Conclusion
p. 233-237
Texte intégral
1En abordant les Résistances antifascistes des pays de l’Europe méditerranéenne des années 1930 à la fin des années 1940 à travers le prisme du genre, on a voulu tenter d’échapper aux voies et façons dont la question de ce qu’on a appelé la Résistance des femmes a communément jusqu’ici été pensée et traitée. Au lieu de revenir sur le fait – indiscutable et encore vérifié dans les pages qui précèdent – qu’elle a été largement minorée, oubliée, ignorée, trop peu reconnue, insuffisamment mise à l’honneur, il nous semblait utile de mieux cerner ce qu’elle avait effectivement été et ce qu’elle avait accompli dans des pays et à des moments différents en nous efforçant de comprendre comment elle s’était articulée avec des sociétés souvent très enclines à cantonner les femmes dans des rôles bien définis et étriqués.
2Un des grands intérêts d’une approche genrée est de permettre de mieux appréhender le phénomène de la Résistance dans son ensemble. En scrutant les contributions collectives et les itinéraires singuliers de femmes combattant au cœur de la mêlée, en les resituant au sein d’organisations par ailleurs assez bien connues, en analysant les contextes dans lesquels l’action résistante des femmes comme des hommes s’était déployée, les contributions qui composent cet ouvrage livrent un tableau à la fois plus complexe et plus clair de ce qui a été, si l’on ose dire, l’ordinaire de l’engagement résistant tel que femmes et hommes l’ont façonné et vécu jour après jour.
3Le premier constat qui s’impose, c’est que l’engagement doit être appréhendé dans une perspective beaucoup plus vaste que la seule période résistante stricto sensu telle qu’on la pense habituellement au cas par cas. C’est ici que la grille de lecture transnationale est précieuse. Pour ne prendre que ce seul exemple, les Espagnol·e·s qui ont combattu dans le Limousin entre 1940 et 1944 ne partaient pas de rien, non plus que celles et ceux de leurs camarades qui, la Seconde Guerre mondiale achevée, ont voulu poursuivre la lutte contre l’Espagne franquiste. Nombre de trajectoires ne peuvent se comprendre qu’en prêtant attention aux séquences successives, très contrastées parfois, qui les ont constituées. Pour beaucoup, la participation à la Résistance s’est insérée dans la logique d’un parcours militant dense et long.
4Cela posé, il n’est pas si facile de restituer les itinéraires combattants dans leur intégralité à cause de l’érosion que la mémoire de ces luttes a subie, tout particulièrement celle qui concernait les femmes. Une combattante aussi conséquente et chevronnée que Neus Català, figure de proue de la Résistance en Espagne, puis dans le Limousin, à Ravensbrück enfin, a été entièrement éclipsée dans les souvenirs par ses camarades masculins les plus en vue. Non que les trajectoires de ces derniers soient demeurées intactes dans les mémoires mais leurs actions ont souvent été nimbées d’un mystère qui a ajouté encore à leur réputation. Rien de tel pour les femmes. La figure emblématique de la Résistance menée par les Espagnol·e·s en Limousin est bien un homme, Miguel Lopez, alias Vidal, auquel Neus Català ne le cédait pourtant en rien. Hommes et femmes œuvraient bien dans les mêmes groupes avec les mêmes objectifs et les mêmes risques. Or la construction de la mémoire résistante privilégie partout la figure du combattant armé, au masculin, face à celles des personnes, souvent des femmes, qui ont mené d’autres formes d’engagement pourtant aussi importantes et risquées.
5Mention est souvent faite, éléments de preuve solides à l’appui, du fait que la minoration de l’apport, pourtant notoire, des femmes est due pour partie à la modestie dont elles ont fait montre, le combat gagné et la paix revenue. Cette forme d’effacement se constate effectivement tant dans les récits des femmes que dans leur réticence à solliciter les titres de reconnaissance auxquels leur engagement leur donnait droit.
