Chapitre II. Un regard évolutif sur l’atteinte au corps à Rome
p. 55-91
Texte intégral
1Du ier siècle avant n. è. au ive siècle n. è., le regard porté sur l’atteinte physique n’a pas été figé et statique. Les sources indiquent qu’il a évolué selon les milieux, les disciplines et les courants de pensée, à tel point que cela a même influencé les pratiques étatiques à l’égard des individus infirmes, invalides, malades ou simplement plus faibles1. Afin de mieux envisager la teneur de ces évolutions et tenter d’en expliquer les mécanismes, il convient de remonter un peu au-delà de notre borne chronologique de départ. Le traitement réservé à certaines catégories de personnes jugées non conformes du iiie siècle au ier siècle avant n. è. était particulièrement significatif. La littérature est notre principale source d’information sur l’évolution de la perception et de la considération des personnes touchées par une variation anatomique grave. Sous la République romaine, la naissance d’un enfant déformé n’a pas toujours été une affaire privée, l’État a considéré certains cas comme relevant de la religion civique et a pris en charge l’expiation de ces naissances jugées néfastes. Les œuvres de Tite-Live et de Julius Obsequens regorgent d’anecdotes décrivant le genre d’enfants qui faisaient l’objet de ces rituels, le contexte dans lequel ils prenaient place et parfois les rites accomplis, voire le sort de la personne en question. Les philosophes et les médecins ne remettent pas en cause l’exécution des gestes qui incombent à la religion officielle, mais sont plus sceptiques quant à la portée divinatoire accordée à ces phénomènes, et invitent parfois leur lecteur à opter pour une réflexion plus rationnelle. Cette approche semble peu à peu avoir triomphé, le contexte social et politique de l’époque changeant également n’y est probablement pas étranger non plus. L’interprétation et le traitement de nature religieuse réservés à ces naissances cèdent progressivement la place à une prise en considération normative. Le terme de monstrum va passer de la sphère du religieux à un contexte profane et normatif visant à circonscrire les droits juridiques et la place des individus malformés dans les textes de lois. Les tensions sociales s’apaisant, ces naissances n’effraient plus autant et, sous le Haut-Empire, on ne semble plus éprouver le besoin de placer celles-ci sur le plan religieux. Toutefois, il ne faut pas s’y tromper, il n’y a pas de reconnaissance d’un statut de la personne handicapée, ce qui est une notion complétement anachronique pour l’Antiquité. La situation des êtres difformes de l’Empire n’était pas nécessairement beaucoup plus enviable que celle des prodiges de la République. Certains sont alors employés comme des objets de plaisir et de distraction par les élites. À ce niveau, les sources archéologiques peuvent apporter des données nouvelles par le biais, notamment, des représentations plastiques d’êtres difformes s’adonnant à des activités ayant trait au spectacle et au domaine du divertissement mais aussi par la découverte d’ossements appartenant à des individus « hors normes ». Comme souvent cependant, ce type de vestiges demeure difficile à interpréter et apporte parfois plus de questions que de réponses. En outre, toutes les anomalies physiques n’ont pas suscité une même réaction, que ce soit sous la République ou l’Empire il est impossible de cerner une perception unifiée concernant les personnes souffrant d’une atteinte physique. En revanche, il semble que certains types de problèmes aient suscité des comportements plus prononcés que d’autres. Le cas des jumeaux siamois ou des hermaphrodites est particulièrement éclairant. Considérés comme monstrueux sous la République et expiés avec pour résultat la mort, ils deviennent, sous l’Empire, un objet de plaisir pour les uns, et un phénomène de foire pour les autres, que l’on a pu se plaire à élever dans le seul but d’exhiber.
La naissance d’un enfant malformé à Rome : une affaire publique ou privée ?
La question de l’exposition et de l’élimination systématique des enfants malades ou anormaux
2La question de l’abandon et de l’infanticide des bébés malformés, des filles et des enfants de manière plus générale a été utilisée, par certains auteurs des xixe et xxe s., pour démontrer que l’on se souciait assez peu de l’enfant dans l’Antiquité et qu’on pouvait recourir à leur élimination sans trop de scrupules car, selon l’expression de P. Ariès, il n’y aurait pas eu de « sentiment de l’enfance » avant l’époque moderne2. Ils ont considéré qu’étant habitués à la disparition précoce d’un bon nombre d’enfants, les Anciens ne s’attristaient pas de la perte d’un nourrisson et ils apportaient pour appuyer leurs assertions de rudes paroles relevées dans les sources comme celles de Cicéron qui affirme que pour certains il n’y a pas lieu de se plaindre de la mort d’un bébé et qu’il faut supporter avec fermeté celle d’un enfant3. D’autres documents semblent abonder dans ce sens puisqu’une loi attribuée à Numa Pompilius (715-673) réglemente le port du deuil en fonction de l’âge du défunt. Elle préconise de ne pas porter le deuil des enfants décédés avant leurs trois ans4.
3La recherche récente5 a démontré que les Anciens étaient conscients de certaines spécificités des enfants et que ceux-ci faisaient l’objet d’un réel souci. Si le deuil a été réglementé ainsi, ce n’est probablement pas par indifférence, mais par pragmatisme. Il s’agissait avant tout, peut-être, de ne pas entraver l’activité civique trop longtemps et surtout de manière répétée car, comme le rappelle V. Dasen, « on estime aujourd’hui qu’un enfant sur quatre mourait au cours de la première année, et que seul un sur deux atteignait l’âge d’adulte6 ». Quoi qu’il en soit, d’autres documents attestent au contraire un véritable chagrin à la mort de ses enfants7.
4L’archéologie a aussi beaucoup contribué à réévaluer cette question par la découverte de vestiges, notamment du mobilier funéraire, attestant un statut particulier accordé aux enfants. Ce renouveau autour des problématiques relatives à l’enfance peut aussi s’appliquer aux questions qui concernent l’exposition des nouveau-nés et son assimilation à une mise à mort en fonction de critères comme le genre ou la maladie. Cette position semble pouvoir aujourd’hui être en partie nuancée. Les Romains n’élevaient pas nécessairement tous leurs enfants et n’hésitaient pas à relever comme une caractéristique particulière ceux qui le faisaient8. La décision d’élever ou non un enfant romain revenait sans doute principalement au pater familias, probablement sur avis de la sage-femme9. Ces dernières années, la recherche a montré qu’il fallait bien distinguer l’exposition et l’infanticide10. La mort de l’enfant peut effectivement être le résultat de l’expositio, mais ce n’était pas dans ce but précis que les parents recouraient à ce procédé alors qu’ils pouvaient les noyer ou les étouffer, ce qui semble pouvoir arriver si l’on en croit le témoignage de Sénèque11. Pour les Anciens, l’abandon offrait une chance de survie, ne vouant pas l’enfant à une mort certaine12. S’il était motivé par la pauvreté des parents et leur incapacité à nourrir le nouveau-né, il laissait également une possibilité de le retrouver par la suite13. En effet, les bébés pouvaient être exposés avec des objets qui permettaient une identification ultérieure. Le droit romain autorisait les géniteurs à les reprendre à condition de dédommager financièrement les parents adoptifs. Cette possibilité est abolie par Constantin en 33114. La plupart du temps, les expositi n’étaient pas emmenés dans des endroits lointains et cachés : ils étaient déposés dans un lieu de passage afin d’augmenter leurs chances d’être recueillis, probablement non loin de chez leurs parents biologiques. Selon Judith Evans Grubbs15, l’exposition était un phénomène de voisinage et il est possible que l’identité de plus d’un enfant exposé ait été connue des gens qui décidaient de l’élever. Si une famille ne souhaitait pas d’un nourrisson qui venait de naître sous son toit, elle avait la possibilité de l’abandonner dans un endroit fréquenté afin que d’autres en mal d’enfants, ou d’esclaves à élever à bas prix (bien que ce statut, en théorie, pouvait être infirmé si l’on arrivait à prouver que l’enfant était né libre), puissent le recueillir16. Les raisons qui poussaient les parents à abandonner un enfant étaient multiples : enfants non désirés, pauvreté, sexe de celui-ci qui n’était pas en conformité avec les désirs des géniteurs, souhait de limiter la taille de sa famille, et bébé malade ou infirme. Toutefois, il ne semble pas que l’une ait été privilégiée par rapport aux autres, du moins c’est difficilement démontrable et la majorité des nourrissons exposés étaient sans doute parfaitement sains. L’idée selon laquelle on aurait exposé de préférence des filles est ancienne mais n’a jamais été réellement prouvée. Elle s’appuie essentiellement sur quelques textes, dont un document découvert sur un papyrus d’Oxyrhynque17 : dans une lettre, un mari, parti en voyage, recommande à sa femme enceinte d’élever l’enfant si c’est un garçon, ou de l’exposer si c’est une fille. Cette théorie repose également sur l’histoire de Téléthuse qui est enceinte et dont l’époux, Ligdos, lui dit de garder l’enfant si c’est un garçon mais de le mettre à mort s’il s’agit d’une fille car ils n’ont pas les moyens de l’élever18. E. Scott19 a argumenté contre cette idée reçue en montrant que des restes d’enfants, victimes probables d’infanticides, découverts à Ashkelon (Israël) et datant d’époque romaine appartenaient majoritairement à des garçons. Elle fait le même constat pour Carthage et écrit qu’à Athènes on tuait autant les enfants mâles que les filles. Il est probable que les filles n’aient pas été exposées de manière préférentielle, mais les sources littéraires et archéologiques ne semblent pas totalement concorder sur ce point et il demeure difficile de donner une réponse assurée pour le problème. De nombreux facteurs, autres que le sexe, ont pu entrer en compte. Concernant les enfants souffrant d’une difformité ou d’un handicap, le problème est épineux. On a souvent évoqué une élimination systématique de ces nouveau-nés, que ce soit par le biais de l’infanticide ou par celui de l’exposition. Il apparaît cependant que cette question ne peut être tranchée de manière aussi définitive. Dans les textes, cette pratique est parfois présentée, par les philosophes notamment, d’une façon qui a pu laisser penser qu’elle était habituelle20. Sénèque dépeint cette attitude comme un fait de pragmatisme total : il s’agit de séparer ce qui est utile à la société de ce qui lui est inutile. Mais ces discours sont plutôt de l’ordre de la recommandation et rien n’indique que celle-ci ait été mise en application de façon régulière. Il est très probable qu’un certain nombre d’enfants qui présentaient une anomalie visible à la naissance aient été tués ou exposés, mais cela ne veut pas dire que c’était un traitement coutumier. Si l’on se réfère aux indications normatives en la matière, on ne peut invoquer que deux documents, dont la crédibilité a souvent été questionnée. Le premier est extrait des Antiquités romaines où Denys d’Halicarnasse décrit une loi, attribuée à Romulus, régissant les conditions d’exposition des nourrissons.
