1541 donne pour se salve : salvet eam, ou « qu’il la sauve », cette solution étant le fruit d’une correction intervenue sur un tout premier état, qui donnait : salvetur, ou « qu’il soit sauvé ». Celle de 1547 reprend d’abord le salvet eam de la version de 1541, puis corrige et revient au premier état de la version de 1541, optant donc pour salvetur. La Versio Vulgata réouvre le champ des interprétations possibles : « si cela ne suffit pas, qu’il essaie toutes les voies appropriées pour guérir et préserver de l’erreur son intelligence (quibus illum sanum intellectum, ac securum reddat ab errore) ».
20On voit bien que dans l’une des options, c’est le travail de la connaissance dans le déchiffrement des propositions qui domine, et que dans l’autre, c’est l’état de l’être, par-delà cette « intelligence », que la Versio Vulgata rétablit. Le génie des Exercices est sans doute de démentir, dans la concurrence des « tentations » ontologique et épistémologique (concurrence si sensible par exemple aussi dans l’héritage mystique et théologique du Pseudo-Denys l’Aréopagite), les grandes transformations repérées par Foucault ; mais c’est en même temps ce démenti et cette concurrence, cette conflictualité entre l’ordre de l’être et l’ordre du langage qui font des Exercices14 une invention moderne – ou qui posent le problème, en d’autres termes plus philosophiques, du poids de l’héritage nominaliste par dessous la tradition thomiste attachée à la Compagnie de Jésus15.
Jalons d’une histoire
21À partir de là, un balisage rapide passerait par les étapes qui, dans le droit fil de ce que j’ai essayé de faire en ouverture, articulerait les Exercices comme discipline interne d’un corps sur les Exercices comme mode d’inscription de ce corps particulier dans le corps social en général : c’est-à-dire une autre manière mais cette fois-ci directement sociale ou pastorale, c’est ici la même chose, de décloisonner le travail sur les Exercices. Le tout sans jamais perdre de vue que la contemporanéité renouvelée des Exercices du xvie au xxe siècle tient peut-être – c’est tout au moins ma proposition de départ – à leur puissance de synthèse par rapport à des traditions chrétiennes de longue durée.
22La première étape, ce serait la gestation des Exercices16 comme écrit pour parler (j’y suis naturellement venu à propos du prosupuesto), une longue gestation inséparable d’une pratique et tout à fait séparable de la Compagnie de Jésus : on pourrait dire que le cycle de cette gestation se clôt quand la Compagnie se fonde (entre 1540 et 1548). L’important est ici que, dans une phase de crise radicale de l’institution chrétienne, les Exercices branchent directement le spirituel sur le social, par-delà la médiation ecclésiale (on en trouverait un équivalent – qui ouvrirait à d’autres décloisonnements – dans le méthodisme anglais élaboré par John Wesley au milieu du xviiie siècle). En d’autres termes, les Exercices dessinent et désignent une autonomie spirituelle du corps social – une autonomie dont le lieu individuel, irréductiblement, individuel est celui de l’élection, qui n’est pas (je rappelle ici des évidences mais qui sont importantes pour notre réflexion) l’opération d’une décision mais la découverte d’un être-décidé, d’une décision prise et que la conduite des Exercices révèle (et c’est en ceci que les Exercices court-circuitent en profondeur le clivage foucaldien de l’ontologique et du gnoséologique) ; une autonomie que les Exercices révèlent sous la conduite d’un directeur envers lequel celui qui est dirigé abdique une partie de son autonomie, mais le fait au nom d’un troisième terme – Dieu – envers lequel le directeur lui-même a abdiqué une partie de la sienne.
23Les grandes dates de l’histoire des Exercices spirituels, ce sont les dates dans lesquelles se réeffectue ou se réinvente cette articulation sociale et individuelle d’une autonomie spirituelle.
24Je ne peux pas ici entrer dans un développement analytique de cette histoire. Je donnerai seulement deux temps, essentiels, et qui provoquent des échos en retour sur d’autres moments.
