Introduction à la seconde partie
p. 157-159
Texte intégral
« Il prétendait que son ton de conversation avec Mme de… était changé depuis qu’elle avait changé en cramoisi le meuble de son cabinet. »
Chamfort S. de Maximes et pensées, Paris, Delahays, 1857 (1795), p. 60.
1Les mobilités sociales, étayées par l’action continue des facteurs de fluidité, assouplissent et rendent poreuses les barrières entre les groupes sociaux, ainsi que les représentations que ces groupes se font d’eux mêmes et des hiérarchies1. Face à l’érosion constante des positions sociales, il est acquis qu’une ascension se joue coup après coup, si l’on peut dire, et la transmission de la position est aussi tributaire des circonstances (la Révolution), des concurrences (les corporations) et d’une inflation générale des cadres distinctifs (la culture des apparences). Cette seconde partie propose la pesée, au fil du temps, de la combinaison des stratégies avec les facteurs de fluidité, entendus comme le substrat culturel, symbolique, comportemental et relationnel dégagé d’une étude minutieuse des univers matériels. Cette étude inscrit l’ascension des Le Couteulx dans une plasticité croissante des composantes de ses identités, dans des combinaisons de mobilités plus délicates et progressivement plus diversifiées, au xviiie siècle. L’univers matériel se trouve transformé par la signification sociale accordée aux objets, ce qui renouvelle les conditions d’analyse des pratiques d’ostentation et de luxe, favorisant l’émergence d’une culture matérielle distinctive (Berg, Coquery). L’identité bourgeoise n’est plus guère réductible à la trilogie structurelle du capital, de la propriété et de l’entreprise : cultures, réseaux et sensibilités la recomposent, au xviiie siècle, le centre de gravité de l’ascension sociale des Le Couteulx se déplaçant sensiblement des structures vers les facteurs de fluidité. Les premières, loin de disparaître, se recomposent et se diffractent au contact des seconds, infléchissant leurs significations sociales, individualisant leurs interprétations. Les structures demeurent le « noyau dur » de l’identité bourgeoise, dans sa dimension patrimoniale et dynastique, qui accompagnent la souplesse des recompositions sociales, à la veille de la Révolution. L’accélération des processus de mobilité (finances, anoblissement, politique) se joue, alors, dans une articulation fluide des stratégies : loin de la simple ostentation distinctive, l’ascension réclame des compétences de jugement, des réseaux étendus de validation et l’ébauche d’une conscience de soi. Pour autant, la manifestation matérielle des mobilités n’est guère réductible à la seule émergence de l’individualité : elle articule la pluralité des formes d’appartenance (professionnelle, dynastique, lignagère, politique ou salonnière) et pose en termes inédits, après 1750, les conditions de la production d’une identité sociale en mobilité.
2Cette évolution inscrit les cultures de consommation en reflet des dynamiques sociales et développe des formes intimes de transmissions infra-successorales, encourage de nouvelles pratiques d’accumulation, précise la compétence sélective de jugement2. Les objets sont traversés par de nouvelles mobilités, qui distinguent les conditions du discernement (luxe), de la mise en scène de la réussite sociale (ostentation) : le raffinement du goût (la notion moderne d’élégance) ne recouvrant pas nécessairement les logiques de sa manifestation (les bijoux). L’empirie de ces pratiques de consommation rompt avec la perception mécaniste et la reproduction catégorielle des modèles sociaux. Elle autorise cette construction « en halo » de l’identité bourgeoise, propre à rendre compte de la fluidité de ses contours et de la subtilité de ses nuances. Elle permet aussi d’en mesurer les potentialités non réalisées : tous les facteurs envisagés ne conduisent pas nécessairement à une transformation identitaire, mais tous en précisent les conditions. L’identité des Le Couteulx procède, en définitive, de sa plasticité, par un glissement des mobilités sociales de la convenance des objets vers la pertinence des comportements. On dissocie donc, pour les besoins de l’analyse, ce qui, en réalité, fonctionne en système et permet un dialogue entre l’individu et la structure, par la mise en évidence progressive d’un procès d’abstraction qui concourt à la dématérialisation et à l’intériorisation de la signification de l’objet.
3L’analyse de la production et de l’imbrication des réseaux emboîtés de la sociabilité constitue la transition naturelle entre la structure et le fluide : la consistance des réseaux dynastiques est saisie dans les contrats de mariage, celle de l’investissement, au travers de l’implication de la dynastie dans la traite négrière, au xviiie siècle, enfin, la mondanité s’éclaire d’une vie salonnière d’une durée et d’une qualité exceptionnelle, entre 1771 et 1815 : trois réseaux, dotés d’architectures spécifiques, qui s’articulent pourtant ensemble, formant un lacis ample et singulier, capable de démultiplier l’effet des mobilités sur la recomposition des identités et favorisant un véritable changement d’échelle des dynamiques sociales, à la fin de l’Ancien Régime. En cela, la Révolution n’a rien inventé.
4La rente et le patrimoine mobilier précisent encore les contours de la construction fluide des repères sociaux3. Ils nous obligent à mieux définir la notion d’« objet critère » en matière de dynamiques sociales (bijoux, linge de maison), à travers une différenciation affinée des processus cumulatifs (thésaurisations, transmissions, conversions, accumulation). La culture matérielle, au prisme des fluidités sociales, a pour horizon l’analyse d’une signification sociale de l’objet. Il s’y trouve, sans nul doute, la composante la plus fluide, mais la plus revendiquée de l’identité bourgeoise. La culture nuance les procès d’appropriation patrimoniaux par l’élaboration d’une compétence sociale de jugement, motrice de différenciation sociale : le but n’est pas, comme dans le cas précédent, la duplication de l’identité dynastique par la transmission patrimoniale, mais la circulation de modèles culturels, qui permettent la perpétuation des écarts sociaux. La maîtrise de l’image de soi, le passage de la série à la collection, la laïcisation de la sphère privée et des pratiques philanthropiques sont des indicateurs fiables d’une relation solide entre culture matérielle et construction identitaire, à l’échelle individuelle.
5En définitive, la multitude des facteurs de fluidité autorisent le passage d’une construction patrimoniale des identités à une dissémination des expertises de la mobilités : l’approche par le genre s’impose à plusieurs occasions montrant, s’il en était nécessaire, que la mobilité sociale relève aussi de la perception que peuvent en avoir les acteurs4. Inscrit dans les structures de son ascension, l’individu dispose, au xviiie siècle, d’un nombre croissant de facteurs qui nuance à l’infini la combinaison possible des identités : plus les intrants sont nombreux, plus les combinaisons sont démultipliées, plus la mobilité est possible, étayée et radicale.
Notes de bas de page
1 Baudry R. et Juchs J.-P., « Définir l’identité », in P. Schmitt-Pantel (dir.), Hypothèses 2006. Travaux de l’École doctorale d’histoire de l’université, Paris, Publications de la Sorbonne, 2007, p. 157-169.
2 Kwass M., « Ordering the World of Goods. Consumer Revolution and the Classification of Objects », Eighteenth-Century France, n° 82, 2003, p. 87-116.
3 Schnapper B., Les rentes au xvie siècle. Histoire d’un instrument de crédit, Paris, SEVPEN, 1957.
4 Ago R., « Transmettre des biens meubles. Hommes et femmes face aux objets », in A. Bellavitis, L. Croq et M. Martinat (dir.), Mobilité et transmission dans les sociétés de l’Europe moderne, Rennes, PUR, 2009, p. 173-184.
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