« Il commença par imposer aux habitants d’élever tous leurs enfants mâles et, pour les filles, leur première-née, leur interdisant de tuer tout enfant de moins de trois ans, à moins que le nouveau-né ne fût dès sa naissance infirme ou monstrueux [ἀνάπηρον ἢ τέρας] (auquel cas il n’interdit pas aux parents d’exposer l’enfant pourvu qu’ils l’eussent montré d’abord à cinq hommes du voisinage et obtenu leur assentiment). Pour ceux qui ne se pliaient pas à cette loi, il fixa diverses peines, prévoyant entre autres de confisquer au profit de l’État la moitié de leurs biens21. »
5L’authenticité de cette loi a largement été discutée, et B. Cuny-Le Callet pense que si elle a été réellement appliquée, elle n’a dû l’être que temporairement, le temps de peupler la nouvelle cité22. Qu’il s’agisse d’un véritable texte juridique ou non, ce document révèle des informations tout à fait intéressantes. En effet, que Denys d’Halicarnasse, au ier siècle avant n. è., puisse présenter comme plausible une législation qui n’impose pas l’exposition ou la mise à mort de l’enfant difforme, et la conditionne à l’approbation de personnes extérieures au cercle familial, est très révélateur. Cela semble signifier, d’abord que la question n’était pas entièrement d’ordre privé, mais surtout qu’il n’était pas aberrant de considérer que certains de ces enfants aient pu être jugés aptes à la survie car, si on consulte des voisins, c’est que la mesure n’était pas nécessairement systématique, il fallait confirmer l’inaptitude du bébé. Un autre texte de loi, mentionné par Cicéron, est un peu différent, car il rapporte, qu’en vertu des Douze Tables, les bébés d’une difformité manifeste (deformitatem puer) devaient être mis à mort23. Cependant, on n’en a gardé aucune trace ailleurs et l’extrait est très allusif. Nous ne disposons d’aucun moyen de reconstituer le contenu exact du document normatif. La Loi des Douze Tables recommandait-elle l’exposition de ces nouveau-nés ? L’imposait-elle ? Cela semble difficile à évaluer. Des sanctions étaient-elles prévues à l’encontre des contrevenants comme le fait la loi prêtée à Romulus ? Et surtout, ce texte donnait-il des précisions quant aux types de difformités qui auraient donné lieu à l’exposition, voire à l’élimination de l’enfant ? Cette hypothèse me semble, en vérité, peu probable et ce pour plusieurs raisons. Les Anciens n’ont jamais ressenti le besoin d’établir une définition claire et unique de l’atteinte physique ou même du handicap, ils semblent toujours avoir traité de ces situations au cas par cas, même si certaines anomalies ont sans conteste effrayé plus que d’autres. Ensuite, cette absence de catégorisation des défauts rédhibitoires conforterait l’utilisation d’éventuels témoins issus du voisinage qui ne seraient pas invoqués pour mettre un frein à la puissance paternelle et à son droit d’élever ou non un enfant, ce en quoi je suis l’idée formulée par B. Cuny-Le Callet24, mais pour évaluer le degré de gravité de l’anomalie détectée et décider de ce qu’il convenait de faire. Peut-être doit-on voir dans cet examen un précédent au rituel effectué par la sage-femme tel qu’il est décrit par Soranos au iie siècle n. è.? Ou s’agit-il d’une mesure complémentaire de précaution si l’accoucheuse a émis des réserves et qui aurait pu disparaître avec le temps ? Il est impossible, pour l’instant, d’apporter une réponse assurée à toutes ces questions. On n’a aucune trace de la mise en application de ces deux lois, il est donc très difficile d’évaluer leur portée et de préjuger de l’authenticité de ces témoignages. L’idée d’un abandon ou d’un infanticide systématique de ces enfants peut être nuancée à la lumière d’autres arguments et de la documentation archéologique, même si on ne peut pas remettre en question le fait qu’un certain nombre d’individus, frappés d’une pathologie congénitale, ont dû être éliminés à la naissance. Compte tenu des conditions sanitaires de l’époque, la grande majorité des bébés frappés par une grave difformité n’ont pas pu survivre, ou alors très peu de temps, à l’accouchement et sont morts naturellement à la venue au monde, sans que l’on ait eu besoin de recourir à l’exposition ou au meurtre. L’archéologie apprend que certains de ces individus ont survécu à l’enfance25 parvenant à l’âge adulte, ce qui suppose qu’ils ont été l’objet de soins durant leur enfance et démontre qu’ils n’étaient donc pas tués de façon routinière après l’accouchement. Le nombre de cas de ce type est assez important pour qu’on ne présume pas qu’il s’agisse d’exceptions, voire de rares chanceux recueillis par une famille compatissante. De plus, l’atteinte physique est un phénomène très relatif et n’est pas nécessairement perçue comme une incapacité ni assimilée de facto à une idée d’inutilité. En raison de l’importante mortalité infantile, élever un enfant qui paraît un peu faible ou souffrant d’une anomalie physique légère, qui ne l’empêchera pas d’accomplir certains travaux et donc d’avoir une activité, est parfois la seule façon d’avoir un héritier ou un appui pour sa vieillesse. Cette décision dépend cependant du défaut ou de la malformation dont il est question. Si nous disposons de témoignages selon lesquels l’élimination à la naissance pour des individus malformés a été pratiquée, il n’est jamais question du devenir des enfants qui auraient acquis un handicap au cours de l’enfance, comme cela devait arriver assez fréquemment. Sur ce point, ce sont les sources archéologiques qui nous apportent le plus souvent des éléments de réponse. Les sources littéraires ne sont pas à ignorer pour autant. Une vieille veuve s’est retrouvée sans appui pour ses vieux jours à cause d’un accident. Elle avait élevé une petite esclave comme sa propre fille dans l’espoir que l’enfant pourrait s’occuper d’elle dans sa vieillesse. Mais, un jour, en chemin pour ses leçons de musique en ville, la fillette est renversée par un âne. Après l’accident, la main de l’enfant est broyée, elle ne peut plus parler et ses blessures laissent présager qu’elle ne survivra pas. C’est dans une lettre adressée au stratège d’Oxyrhynque que Thermoution (la veuve) expose le fait qu’avec cette enfant elle a perdu son seul moyen de subsistance pour l’avenir26. Ici la petite ne semble pas devoir survivre mais il est probable qu’on avait sans doute des scrupules, et qu’il était plus difficile, à exposer un enfant plus vieux (même si ce n’est pas à exclure) et il est possible de penser qu’on ait trouvé à de tels enfants, victimes d’accidents, des séquelles dues à une maladie infantile, ce qui en l’absence de vaccin était vraisemblablement fréquent, une activité compatible avec leurs aptitudes. Il en a été sûrement de même avec une fraction des nourrissons frappés de défauts congénitaux légers. Autre argument : toutes les pathologies n’étaient pas forcément décelables dès la naissance, comme la surdité ou le nanisme. Dans ce type de cas, on peut légitimement supposer que lorsque les parents se rendaient compte du défaut de leur progéniture, celle-ci était assez vieille pour que ses géniteurs décident de ne pas l’exposer, bien qu’une fois encore il soit difficile d’avoir des certitudes dans ce domaine. Enfin, dernier point à ne pas négliger : l’amour des parents pour leurs enfants. Ce n’est pas parce que ceux-ci naissaient handicapés qu’ils inspiraient nécessairement un sentiment de dégoût et de rejet. Des parents affectueux ont très bien pu décider d’élever leur bébé en dépit de son anomalie physique. Le problème de l’exposition ou de l’élimination des enfants malformés semble être une question essentiellement privée. Cette pratique de l’expositio est interdite en 374 et le décret des empereurs Valentinien, Valens et Galien27 l’assimile à un homicide (l’infanticide est proscrit également). Pourtant, les récits de Denys d’Halicarnasse et de Cicéron laissent entrevoir que l’État a parfois pu se saisir de la question, ce qui est conforté sur un plan religieux par les écrits de Tite-Live et Julius Obsequens.
Les enfants considérés comme prodigia et l’intervention de l’État
6La venue au monde d’un enfant atteint d’une malformation ne relève pas toujours de la sphère privée et dans certains cas particuliers l’État intervient. Des auteurs comme Tite-Live et Julius Obsequens ont décrit l’expiation religieuse de prodiges durant les derniers siècles de la République romaine. On comprend, d’après ces récits, que certaines naissances d’anormaux étaient considérées comme relevant de l’intervention divine et rangées au rang des prodigia, c’est-à-dire d’anomalies fortuites, inhabituelles, pas nécessairement contre nature mais néanmoins remarquables par leur caractère étrange28. Cette catégorie ne regroupe pas uniquement des enfants malformés : sont considérés comme prodiges d’autres phénomènes comme une pluie de pierres, un tremblement de terre, un bœuf découvert à un endroit insolite, comme le toit d’un temple… Dans son Histoire romaine, Tite-Live dresse des listes d’événements considérés comme prodigia, Julius Obsequens fait de même dans son Livre des prodiges, ce qui permet d’entrevoir ce qui était considéré, de manière coutumière, comme entrant dans cette appellation. Seules certaines anomalies physiques particulières ont été classées comme prodigieuses car empreintes d’une peur superstitieuse. Elles étaient interprétées comme l’envoi par les dieux d’un signe qui concerne la communauté tout entière, et ont été de plus en plus assimilées à un présage au cours de la période, d’un avertissement de leur mécontentement envers les hommes, d’une rupture potentielle de la pax deorum. Il convenait alors de rétablir la concordia avec le monde du divin par toute une série de rites d’expiation très codifiés répondant à un rituel précis. A. Allély a relevé cinq catégories différentes de prodiges humains présentes dans les listes fournies par Tite-Live et Julius Obsequens : les hermaphrodites, les enfants malformés, les enfants précoces, les êtres mi-homme mi-bête, et les naissances multiples29. Dans le cadre de ce propos, nous ne nous intéresserons qu’aux deux premières. Tous les prodiges relevés dans une année étaient expiés collectivement une fois par an, sauf s’ils étaient considérés comme particulièrement graves ; dans ce cas, on les conjurait immédiatement et individuellement. On ne sait pas exactement comment s’opéraient la sélection et le transfert de ces enfants d’un cadre privé à la sphère publique. Selon quels critères étaient-ils jugés comme appartenant à la catégorie des prodiges et devaient-ils subir une procuration publique, ou comme relevant plutôt du domaine privé et étaient donc soumis à la décision d’être exposés ou non par le pater familias ? B. Cuny-Le Callet a émis l’hypothèse selon laquelle la loi de Romulus pourrait relever de cette logique30. Le collège des cinq voisins aurait peut-être pu avoir pour rôle de déterminer si la décision du sort de l’enfant revenait au père de famille ou à l’État romain. Quoi qu’il en soit on n’a aucun témoignage précis sur ce genre de procédure et surtout sur sa mise en œuvre effective. Ces bébés faisaient-ils l’objet d’un signalement systématique ? Tous les phénomènes étranges et inhabituels ne relevaient pas automatiquement du prodige. Certains paramètres étaient à prendre en compte et il y avait une procédure stricte de sélection afin de déterminer ce qui était prodigieux et ce qui ne l’était pas. Les événements ou les êtres éventuellement à ranger dans la catégorie des prodiges devaient être signalés aux consuls qui se chargeaient ensuite de mettre en place les conditions d’une enquête, afin de décider s’il appartenait bien à l’État de se charger de la situation31. L’examen requiert qu’un certain nombre de critères soient remplis : des témoins fiables, en nombre suffisant, et la prise en compte de la localisation du phénomène32. En cas de doute, des émissaires sont envoyés sur place, afin de déterminer la véracité des faits. Au terme de la procédure, les événements jugés peu crédibles ne sont pas retenus. La question est sérieuse, elle répond à des codes et suit une hiérarchie, le Sénat étant, semble-t-il, l’autorité ultime qui tranche en dernier lieu, après avoir consulté d’autres instances (pontifes, haruspices, oracle)33. Les témoins nécessaires pour la validation d’un prodige sont un point tout à fait essentiel. Tout sous-entend que, si l’événement n’a été observé que par une seule personne, il ne peut être accepté comme prodige. Cette importance des témoins se retrouve dans le récit de Denys d’Halicarnasse : il faut cinq témoins pour décider si l’enfant doit être élevé ou exposé, voire tué, et éventuellement décider de signaler la naissance aux autorités qui déclenchaient alors le processus d’enquête pour lequel on avait un nombre d’observateurs satisfaisant afin d’accréditer le phénomène et assurer sa véracité auprès des consuls et du Sénat, si l’enfant n’était pas né à Rome, leur évitant l’envoi d’une délégation pour vérification. Cependant, à ma connaissance, aucun autre témoignage littéraire ne relate en détail comment se passait l’évaluation des bébés déclarés prodigia, il convient donc de rester prudent quant aux extrapolations que l’on pourrait être tenté de tirer du texte de Denys d’Halicarnasse et s’en tenir au stade des hypothèses. Il est acquis qu’une sélection était opérée et que tout nourrisson naissant avec la moindre petite anomalie n’était certainement pas aussitôt rangé au rang de prodigium. Il reste cependant très difficile de dire en fonction de quels critères un phénomène était considéré comme un prodige même si on sait que les pontifes pouvaient se référer à des listes qui recensaient tous les prodiges précédemment reconnus. Deux occurrences reviennent assez régulièrement au cours des trois derniers siècles de la République : les androgynes et les êtres doubles, jumeaux siamois ou individus avec des membres surnuméraires. Les choix ont sans doute dû se faire au cas par cas, le contexte social du moment, un climat d’angoisse ou des temps de paix, ayant sans nul doute eu des conséquences sur les évaluations. Il est aussi à envisager qu’un certain nombre de bébés ont dû être soustraits à la procédure quand l’anomalie n’était pas immédiatement visible. Ce fut sans doute le cas de quelques hermaphrodites.
7L’étude du vocabulaire34 n’apporte pas beaucoup plus d’informations sur ce point. Le latin utilise un certain nombre de termes autres que prodigium et qui désignent aussi le prodige officiellement reconnu : omen, miraculum, signum, ostentum, portentum et monstrum. Il est assez ardu d’établir une différenciation claire entre ces mots. S’ils ont dû avoir, à l’origine, des sens bien distincts, à la fin de la République, il semble qu’ils aient tous été employés comme synonymes les uns des autres. Tous relèvent du domaine de la divination, ils sont considérés comme la marque de l’intervention des dieux, de l’envoi d’un message divin, une définition que l’on retrouve, la plupart du temps, dans leur étymologie. En revanche, l’analyse de ces termes ne permet pas de préciser en vertu de quels critères précis un phénomène ressortant de la religion publique était alors qualifié de prodigium, monstrum, ostentum ou bien encore de portentum. Suétone définit le monstrum comme quelque chose de contre-nature ou, à défaut, qui outrepasse ce que l’on connaît de la nature, et il prend pour exemple un serpent avec des pieds ou un oiseau avec quatre ailes35, ce qui reste bien vague. Au niveau étymologique, le terme dériverait soit du verbe monstrare (« montrer »), soit de monere (« avertir ») se rattachant ainsi à un événement ou un phénomène qui montrait, ou avertissait de la volonté des dieux36. Si l’on suit B. Cuny-Le Callet, les mots ostentum et portentum sont de la même veine. Le premier vient d’ostendere (« montrer »)37, le deuxième apporte une nuance de durée (plus longue) par rapport à ostentum38. Prodigium serait à rattacher à dirigere, voire praedicere car il dirige, prédit l’avenir39. Les subtilités entre ces termes sont assez fines40. À la fin de la République romaine, ces mots ont été employés les uns pour les autres d’après Servius41.
8Le prodige annonce donc une situation anormale, la rupture possible de la pax deorum, il convient alors aux hommes d’être attentifs aux phénomènes de la nature afin de reconnaître et d’interpréter ceux qui sont de provenance divine et font office d’avertissement. Dans ce processus d’identification des prodiges, le climat psychologique a dû beaucoup compter également. On note, grâce aux listes fournies par Tite-Live et Julius Obsequens, une augmentation de l’identification du nombre de prodiges dans des temps d’angoisse et de tension, notamment lors d’épisodes guerriers. La peur accroît les superstitions et dans des moments de troubles l’homme aurait eu tendance à voir des phénomènes prodigieux partout, ou du moins de façon plus répétée qu’au cours des périodes de paix. Une fois le prodige reconnu, il faut y apporter une réponse adéquate afin de rétablir la concordia avec le monde divin. La plupart du temps, ils étaient expiés de manière collective une fois l’an. À partir de la deuxième guerre punique on recourt à des techniques divinatoires importées, par exemple d’Étrurie, avec l’appel régulier à des haruspices qui émettent un avis sur la façon dont les phénomènes relevés doivent être conjurés. Les prodigia humains ne semblent pas avoir fait exception à la règle, ils sont généralement évoqués par les auteurs au milieu d’une énumération sans être distingués des autres phénomènes prodigieux mentionnés.