25183417 : Jan Philip Roothaan, chef du plus long généralat de la Compagnie de Jésus après sa restauration en 1814, promeut lors d’une Congrégation générale les Exercices spirituels comme l’instrument essentiel de la Compagnie, tout à la fois pour elle-même et dans son action sociale. L’événement est significatif de la place des Exercices dans la culture jésuite mais aussi de la nécessité pour le gouvernement de la Compagnie de réaffirmer son autorité sur une pratique qui avait survécu à la suppression de l’ordre en 1773. J’aurais, de ce point de vue, pu donner, plutôt que 1834, la date paradoxale de 1773, qui inaugure une certaine forme de diffusion/dilution de la pratique des Exercices au-delà des limites disparues de l’Ordre supprimé. Les recherches récentes ont montré18 que l’activité apostolique des ex-jésuites passe alors beaucoup par la pratique des Exercices, qui retrouvent leur passé ancien après une longue période – qui resterait à nuancer – de repli intra-institutionnel. La preuve en est donnée par le moment de la restauration de l’Ordre où les nombreuses congrégations, féminines en particulier, « librement inspirées » du modèle ignatien ne cherchent pas – contrairement à ce qu’on avait pu connaître dans les débuts de la Compagnie – à se placer dans la dépendance de l’institution jésuite. Il est vrai que celle-ci ne représente pas alors ce qu’elle avait pu signifier au xvie siècle pour de nombreux courants spirituels bouleversés par la Réforme.
26Aussi la politique spirituelle de Jan Philip Roothan est-elle difficile à interpréter, et sans doute a-t-elle deux faces : d’une part, la nécessité de contribuer au réenracinement de la Compagnie de Jésus dans la société chrétienne de son temps par une pratique ouverte des Exercices ; d’autre part, celle de « reprendre la main » sur des techniques spirituelles que la suppression de la Compagnie avait fait tomber dans le domaine public. Nous serions finalement ici dans le cas particulier d’une structure beaucoup plus générale : la tension entre l’immersion d’un corps ecclésial – voire d’un corps constitué, institué, réglé, quel que soit son socle – dans le corps social, et la capture de ce second corps dans les filets du premier ; une structure qui pourrait renvoyer, par exemple, au débat historiographique qui traverse toute la seconde moitié du xxe siècle entre Réforme catholique et Contre-Réforme catholique19.
27Ces quelques lignes de la lettre adressée en 1834 à toute la Compagnie sur le sujet disent beaucoup de l’évolution de la culture des Exercices dans la Compagnie. D’une part, Roothaan affirme la lisibilité du « petit livre », devenu un objet littéraire : « Si je puis vous amener à étudier ce merveilleux petit livre […], il s’ensuivra un renouveau de l’esprit dans toute la Compagnie20. » Mais le général précise d’autre part : « À étudier ce merveilleux petit livre, à vous en servir sérieusement et exactement », signalant par là une pratique liée au texte ; or cette pratique est d’abord définie, non sans continuité avec les orientations du généralat de Claudio Acquaviva dès la fin du xvie siècle, comme un instrument du « maintien et de la croissance de la Compagnie », plus que de son ouverture sur le monde21. Aussi bien Roothaan, tout en plaidant pour la lecture des Exercices, rejette-t-il la littérature qui en est issue : « L’abondance des livres nous a appauvris, le feu sacré est enseveli sous un tas de cendres. Combien de nos Pères se servent de tels livres pour leur propre retraite. […] Combien n’ont pas encore appris à savourer le petit livre d’Ignace et à s’en servir22 » : où nous retrouvons la même ambivalence, entre lecture et usage du livre.
281954 : entouré d’un petit groupe de jésuites, dont Michel de Certeau et François Roustang, l’un et l’autre connus dès cette époque pour leurs travaux sur les écrits spirituels des xvie et xviie siècles, Maurice Giuliani fonde la revue Christus, qui sera le foyer d’un retour aux sources textuelles des Exercices d’Ignace – entre d’autres écrits fondateurs de la culture politique et spirituelle de la Compagnie de Jésus, comme les Constitutions, ou le Journal spirituel d’Ignace (que Giuliani renommera plus tard Journal des motions intérieures), puis quelques années plus tard d’une nouvelle pratique des Exercices, que Giuliani définira comme « Exercices dans la vie23 », et qui rompra pour l’essentiel avec le principe des « retraites », c’est-à-dire d’un temps de suspens des activités de la vie dans le monde (pour reprendre le langage de l’époque moderne) et d’un encadrement – pour reprendre le mot de Michel Foucault – très fort de la conduite des Exercices par l’institution24. Il faut, je crois, situer ces deux initiatives, qui se déploient sur une période de plus de trente ans, pour ce qui concerne l’élaboration d’une nouvelle pratique