Chapitre X. Vincennes à Louviers : les enjeux politiques d’une joute contre-culturelle
p. 205-214
Texte intégral
1La venue d’enseignants et étudiants de l’université de Vincennes1 à Louviers en juillet 1969 paraît aujourd’hui étrange à plus d’un titre. Pourquoi sont-ils venus ? Qu’ont-ils fait ? Quels effets ont-ils eus ? Les récits et les souvenirs, dans leurs discordances, étonnent d’abord par l’écart culturel qu’ils révèlent avec aujourd’hui. Mais ils témoignent aussi de la façon dont se construit la transition entre la problématique de l’autonomie communale, caractéristique de la première période, et celle de « rendre le pouvoir aux citoyens », propre à la période qui s’ouvre. La confrontation entre gens de Louviers et gens de l’université de Vincennes montre en effet le rôle à la fois de médium et de délimitation que la posture contre-culturelle joue au sein du Comité d’action de gauche naissant. À travers cette confrontation, se dessine une double dimension, politique et humaine, de l’émancipation qui fait l’originalité du projet politique de Louviers.
Un reportage étonnant du Nouvel Observateur
2La première source d’information, le reportage du Nouvel Observateur2 consacré à cette visite, est en elle-même étonnante. Celui-ci est en effet annoncé en couverture, par un bandeau indiquant « document : “les gauchistes” à Louviers ». Réparti sur cinq pages de la rubrique « Notre époque », sous le titre « L’expédition de Louviers », il est signé par Yvon Le Vaillant et Jean Moreau. Or ceux-ci sont des journalistes connus. Jean Moreau est le chef du service documentation du magazine et sera à l’origine de la publication du « Manifeste des 3433 ». Yvon Le Vaillant, après avoir été journaliste à Témoignage chrétien, est entré au Nouvel Observateur. Catholique progressiste, il a notamment été remarqué pour ses prises de position critiques à l’égard de l’Église et pour ses reportages lors des événements de Mai 68. Ces signatures indiquent l’importance que le magazine a souhaité donner au reportage et lui confèrent un a priori favorable (fig. 32).
3Deuxième étonnement : comment se fait-il que des enseignants et étudiants d’une université parisienne viennent à Louviers, petite ville de province ? À partir de ce reportage4 et des entretiens que j’ai menés avec d’anciens militants de Louviers et avec Norbert Borgel, un ancien enseignant de Vincennes qui a été à Louviers5, se dessinent un intérêt réciproque et plus largement un contexte propice à cette rencontre, dont je vais m’efforcer de démêler les fils politiques et culturels. D’après le reportage, « une vingtaine de personnes, garçons et filles, et quelques professeurs », appartenant au département de mathématiques, viennent en tant que « groupe autonome de Vincennes ». Norbert Borgel précise que ce groupe était totalement informel. Celui-ci, selon l’encadré qui le présente en citant anonymement un de ses membres comporte « deux tendances : “les expressionnistes” pour lesquels “mon action, c’est ma vie” (“il s’agit de produire mon expression à l’état pur”) – auxquels se rattache Norbert Borgel – et les “politiques” (“maoïstes et léninistes”) qui défendent “la primauté de l’action et de l’auto-éducation sur toute théorie” et veulent “rester à l’écoute des masses” ». Au-delà du langage, qui renvoie à un monde aujourd’hui inaudible, cette brève présentation évoque les lignes de clivage que nous avons vues au sein du CAG entre libertaires et politiques, et la primauté de l’action. Mais surtout, le reportage apporte une précision importante sur l’intérêt que les militants de Louviers ont pu trouver à la rencontre avec les étudiants de Vincennes. Celle-ci est en effet précédée par d’autres rencontres. Le reportage, qui prend la forme d’une chronique au jour le jour, semble en effet attribuer l’initiative au docteur Martin : « À la fin de mai [1969], une délégation du groupe autonome débarque à Louviers chez le docteur Martin. » Une deuxième rencontre préparatoire a également eu lieu peu après : début juin, « sept membres du comité d’action de la gauche [sic] de Louviers se rendent à Vincennes. Un amphi a été organisé par un groupe autonome ». Mais quelles motivations incitent le groupe autonome de Vincennes à se rendre par deux fois à Louviers et à recevoir « une délégation » du Comité d’action de gauche ? Les journalistes mentionnent le reportage d’Hélène Châtelain publié trois mois auparavant dans le même magazine. L’intérêt qu’il a suscité joue sans doute un rôle – c’est l’explication retenue par mes interlocuteurs de Louviers : la ville est un lieu attractif par l’expérimentation qui s’y est déroulée et par les débats et les polémiques qui l’entourent. Mais cette explication ne suffit pas. Il convient en effet de resituer le fait dans le contexte politique de Louviers et plus largement des universités dans l’immédiat après 68.