6Ces éléments qui ne sont pas contestables n’épuisent pas la question de ce qu’a été le rôle effectif des femmes non plus que des raisons pour lesquelles leur action n’apparaît souvent qu’en pointillé. Il faut aller plus loin et prendre la mesure du fait que leur engagement n’impliquait pas seulement une transgression mortifère vis-à-vis des différentes autorités en place mais aussi à l’endroit de la distribution traditionnelle des sexes dans l’ordre social. Plus que la modestie censée être leur marque, le caractère profondément transgressif de leur participation à la Résistance explique probablement le silence qu’elles ont observé et qui les a entourées. C’est si vrai que Catherine Lacour-Astol, qui étudie le territoire du département du Nord en France, présente des observations et des conclusions qui rejoignent celles qui sont faites à propos de types de sociétés très différents en Espagne, en Italie, en Grèce. Hormis la domination d’une vision sexuée de la Résistance et la place seconde faite aux femmes dans les mémoires, le plus petit dénominateur commun à des communautés et des territoires extrêmement différents à tous égards a été la précocité de l’engagement des femmes dans le combat. Il se trouve que cette réalité a été difficile à penser, sur le moment et depuis, compte tenu de la forte imprégnation des conceptions traditionnelles des rôles sociaux de sexe. Mariette Roels-Duflot, une ménagère divorcée de Lille, et sa fille Lucienne, arrêtées le 2 septembre 1940, condamnées respectivement à huit et quatre années de travaux forcés pour hébergement clandestin de deux soldats anglais, déportées en Allemagne le 16 novembre 1940, rapatriées le 25 mai 1945, ne sont pas devenues des icônes de la Résistance dans le Nord de la France.
7Les femmes se sont effectivement mobilisées tôt et avec détermination. Cela ne pouvait se faire, qu’on le veuille ou non, sans malmener les assignations de genre. Entrer dans la lutte, c’était de facto rompre avec les représentations dominantes de la mère de famille exclusivement soucieuse du bien-être du foyer, de l’épouse sachant rester à sa place, de toutes les tutelles qui, sous différentes formes, pesaient sur les femmes. Paradoxalement, la fin de la lutte, loin de tenir ces points pour résolus, a exacerbé les tensions nées de cette remise en cause de l’ordre convenu des choses et, dans bien des cas, on est revenu au statu quo ante.
8C’est un des apports de cet ouvrage non seulement de mettre en évidence que la participation des femmes fut essentielle, ce qui ne constituerait pas en soi une avancée bouleversante, mais aussi de mettre au jour une gamme extrêmement étendue de pratiques relevant toutes d’un non-consentement qui s’est décliné de bien des manières et avec des intensités variables.
9Cette participation fut tout de même aussi fort inégale d’un pays à l’autre. Bien que la résistance communiste en Algérie fût internationaliste, fière d’être ouvrière et défendît l’égalité des femmes et des hommes, elle fut incapable de transcender les pratiques de domination et de stigmatisation d’une société coloniale, capitaliste et patriarcale. À l’opposé, les femmes furent massivement présentes dans le mouvement partisan yougoslave. Le fait est d’autant plus intéressant que ces femmes étaient majoritairement des paysannes issues de régions où les traditions patriarcales n’étaient pas un vain mot. Dans ce cas, le parti communiste yougoslave était à la manœuvre et l’implication des femmes répondait à une stratégie bien définie : en intégrant les femmes dans le combat, il s’agissait de faire fond sur la culture traditionnelle pour construire un mouvement populaire puissant. Cette stratégie qui permit aux femmes de se libérer radicalement des contraintes patriarcales contribua aussi à institutionnaliser les vieux concepts d’inégalité et de hiérarchisation des genres dans le nouveau système révolutionnaire. En Yougoslavie comme ailleurs, si les femmes combattirent, y compris les armes à la main, la division sexuée du travail ne s’est pas effacée, le genre demeurant même le principal facteur de hiérarchisation au sein de l’organisation résistante.