comme pour la publication des sources (les Écrits d’Ignace donnent en 1991 seulement une édition synoptique des différentes versions du texte des Exercices qui m’ont retenu plus haut), dans deux contextes : le premier, manifeste, c’est celui du Concile Vatican II, de ses prémisses et de ses effets, qui place la Compagnie de Jésus, avec d’autres grandes organisations religieuses, mais plus que d’autres comme la plus importante des congrégations de clercs réguliers, au cœur du problème de la définition de l’institution ecclésiale dans son rapport au « peuple chrétien » – telle qu’on le désigne encore dans ces années-là, et tel qu’on ne le désignerait plus aujourd’hui. Comme on l’imagine bien, la place des Exercices est elle-même dans le cœur du cœur25. Le second contexte, plus secret peut-être, c’est celui de l’année 1953 : Jacques Lacan développe le système de référence catholique de son élaboration analytique (à Rome tout particulièrement dans un discours célèbre26) et, dans les années qui suivent, un certain nombre de jésuites s’engage sur la voie de la psychanalyse, dont Michel de Certeau, comme compagnon de route de l’École freudienne, et François Roustang et d’autres, beaucoup plus directement impliqués, certains quittant la Compagnie de Jésus et d’autres non, dans la pratique effective de la cure. La voie lacanienne domine dans ces évolutions27. Nouvelle figure majeure de la fonction sociale des Exercices : car pourquoi les jésuites choisissent-ils Lacan ? L’hypothèse la plus forte, je crois, c’est celle selon laquelle les Exercices ont joué un rôle clé, par la place du langage comme lieu, comme vecteur et comme symptôme, ce que j’indiquais en commençant au sujet de la fonction des malentendus – jusque dans la lettre du texte des Exercices, à laquelle les jésuites du groupe de la revue Christus sont si sensibles dès les années 1950 : c’est cette fonction qui permet de comprendre pourquoi les jésuites entendent peut-être mieux que d’autres ce que Lacan a appelé le « parlêtre », l’être saisi dans le piège et la grâce de la parole28.
Notes de bas de page
1 Les réflexions qui vont suivre doivent à mes conversations avec Patrick Goujon sur l’histoire spirituelle de la Compagnie de Jésus, aussi bien sur les façons de la faire que sur les objets complexes qu’elle demande de saisir, entre pratique de la direction spirituelle, contrôle institutionnel, production d’une littérature spirituelle, etc. Au-delà de mes échanges trop brefs avec Michel de Certeau et de mes discussions déjà anciennes maintenant avec Maurice Giuliani ou Adrien Demoustier, l’évolution de mon travail ne serait évidemment pas le même sans ce précieux compagnonnage. Patrick Goujon devait d’ailleurs participer à la réflexion proposée dans ce volume, et il en a été empêché ensuite. J’espère que ces lignes sauront aussi le représenter.
2 La bibliographie du petit livre d’Ignace est immense, mais elle est essentiellement constituée par les témoignages écrits d’Exercices effectués (comme celui de Pierre Teilhard de Chardin par exemple). Il y a un petit nombre d’études méthodiques de l’ensemble du texte, de sa construction, de son lexique et de ses usages dans la direction spirituelle : retenons surtout Fessard G., La dialectique des Exercices spirituels, Paris, Aubier, 1956-1966 et Demoustier A., Les Exercices spirituels d’Ignace de Loyola. Lecture et pratique d’un texte, Paris, éd. Facultés jésuites de Paris, 2006. Très peu d’ouvrages aussi sur l’histoire du livre et des pratiques qui lui sont liées : retenons Iparraguirre I., Historia de los Ejercicios espirituales, Rome, Institut historique de la Compagnie de Jésus, 1946-1973 et, sur le problème de l’illustration des Exercices, Dekoninck R., Ad Imaginem. Statuts, fonctions et usages de l’image dans la littérature spirituelle jésuite du xviie siècle, Genève, Droz, 2005.
3 J’ai publié un bref résumé de cette démonstration dans l’entrée « Exercices spirituels » du Lexicon de la formas discursivas jesuitas, Mexico, Universidad iberoamericana, 2016.
4 Foucault M., L’origine de l’herméneutique de soi, Paris, Vrin, 2013, p. 89. Deux conférences très incisives de 1980 récemment réunies dans ce petit volume admirablement édité par H.-P. Fruchaud et D. Lorenzini. On trouve également une brève allusion aux Exercices d’Ignace dans un entretien attaché à la conférence, « Qu’est-ce que la Critique ? », publiée par les mêmes auteurs, mais elle met essentiellement l’accent sur l’« encadrement », l’« occupation », la « dépendance », dans une lecture assez proche de celle de Barthes dans son célèbre Sade, Fourier, Loyola. Il n’y a pas là de quoi nous éclairer beaucoup car cette discipline n’opère plus réellement sur le terrain du conflit ontologique/ épistémologique, beaucoup plus substantiel me semble-t-il, de L’origine de l’herméneutique de soi.