« Avant que le consul et les préteurs ne partissent dans leurs provinces, il y eut une supplication pour procurer les prodiges : on annonçait du Picénum qu’une chèvre avait mis bas six chevreaux en une seule portée ; à Arrétium était né un enfant à une seule main ; à Amiternum il avait plu de la terre ; à Formies, une porte et une muraille avaient été frappées par la foudre ; et, ce qui inspirait le plus de terreur, un bœuf appartenant au consul Cnaeus Domitius avait dit : “Rome, prends garde à toi.” La supplication fut faite pour la masse des prodiges ; quant au bœuf, les haruspices ordonnèrent de le maintenir en vie et de le nourrir scrupuleusement42. »
9Le même procédé est à l’œuvre chez Julius Obsequens43. Les monstres humains sont énumérés au milieu des autres types de prodiges sans autre précision, ce qui laisse supposer qu’ils n’étaient pas considérés comme plus effrayants que les autres ou qu’on leur conférait un statut particulier. Dans le récit de Tite-Live, l’enfant né avec un seul bras est expié collectivement avec les autres prodiges. Cet extrait tend même à confirmer cette hypothèse puisque le bœuf parlant est explicitement décrit comme plus redouté et fait l’objet d’un traitement séparé. Si l’enfant difforme avait connu un sort spécial, l’auteur l’aurait sans doute mentionné comme il l’a fait pour le bovin. Même constatation en ce qui concerne Julius Obsequens, où les prodiges peuvent être listés sans que l’un semble prendre le pas sur les autres. Ainsi la naissance de triplés à Terracine, d’une fille sans mains à Priverne, d’un porc avec des mains et des pieds d’homme à Céré, ou bien encore celle d’enfants avec quatre pieds et quatre mains ne semblent pas avoir suscité plus d’angoisse qu’une pluie de lait à Gabies ou un soleil brillant pendant la nuit à Pisaure. Il est impossible d’affirmer que ces prodiges étaient expiés avec les autres car ce n’est pas formellement énoncé, néanmoins il y a tout lieu de le penser, les auteurs précisant ordinairement quand un prodige reçoit un traitement spécial, comme c’est le cas parfois pour les hermaphrodites qui sont éliminés ou les jumeaux siamois découverts en 136 avant n. è. qui sont brûlés et dont les cendres sont jetées à la mer44. Les monstres doubles, tout comme les hermaphrodites, avaient une morphologie à laquelle on a prêté un sens politique fort, le prodige était interprété comme une préfiguration de l’état de la cité. Certaines malformations étaient vues comme le signe d’une sédition à venir45. Cette idée est présente chez Cicéron concernant la naissance d’un enfant à deux têtes46, mais aussi, bien plus tard, chez Tacite à deux reprises47. À chaque fois, ces monstres doubles sont découverts à un moment très particulier de tensions internes au sein de l’État romain. Cicéron publie son traité De la divination au moment de la mort de César tandis que les extraits de Tacite annoncent d’abord la fin du règne de Claude et l’avènement de Néron puis, en 64 n. è., peut-être les troubles liés à la conjuration de Pison. Il serait imprudent de vouloir créer à partir de ces prodiges un système selon lequel la naissance ou la reconnaissance d’un être double coïncide immanquablement avec des troubles internes à l’État romain. Néanmoins, ces quelques exemples méritaient d’être relevés car il n’y a, a priori, pas de peur spécifique envers le monstre humain sauf dans des cas très particuliers. Le prodige peut aussi être expié de façon individuelle et spéciale comme l’atteste le cas des jumeaux siamois de Julius Obsequens. Peut-être y a-t-il ici un outil littéraire utilisé par les auteurs pour annoncer des faits à venir.
10S’ils n’ont pas remis en question l’exécution des rites religieux se rapportant à la procuration de prodiges, certains auteurs et philosophes du ier siècle avant n. è. ont nié l’origine divine de ces phénomènes. C’est le cas de Cicéron (qui pourtant affirmait aussi qu’une petite fille à deux têtes annonce une sédition !) pour qui le monstre ne relève pas de l’intervention du divin mais a une cause naturelle. Lucrèce partage cette idée car, en tant qu’épicurien, il pense que les dieux ne s’occupent pas des affaires de l’homme ; pour lui, il n’existe donc aucun prodige au sens religieux du terme48. Est-ce le fruit de la diffusion de ces idées ou l’apaisement des tensions lié à l’avènement d’Auguste au pouvoir et le retour de la paix ; ou bien une combinaison des deux, la première solution étant favorisée par la deuxième ; quoi qu’il en soit, on observe dans la deuxième moitié du ier siècle avant n. è. une raréfaction de la mention des prodiges dans les textes. Tite-Live va même jusqu’à affirmer qu’à son époque on n’accorde plus de crédit aux prodiges49. Sous l’Empire, les allusions aux portenta, ostenta et autres monstra (au sens religieux du terme) se font plus rares et ne resurgissent qu’à des moments de crise, comme le montrent les écrits de Tacite. D’une éventuelle procuration on ne sait plus rien, et des sujets difformes commencent même à faire leur apparition dans l’entourage des élites comme source de distraction. En définitive, les monstres humains ne semblent pas avoir suscité une plus grande peur que les autres phénomènes naturels rangés au rang des prodiges à l’exception des êtres doubles et, prodigium sans doute le plus honni de tous, du cas très particulier des hermaphrodites qui, à certaines occasions, dans un climat d’angoisse sociale poussé à son point culminant, ont fait l’objet d’un traitement et de rites de procuration exceptionnels.
Du monstrum aux deliciae : le cas de l’hermaphrodite
La figure du monstre par excellence
11La figure de l’hermaphrodite mérite une attention particulière tant elle a suscité des sentiments et réactions ambigus chez les Anciens. La position vis-à-vis des êtres intersexués50 a été alternativement positive ou négative. L’hermaphrodisme, en tant que concept, pure vision de l’esprit, apparaît porteur de valeurs positives51. Il renvoie à un idéal perdu, celui de l’être primordial du mythe d’Aristophane dans Le banquet de Platon où le corps androgyne du troisième type de ces êtres mythiques, rencontre du féminin et du masculin, constitue un modèle à reproduire lors de l’union sexuelle entre un homme et une femme52. Mais, actualisée sous forme d’un être de chair et de sang, l’androgynie est dans la réalité perçue, notamment sous la République romaine, comme une monstruosité fauteuse de troubles dans l’ordre social. La norme sociale en vigueur dans les cités antiques repose sur le principe d’une division stricte des rôles et des fonctions fondée sur la différenciation sexuelle. Dans ces conditions, il apparaît que l’hermaphrodite, dont la bisexuation revient en définitive à une asexuation, constitue dès lors un danger pour le bon fonctionnement de la cité, dans la mesure où il brouille les frontières de la séparation en deux sexes où chacun à un rôle à tenir clairement délimité. Si cette vision est bouleversée c’est la communauté tout entière qui l’est aussi, voyant en cette manifestation physique extraordinaire un signe évident de la colère des dieux à son encontre, un prodige qu’il faut conjurer et effacer, telle une souillure. La question de l’hermaphrodisme dans l’Antiquité n’est pas anodine et nos sources ne passent pas sous silence cette ambiguïté du statut de l’être intersexué. La complémentarité entre sources archéologiques et littéraires est essentielle. Si la perception positive de l’hermaphrodite est donnée à la fois par la statuaire et par les récits poétiques et philosophiques ; l’aspect négatif est livré principalement par les sources écrites tant historiques, encyclopédiques, que juridiques. Les auteurs sont effectivement nombreux à évoquer la question de l’androgyne : Platon ou Ovide pour l’idéalisation du personnage, alors que d’autres, comme Tite-Live, Julius Obsequens, Diodore de Sicile, Pline l’Ancien, ou bien encore Phlégon de Tralles permettent de comprendre quel était le statut conféré aux êtres intersexués et en quoi, finalement, l’identité sociale dépend des représentations. La naissance d’un hermaphrodite constitue un cas tout à fait particulier au sein de nos catégories d’enfants déjà évoquées. À certaines époques de la République, un tel événement était particulièrement redouté et considéré comme des plus néfastes. L’hermaphrodisme faisait partie des cas où la question devenait religieuse et l’affaire publique, l’État se chargeant de régler la situation. Les androgynes étaient classés parmi les prodiges et menaçaient le maintien de la pax deorum. Les écrits de Tite-Live et Julius Obsequens permettent de délimiter une période allant de 209 à 92 avant n. è. où les hermaphrodites (17 cas recensés) firent l’objet de rites d’expiation afin d’apaiser la colère divine. C’est au cours de cette période, marquée par de nombreuses crises durant lesquelles les superstitions sont exacerbées, qu’on met progressivement en place un rituel qui vise à éliminer les androgynes selon des pratiques codifiées, constituant l’arsenal de la confrontation du spectateur face à une altérité définie comme monstrueuse. L’origine de ces codes est à chercher dans les cérémonies de conjuration de l’androgyne de 207 avant n. è., découvert à Frusino53. Celui découvert en 209 avant n. è. à Sinuessa constitue bien la première occurrence d’hermaphrodite rangé parmi les prodiges, mais sa procuratio n’a rien eu de spécial et il fut traité sur le même pied que les autres prodigia de l’année54.
12À partir de 207 avant notre ère, les androgynes deviennent un phénomène particulièrement effrayant qu’il convient de conjurer de façon individuelle et distincte des autres prodiges de l’année. On mentionne, pour plusieurs cas, une expiation composée de cérémonies où sont chantés des hymnes en l’honneur de Junon Reine par trois fois neuf jeunes filles, avec des prières et des sacrifices. Tite-Live décrit de manière précise les rites exécutés en 207 :
« Alors que les consciences étaient libérées de leurs scrupules religieux, elles furent à nouveau troublées par l’annonce qu’à Frusino était né un enfant aussi grand qu’un enfant de quatre ans : l’étonnant n’était pas tant sa grande taille que l’incertitude où l’on était sur son sexe, masculin ou féminin (cela s’était produit à Sinuessa, deux ans auparavant). Les haruspices qu’on avait fait venir d’Étrurie dirent qu’il s’agissait là d’un prodige qui souillait et déshonorait : il fallait bannir l’enfant du territoire romain, l’éloigner du contact avec la terre et l’immerger en haute mer. On l’enferma vivant dans un coffre, l’emporta et le jeta à la mer. Les pontifes décrétèrent de même que trois groupes de neuf jeunes filles devaient parcourir la ville en chantant un hymne55. »
13L’effet produit par ces cérémonies sur les dieux dut être satisfaisant car, par la suite, on les réutilise pour les autres androgynes expiés. Lorsque deux nouveaux hermaphrodites sont découverts en 200, on les fait jeter à la mer et les livres Sibyllins sont consultés. Les décemvirs prescrivirent les mêmes cérémonies que pour l’androgyne de 207 et trois fois neuf jeunes filles chantèrent un hymne en parcourant la ville et portèrent une offrande à Junon Reine56. Le rituel était alors institué. Par la suite, il n’est plus nécessairement mentionné57 cependant, le sort de l’être intersexué ne variant pas (l’élimination), il est tout à fait probable qu’on ait continué à y recourir de manière quasi systématique. La façon dont on faisait disparaître ces individus était elle aussi bien particulière puisqu’à de rares exceptions près, ils ont tous été portés à la mer. Aucune violence directe ne semble avoir été faite aux androgynes puisqu’en général on les mettait dans une caisse et on les amenait à la mer, où on les abandonnait à leur propre sort. Les seuls cas de violence soupçonnés le sont pour des hermaphrodites découverts tardivement alors qu’ils sont déjà adolescents et où un simple abandon aux flots (et donc à la décision divine), ne laissait pas envisager une mort certaine, celui-ci pouvant essayer de regagner la rive à la nage. Pourtant, si on plaçait l’individu dans un coffre scellé, les chances de survie étaient tout de même minces. Par conséquent, faut-il imaginer qu’une autre explication puisse être à rechercher ? C’est possible. Néanmoins, ces cas d’hermaphrodites plus âgés sont les seuls où l’on mentionne une mise à mort explicite58 bien que cela ne soit pas systématique puisque l’hermaphrodite de 16 ans découvert en 200 avant n. è. à Frusinone semble avoir connu le même sort que son homologue nouveau-né trouvé la même année. De nombreux chercheurs59 ont noté, à juste titre, que ces expiations d’hermaphrodites se regroupaient sur une période d’un peu plus d’un siècle où Rome fut la proie de guerres et de plusieurs crises de toutes sortes. L. Brisson a démontré60 que les prodiges et les cérémonies d’expiation afférentes remplissaient simultanément deux fonctions : le moyen d’utiliser de façon cynique la religion d’État à des fins politiques61 et le témoignage de la panique superstitieuse qui s’empare des masses aux moments de crises intenses. Il explique aussi62 que la reconnaissance par Rome de prodiges, s’étant déroulés dans d’autres cités de l’Italie, et leur procuration montraient à leurs populations que le Sénat faisait preuve de sensibilité vis-à-vis de l’anxiété de peuples non romains subissant des pressions importantes sur le plan militaire du fait de l’hégémonie romaine. En faisant célébrer, à Rome, ces cérémonies expiatoires des prodiges italiens par des prêtres romains, le Sénat affirmait encore plus, par des biais religieux, cette hégémonie sur la péninsule italienne. Je suis, tout à fait, L. Brisson dans cette interprétation et je pense qu’on peut même risquer une hypothèse supplémentaire. La période (209-92/90 avant n. è.) pour laquelle nous disposons d’exemples de procurations d’androgynes ne semble pas anodine. Elle correspond presque exactement au début de la conquête du bassin méditerranéen par Rome jusqu’à la guerre sociale et le début d’une diffusion plus élargie du droit de cité romain. Il semble même qu’on puisse partager cette période en deux phases. La première allant de 209 à 142/133 avant n. è. et la seconde de cette date jusqu’aux abords de la guerre contre les