Une conjonction d’intérêts improbable
4À Louviers, la venue d’enseignants et étudiants de Vincennes se situe dans la période où, après la défaite électorale de mars, le Comité d’action de gauche se constitue. Dans la foulée du mouvement de 68 fortement soutenu par la municipalité, il associe de nouvelles forces à celles qui avaient mené l’expérience municipale au sein de l’Union des gauches. La mise en perspective des fausses évidences du reportage et des évocations de cet événement faites par mes interlocuteurs offre trois pistes pour interpréter l’intérêt de militants de Louviers à l’égard de l’université de Vincennes : la volonté de reconquérir la municipalité, et plus profondément un besoin de redéfinir des enjeux politiques, lié à la nécessité de créer une base commune aux anciens et nouveaux militants. S’ajoute une raison convergente avec celles pour lesquelles les étudiants de Vincennes s’intéressent à Louviers : l’opportunité de disposer d’une force militante pouvant donner un crédit à l’action du CAG. La reconquête électorale de la municipalité est l’enjeu donné comme une évidence par Le Nouvel Observateur : « Pour Martin, il s’agit de poursuivre le combat pour la reconquête du pouvoir municipal, sans pour autant s’enfermer dans un municipalisme étroit. » Norbert Borgel le dit de façon imagée : « Disons que lui, ça l’amusait, au sortir de la défaite, d’avoir cette autre respiration. Il était toujours sur l’erre de son paquebot6. Il était encore sur sa lancée. » Tel est d’ailleurs, d’après le reportage, le sujet abordé lors de la discussion qui s’est tenue à l’université de Vincennes et qui doit être prolongée à Louviers. Dans le contexte de l’après-Mai 68 et particulièrement de cette université, le sujet étonne. Celle-ci est en effet connue pour le rôle hégémonique qu’y jouent les étudiants d’extrême gauche et la prédominance des idées révolutionnaires. Aussi le décalage entre la motivation électorale des militants de Louviers, sans doute bien réelle quelques mois après la défaite de mars, et les positions des étudiants, est-il moqué par les journalistes : « Le réformisme municipal y est soumis au feu le plus pur de la critique révolutionnaire. » Mais cette motivation des militants de Louviers est plus profondément éclairée par la démarche de formation que le docteur Martin impulse. Bien qu’informel dans son organisation, le Comité d’action de gauche se dote en effet d’une cohésion politique par de très nombreuses réunions de discussion, dans un esprit de formation. Christian Lafenêtre, ancien militant, témoigne de cette volonté de formation particulièrement portée par le docteur Martin : l’invitation de personnes susceptibles d’apporter de nouvelles réflexions en est un élément important.
5Cependant, ainsi présenté, l’intérêt d’une partie des militants de Louviers pour ceux de l’université de Vincennes ne laisse pas percer l’ampleur des conflits et des questionnements qui ont conduit des conseillers municipaux ayant pour objectif l’autonomie communale et mobilisés en Mai 68, à s’organiser au sein du CAG et à définir de nouveaux enjeux. La venue des étudiants de Vincennes à Louviers est un moment qui éclaire cette transition.