5 Hadot P., Exercices spirituels et philosophie antique (1981), Paris, Albin Michel, 2002, texte de quatrième de couverture (absent dans la première édition). Nous soulignons.
6 Dans son Seelenführung. Methodik der Exerzitien in der Antik, Munich, Kösel-Verlag, 1954, ouvrage essentiel pour Hadot comme pour Foucault, hélas jusqu’ici inaccessibles aux lecteurs français non-germanophones.
7 Hadot P., Exercices spirituels et philosophie antique (1981), Paris, Albin Michel, 2002, p. 77.
8 Et l’on sait par ailleurs que Foucault n’ignore pas toujours le dossier jésuite, puisqu’il s’intéresse avec beaucoup d’acuité, dans un autre cours antérieur du Collège de France (1973-1974), aux Réductions du Paraguay (Le pouvoir psychiatrique, Paris, Hautes Études/Gallimard/Seuil, 2003, p. 70-75).
9 Op. cit., p. 89.
10 Foucault M., L’herméneutique du sujet, Paris, Hautes Études/Gallimard/Seuil, 2001, p. 13-20.
11 Foucault M., « L’éthique du souci de soi comme pratique de la liberté » (1984), Dits et écrits, IV, Paris, Gallimard, 1994, p. 723.
12 Ignace de Loyola, Exercices spirituels, Écrits, éd. M. Giuliani, Paris, DDB, 1991, p. 62-63 : « Pour que celui qui donne les Exercices comme celui qui les reçoit y trouvent davantage d’aide et de profit, il faut présupposer que tout bon chrétien doit être plus enclin à sauver la proposition du prochain qu’à la condamner ; et s’il ne peut la sauver qu’il s’enquière de la manière dont il la comprend, et s’il la comprend mal, qu’il le corrige avec amour. Si cela ne suffit pas, qu’il cherche tous les moyens appropriés pour que, la comprenant bien, il se sauve. » Je me permets de renvoyer pour une analyse développée de ces lignes très complexes, à Fabre P.-A., « Lire une méditation écrite. Direction spirituelle et littérature de spiritualité », Annali del Instituto storico italo-germanico de Trente, Bologne, Il Mulino, 2004, p. 25-50.
13 Exercices spirituels, op. cit, éd. cit., p. 62-64.
14 Pour cet emploi sans guillemets ni italiques, voir infra, note 16.
15 C’est, à mon sens, l’un des problèmes les plus aigus de l’histoire intellectuelle de la Compagnie de Jésus dans le long xviie siècle, un problème dont le centre est le langage et la nature du langage, affaire de langage ou affaire d’être. Je renvoie sur ce point, entre d’autres travaux, aux recherches novatrices conduites à Louvain-La-Neuve autour d’Agnès Guiderdoni sur l’œuvre de Maximilian Sandeus.
16 Ici, comme dans les occurrences suivantes de cette graphie, le mot est à dessein sans guillemets ni italiques parce qu’il désigne une pratique d’interlocution avant de désigner un texte et une lecture. L’historiographie ancienne de la Compagnie de Jésus supporte d’ailleurs difficilement cette co-gestation d’une écriture et d’une parole, le tout en amont de l’institution elle-même, et elle tendra à remonter la date de la rédaction, jusqu’aux années 1520 parfois, du livre des Exercices, par Ignace lui-même comme « auteur », un livre qu’il ne fait qu’autoriser comme supérieur général de la Compagnie de Jésus, avant le pape Paul III lui-même qui l’approuve en 1548.
17 Je marque ce premier temps pour des raisons qui ont aussi liées à l’évolution de l’historiographie : ces toutes dernières années, avec l’occasion du bicentenaire de la restauration de la Compagnie de Jésus (1814-2014) ont connu une forte accélération des travaux sur cette période dite de la nouvelle Compagnie, et sur celle de sa Suppression, entre 1773 et 1814. Mais à partir de là, de nouvelles interrogations sont venues sur la Compagnie avant sa Suppression, dans un xviiie siècle où elle est encore mal connue, et où la pratique des Exercices est spécialement peu étudiée. Pour ce qui concerne le xixe siècle, le mouvement est sans doute plus général : l’antijésuitisme comme figure de proue de l’anticléricalisme domine moins le paysage aujourd’hui que lorsque la fin de la religion et ses prémisses étaient plus solidement installée dans les esprits et la Compagnie de Jésus en tant que telle trouve des couleurs plus contrastées.