Marses. Durant la première époque, il est possible de noter qu’à chaque fois qu’on fait la procuration d’un hermaphrodite, Rome est à un moment important dans une guerre contre l’étranger (l’Autre). C’est le cas en 207, lorsque le rituel se met en place ; on se situe en pleine deuxième guerre punique, Rome a subi de nombreuses défaites, son territoire s’est vu menacé par les Carthaginois, juste avant le retournement de situation et le retour des victoires dont celle du Métaure cette année-là. En 200, c’est le début de la deuxième guerre de Macédoine : on a dû faire planer le risque d’un affrontement sur le sol italique pour en obtenir le vote, ce dont profitent quelques peuples de Gaule pour attaquer Plaisance et Crémone, les deux principales colonies romaines de l’Italie du Nord. En 186, éclate le scandale des Bacchanales, les troubles sont intérieurs essentiellement, mais cette affaire a été l’occasion de fustiger l’influence des cultes étrangers à Rome et dans la péninsule. À chaque fois, une menace semble planer sur le sol italien. Quant à la période 142/133, elle est marquée par l’opposition face à Numance. À partir de là, on observe une contraction temporelle dans la fréquence de découverte et d’expiation des hermaphrodites, les intervalles entre chaque cérémonie sont plus réduits. Si l’on avait quatre découvertes très rapprochées dans la première phase (209, 207 et deux en 200), il n’y en a eu qu’une entre 200 et 142, alors qu’on en recense dix entre 142 avant n. è. et la guerre sociale soit en l’espace d’une cinquantaine d’années. Au cours de cette période, les découvertes ne semblent plus correspondre à un événement particulier des opérations romaines face à l’étranger, cependant il est troublant de remarquer que cette phase coïncide précisément avec le moment où les conséquences de ces guerres commencent à se faire ressentir sévèrement à Rome et sur son territoire, ce qui implique de leur trouver des solutions. Cette période commence quasiment avec l’action des Gracques et la réforme agraire qui visait, en partie, à résoudre les problèmes rencontrés par les paysans à la suite des guerres romaines (perte des terres pour de longs temps de mobilisation, concurrence désormais des importations céréalières, question croissante du statut des alliés…) et va jusqu’à la guerre des socii et les débuts de l’extension plus massive de la citoyenneté romaine. Rome étant alors pratiquement toujours en conflit à cette époque, toutes ces remarques ne pourraient relever que de la simple coïncidence, mais des détails notés dans les récits de langue grecque laissent à penser qu’on peut, peut-être, aller plus loin dans l’interprétation. Phlégon de Tralles rapporte l’histoire d’un hermaphrodite, enfant de Polycrite63. Or, dans cette anecdote, et comme l’a relevé L. Brisson64, l’auteur insiste lourdement sur le fait que ce bébé est différent de son père et de sa mère, ce qui est la définition du monstre selon Aristote65 ; mais surtout ceux-ci sont d’ethnies différentes, le premier étant étolien et la seconde locrienne. Même constat dans le récit que fait Diodore de Sicile pour le cas du changement de sexe d’Héraïs, le père est macédonien et la mère arabe66. Il ne me semble pas que ces éléments relèvent de la coïncidence ; à la lumière de ceux-ci, il apparaît possible d’envisager que l’androgyne réel n’ait pas effrayé et suscité l’horreur uniquement en raison du fait qu’il brouillait la démarcation entre les genres et donc le rôle que chacun avait à jouer dans la société ou bien qu’il menaçait la reproduction d’un modèle social en raison de sa stérilité ; mais aussi parce qu’il concrétisait en chair et en os une certaine angoisse de l’Autre (en tant qu’étranger) et de son influence potentiellement néfaste sur Rome. L’Vrbs étant, depuis la conquête de la péninsule italienne, constamment en guerre contre des peuples de cultures de plus en plus éloignées d’elle, cette peur de la « contamination » par des mœurs exotiques semble possible d’autant que l’on est aussi dans la pleine période où la diffusion de l’hellénisme à Rome suscite quelques oppositions. Il est envisageable également que cette figure de l’hermaphrodite, symbole d’un prochain dévoiement, d’une contamination de la société romaine par l’Autre, ait pu être utilisée a posteriori par les auteurs et les hommes politiques comme artifice littéraire et divinatoire afin de rendre compte de cette période de guerre et de ses conséquences sur la cité romaine. Après la guerre sociale, l’androgyne ne semble plus faire l’objet de procuration. Plusieurs hypothèses ont été avancées afin d’expliquer ce changement comme la diffusion à Rome d’idées plus rationnelles venues de Grèce, l’apaisement des angoisses grâce à l’avènement d’Auguste et au retour de la paix. Pourtant, les procurations d’hermaphrodites s’arrêtent bien avant cette période. Il convient cependant de rester prudent dans la mesure où nous sommes tributaires de nos sources. La méconnaissance de procurations d’hermaphrodites avant 209 et leur absence, ou presque, après 90 avant n. è. ne signifient peut-être pas nécessairement qu’elles avaient totalement disparues, mais peut-être que nous n’avons pas à notre disposition des documents qui les mentionnent67. Ou peut-être le rituel avait-il tout simplement perdu de son utilité, et donc sa valeur performative, dans un empire qui domine désormais cet Autre si redouté ?
Mythologie, philosophie et littérature : un aspect positif ?
14Envisagé en tant que concept, vue de l’esprit, l’hermaphrodite inspire un sentiment tout à fait différent et peut même être porteur de valeurs positives. C’est un des grands paradoxes de cette figure déjà souligné par M. Delcourt : « L’androgynie occupe les deux pôles du sacré. Pur concept, pure vision de l’esprit, elle apparaît chargée des plus hautes valeurs. Actualisée en un être de chair et de sang elle est une monstruosité, et rien de plus ; on se débarrasse le plus vite possible des malheureux qui la représentent68. » Les deux visions ont longtemps coexisté. L. Brisson, dans son ouvrage intitulé Le sexe incertain. Androgynie et hermaphrodisme dans l’Antiquité gréco-romaine69, a démontré que les êtres bisexués ont pu occuper la place « d’archétype », de « principe » au sein du mythe. À ce titre, l’exemple le plus marquant est certainement celui des êtres primordiaux développé dans Le Banquet de Platon. Autrefois, la nature humaine aurait été différente de ce qu’elle est à l’époque classique. Il y aurait eu chez les humains trois genres : mâle, femelle et androgyne. Ces êtres avaient quatre mains, le même nombre de jambes, deux visages et deux organes de la génération. Orgueilleux, ils décidèrent de s’attaquer aux dieux, ce qui causa leur perte70. En guise de punition, Jupiter les a séparés. Il laisse à Apollon le soin de façonner leur nouvel aspect physique. Ici, les androgynes sont considérés comme un genre à part entière. Ils n’ont rien de monstrueux, puisqu’on précise même qu’ils ressemblaient à leurs parents ! Le mythe peut alors être envisagé comme chargé des plus hautes valeurs, ces androgynes étant l’incarnation d’un idéal perdu, un âge d’or envolé, celui de la rencontre du féminin et du masculin et constitueraient un modèle à reproduire lors de l’union sexuelle d’un homme et d’une femme. L’acte sexuel permettant de retrouver, ne serait-ce que de manière fugace, l’unité des êtres primordiaux du mythe d’Aristophane. L’aspect positif de l’androgynie n’est pas seulement visible au travers de récits narrant la perte d’un potentiel âge d’or humain, il passe aussi par la médiation du divin, car on connaît un certain nombre de divinités androgynes, dont Hermaphrodite lui-même à qui un culte a, très probablement, été rendu71. Ses origines sont peu claires, selon M. Delcourt, il est peut-être l’héritier lointain d’un concept venu d’Orient pourvoyeur de l’existence d’une grande divinité qui participait des deux sexes72. En Orient, dans l’Antiquité, les divinités androgynes ne sont pas rares. Il ne faut pourtant pas s’y tromper, si le caractère androgyne est conservé, il est aussi transformé par les Grecs. Apparemment son culte naît au ive siècle avant n. è., la première attestation d’Hermaphrodite en tant que dieu est donnée par une base de statue inscrite découverte près de Vari en Attique73. Son culte semble avoir bénéficié de rites les quatrième et vingt-quatrième jours du mois si l’on en croit la littérature74. L’Agora d’Athènes a fourni la représentation d’un hermaphrodite anasyromenos du ive siècle avant n. è., c’est-à-dire la représentation d’une figure féminine drapée, l’étoffe soulignant en général nettement des seins féminins, qui soulève sa tunique pour révéler un appareil génital masculin. Des figurines de ce type ont été retrouvées en Italie et en Grèce dans des dépôts votifs. Pour l’époque romaine, A. Ajootian ajoute qu’on disposerait même d’Hermaphrodite représenté nourrissant des enfants75. Hermaphrodite n’est pas connu dans la mythologie pour avoir eu des enfants, pourtant les preuves archéologiques suggèrent une fonction de fertilité et nourricière de la divinité. Si l’on s’en tient aux représentations, il est aussi possible que l’hermaphrodite ait eu des vertus prophylactiques et qu’il servait à éloigner le mauvais œil76. En effet, la pose de l’hermaphrodite anasyromenos n’est pas sans rappeler la figure de Baubô qui dévoile ses parties intimes afin de faire rire Déméter77. Une idée qui semble confirmée par le fait que de nombreuses statues d’hermaphrodites étaient disposées dans les jardins mais aussi dans les bains, un endroit où le corps est exposé aux influences néfastes du mauvais œil. Malgré le traitement qui était réservé aux êtres intersexués réels, il appert que les Romains ont été très friands de ces représentations dans la statuaire et les peintures (on en connaît un certain nombre à Pompéi). Hermaphrodite n’est pas la seule entité androgyne que l’on rencontre dans les mythes circulant dans l’empire romain. Au sein du culte de Cybèle, le personnage d’Agdistis est bien connu. Dans sa tentative ratée de séduire Magna Mater, Jupiter laisse tomber du sperme sur le mont Agdus qui enfante un bébé androgyne nommé Agdistis, qui devient un être furieux et violent à outrance. Les dieux veulent tempérer ce caractère tumultueux et c’est Liber qui eut l’idée de remplir de vin la source à laquelle Agdistis avait l’habitude de boire. Ivre, l’androgyne s’endort et Liber attache les parties génitales du dormeur à ses pieds. En s’éveillant, celui-ci étend les jambes, tirant ainsi sur les liens et s’émascule lui-même78. La décision des dieux peut être vue comme une « remise en ordre », le personnage, par la perte de ses attributs masculins redevenant féminin. Mais c’est, en réalité, au niveau de sa transposition dans la statuaire que le mythe devient intéressant. A. Ajootian79 a émis l’hypothèse selon laquelle le thème de l’hermaphrodite endormi serait, peut-être, à mettre en rapport avec la représentation d’Agdistis avant son émasculation.
15La littérature a elle aussi été le vecteur de la transmission des histoires d’êtres au statut sexuel ambigu, qui ne sont pas décrits comme des monstres, et qui semblent même rapportées pour le plaisir et la distraction du lecteur. C’est dans les Métamorphoses d’Ovide que l’on trouve les exemples les plus significatifs de ce type de récits. On y rencontre notamment la version la plus fameuse de l’épisode de la naissance d’Hermaphrodite80. Ce dernier serait le fils d’Hermès et d’Aphrodite qui, un jour alors qu’il se baignait dans la source de Salmacis, non loin d’Halicarnasse, est aperçu par la nymphe du lieu qui en tombe immédiatement amoureuse. Le jeune garçon la repousse mais celle-ci se fait de plus en plus entreprenante, l’enlaçant contre son gré, le couvrant de baisers ; c’est alors, qu’elle implore les dieux de ne jamais la séparer de lui, sa prière est exaucée et le jeune Hermaphrodite ressort de l’eau mi-homme mi-femme, son corps et celui de Salmacis s’étant mêlés sous l’effet de la requête de celle-ci. L’enfant supplie ses divins parents de faire, en guise de compensation, que tout homme qui se baignerait dans cette eau se voie ôter sa virilité. Si Hermaphrodite est le seul personnage d’Ovide à revêtir les deux sexes en même temps on trouve d’autres récits relatifs à la confusion des genres chez cet auteur. Rappelons, par exemple, l’aventure d’Iphis. Un couple de Phestus attend un enfant. Le mari ordonne à sa femme de garder l’enfant si c’est un garçon et de l’exposer si c’est une fille. Isis apparaît en songe à celle-ci, peu avant son accouchement, et lui dit de ne pas obéir à son mari et de l’élever quel qu’en soit le sexe. La délivrance arrive, Téléthuse met au monde une fille, Iphis, qu’elle fait passer pour un garçon durant toute son enfance. Alors qu’elle atteint sa treizième année son père lui destine une épouse. Téléthuse et Iphis se rendent alors au temple d’Isis pour implorer son aide. Iphis entrée dans le sanctuaire jeune fille en ressort transformée en jeune homme par l’action de la déesse, et peut se marier81. Il n’est pas question d’androgynie puisque Iphis ne porte pas les attributs des deux sexes simultanément mais successivement, on a donc affaire à un changement de sexe. Pourtant, comme pour l’histoire d’Hermaphrodite, il n’y a pas de véritable dévaluation du sujet et encore moins une quelconque assimilation à un monstre. Au contraire, le changement de sexe, parce qu’il s’opère dans le sens femme/homme, est présenté comme une sorte de récompense. L’image de l’hermaphrodisme, qu’il soit simultané ou successif, diffusée par les mythes, la littérature et les représentations semble être radicalement différente de la perception que l’on pouvait avoir d’un être intersexué de chair et de sang. Les deux visions ont sans doute longtemps coexisté avec, d’un côté, un aspect chargé de valeurs positives liées à la fécondité, la fertilité et la protection, et, de l’autre, l’effroi et l’horreur du mélange, de la contamination, de l’avertissement divin d’un événement funeste à venir. Ces deux interprétations semblent avoir connu des existences parallèles qui ne se sont pas croisées, du moins n’en a-t-on pas la trace. Seul Diodore de Sicile a tenté de concilier les deux visions82.