6Quelles sont donc les motivations du « groupe autonome de Vincennes » pour venir à Louviers ? La venue de Vincennes à Louviers s’inscrit, du moins pour une partie du groupe, dans le contexte de la politisation d’extrême-gauche au sein des universités, tout particulièrement à celle de Vincennes. Celle-ci se marque notamment par la volonté de se rapprocher des ouvriers, soit en s’établissant7, soit en soutenant les grèves. Jean-Charles Houel propose ainsi cette explication : « Leur objectif était d’installer une base arrière pour faire de l’entrisme dans les grandes industries de la région telles que Renault-Cléon8. Ils pensaient trouver auprès de nous une écoute attentive voire complice, certes, mais surtout des moyens logistiques (hébergement notamment)9. » Les journalistes du Nouvel Observateur donnent une explication plus large, en exprimant la pensée d’une partie des membres du Groupe autonome de Vincennes : « Il faut sortir de Vincennes, refuser l’enseignement académique et aller sur le terrain pour réaliser pratiquement la liaison ouvriers-étudiants. » Ce que confirme Norbert Borgel quand il évoque le souhait de « se déporter un peu par rapport au ronron universitaire et fréquenter du terrain plutôt qu’aller faire des cours à des étudiants ». Il ajoute d’ailleurs : « Donc on y allait un peu au hasard Balthazar avec les collègues qui étaient partants, avec les bonnes volontés qui trainaient par là, avec les étudiants que ça amusait. » Les motivations des enseignants et étudiants de Vincennes pour aller à Louviers sont donc plurielles et ne sauraient être réduites à une intention militante précise.
Une confrontation contre-culturelle à rebondissements
7Quand on lit ce reportage aujourd’hui, ce sont d’abord les thèmes et la tonalité qui étonnent. Alors que celui d’Hélène Châtelain célébrait une imagination politique déchue, celui d’Yvon Le Vaillant et Jean Moreau fait le récit d’une confrontation contre-culturelle. En trois épisodes et sur trois thèmes : l’organisation d’une mobilisation de locataires d’un groupe de HLM, l’attitude à l’égard de la police, la sexualité10. Dans les trois cas, les présupposés du lecteur sont pris à revers par les journalistes : ils montrent l’aptitude des ex-conseillers municipaux et jeunes militants du CAG de Louviers à se placer sur un terrain contre-culturel, à y jouer de façon réaliste et même plus subversive que les révolutionnaires de Vincennes.
8Tout d’abord, la volonté d’une partie des étudiants de Vincennes de « se lier aux masses » se traduit en pratique par une action minime (une pétition contre le bailleur de logement social) et hors entreprise. Elle est rendue possible par la volonté d’une partie des militants de Louviers de démontrer que le jeune CAG a une capacité d’action non seulement électorale mais militante. Cette conjonction s’inscrit dans le contexte des comités d’action et de certains groupes révolutionnaires visant à se construire une audience après 1968 en s’emparant d’une question liée au travail dans une usine ou à la vie quotidienne dans un lieu d’habitation pour créer une mobilisation et favoriser un engagement politique. C’est cette entrée en relation des étudiants avec des locataires de HLM que le reportage décrit avec quelque distance. Elle est évoquée également par l’ancien militant Christian Lafenêtre, de façon plus emphatique : « Les étudiants de Vincennes, leur action principale, en dehors de leur venue, a été avec moi parce que je venais d’emménager dans un groupe d’immeubles qui venait d’être construit. Il y avait le problème traditionnel des espaces verts. On a fait une agit11, mon appartement a été pendant trois semaines le lieu de quelque chose de complètement génial. Ils m’ont complètement soutenu. » Le reportage du magazine détaille l’action : organisation d’une mobilisation des locataires, réalisation d’une pétition signée par une majorité de ceux-ci pour faire réaliser rapidement les équipements promis (espaces verts, jeux pour enfants), discussion sur place avec le directeur départemental des HLM qui conduit, selon le reportage, à l’accord de celui-ci. Christian Lafenêtre ajoute une touche personnelle, tout à fait emblématique d’une posture contre-culturelle de l’époque : « On a obligé le président des HLM à se déplacer. On lui a présenté une fleur alors que lui était très agressif12, il avait amené la police. » Cet épisode témoigne d’une confrontation indirecte entre les étudiants de Vincennes et les militants de Louviers : ce sont ces derniers qui, par leur connaissance des locataires, des problèmes et des façons de dépasser leur méfiance première, guident les étudiants et font valoir la réalisation d’une pétition présentée à une autorité, comme une action pouvant répondre à leurs attentes.