10Les contributions réunies dans ce volume mettent en lumière le fait que le brassage opéré dans la lutte avec fort effet de brouillage des genres a laissé un héritage à la fois fragile et passablement confus. Dans le cas de la Grèce, la redistribution genrée des cartes qui a marqué la phase de la lutte n’a pas résisté à la guerre civile, laquelle a mis un terme, brutalement et pour longtemps, aux transformations que la société avait connues. En Espagne, la résistance armée contre le franquisme a eu un caractère profondément genré qui a continué de prévaloir dans les maquis, actifs jusqu’aux années 1950. Or, cette caractéristique est un héritage de l’expulsion des milicianas du front qui empêcha ensuite de considérer le combat armé comme un espace mixte. En somme, régression sociétale et amnésie sont allées de pair partout, jusques et y compris en Yougoslavie. Tout s’est passé comme si, la société et la lutte clandestines évanouies, les chemins transgressifs que la lutte obligeait à emprunter, souvent à défricher, étaient apparus iconoclastes et menaçants pour le vieil ordre social (ce qu’ils étaient effectivement). De façon très significative, les citations accompagnant les distinctions attribuées aux femmes ont parfois utilisé, pour mieux valoriser leur comportement, l’adjectif « viril ». En réalité, les résistances antifascistes auront fonctionné comme des laboratoires d’expérimentation de l’émancipation, pour un temps affranchis, avec une inégale intensité, du poids des rôles sexués traditionnels.
11Au demeurant, au fil des analyses, on constate combien ces rôles sexués traditionnels étaient puissants. C’est si vrai que les résistantes elles-mêmes ont su tirer parti des préjugés en cours sur la féminité en se conformant sciemment parfois aux représentations dominantes. Simultanément et sans que cela entre en contradiction avec ce qui vient d’être rappelé, on peut penser que, faute de figures féminines susceptibles de fournir un cadre théorique de référence, les femmes ont puisé dans le seul code guerrier en vigueur, celui du masculin et de la virilité. Ainsi s’explique que la figure du gamin, c’est-à-dire du très jeune combattant, ait pu apparaître comme une identité hybride susceptible d’exprimer la condition des femmes. Penser la violence des femmes, par ailleurs, s’avère toujours difficile : la mémoire résistante en fait soit des êtres exceptionnels, soit des figures virilisées, voire des êtres hybrides et monstrueux à la limite du mythe. Les organisations résistantes elles-mêmes ont poussé ces figures de femmes combattantes aux marges de leur construction mémorielle.
12Que les rapports de genre des années 1930 et 1940 aient été dominés par les conceptions patriarcales, c’est ce que cet ouvrage vient confirmer en précisant comment cela a pu s’articuler avec une lutte à la vie à la mort qui commandait que les femmes fussent présentes au côté des hommes. On apprend aussi, à bien lire les analyses nuancées et étayées des auteur·e·s, que le regard porté par l’historiographie en général sur l’engagement des femmes n’a pas peu pesé sur l’établissement d’une grille de lecture qui faisait fondamentalement des résistances antifascistes une affaire d’hommes que les femmes, dans le meilleur des cas, étaient réputées épauler. Les clichés, stéréotypes ont la vie dure a fortiori quand ils recoupent des réalités sociales largement partagées. D’où ce paradoxe déconcertant : bien qu’indispensables à la lutte, les femmes ont très souvent été perçues par leurs camarades masculins comme un élément perturbateur, un facteur de troubles potentiels liés aux débordements sexuels que leur seule présence faisait redouter. Il se peut, après tout, qu’à beaucoup d’égards, l’affirmation de Svetlana Alexievitch selon laquelle « la guerre n’a pas un visage de femme » se soit vérifiée pendant les années que les contributions de cet ouvrage examinent. Avec ce corollaire que l’appréhension et la mise en récit du combat ont été fortement genrées :
« La guerre des femmes possède son propre langage… Les hommes se retranchent derrière les faits, la guerre les captive, comme l’action et l’opposition des idées, alors que les femmes la perçoivent à travers les sentiments. Je le répète malgré tout : il s’agit d’un autre monde, différent de celui des hommes. Avec ses odeurs, ses couleurs propres et un environnement détaillé1… »
13C’est ici que la parole et les écrits des femmes, très présents dans les pages qui précèdent, permettent de soulever la chape de plomb que nos représentations placent sur une réalité disparue : la résistance que caractérisait le fait de devoir sans cesse innover en raison des rudes défis que les combattants des deux sexes devaient relever. Ce que le prisme du genre apporte, entre autres, c’est précisément la possibilité de comprendre qu’aucune lutte politique d’envergure ne peut se concevoir et tenir dans la durée sans des tensions toujours, une négociation souvent, subtile et complexe, entre les sphères politique et intime.
Notes de bas de page
1 Svetlana Alexievitch, Œuvres, Actes Sud, 2015, p. 27. La première version de La guerre n’a pas un visage de femme est parue dans la revue moscovite Octobre en 1983.
Auteurs
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