Rationnaliser l’hermaphrodite : le droit et la médecine
16Après la guerre sociale on ne trouve plus trace, à ma connaissance, de cérémonie de procuration concernant un hermaphrodite. Au ier siècle n. è., un extrait de l’Histoire naturelle de Pline l’Ancien apprend qu’ils sont même devenus un objet de plaisir83. Plusieurs raisons ont été avancées pour justifier ce changement. L’apaisement des troubles et des crises lié à l’avènement d’Auguste et du retour à la paix en est un. Il faut constater cependant qu’un certain laps de temps, et qui concerne une période pour le moins agitée, s’est écoulé entre la dernière procuration connue et l’institution du pouvoir augustéen. Une autre justification possible est celle d’une rationalisation du phénomène sous l’influence de la pensée grecque qui considère l’androgynie comme une anomalie biologique84. Cette solution est tout à fait envisageable si l’on considère que certaines voix avaient déjà commencé à faire entendre leur scepticisme85 quant à la signification religieuse des prodiges. À la même époque, Diodore de Sicile exprime même ouvertement le souhait d’expliquer que les hermaphrodites ne sont pas des prodiges qui, pour lui, relèvent de la superstition86. À ces explications, on peut ajouter que, si l’on suit notre hypothèse initiale, le motif d’utilisation de l’expiation de ces individus n’était plus valable. Une combinaison de tous ces paramètres est envisageable également. Quoi qu’il en soit, les êtres intersexués ne sont plus éliminés pour des motifs religieux sous l’Empire, un passage de Phlégon de Tralles vient encore confirmer cette idée87. Une jeune fille de treize ans est prise de douleurs le jour de ses noces, peu après, elle développe des organes génitaux masculins. L’auteur précise que quelque temps plus tard elle est amenée à l’empereur Claude qui, en raison de ce prodige, élève un autel à Jupiter au Capitole. Il est vrai qu’il s’agit ici d’un hermaphrodisme successif mais il y a fort à parier que si cette jeune fille, devenue garçon, avait fait l’objet d’une procuration dont la fin était son élimination, Phlégon l’aurait mentionné. La question des ambiguïtés sexuelles dans l’Antiquité se complique encore si l’on envisage la position des différentes sources à notre disposition. D’un point de vue religieux, l’androgynie a occupé les deux pôles du sacré en incarnant sous son enveloppe réelle des aspects négatifs et sous sa forme divine des valeurs positives. Pourtant lorsque l’on sort de la sphère religieuse et malgré la vision plus rationnelle adoptée, il y a encore des divergences quant à la perception de l’androgynie. Sous l’Empire, les superstitions se seraient-elles apaisées au point d’envisager l’intégration des êtres intersexués à la société romaine ? C’est ce qu’il est possible de penser, de prime abord, si l’on considère que ces enfants ne sont plus mis à mort et que les casuistes les prennent en compte. Y. Thomas88 a montré combien le cas des hermaphrodites leur avait posé problème en matière d’intégration juridique. La répartition des tâches et des fonctions au sein de la communauté s’est opérée selon une stricte division des sexes où chacun a un rôle bien délimité selon qu’il est un homme ou une femme et où, selon L. Brisson89, l’homme est un combattant, un guerrier et la femme, une matrone à la fois mère et épouse. Il n’est pas évident de trouver une place à l’intérieur de cette norme, en matière de droit du moins, pour des êtres à la fois porteurs de caractères du sexe masculin et du féminin. Si la loi accorde bien certains droits aux androgynes ce n’est qu’à la condition de pouvoir les ranger, au préalable, dans l’un ou l’autre genre d’après celui qui domine chez eux. Ainsi est-on hermaphrodite-femme ou hermaphrodite-homme, la notion de répartition des fonctions sociales en lien avec la division sexuelle semble indépassable dans le domaine juridique où il n’y a pas de place pour un troisième sexe. Le fait de laisser vivre ces individus impliquait de trouver une réponse juridique à leur statut, dorénavant l’androgyne n’est plus un problème d’ordre religieux, c’est une question de droit. Il convient de le ranger dans le sexe qui domine chez lui90, pour cela on examine l’état des parties intimes. Si l’on considère qu’il appartient au genre masculin, il est autorisé à remplir des offices réputés « virils » comme être témoin lors de la rédaction d’un testament ou instituer un héritier posthume91. En revanche, si l’on estime que c’est la part féminine qui prévaut chez lui, alors il est assimilé, sur le plan juridique, à une femme. Si les textes de loi ont pris la peine de s’intéresser au cas de l’androgyne, c’est que le vide juridique en la matière avait un réel besoin d’être comblé même si la question du statut d’un hermaphrodite ne devait se poser que très ponctuellement et a dû apparaître comme un peu marginale. La réponse des juristes est très claire : il n’y a pas de troisième genre, il faut ranger l’être intersexué dans l’une des deux catégories déjà existantes. Pour les médecins et les philosophes92 cette division stricte n’est pas acceptée et il existe un uterque sexus mêlant les deux genres93. La position d’Hippocrate est un peu différente, car elle respecte la division du genre humain en deux sexes, mais ceux-ci sont relatifs94. Il est difficile de savoir si les juristes romains avaient connaissance de cet aspect de la pensée hippocratique95 ; mais, pour le médecin de Cos, le genre, même si l’un des deux domine toujours l’autre, est relatif et il y a un éventail de possibilités. On est plus ou moins femme ou homme en fonction du germe fourni par chacun des parents et de l’influence que prend celui-ci dans la formation du futur enfant. Il y a donc une part variable de féminin et de masculin dans chaque être mais l’un des deux sexes a toujours le dessus, ce qui peut justifier la position des juristes romains. Même dénué de sa connotation religieuse, l’androgyne reste un problème car il perturbe le fonctionnement traditionnel de la société et les points de vue varient selon les sources, les préoccupations des uns n’étant pas celles des autres.
Une variante : le changement de sexe
17D’un point de vue strictement médical ce que l’on appelle hermaphrodisme vrai, c’est-à-dire un appareil génital à moitié masculin (avec la présence d’un testicule) et à moitié féminin (avec un ovaire controlatéral), est extrêmement rare. En revanche, il existe un grand nombre de syndromes et de pathologies se manifestant par des ambiguïtés sexuelles et des malformations des organes génitaux dont certaines ont été qualifiées de pseudo-hermaphrodisme96 ; où l’individu peut présenter des caractères sexuels relevant des deux genres de façon moins aboutie que dans un cas d’hermaphrodisme vrai. Du point de vue de la méthode, il ne me semble pas nécessaire, voire même probant de plaquer nos connaissances médicales actuelles sur les cas décrits par les Anciens afin de déterminer qui souffrait de quoi ; ce qui pour nous, grâce aux progrès de la médecine et de la génétique, diffère en termes de reconnaissance et d’appellation, était probablement perçu par les Anciens comme relevant d’une seule et même catégorie. Il apparaît important ici de se limiter au plan de ce qui est externe et visuellement perceptible, toute anomalie sexuelle, du moment qu’elle faisait planer un doute sur la détermination du sexe de l’enfant, relevait de l’hermaphrodisme. Néanmoins, une gradation de la gravité de l’atteinte avait bien été établie à partir de données d’ordre visuel.
« L’affection hermaphrodite a reçu son nom des noms d’Hermès et d’Aphrodite. Elle apporte beaucoup de difformités à l’un et l’autre sexe. Il y en a, selon Léonidès, quatre espèces différentes : trois pour les hommes et une pour les femmes. Pour les premiers, la place des parties sexuelles féminines, garnies de poils, apparaît tantôt au périnée, tantôt au milieu du scrotum ; la troisième espèce a lieu chez ceux qui urinent par une sorte d’urètre située au scrotum. Pour les femmes on trouve souvent en haut de leurs parties génitales, près du pubis, une surcroissance pareille à l’organe viril, trois parties s’élevaient alors en saillie, l’une comme la verge et deux comme les testicules. La troisième espèce, qui chez les hommes consiste en ce que l’urine est évacuée par le scrotum, est incurable. Mais les trois autres se guérissent en enlevant les parties inutiles et en traitant à la manière des plaies97. »
18L’auteur a beau être médecin il classe, néanmoins, les types d’androgynes en catégories hermaphrodite-homme et hermaphrodite-femme comme c’est le cas dans la division juridique, preuve que même pour les scientifiques la question n’est pas simple. Le problème de la visibilité des malformations laisse à penser que certains enfants ont échappé à une procuratio ou à une exposition ; dans certains cas, l’ambiguïté sexuelle à la naissance n’est pas flagrante et des nourrissons ont, sans doute, été rangés dans la catégorie garçon ou fille, le problème ne se révélant que pendant l’enfance ou à l’adolescence au moment de la puberté, et que certains ont qualifié de « changement de sexe98 ». On peut ici penser aux androgynes adolescents des listes de Julius Obsequens et de Tite-Live bien qu’il ne faille pas écarter non plus l’éventualité de parents désireux de protéger leur enfant et ayant tenté de le soustraire au traitement qui lui était réservé par l’État romain. Une hypothèse a aussi été avancée selon laquelle il y aurait eu une plus grande souplesse religieuse en période de calme99. Diodore de Sicile, dans sa Bibliothèque historique, rapporte deux cas non romains de changement de sexe. Les faits se déroulent en Arabie où une jeune fille du nom d’Héraïs a épousé un dénommé Samiade. Après un an de mariage, celui-ci entreprend un long voyage, laissant sa jeune épouse chez lui. Au cours de cette période, la jeune fille contracte une étrange maladie touchant le bas-ventre qui se tuméfie. On appelle les médecins qui appliquent des soins, mais le septième jour, alors qu’Héraïs est seule avec sa mère et deux servantes, sa tumeur se rompt et il en sort un membre viril avec des testicules100. Samiade rentre de voyage, Héraïs garde son secret, refuse la cohabitation et se réfugie auprès de son père. Le mari intente alors un procès à son beau-père dans le but de récupérer sa femme. Les juges étant sur le point de statuer en faveur de Samiade, Héraïs se dénude et révèle sa condition. Une intervention médicale, usant d’une thérapeutique reconnue, permet de mettre les organes masculins dans leur état normal. Elle change alors de costume pour prendre celui d’un jeune homme et rejoint l’armée101. Pline rapporte un cas romain du même type qui est pour lui l’occasion d’affirmer que le changement de femmes en hommes ne relève pas de la fable. Il prend l’exemple d’une jeune fille de Cassinum qui, transformée en garçon en 171 avant n. è., est exilée sur une île déserte102. D’autres cas similaires sont rapportés par Phlégon de Tralles103 qui les qualifie d’hermaphrodites, ce qui montre que le lien entre les deux, possession simultanée ou successive de caractères génitaux des deux sexes, avait été fait par les Anciens104. Cette jeune fille de l’Histoire naturelle a eu moins de chance qu’Héraïs puisqu’elle a été considérée comme prodige et exilée. Néanmoins, il semble que les cas d’androgynie successive ont moins suscité l’horreur car les sujets ne sont pas éliminés, et même, pour un certain nombre, passent d’une vie de femme à celle d’un homme. Dans tous les cas, la transformation a lieu à la fin de l’enfance ou à l’adolescence, toutes ces jeunes filles sont sur le point d’être mariées ou le sont depuis peu, et il est à noter que des anomalies étaient déjà présentes auparavant chez le sujet, car pour Héraïs comme pour Kallô on précise qu’elles n’ont pu avoir, dans le cadre du mariage, que des rapports « contre-nature » ; mais, dans les deux cas, une fois le changement de sexe effectif, des ajustements chirurgicaux ont été nécessaires pour les établir dans leur véritable sexe105. D’ailleurs, Paul d’Égine décrit un geste chirurgical qui devait certainement être celui abordé par Diodore de Sicile « pour remettre en ordre » l’identité sexuelle de ces jeunes personnes. Le malade est couché sur le dos et on fait une incision sur le phallus afin d’en établir la perforation106. Le même auteur indique également comment exciser un clitoris trop grand chez la femme et qui pourrait passer pour un pénis107. Si cette possibilité chirurgicale existe dans les textes, il appert abusif, pour plusieurs raisons, d’avancer qu’on y a recouru de manière routinière afin de réintégrer les intersexués dans la norme. Si les hermaphrodites étaient systématiquement opérés afin d’entrer dans l’un ou l’autre genre, il n’aurait pas été nécessaire pour le droit d’envisager la question de leur capacité juridique. Ensuite, si le texte de Paul d’Égine tend à prouver qu’en théorie cette opération était praticable, rien ne dit à partir de quelle époque, ni qu’elle était connue et réalisée par la plupart des médecins antiques. En outre, la question des chances de réussite, c’est-à-dire sans l’apparition d’une infection post-opératoire, se pose aussi. La catégorie sociale à laquelle appartenaient ces individus mérite sans doute d’être prise en compte. Dans une société qui, dorénavant, ne mettait plus à mort les hermaphrodites, et même auparavant, il est peu probable qu’un citoyen sans grande richesse ait eu recours à ce type de correction, son état ne l’empêchant nullement de mener une existence sociale et laborieuse normale, au moins jusqu’à un certain point. L’archéologie ne permet pas non plus d’envisager la fréquence de la pratique de telles interventions. Si l’on peut supposer que le nombre de patients potentiels candidats à cette opération devait être assez marginal, les outils mentionnés pour sa réalisation semblent assez communs (bistouris, cautères…) et il n’est donc pas possible de déterminer la régularité d’un tel acte chirurgical à partir des outils retrouvés dans les trousses de chirurgien mises au jour.