18 Voir en particulier le recueil d’études coordonné par S. Mostaccio, M. Caffiero, J. De Maeyer, P.-A. Fabre et A. Serra, intitulé Échelles de pouvoir, rapports de genre, Louvain-la-Neuve, Presses universitaires de Louvain, 2014.
19 Ou, dans une toute autre perception et définition du corps social, un débat parallèle entre la conception du parti ouvrier comme parti d’avant-garde ou comme parti de masse.
20 Ligthart C., Le retour des jésuites au xixe siècle. La vie du P. Roothaan (1972), Namur, Culture et vérité, 1991, p. 129. Cet ouvrage reste encore aujourd’hui le seul entièrement consacré au généralat le plus important du premier xixe siècle.
21 Voir sur ce point Fabre P.-A. et Goujon P., « Les Exercices spirituels dans le développement de la Compagnie de Jésus à l’époque du généralat d’Acquaviva », P. A. Fabre et Fl. Rurale (éd.), Claudio Acquaviva (1581-1615). Un generalato gesuita nel tempo dell’invenzione del cattolicesimo moderno, Leiden, Brill, 2017.
22 Ligthart C., op. cit., p. 130 (nous soulignons).
23 Giuliani M., L’expérience des Exercices dans la vie, Paris, Desclée de Brouwer, 1991. Ce recueil de textes, conçu par Maurice Giuliani dans la dernière partie de sa vie, condense un long cheminement amorcé à son retour de Rome, où il a été l’assistant du général Pedro Arrupe de 1966 à 1972.
24 Je peux témoigner, pour avoir très souvent travaillé chez lui à la préparation de l’édition des Écrits d’Ignace de Loyola en 1991, puis ensuite à une édition critique retravaillée du Journal, que j’ai publiée après sa mort (Ignace de Loyola, Journal des motions intérieures, Bruxelles, Lessius, 2007), que Maurice Giuliani habitait un appartement, assez vaste pour héberger plusieurs jours des visiteurs de province, mais dans lequel il était seul jésuite. Le mouvement était donc inverse de celui des maisons de retraite, sur le modèle de celle de Clamart, par exemple, à la même époque.
25 La consultation encore difficile des Archives aiderait à établir la part de l’activité de Maurice Giuliani comme spécialiste des Exercices d’Ignace au xvie siècle dans le choix d’Arrupe de le faire venir à Rome comme assistant de France. Je regrette de ne pas avoir su lui poser la question, probablement parce que notre travail commun portait beaucoup plus sur le xvie que sur le xxe siècle. Qui sait-il être de deux siècles, comme sut l’être Michel de Certeau – justement très proche collaborateur de Giuliani, je l’ai rappelé, dans les années 1950 ?
26 Voir principalement le séminaire Encore, Paris Seuil, 1972, et pour ce qui concerne le Discours de Rome, « Fonction et champ de la parole en psychanalyse », Lacan J., Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 237-323.
27 Voir sur cet épisode encore mal connu et peu exploré dans toutes ses dimensions les recherches de Léo Botton, actuellement en cours d’études doctorales dans une approche sociologique et historique de ces transferts. Voir également pour une approche plus globale Desmazières A., L’inconscient au paradis. Comment les catholiques ont reçu la psychanalyse, Paris, Payot, 2011.
28 On s’étonnera sans doute de ne pas avoir lu une seule fois dans ce texte le mot de « conscience », central pourtant dans ce volume et qui en occupe le titre même. Je dois bien accepter ce constat. Ce n’est pas que le mot soit absent du lexique de la Compagnie de Jésus, mais il est en quelque sorte affecté à une autre registre : celui de l’examen ou compte de conscience, qui relèverait de ce que Foucault appelle le rappel de ce qui est oublié, et non pas la découverte de ce qui était caché : ces deux seuls mots disent d’ailleurs assez comment la situation analytique, si l’on considère le refoulé comme oublié et caché, rebat les cartes comme les Exercices d’Ignace les rebattaient elles-mêmes, entre l’onto- et l’épistémo-logique. Mais cela, c’est l’affaire des Exercices comme discours de soi « tel que je suis devant Dieu », et non pas comme « récit de soi », tel que je fus ce jour, hier, cette année – quelle que soit l’amplitude temporelle de l’examen ou du compte de conscience. C’est de cette différence essentielle, en tout cas, que je me prévaux ici – évidemment beaucoup trop vite – pour prétendre avoir dit quelque chose de la liberté sans avoir rien dit de la conscience.
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