9La deuxième confrontation, plus explicite, est provoquée par l’attitude à l’égard de la police, sujet particulièrement brûlant dans l’immédiat après-68. Elle se joue en deux temps, racontés avec humour par Le Nouvel Observateur : le maître-nageur de la piscine fait appel à la police pour évacuer les étudiants qui exigent son ouverture alors qu’elle ferme à l’heure du déjeuner ; les étudiants ripostent en faisant eux aussi appel à la police à l’heure prévue pour la réouverture, alors que la piscine reste close. Ce jeu faussement symétrique est significatif de la dimension contre-culturelle de la confrontation en cours. D’une part, l’appel du groupe autonome à la police « pour faire respecter son droit normal d’accéder à la piscine », est défendu par l’un de ses membres pour son pouvoir de dérision : légitimé par une référence à une action de Cohn-Bendit, il est présenté comme susceptible de favoriser un affrontement interne à la police et une prise de conscience populaire. D’autre part, le soutien apporté par l’ancien maire, le docteur Martin, à la décision du maître-nageur d’appeler la police, apparaît, dans le reportage, comme une leçon de réalisme donnée aux étudiants : « Le docteur Martin estime que l’ouverture de la piscine à l’heure du déjeuner exigerait un personnel plus nombreux : il n’est pas possible de laisser des gens qui savent à peine nager se baigner sans surveillance. Le docteur calcule la dépense supplémentaire que cela entraînerait. Le GA [groupe autonome] répond en parlant d’autoéducation des masses, d’autogestion et d’autosurveillance. Réflexion du docteur Martin avec une pointe d’amertume huguenote : Alors même qu’ils parlaient d’autoéducation, ils écrasaient leurs mégots sur les tables. » Sur la question de la police, le récit fait par le magazine ne donne pas l’avantage aux étudiants de Vincennes. Le match contre-culturel reste ouvert.
10C’est la troisième confrontation qui fait pencher la balance en faveur de Louviers. Distillée dans le reportage en deux séquences, elle porte sur les relations entre militantisme et sexualité. C’est aussi l’aspect du séjour des étudiants de Vincennes à Louviers qui est resté dans les mémoires. Il est évoqué a posteriori soit avec réprobation comme un traumatisme, soit avec humour en soulignant l’esprit de répartie du docteur Martin, soit avec reconnaissance en faisant valoir la portée éthique de l’épisode et l’attention aux relations humaines que, mis en relation avec d’autres, il a pu susciter par la suite chez certains militants. La confrontation s’inscrit dans un contexte clairement indiqué par Le Nouvel Observateur : les étudiants et enseignants de Vincennes veulent placer les débats sur le terrain de la sexualité, particulièrement prisé par certains comme affirmation d’une révolution culturelle13. La première séquence est attestée par plusieurs récits. Une ancienne militante : « Ma mère qui venait d’avoir son bébé, s’est vu proposer par un mec : Viens voir dans ma tente… Ma mère était outrée. » Le Nouvel Observateur donne deux versions, après avoir précisé que des mères de famille dont deux avec leurs enfants sont venues voir les étudiants qui campaient à côté du Chalet un après-midi :
« Version Louviers : le groupe de Vincennes a procédé à une véritable agression idéologique envers les deux femmes (le docteur Martin utilise le mot viol). Il s’agissait, en gros, de poursuivre la discussion sur la révolution sexuelle de la veille par une “confrontation avec le vécu”. […] Les deux femmes se font traiter de “catho-arriérées” et pis encore.