Du prodigium au phénomène de foire : une situation pas nécessairement plus enviable
Évolution du traitement réservé aux bébés malformés
19À partir de la période impériale, les textes ne font plus guère mention de naissances d’enfants malformés et classés dans la catégorie des prodigia108. On n’a plus trace non plus de leur procuration religieuse. A. Allély relève109, pour l’Empire, un seul cas d’expiation, d’un bébé jugé monstrueux, par des cérémonies religieuses qui aboutissent à l’élimination du prodige. En 112, naît un enfant à deux têtes pour lequel les haruspices recommandent de le conduire au Tibre et de l’y jeter110, à l’instar du sort qui était réservé aux hermaphrodites à l’époque républicaine. Les raisons invoquées pour expliquer cette raréfaction de la procuratio des monstres humains sont les mêmes globalement que celles mentionnées pour les androgynes. Si, comme nous l’avons supposé précédemment, l’expiation religieuse de tels individus coïncidait avec les troubles guerriers et politiques, il n’est pas étonnant, en effet, qu’avec le principat et un certain apaisement, il n’ait plus été utile de recourir à ce genre d’instrument pour signaler des temps troublés111 ; d’autant que les dates signalées comme ayant vu la mise au jour d’hermaphrodites ou d’enfants doubles à cette période coïncident, le plus souvent, avec des changements politiques à la tête de l’Empire112. Ces derniers justifiant le réemploi du motif littéraire du monstre annonciateur de troubles par les auteurs. Concernant l’exposition d’enfants qui présentaient une déformation visible dès la naissance mais qui n’étaient pas rangés dans la catégorie des prodiges, il est assez difficile de dire s’il y a eu une quelconque évolution par rapport à la période précédente ; on peut le supposer si l’on considère la plus grande tolérance dont il est fait preuve face aux prodigia mais rien de plus. D’autant que Sénèque113, dans un passage célèbre, semble affirmer que l’infanticide est courant tant pour les monstres que pour les enfants jugés un peu faibles ; cependant, il est possible qu’il s’agisse de l’énoncé d’un précepte philosophique prônant le pragmatisme sur le ton de la vérité générale à valeur de conseil, sans que cette pratique n’ait aucune valeur quant au réalisme de sa mise en œuvre effective de façon routinière. À l’époque impériale, un certain goût pour l’étrange et les curiosités semble se répandre.
« Les annales ne nous renseignent pas sur la taille de Naevius Pollion ; mais, si l’on en juge d’après l’empressement de la foule qui faillit l’étouffer, il passait pour un prodige114. »
20Des auteurs rapportent que des êtres jugés monstrueux auraient été élevés dans le seul but d’être exhibés.
« On s’est plu, en Égypte, à nourrir un monstre humain : il avait deux yeux aussi derrière la tête, mais qui ne voyaient pas115. »
21Une anecdote similaire se retrouve beaucoup plus tard chez Augustin, attestant de la pérennité de ce goût. Il décrit un homme double quant aux membres supérieurs avec un seul ventre et deux pieds, qui attirait un grand nombre de curieux116. Pline dresse un véritable catalogue des curiosités qui attiraient l’œil en son temps.
« L’homme le plus grand qu’ait vu notre époque, sous le règne du divin Claude, s’appelait Gabbare ; il était originaire d’Arabie et mesurait neuf pieds et neuf onces (2,88 m). Il y eut, sous le divin Auguste, des personnes, qui avaient un demi-pied de plus : leurs corps étaient conservés, à titre de curiosités, dans un caveau des jardins de Salluste ; ils se nommaient Pusion et Secundilla (3,03 m). Sous le même empereur, l’homme le plus petit, un nain de deux pieds et un palme, nommé Conopas (0,666 m ; deux pieds = 0,592 m et un palme = 0,74 m), était l’objet préféré de sa petite-fille Julie, en même temps qu’une naine, Andromède, affranchie de Julia Augusta (Livie)117. »
22Les empereurs eux-mêmes s’adonnaient à ce goût pour les monstres humains118. La possession de tous types de curiosités renforçait leur prestige et, symboliquement, leur emprise sur le monde connu119. Si Suétone mentionne l’aversion d’Auguste pour les nains et les enfants contrefaits120, ces individus étaient, néanmoins, présents dans son entourage puisque sa petite-fille en possédait. De plus, et de façon paradoxale, Suétone parle de l’exhibition par le premier princeps d’un jeune Lycien de bonne famille parce qu’il ne mesurait pas deux pieds de haut, pesait dix-sept livres et avait une voix formidable121. Les sources décrivent aussi l’empereur Élagabal comme friand de la compagnie, et de l’humiliation, d’individus au corps remarquable :
« Il avait aussi l’habitude de convier à dîner huit chauves (caluos), ou encore huit borgnes (luscos), huit podagres (podagrosos), huit sourds (surdos), huit nègres (nigros), huit géants (longos) ou huit obèses (pingues), et comme ces hôtes ne pouvaient tenir sur un seul lit de table semi-circulaire, il suscitait à leurs dépens l’hilarité générale122. »
23S’ils ne sont plus forcément l’objet d’une procuration religieuse, ou s’ils ont échappé à l’exposition ou l’infanticide, ces individus semblent avoir été, pour certains, appréciés pour leur capacité à susciter le rire et à pouvoir distraire les élites dont ils intègrent l’entourage.
La condition de ces individus qui fréquentent les élites
24La littérature scientifique anglo-saxonne a parfois qualifié ces individus de pets, c’est-à-dire d’« animaux de compagnie » pour les catégories aisées de la population, dont le rôle principal était de les distraire et de les faire rire. Le cas des nains est à la fois singulier et exemplaire123. Le nain a un statut particulier dans la mesure où il ne semble pas avoir été considéré comme un malade ou un être invalide124. En revanche, son potentiel d’amuseur est bien identifié. Les nains sont présents dans les plus grandes maisons de l’Empire. Une partie des personnes atteintes de nanisme ont sans doute appartenu au monde du spectacle et ont été employées dans les banquets afin de divertir les convives de différentes façons comme mimes, musiciens, etc. La stèle funéraire d’un certain Myropnous, datée du iie siècle n. è., représente un nain musicien debout, vêtu de la palla des artistes, il tient deux tibiae. L’inscription située au-dessous du personnage le qualifie de nanos et de choraules, c’est-à-dire d’aulète125. De nombreuses représentations plastiques montrent des nains jouant d’un instrument de musique126. Il ne s’agit pas du seul talent qui leur est prêté comme semble l’attester toute une série de statuettes qualifiées de « nains dansants », comme ce personnage en terre cuite, conservé au Landesmuseum Wurtembourg à Stuttgart127, qui se déhanche avec une épaisse couronne de feuillage sur la tête. Leur façon atypique de se mouvoir ne devait pas manquer de susciter le rire des spectateurs. La série la plus célèbre de ces nains est sans doute celle de Madhia128. Composé de trois statuettes, ce groupe permet d’envisager une autre hypothèse quant aux fonctions de ces nains129 : certains de leurs attributs suggèrent un lien avec des cultes où la musique et la danse ont tenu une place importante. La naine dansante qui figure parmi les bronzes de Madhia porte l’habit isiaque, frangé avec le nœud sur la poitrine. Le nain est lui aussi en train de danser. Tous deux portent des crotales. Une seconde naine est, quant à elle, revêtue du manteau isiaque. Comme l’a montré V. Dasen130, le contexte isiaque semble bien marqué chez les naines qui dansent, la plupart portant l’habit de la déesse ainsi qu’une coiffure avec des fleurs de lotus, répandues dans le culte d’Horus-Harpocrate. La découverte d’une statuette du même type dans le temple de Backias131 confirme encore cette hypothèse. L’exemple est, certes, égyptien mais de nombreux objets romains de ce type montrent des caractéristiques similaires. Une autre découverte semble également mener dans cette direction. En 1999 a été mise au jour, à Mayence, dans le temple d’Isis, une figurine de nain danseur132. Les nains étaient aussi des athlètes au talent reconnu133. Domitien avait d’ailleurs recours à eux lors de spectacles de gladiature134. Ces petits guerriers étaient bien souvent tournés en dérision et leurs affrontements visaient à susciter le rire chez les spectateurs. Néanmoins, ils sont représentés ou décrits avec tous les attributs du sportif comme le cirrus, coiffure caractéristique, certains sont également dépeints en boxeurs ou gladiateurs.
« Le service des plats ayant été suspendu un instant selon l’usage, Aristénète, attentif à ce que ce moment ne fut pas sans agrément ni inoccupé, donna ordre d’entrer au bouffon, pour dire ou faire quelque plaisanterie afin de détendre encore davantage les convives. Un être difforme (ἄμορφός) s’avança, la tête rase, gardant sur le sommet du crâne de rares poils dressés. Il dansa en se cassant et en se contorsionnant pour paraître encore plus ridicule, et martelant des anapestes il les débitait avec un accent égyptien. Pour finir il se moqua des assistants.
Ils riaient chaque fois qu’ils étaient visés, mais lorsqu’il décocha un trait semblable à Alcidamas en le traitant de petit chien de Malte, celui-ci se mit en colère (il était clair depuis un bon moment qu’il en voulait au bouffon d’avoir du succès et d’accaparer les convives), il jeta son manteau et le provoquait à se mesurer au pancrace avec lui, ajoutant qu’à défaut il lui donnerait du bâton. Ainsi, le malheureux Satyrion – tel était le nom du bouffon – se mit en position pour le pancrace. La chose était on ne peut plus plaisante : un philosophe se dressant contre un bouffon, frappé ou frappant à tour de rôle. Les présents avaient honte ou riaient, jusqu’au moment où Alcidamas en eut assez de recevoir des coups : il fut défait par un avorton (ἀνθρωπίσκου) rompu aux exercices. Bref, le rire se donna libre cours à leurs dépens135. »
25Cette anecdote est particulièrement intéressante car, comme l’a souligné V. Dasen136, elle rassemble tous les poncifs qui circulent au sujet des nains dans l’Antiquité. En plein banquet, auquel assiste un certain nombre de convives, à un moment déterminé, on fait intervenir des êtres aux caractéristiques physiques remarquables afin qu’ils distraient les invités par des bouffonneries. À l’instar des statuettes de nains dansants, Lucien décrit le déhanché grotesque du sujet. L’auteur précise également qu’il a un accent égyptien, ce qui n’est pas anodin puisque beaucoup de ces amuseurs professionnels disaient venir d’Égypte, et notamment d’Alexandrie, où les nains connaissaient une faveur particulière137. À noter également que de nombreux exemplaires de figurines de nains provenaient d’Égypte. On retrouve aussi dans ces lignes de Lucien la description du nain athlète, le bouffon portant le cirrus, le crâne rasé et des cheveux sur le dessus de la tête. Le côté risible de la scène est accentué par le fait que ce petit homme en affronte un autre de taille normale et parvient à le vaincre !
26Il est difficile de définir le statut de ces amuseurs des banquets, il est probable que les situations ont été très diverses. La plupart était sans doute des esclaves et appartenaient, pourquoi pas, à la famille qui conviait à dîner. Le fait que Satyrion soit menacé de la bastonnade laisse supposer qu’il s’agissait d’un être servile. Néanmoins, d’autres officiaient dans des troupes itinérantes, employées pour des événements ponctuels. Il est trop hâtif de conclure à un statut exclusivement servile de ce type de personnages. Quelques-uns ont certainement profité de ce statut de « bouffon » afin d’acquérir une situation plus favorisée, pénétrant l’entourage des plus grands, comme c’est probablement le cas de ce Vatinius évoluant dans l’entourage de Néron138. En outre, leur position d’amuseurs leur a, peut-être, permis de dire certaines choses qui, prononcées par tout autre serviteur, auraient été punies avec violence. Chez Lucien, il n’hésite pas à se moquer des spectateurs présents. On retrouve une audace semblable sous la plume de Suétone qui rapporte que, lors d’un banquet, un nain avait demandé à Tibère pourquoi un individu, nommé Paconius, accusé de lèse-majesté, vivait encore. Le prince lui reprocha alors l’intempérance de sa langue, mais, quelques jours plus tard, écrivit au Sénat afin qu’il statue sur ce sujet139. Le même auteur affirme que Domitien, pendant les combats de gladiateurs, échangeait des propos tout à fait sérieux avec un jeune garçon à la petite tête monstrueuse (puerulus coccinatus paruo portentosoque capite)140. Les nains n’étaient pas les seuls à graviter comme amuseurs dans l’entourage des puissants. Vatinius était difforme mais pas atteint de nanisme semble-t-il, tout comme le garçonnet de Domitien. Dans le même registre, Pétrone décrit un enfant laid, vieillot, rabougri, chassieux qui faisait les délices de Trimalchion141. Certains chercheurs ont supposé qu’il pouvait être atteint de progéria142. Ammien Marcellin note aussi l’engouement de l’empereur Julien pour un muet143. L’intérêt pour ces individus n’est pas toujours artistique et certains n’ont pas hésité à les utiliser pour provoquer le rire mais par des moyens dégradants. C’est le cas de Commode, qui fait servir deux bossus à la moutarde en guise de distraction144, ce qui fit également leur richesse, pour autant l’humiliation est bien là. Il déguisait aussi en géants des estropiés et des paralysés des membres inférieurs, les recouvrant des genoux aux pieds de guenilles et de bandes de tissu pour les faire ressembler à des dragons, puis les tuait à coups de flèches145. Pour autant, comme nous le verrons par la suite, il est impossible de prendre ces passages au pied de la lettre.
27V. Dasen a également développé une hypothèse particulièrement importante concernant ces amuseurs nains, et qui me semble également applicable, dans une certaine mesure, aux bossus. Selon elle146, ces personnages ont servi d’amulettes vivantes pour détourner le mauvais œil147. Par conséquent, leur présence ne pouvait qu’être la bienvenue dans les milieux aisés, particulièrement exposés à la jalousie. Pour ceux qui ne pouvaient se procurer de tels individus, il était possible de substituer leur présence réelle dans la maisonnée par l’acquisition d’une statuette à leur effigie, en bronze ou en terre cuite, qui avait pour fonction de chasser les influences néfastes. Enfin, l’attrait sexuel suscité par ces personnes n’est pas non plus à négliger148. Pline parlait des hermaphrodites, un temps redoutés, devenus source de plaisir149. Il est possible que certains esclaves difformes aient servi d’objets sexuels destinés à assouvir les désirs de leur maître, à l’instar du bossu Clésippe acheté 50 000 HS par Gégania qui finit par le recevoir dans son lit puis dans son testament le rendant ainsi immensément riche150. En définitive, il appert qu’avec l’époque impériale, les êtres dits difformes ont parfois été des personnages-clefs des banquets. Accessoires de distraction, souvent ridiculisés, parfois de façon dégradante, ils étaient mis dans une position pas beaucoup plus enviable que lors des procurations républicaines, même si en général leur issue s’avère moins radicale151. Pourtant un certain nombre d’entre eux ont utilisé ce statut à leur avantage, accédant à la protection voire à la richesse comme Vatinius et Clésippe.
Un engouement responsable de la création de monstres artificiels ?
28L’engouement pour les êtres malformés est tel que même un auteur comme Quintilien, qui écrit sur l’art oratoire, y fait allusion dans son traité :
« Car un langage direct et naturel semble ne rien devoir au talent, tandis que nous admirons comme vraiment exquises les expressions contournées dont j’ai parlé ; de même, des corps contrefaits (distortis) et, à certains égards, monstrueux (prodigiosis corporibus) ont plus d’intérêt, aux yeux de certaines gens, que ceux qui n’ont rien perdu des avantages de la conformation ordinaire (communis habitus) ; et, d’autres aussi se laissent prendre aux apparences, à des visages épilés et poncés, à des chevelures calamistrées, fixées par des épingles, éclatant d’une teinte empruntée, ils trouvent plus de beauté que n’en pourrait donner la nature non altérée, si bien que la beauté du corps (pulchritudo corporis) semble résulter de la perversion des mœurs152. »
29Ce goût pour les curiosités physiques se traduisait dans le prix atteint par certains esclaves qui en étaient touchés. Les esclaves difformes, tout comme ceux qui avaient une spécialisation ou un talent particulier, avaient une valeur marchande accrue. La difformité et la laideur sont des éléments qui leur permettent de trouver un acquéreur ; elles sont, en quelque sorte, leur outil de travail. En ce sens, la notion de handicap est une nouvelle fois invalidée pour l’Antiquité puisqu’ici c’est justement le défaut corporel qui qualifie ces individus. C’est la performance du danseur, de l’acteur, du comique qui compte et c’est son physique insolite qui lui permet de l’accomplir conformément au goût des spectateurs de l’époque. L’enthousiasme semble tel que Plutarque témoigne de l’existence de marchés où l’on faisait commerce de ces individus153. Aucun autre texte n’aborde l’existence de tels étals sur les marchés aux esclaves, pourtant cette anecdote semble plutôt crédible quand on voit le goût qui régnait dans les grandes domus pour ces personnes. Leur prix élevé témoigne de la demande mais aussi en fait un signe de prestige pour les riches familles de l’Empire ; en posséder un c’est aussi montrer son importance et sa richesse. La littérature montre ces individus en action au banquet, cependant il a bien fallu les acheter ; il est donc envisageable que les marchands d’esclaves avaient ce type de marchandise aux côtés des esclaves traditionnels. Un tel engouement et la demande commerciale qui en découlait ont-ils pu justifier la création de « monstres artificiels » ? L’hypothèse doit être envisagée : après tout, on a bien fait des eunuques afin de satisfaire une clientèle aisée, ceux-ci ayant acquis une valeur marchande importante. Une allusion de Longin, bien que peu affirmative, suggère qu’une telle pratique a existé, au moins ponctuellement : des enfants étaient mis dans des boîtes afin de les empêcher de grandir154. L’anecdote est narrée sur le ton de la rumeur (« Si ce qu’on dit est vrai »), néanmoins, elle s’accorde, en partie, avec un récit similaire de Sénèque le Rhéteur155. Le cas présenté est probablement fictif car il est extrait d’un recueil destiné à l’étude, mais rien n’empêche qu’il soit inspiré de faits réels. Si l’on expose de tels événements pour l’entraînement des juristes, il apparaît raisonnable de penser que des cas similaires pouvaient se présenter. Un homme estropiait et exploitait les enfants exposés afin d’en faire des mendiants susceptibles de susciter une plus grande compassion et de lui ramener de plus grosses sommes d’argent. Si les monstres artificiels ne constituaient pas la majorité des êtres difformes ou estropiés, leur utilisation n’est, sans doute, pas à exclure, au moins de manière ponctuelle, compte tenu des revenus qu’ils pouvaient générer pour des marchands qui, pour les moins scrupuleux, ont souhaité profiter de cette mode des amuseurs laids, difformes ou malformés. La cruauté et la volonté de divertissement ont aussi pu pousser aux mêmes extrémités, comme ce fut le cas pour Commode qui « surnommait “pied unique” (monopodios) et “l’éborgné” (luscinios) ceux auxquels il avait fait arracher un œil ou couper un pied156 ».
Le Monstrum, une notion qui perdure, un objet normatif
30Sous la République romaine, la question des enfants porteurs de malformations spectaculaires ou qui suscitaient l’effroi, et que l’on qualifiait de prodigia, monstra, ostenta ou bien de portenta, relevait essentiellement du vocabulaire augural et des pratiques de la religion ; à l’exception des deux textes normatifs déjà évoqués et attribués à la législation romuléenne et aux Douze Tables, mais ceux-ci demeurent relativement incertains quant à leur authenticité et leur mise en œuvre. La question était donc, au premier chef, religieuse et ressortait des compétences des haruspices, des décemvirs et des pontifes sous le contrôle du Sénat157. Avec l’Empire, le regard porté sur ces individus a changé et on les laisse vivre. Cette évolution a fait basculer le problème du domaine religieux au champ juridique. En effet, il faut trouver des solutions normatives concernant l’attribution ou non de droits à ces personnes. La question des hermaphrodites ayant déjà été abordée, nous nous concentrerons ici sur d’autres types de malformations, particulièrement visibles. Au début du principat, c’est le juriste Labéon, dont les propos sont rapportés dans le Digeste par Ulpien, qui essaie de définir l’ostentum pour une application dans le registre du droit.
« Labéon définit le terme prodige (ostentum) par tout ce qui est produit ou né contre la nature (contra naturam). Ainsi, il y a deux sortes de prodiges (ostentorum) : l’un lorsque l’enfant est venu au monde, par exemple, avec trois mains ou trois pieds, ou avec quelque difformité corporelle ; et l’autre, qui est tout à fait différent, s’entend de ce que les Grecs appellent visions ou fantômes (tribus manibus forte aut pedibus, aut qua alia parte corporis, quae naturae contraria est : alterum, cum quid prodigiosum uidetur, quae Graeci φαντάσματα, id est, uisiones uocant)158. »
31Sur le plan juridique, il semble que ne sont considérées comme prodigieuses que des difformités importantes, comme un membre surnuméraire, ou très visibles, et qui étaient jugées comme contre nature. Dans ce cadre, des variations anatomiques légères comme un doigt ou un orteil en plus ne paraissent pas devoir entrer dans la catégorie de ce que Labéon considérait comme ostentum. En revanche, il marque bien une gradation dans le classement en différenciant les enfants qui n’auraient qu’un membre en trop de ceux qui ne seraient même pas d’apparence humaine et relèveraient de la vision, du fantôme. Cependant, la définition n’offre aucune précision pour pouvoir faire clairement la différence entre ces deux catégories, φάντασμα signifiant aussi prodige, chose extraordinaire. Il est difficile de voir ce qui ressort ou pas de l’ostentum, et il est probable que l’évaluation devait se faire au cas par cas. La question de la définition des anomalies entrant dans la catégorie du prodige juridique reste tout aussi problématique que dans le domaine religieux. On peut supposer que des êtres atteints de malformations particulièrement graves, et qui auraient été rangés parmi les ostenta de Labéon, ne vivaient pas forcément assez longtemps pour qu’on ait eu à traiter de leur cas dans tous les aspects de la vie juridique ; c’est sans doute pourquoi on ne trouve le sujet abordé que dans des domaines très particuliers, comme les droits qu’ils ouvraient pour leurs parents et les problèmes successoraux. Par les lois Julia et Papia, Auguste accordait des avantages significatifs aux parents d’au moins trois enfants. Des privilèges qui furent encore accrus sous le règne de l’empereur Hadrien avec le sénatus-consulte Tertullien conférant aux femmes de naissance libre, et mère de trois enfants, ainsi qu’aux affranchies, qui en avaient eu au moins quatre, un droit de succession légitime sur les biens de ceux-ci159. La question s’est donc posée de savoir si un bébé monstrueux ouvrait droit aux avantages du ius trium liberorum.
« On pourrait demander, dans le cas où une femme aurait mis au monde un monstre ou un enfant perclus de ses membres (si portentosum, uel monstrosum, uel debilem), qui, par ce qu’il a d’extraordinaire dans le visage, ou dans le cri, tient plutôt de l’animal que de l’homme, peut être de quelque considération pour la mère qui en est accouchée ? Il est plus raisonnable de décider que oui ; et qu’en cela il n’est rien qu’on puisse imputer au père ni à la mère, qui de leur côté ont pu, satisfaire à ce qu’ils devaient : car ce qui est arrivé par un événement malheureux ne doit pas faire de préjudice à la mère160. »
32Pour Ulpien (iie-iiie siècles n. è.), le portentum ne semble pas devoir porter préjudice à la mère et il apparaît plutôt favorable à ce que celui-ci puisse être compté parmi les trois enfants. Paul (iie-iiie siècles n. è.) n’a pas été du même avis :
« Ne sont pas des enfants (liberi) ceux qui sont procréés par un renversement de l’usage, contre l’apparence du genre humain (contra formam humani) ; par exemple si une femme accouche de quelque chose de monstrueux (monstrosum) ou de prodigieux (prodigiosum). Mais il est vraiment mis au monde celui qui a développé les fonctions des membres humains, dans une certaine mesure on considère qu’il est achevé et ainsi il sera compté parmi les enfants (liberos)161. »
33Je reprends ici la traduction de D. Gourevitch qui préfère voir, à raison me semble-t-il, le sens d’enfants plutôt que celui d’hommes libres pour lequel avait opté H. Hulot afin de rendre les termes liberi/liberos. Cette version est plus crédible dans le cadre du décompte des enfants qui offrent des privilèges à leur génitrice. En outre, elle semble également plus en adéquation avec ce que dit Paul au livre IV des Sentences, et qui est un peu plus complet que les propos qui lui sont prêtés dans le Digeste.
« La femme qui est accouchée d’un monstre (monstrosum) ou d’un être extraordinaire (prodigiosum), ne peut profiter de cet accouchement. En effet, ne sont pas des enfants (liberi) ceux qui sont procréés par un renversement de l’usage, contre l’apparence du genre humain (contra formam humani).
L’accouchement d’un enfant dont les membres sont doubles, profite à la mère ; parce que, par cela même, il est au moins arrivé ce qu’on attendait d’elle162. »
34Ce complément atténue le désaccord apparent entre Ulpien et Paul, et surtout, il marque une adéquation de l’octroi possible du ius trium liberorum avec la définition proposée par Labéon. Si l’on en croit cet extrait, les enfants avec des membres surnuméraires pouvaient être pris en considération, mais pas d’autres qui différaient trop de la conformation habituelle du genre humain, sans que l’on sache bien ce que cela signifie précisément. Faut-il voir dans l’avis de Paul une première application de cette réglementation qui fut ensuite élargie par Ulpien, ou un simple désaccord entre juristes ? La définition est de toute façon assez peu précise, il vaut mieux rester prudent et opter pour une décision qui, encore une fois, devait se faire au cas par cas. Pour ce qui est des questions successorales, Justinien semble avoir nettement tranché le problème du posthume rompant le testament : il faut non seulement exiger que l’enfant naisse vivant, mais encore qu’il n’ait point la forme d’un monstre ou de quelque chose de prodigieux (monstrum uel prodigium)163. Si la décision est nettement affirmée, une fois encore, on ne sait pas ce qui est recouvert exactement par les termes monstrum et prodigium d’autant qu’Ulpien affirme l’inverse :
« Qu’arriverait-il, s’il venait au monde un être privé de son intégrité physique (littéralement, non intact, pas complet), mais vivant cependant : romprait-il encore le testament ? Il le romprait164. »
35De nouveau, en l’absence d’une définition précise, il est difficile de dire si Justinien modifie une législation antérieure ou si les deux textes désignent des catégories d’enfants différentes. Le vocabulaire latin étant différent, on peut se demander s’il est vraiment possible d’assimiler le non integrum du Digeste avec le monstrum/prodigium du Code justinien, la question ne peut être tranchée, faute de critères de sélection à considérer. En définitive, le passage de la République à l’Empire a déplacé les préoccupations concernant les naissances dites « monstrueuses » du domaine du religieux vers celui de la jurisprudence. Les juristes n’ont sans doute pas défini de manière univoque ce qu’était le monstre, mais par leurs réflexions, ils ont permis de trouver des solutions théoriques aux problèmes posés par ces prodiges qui, dorénavant n’étaient plus les victimes d’une procuration.
Notes de bas de page
1 Certains arguments ou passages développés dans ce chapitre ont fait l’objet d’une première publication dans les articles suivants : Husquin, 2018d ; 2019b.