Version Vincennes : “Ce sont les femmes qui nous ont agressés. Elles nous ont accusés d’avoir raté nos vies personnelles et de vouloir théoriser ce ratage. Nous nous sommes échauffés et l’un de nous a dit à une femme qui lui reprochait ses échecs : “Je refuse de poursuivre le débat de cette manière. Si tu veux trancher, viens au lit.” Les deux camps s’accordent que cette interpellation n’était qu’une boutade. »
11La présence du groupe autonome à Louviers s’achève, selon les journalistes, par une « autocritique », sans que soit précisé sur quoi elle porte. Mais il est clair qu’une partie des jeunes militants de Louviers est personnellement en phase avec la révolution sexuelle. Des entretiens en témoignent : « Claude Desnoyer représentait la branche libertaire, vraiment autogestionnaire au sens anarchiste du mot, y compris sur les mœurs… Pour certains c’était très apprécié au sein du groupe, pour d’autres au contraire… À l’intérieur même du CAG, ce n’était pas une position unanime ! La liberté des mœurs après 68, c’était très important pour nous. En 68 j’avais 22 ans, j’étais en plein dedans, j’avais une approche très différente des gens qui avaient 50 ans14. » La dimension de libération des mœurs constitue un des fondements de la sensibilité libertaire du CAG. Mais la réprobation de la provocation lancée par un membre du groupe de Vincennes (exprimée par la citation du docteur Martin et le commentaire des journalistes) n’est qu’une face de la confrontation.
12La deuxième séquence, constituée par un débat qui rebondit sur plusieurs jours, montre en effet comment la dimension contre-culturelle a pu créer des transversalités entre militants de Louviers, grâce à l’humour et à la dérision. Les entretiens et le reportage convergent sur le récit de la joute verbale qui oppose ceux de Vincennes et ceux de Louviers. Là aussi, le sujet du débat proposé par le groupe de Vincennes est provocateur et vise à déstabiliser les militants de Louviers. Mais leur répartie leur donne encore l’avantage. Au thème « Un militant qui ne baise pas est un militant dangereux », est rétorqué15 : « Un militant qui baise mal… » C’est sur le plan du maniement de la dérision et de l’aptitude à déplacer la question, que se joue en fait la confrontation : les militants de Louviers se révèlent capables de mettre les rieurs de leur côté, de désamorcer la bombe. L’arme de la dérision, décisive dans la contre-culture qui se construit dans les années 1960-1970 à travers la diffusion des récits et images mythiques des hippies des USA puis de Mai 68, fonde l’affirmation du CAG sur le terrain contre-culturel. Les caricatures et les affiches qui contribuent à l’audience du CAG jusqu’en 1976-1977 s’enracinent dans cet épisode de retournement d’une question provocante en surenchère de dérision.
13Enfin, la présence des étudiants et enseignants de Vincennes et en particulier l’effet de leur thème « militantisme et sexualité » permettent de comprendre la façon dont les enjeux contre culturels participent à l’élaboration des conceptions politiques du CAG. Dans le court terme, la palette de thèmes pouvant fédérer anciens et nouveaux militants se diversifie, en prolongeant et amplifiant le mouvement amorcé sous la municipalité dirigée par le docteur Martin, avec les ateliers d’expression libre, les expositions du musée, le ciné-club, les invitations d’Ariane Mnouchkine et d’Armand Gatti. Cette ouverture fait partie de la stratégie de l’ancien maire. Le Nouvel Observateur lui prête cette intention : « Peut-être les gens de Vincennes pourront-ils apporter des idées et des collaborations intéressantes. Bien sûr, introduire Vincennes à Louviers, c’est manier la poudre mais peut-être est-il bon de créer un climat scandaleux pour secouer la torpeur provinciale et élargir la base de la coalition de gauche. » Isabelle Martin confirme : « Ça a amené aussi tout un brassage d’idées tout à fait impressionnant qui a été fondateur pour le CAG. Le CAG au départ, c’étaient tous des gens qui étaient engagés politiquement mais qui se fédéraient autour de l’action municipale entre 65 et 68, et là ça a élargi le truc16. » À plus long terme, les échanges entre militants de Vincennes et de Louviers ont permis que des réflexions sur les relations entre hommes et femmes, sur les pratiques sexuelles, sur les droits des femmes fassent partie des débats qui ont animé la vie du CAG. D’une part, ils rendent culturellement possibles la liberté sexuelle de certains militants, les ruptures au sein de couples et la formation d’unions plus ou moins éphémères, créent les lignes de fracture dont les traces demeurent à vif aujourd’hui, jusque chez les enfants d’ancien·ne·s militant·e·s. Mais, en même temps, c’est sous l’angle des relations entre hommes et femmes, et surtout de l’épanouissement des personnes, que les débats provocateurs de l’été 1969 travaillent l’élaboration des orientations politiques du CAG. En attestent les témoignages d’ancien·ne·s militant·e·s :
« Nous avons été obligés de nous remettre profondément en question dans nos rapports même intimes. C’est quelque chose qui nous a bouleversés, cette période, dans nos relations amoureuses, dans nos relations militantes, dans notre perception de la vie et de la vie en société. Il y en a qui ont eu du mal à supporter ça, qui n’ont pas traversé cette période-là en étant indemnes, pour lesquels ça a remis tellement de choses en question qu’ils ont été choqués. On était quand même 60-70 personnes… Entendre le discours d’Ernest [le docteur Martin] sur la personne, sur la relation mère-enfant, etc., ça renversait tout ce qui nous semblait acquis sans modification depuis des millénaires17. »
14« L’expérience de Vincennes », selon le titre du reportage du Nouvel Observateur, par sa charge contre-culturelle, est ainsi un élément fondateur de l’originalité du mouvement politique qui va reconquérir la mairie de Louviers. Elle donne à l’enjeu de l’émancipation politique inscrit dans le mot d’ordre « Rendre le pouvoir aux citoyens » une portée humaine. L’expression « Deviens ce que tu es », dans son ambiguïté, est une traduction de cette double dimension de l’émancipation.
Notes de bas de page
1 Le Centre universitaire expérimental de Vincennes a été créé à l’automne 1968 sur décision du ministre de l’Éducation nationale Edgar Faure. « Moyen de “désencombrer la Sorbonne et Assas, et d’y envoyer les contestataires” (dans un bois, à la périphérie de Paris, accessible par un seul bus), Vincennes est une réponse à la critique de l’université et à la contestation pédagogique. » Soulié Charles (dir.), Un mythe à détruire ? Origines et destin du Centre universitaire expérimental de Vincennes, Vincennes, Presses universitaires de Vincennes, 2012, § 2. Dotée d’un statut dérogatoire qui lui permettait d’autogérer son découpage disciplinaire, cette université expérimentale a ouvert effectivement en janvier 1969, après trois mois de concertations pour former les équipes d’enseignants-chercheurs. Les bâtiments du bois de Vincennes ont été détruits en 1980 après le transfert de l’université à Saint-Denis.
2 Le Nouvel Observateur, 04-08-1969 au 10-08-1969.
3 Le manifeste des 343 a paru le 5 avril 1971 dans le n° 334 du Nouvel Observateur. Annoncé en Une, il comporte « la liste des 343 Françaises qui ont le courage de signer le manifeste “Je me suis fait avorter” ». Des Deserts, « Avant la loi Veil : l’histoire secrète du manifeste des 343 “salopes” », Le Nouvel Observateur, n° 2160, 30 mars 2006.
4 Il ne m’a pas été possible d’obtenir d’autres informations au sujet de ce reportage. Les journalistes signataires de l’article sont décédés. Le Nouvel Observateur ne dispose pas d’archives sur les circonstances dans lesquelles il a été réalisé.