2 Ariès, 1973.
3 Cicéron, Tusculanes, I, 39.
4 Plutarque, Vie de Numa, XII, 3.
5 Voir les travaux de V. Dasen et notamment 2013e.
6 Dasen, 2013e, p. 2.
7 Fronton, Correspondance, Sur la perte de son petit-fils, II, 1.
8 Tacite, Germanie, XIX.
9 Voir les travaux de V. Dasen.
10 Boswell, 1993 ; Evans Grubbs, 2011.
11 Sénèque, De la colère, I, 15, 2.
12 Même si beaucoup, voire la plupart, des expositi devaient mourir.
13 Evans Grubbs, 2010.
14 Ibid., p. 306 ; Code théodosien, V, 9, 1.
15 Evans Grubbs, 2010, p. 310.
16 Ce qui ne devait pas être rare à l’époque compte tenu de la forte mortalité infantile et des conditions sanitaires qui induisaient sans doute une stérilité supérieure à celle rencontrée de nos jours.
17 P. Oxy., IV 744.
18 Ovide, Métamorphoses, IX, v. 660-797. Une anecdote similaire se trouve dans Apulée, L’âne d’or, X, 23.
19 Scott, 2001, p. 144-146 ; Allély, 2017 ; Husquin, « Exposition », 2019a.
20 Scott, 2001, p. 147. Aristote, Politique, VII, 1335b, 20 ; Platon, La République, V, 460c ; Sénèque, De la colère, I, 15, 2.
21 Denys d’Halicarnasse, Antiquités romaines, II, 15, 1-3.
22 Cuny-Le Callet, 2005, p. 99 ; Moreau, 2018.
23 Cicéron, Traité des lois, III, 19.
24 Cuny-Le Callet, 2005, p. 100.
25 Voir le chapitre sur les enfants.
26 P. Oxy., L, 3555. Laes, 2004.
27 Dasen, 1999, p. 32.
28 Bouché-Leclercq, 1882, p. 75.
29 Allély, 2004a, p. 74.
30 Cuny-Le Callet, 2005, p. 100.
31 Ibid., p. 43-45.
32 Qui ne doit s’être déroulé ni dans un espace privé ni à l’étranger.
33 Tite-Live, Histoire romaine, V, 15.
34 Cuny-Le Callet, 2005, p. 46-50 ; Maiuri, 2013 ; Moussy, 1977.
35 Suétone, Les présages, frgt 176. Cuny-Le Callet, 2005, p. 45 ; Husquin, « Monstre », 2019a.
36 Festus, Sur la signification des mots, p. 122, 1. 7-10. Cité d’après Cuny-Le Callet, 2005, p. 48.
37 Cicéron, De la divination, I, 93.
38 Fronton, Sur les différences des termes, p. 348, l. 18-25. Voir Cuny-Le Callet, 2005, p. 45.
39 Cicéron, De la divination, I, 42. Cuny-Le Callet, 2005, p. 48.
40 Nonius, Manuel d’instruction, p. 701-702. Cuny-Le Callet, 2005, p. 50.
41 Servius, Commentaire sur l’Énéide, III, 366.
42 Tite-Live, Histoire romaine, XXXV, 21.
43 Julius Obsequens, Le livre des prodiges, 12.
44 Ibid., 23.
45 Allély, 2004a, p. 85. Dion Cassius, Histoire romaine, XLII, 26.
46 Cicéron, De la divination, I, 121.
47 Tacite, Annales, XII, 64 ; XV, 47.
48 Sur les relations du monstre et de la philosophie : Cuny-Le Callet, 2005, p. 125-163.
49 Tite-Live, Histoire romaine, XLIII, 13.
50 Le terme s’entend ici pour qualifier des individus porteurs de caractéristiques sexuelles masculines et féminines.
51 Delcourt, 1958, p. 68.
52 Platon, Le banquet, 189e-190c.
53 Champeaux, 1996 ; Brisson, 2008, p. 29-32.
54 Tite-Live, Histoire romaine, XXVII, 11, 1-6.
55 Ibid., XXVII, 37, 5-15.
56 Ibid., XXXI, 12, 5-10.
57 Il est toutefois rappelé à plusieurs reprises par Julius Obsequens, Le livre des prodiges, XXV ; XXXII ; XXXIV ; LII.
58 Tite-Live, Histoire romaine, XXXIX, 22, 5.
59 Brisson, 2008, p. 32 ; Champeaux, 1996 ; Crifo, 1999, p. 114 ; Delcourt, 1938, p. 60 et suiv. ; Graumann, 2013, p. 190 ; Lentano, 2010 ; Macbain, 1982, p. 127-135 ; Vallar, 2013, p. 210-213.
60 Brisson, 2008, p. 27.
61 Cuny-Le Callet, 2005, p. 68-81.
62 Brisson, 2008, p. 27.
63 Phlégon de Tralles, Mirabilia, 2.
64 Brisson, 2008, p. 37.
65 Aristote, De la génération des animaux, IV, 3 (768).
66 Diodore de Sicile, Bibliothèque historique, XXXII, 34.
67 Sur la disparition des procurations rituelles : Ammien Marcellin, XIX, 19-20.
68 Delcourt, 1958, p. 68-69.
69 Brisson, 2008, p. 69 et suiv.
70 Platon, Le Banquet, 189b-190c.
71 Delcourt, 1966, p. 7-8.
72 Ibid.
73 Ajootian, 1995, p. 93.
74 Théophraste, Caractères, XVI.
75 Ajootian, 1995, p. 100.
76 Clarke, 2007, p. 179-184.
77 Voir les travaux de V. Dasen et notamment 2009b ; 2015a, p. 102-107.
78 Arnobe, Contre les païens, V, 5.
79 Ajootian, 1988, p. 275-276.
80 Ovide, Métamorphoses, IV, 274-388. Martial, Épigrammes, XIV, 174.
81 Ovide, Métamorphoses, IX, 670-697. Contensou, 2015.
82 Diodore de Sicile, Bibliothèque historique, IV, 6.
83 Pline l’Ancien, Histoire naturelle, VII, 34.
84 Brisson, 2008, p. 37-39 ; Vallar, 2013, p. 217.
85 Voir les avis de Cicéron et de Lucrèce déjà évoqués sur la question.
86 Diodore de Sicile, Bibliothèque historique, XXXII, 34.
87 Phlégon de Tralles, Mirabilia, VI.
88 Thomas, 2002, p. 103-158.
89 Brisson, 2008, p. 41.
90 D. 1. 5. 10 (Ulpien au liv. 1 sur Sabinus).
91 D. 22. 5. 15. 1 (Paul au liv. 2 des Sentences) ; D. 28. 2. 6. 2. (Ulpien au liv. 3 sur Sabinus).
92 Galien, De l’utilité des parties, II, 297 ; Lucrèce, De la nature, V, 839.
93 Pseudo-Galien, Définitions médicales, 448.
94 Hippocrate, Du régime, I, 28-29. Notons tout de même qu’ici les ἀνδρόγυηοι sont rangés du côté des hommes, même si R. Joly pense qu’il ne peut être question dans ce passage d’hermaphrodites, voir la traduction de R. Joly pour la CUF, p. 23, note 1.
95 Toutefois, on sait que les juristes romains avaient connaissance de certains écrits hippocratiques (D. 1. 5. 12. Paul au liv. 19 des Réponses). Il n’est donc pas impossible de penser qu’ils s’en sont inspirés pour trancher la question de l’hermaphrodite. Sur la diffusion de la pensée médicale grecque dans le monde romain : André, 2006 ; Boudon-Millot, 2012.
96 Charlier, 2008, p. 291 ; Graumann, 2013, p. 198.
97 Paul d’Égine, Chirurgie, VI, 69 (trad. R. Briau).
98 Charlier, 2008, p. 266 et suiv.
99 Vallar, 2013, p. 213.
100 Diodore de Sicile, Bibliothèque historique, XXXII, 34.
101 Ibid. ; voir aussi XXXII, 34, dans la suite de l’extrait Diodore expose un cas similaire : celui de la jeune Kâllo.
102 Pline l’Ancien, Histoire naturelle, VII, 36 ; Aulu-Gelle, Nuits attiques, IX, 4, 15.
103 Phlégon de Tralles, Mirabilia, 4 ; 6 ; 7 ; 8 ; 9.
104 Sur le changement de sexe chez Phlégon de Tralles voir Doroszewska, 2013a.
105 Brisson, 2008, p. 36 ; Charlier, 2008, p. 273-274.
106 Paul d’Égine, Chirurgie, VI, 54.
107 Ibid., VI, 70.
108 Pour la liste : Allély, 2004a.
109 Ibid., p. 85-86.
110 Phlégon de Tralles, Mirabilia, 25.
111 Et, par la même occasion, justifier ainsi le bien-fondé de l’avénement du principat comme restaurateur de la paix et de la stabilité.
112 Tacite, Annales, XII, 64, 1-3 pour l’année 54 où Claude meurt de manière suspecte et qui marque l’avènement de Néron, voir aussi Phlégon detralles, Mirabilia, 20-21 ; Tacite, Annales, XV, 47, 1 pour la période 61-64 où la littérature décrit Néron comme passant progressivement dans le camp des « mauvais princes ». Philostrate, Vie d’Apollonios de Tyane, V, 13 est à citer pour l’année 68 dite des « quatre empereurs ». On trouve encore des enfants à deux têtes pour 112 et 138 dans Phlégon de Tralles, Mirabilia, 25 et l’Histoire Auguste, Vie d’Antonin le Pieux, IX, 1-3, mais la signification semble ici moins évidente.
113 Sénèque, De la colère, I, 15, 2.
114 Pline l’Ancien, Histoire naturelle, VII, 74.
115 Ibid., XI, 272.
116 Augustin, Cité de Dieu, XVI, 8, 2.
117 Pline l’Ancien, Histoire naturelle, VII, 74-75. Pour un exemple archéologique de gigantisme voir Catalano, Minozzi, Pantano et al., 2012, consulté en ligne le 11-04-2016 à 19 h 14 ; pour les nains : Ottini, Minozzi, Pantano et al., 2001, p. 546-548 ; Wells et Roberts, 1987, p. 1659-1660.
118 Allély, 2004a, p. 95-100 ; Garland, 1995, p. 45-58 ; Trentin, 2011.
119 Dasen, 2018.
120 Suétone, Vie d’Auguste, LXXXIII.
121 Ibid., XLIII.
122 Histoire Auguste, Vie d’Élagabal, XXIX, 3.
123 Voir les travaux de V. Dasen et en particulier 1988 ; 1993 ; 2006 ; 2013a.
124 Dasen, 2015b.
125 Dasen, 2013a, p. 270.
126 Ibid., figure 13 à 16.
127 Ibid., p. 267, figure 12.
128 Adriani, 1963.
129 Dasen, 2013a, p. 262 ; Masséglia, 2015, p. 266-278 ; Bocherens (dir.), 2012.
130 Dasen, 2013a, p. 262.
131 Ibid., voir aussi De Maria, 1999.
132 Dasen, 2013a, p. 262.
133 Brunet, 2003.
134 Stace, Silves, I, 6, 57-64. Sur les combats de pygmées et de grues voir les travaux de V. Dasen.
135 Lucien, Le banquet, 18-19.
136 Dasen, 2013a, p. 267-269.
137 Ibid., p. 267.
138 Tacite, Annales, XV, 34. Voir aussi le cas similaire de l’aveugle Catulus Messalinus, Juvénal, Satires, IV, 113-122.
139 Suétone, Vie de Tibère, LXI.
140 Suétone, Vie de Domitien, IV.
141 Pétrone, Satiricon, 28.
142 Felton, 2012a ; Lowe, 2012.
143 Ammien Marcellin, Histoires, XXIV, 4, 26-27. Mary, 1993.
144 Histoire Auguste, Vie de Commode, XI, 2. Trentin, 2011, p. 293.
145 Ibid., IX, 5.
146 Dasen, 2013a, p. 271.
147 Plutarque, Propos de table, V, 7, 3. Sur le mauvais œil et les difformités : Barton, 1993.
148 Garland, 1995, p. 52-54.
149 Pline l’Ancien, Histoire naturelle, VII, 34.
150 Ibid., XXXIV, 6. Voir Calabi Limentari, 1957. Sur les bossus en général : Trentin, 2009 ; 2015.
151 Bien que l’épisode de Commode et des paralytiques relate une fin aussi cruelle.
152 Quintilien, Institution oratoire, II, 5, 11-12.
153 Plutarque, De la curiosité, 10.
154 Longin, Du sublime, XLIV, 5.
155 Sénèque le Rhéteur, Controverses, X, 4.
156 Histoire Auguste, Vie de Commode, X, 6.
157 Berthelet, 2011, p. 1, consulté en ligne le 01-06-2015 à 17 h.
158 D. 50. 16. 38 (Ulpien au liv. 25 sur l’Édit).
159 Justinien, Institutes, III, 3, 2 ; Ducos, 2010, p. 87.
160 D. 50. 16. 135 (Ulpien au liv. 4 sur la loi Julia et Papia).
161 D. 1. 5. 14 (Paul au liv. 4 des Sentences). Trad. Gourevitch, 1998, p. 462.
162 Paul, Sentences, IV, 9, 3-4 (trad. A. G. Daubenton).
163 Code justinien (CJ), 6. 29. 3. Voir Ducos, 2010, p. 89.
164 D. 28. 2. 12. 1 (Ulpien au liv. 9 sur Sabinus) : Quid tamen, si non integrum animal editum sit, cum spiritu tamen : an adhuc testamentum rumpat ? Et hoc tamen rumpit. Traduction personnelle, il semble que la traduction faite par Hulot s’éloigne trop du latin : « Qu’arriverait-il si l’enfant qui vient à naître avait, par un vice de conformation, quelque partie du corps semblable à celle d’un animal, mais cependant de l’esprit, romprait-il encore le testament ? On doit décider également qu’il le romprait. » Le sens premier de spiritus étant le souffle, l’air et tout ce qui se rapporte à la respiration, le traduire par « esprit » semble peu approprié ici, l’enjeu étant, à mon sens, de déterminer si un être non conforme physiquement mais vivant (donc respirant) était apte à rompre le testament ou pas.
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Éric Roulet
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2008