5 Grâce au souvenir d’un prénom (Norbert) mentionné par J.-C. Houel, à divers contacts à l’université Paris 8-Vincennes-Saint-Denis, et au réseau de Nadja Ringart, j’ai pu contacter Norbert Borgel, ancien enseignant en mathématiques, et réaliser un entretien avec lui (à Sauve, dans le Gard, le 2 février 2017). Mais je n’ai pu compléter les indications données dans le reportage : ni les archives qui se trouvent à Paris 8 ni celles déposées à la Bibliothèque de documentation internationale contemporaine ne comportent de document à ce sujet. Le directeur du département de l’université de Vincennes concerné (département de mathématiques) est décédé.
6 Au sens propre, l’erre d’un bateau désigne sa vitesse résiduelle lorsqu’il n’a plus de propulsion.
7 Dressen Marnix, De l’amphi à l’établi. Les étudiants maoïstes à l’usine (1967-1989), Paris, Belin, coll. « Histoire et société », 2000.
8 Renault-Cléon, près de Rouen, fait partie des usines qui ont été considérées comme emblématiques par l’extrême gauche. Elle a été l’une des premières usines en grève en Mai 68 et n’a repris le travail qu’à la mi-juin. Un comité d’action s’y est constitué à la fin de la grève, qui poursuit son activité critique à l’égard des organisations syndicales. « Toutes les organisations d’extrême gauche y [au “cirque” de Rouen, haut lieu du mouvement] vendent leur presse, y discutent » (p. 31) : Gallot Fanny, « La conflictualité à Renault-Cléon en mai-juin 68 », in Xavier Vigna et Jean Vigreux (dir.), Mai-juin 1968. Huit semaines qui ébranlèrent la France, Dijon, Éditions universitaires de Dijon, 2010, p. 23-35.
9 Mail du 03-02-2016.
10 Norbert Borgel ne se souvient d’aucun de ces épisodes. Les séjours qu’il a effectués à Louviers, qu’il date approximativement entre 1969 et 1971, s’effectuent probablement à d’autres moments que celui du reportage.
11 Expression raccourcie de « agitation », terme couramment employé à l’époque pour désigner une action d’information et de mobilisation. Norbert Borgel, qui l’emploie dans l’entretien (02-02- 2017) pour caractériser son « style d’action », l’oppose au militantisme : « On n’était pas dans la théorie, mais en même temps, ce qu’on disait n’était pas traduit en action. Et le style d’action qu’on affectionnait c’était, avec un vocable complètement connoté aujourd’hui, l’événementiel : on faisait plutôt dans l’événementiel, l’agit-prop que dans la militance. »
12 Allusion à la célèbre photographie de Marc Riboud, prise en octobre 1967 à Washington lors d’une grande manifestation contre la guerre au Vietnam. Elle montre une jeune femme qui tend une fleur à des soldats qui pointent sur elle leurs baïonnettes. Cette allusion montre à la fois la circulation d’un symbole du « flower power » (« L’humain face à la machine de guerre. L’individu face à l’armée. L’amour face à la guerre. Le courage face à la force. David face à Goliath. » Régis Dubois), la force accordée à son usage métaphorique et l’expression du caractère dérisoire de cet usage dans la situation évoquée.
13 Le Nouvel Observateur, en janvier 1969, a publié un article signé de Guy Sitbon sur les communautés, qui met l’accent sur les aspirations à la liberté sexuelle et à de nouveaux modes de vie. Il est suivi en septembre de la même année d’un reportage au Danemark sur « l’amour libre ». Sur les liens entre réflexions sur la sexualité et révolution : Giami Alain et Hekma Gert (dir.), Révolutions sexuelles, Paris, La Musardine, coll. « L’attrape-corps », 2015. En particulier le chapitre d’Alain Giami, « Les thérapies de la libération sexuelle en France ».
14 Jean-Charles Houel. Entretien du 07-12-2011.
15 Les sources divergent sur l’attribution de ce propos. Selon Le Nouvel Observateur, il s’agit d’« une militante ». Selon d’anciens militants de Louviers, il s’agit du docteur Martin.
16 Isabelle Martin, entretien du 30-05-2012.
17 Jean-Charles Houel, entretien du 17-02-2014.
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