Préface
p. 7-8
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Index géographique : France
Texte intégral
1Dans l'histoire de toute la France et de chacune de ses provinces, le moment qu'envisage ce livre passe pour grand et classique. C'est un printemps. La chevalerie s'élance aux croisades, avec un courage certain, et elle fait aussi montre de sa piété en entourant les monastères de respect et d'aumônes, en dépit de quelques conflits avec eux. Les archives monastiques sont sur elle notre meilleure source, et elles laissent entrevoir aussi des campagnes en plein essor, des villes qui s'étoffent et s'agitent, tel Le Mans dès 1070.
2Depuis deux siècles, cette époque a suscité plusieurs types d'études. Il y a des recherches de généalogie, pour la gloire de la noblesse française qui descend ou veut descendre des Croisés ; de là, de beaux livres armoriaux, dont la contribution érudite à l'histoire est loin d'être insignifiante, et dont en retour les amateurs auront du plaisir à consulter cette Société aristocratique de Bruno Lemesle. Il y a une « génération 1900 » de monographies des comtés, avec leurs institutions « féodales » ou postcarolingiennes, dont Robert Latouche (1910) est un parfait représentant, quoique les malheurs de la famille d'Herbert Eveille-Chien l'arrêtent avant la fin du xie siècle ; on y trouvera ici bien des compléments et quelques retouches. Il y a enfin, plus récente, la série des études économiques et sociales conçues et réalisées à l'époque des « trente glorieuses » (1945-1975), dont le grand progrès du xiie siècle est comme une préfigure. Le très beau livre d'André Chédeville sur Chartres et ses campagnes (1973) en est une des versions les plus réussies. Elles trouvent dans les cartulaires monastiques la matière adéquate d'une histoire assez complète et fidèle de l'agriculture, des échanges, des groupes sociaux. C'est ainsi une histoire assez générale, et pleine de développements utiles et profonds qu'il faut entendre sous des titres comme « étude d'une société », dans Le Bas-Maine de Daniel Pichot (1995). Sans rompre absolument avec ces perspectives, le présent livre me semble inaugurer pourtant, dans le Haut-Maine, une nouvelle génération d'études, plus ciblées ; il vise à une plus grande précision de l'analyse sociale et s'oblige donc à davantage de réserves sur les sources.
3Bruno Lemesle est un historien républicain. S'il étudie « l'élite » et les maisons religieuses, c'est parce que l'on ne connaît bien qu'elles, et c'est dans une perspective hautement critique ; il s'agit de domination sociale, avec des stratégies et des aléas. Du moins entrevoit-on les unes et les autres car, dans les recueils de chartes, on glane plus qu'on ne moissonne. Même si l'essor des seigneuries d'Église et la confection de cartulaires produisent une densité soudaine d'informations entre 1050 et 1100, cela ne fait encore qu'une série de « suggestions ». Bruno Lemesle n'en tire pas une monographie globaliste, dont un appareil statistique (impressionnant, mais fallacieux) assurerait l'autorité. Il propose plutôt un essai très éclairant et très stimulant, qui fait constamment le partage entre des observations assurées, et des raisonnements qu'on est très entraîné à admettre mais qu'on pourra encore, après lui, revoir et affiner.
4Trop souvent, des historiens récents nous proposent des modèles réducteurs ou mal étayés, fruit d'une globalisation hâtive. Parce qu'à Cluny le siècle 950-1050 est le mieux documenté, on brosse l'histoire d'un changement social majeur en ce temps. Ici, l'artifice pourrait produire un livre sur La mutation de l'an 1100, d'autant plus aisément qu'à cette date il y a davantage de vrais changements repérables que dans l'« an mil » de notre mythologie-voyez les tailles et les aides, p. 173. Mais l'auteur se garde de céder à la tentation, il évite de considérer l'époque des plus belles chartes comme une charnière de l'histoire, et l'abbaye de Saint-Vincent du Mans comme le point nodal de tous les réseaux. Il tire simplement parti d'un rai de lumière, pour faire avancer l'analyse de sociologie rétrospective, de manière ponctuelle mais sûre, et tout compte fait pas si partielle. Ce faisant, Bruno Lemesle me semble se rattacher directement à Georges Duby- je veux dire au Duby des bons jours, à celui qui rappelait à ses élèves la fragilité des modèles globaux et le caractère lacunaire et aléatoire des sources, et qui nous entraînait pourtant avec lui, dès 1953, à la découverte d'une société « moins troublée qu'on ne l'a dit » et aussi « moins féodale » parce que plus complexe.
5Au terme, on trouvera donc ici deux grands types d'apports. Il y a d'abord la reprise patiente et prudente de l'histoire des comtes, des évêques et des grandes familles de la contrée. Comme les Manceaux du xie siècle mais avec plus de succès qu'eux, Bruno Lemesle a guerroyé contre des incursions normandes et angevines... Sur le front de l'érudition, il inflige des revers aux historiens spécialistes du comte d'Anjou et du sire de Bellême. Il détruit certaines déductions trop rapides, et il fait justice des romans écrits entre les noms de quelques témoins, épars au bas des chartes. Tant pis si l'évêque Sigefroi n'est pas un « agent capétien » définitivement démasqué... Les études de familles nobles et de seigneuries, en faisant la part du feu, dissolvent le modèle trop péremptoire d'Olivier Guillot (Le comte d'Anjou, 1972) sur la naissance soudaine des « seigneuries châtelaines ». De toute manière, Bruno Lemesle montre que l'alternative n'a jamais été entre elles et le pouvoir comtal ; elles prospèrent sans qu'il ne s'effondre. Au Maine, son propos est soutenu par l'excellente thèse américaine (Ph.D.) de Richard Barton, encore inédite, sur Power and Lordship in Maine, c.890-1110 (University of California, Santa Barbara, 1997) : impossible de trouver ici la fameuse et fumeuse « révolution féodale » de l'an mil !
6Nous voilà au second et principal apport de ce livre qui glane des faits vrais, plutôt que de moissonner des illusions. En bien des pages, Bruno Lemesle est d'une lucidité méfiante ; il relativise à juste titre la disparition du terme d'« alleu », premier naufragé d'une série de mots désignant la propriété noble et que « fief » tend à remplacer tous, et la dénonciation polémique par les moines d'un « violence » qui est pour eux tout acte illégitime. Mais tout cela aide à dégager le terrain pour mettre en relief la triple présence, et la force complémentaire, des liens de la parenté, de la vassalité et de la religion. Nous avons un tableau vivant, articulé et souple sans devenir pour autant hyper-complexe, d'une aristocratie à la fois lignagère, féodale et chrétienne. Les observations et les raisonnements de Bruno Lemesle se sont développés dans ce sens tout naturellement, avant de rejoindre, en une seconde étape, ceux de Stephen White ou les miens. Il nous complète et il nous corrige. Il enrichit le tableau des serfs de haut rang par le savoureux culvert Rallier. Il met en garde, de manière très convaincante, sur l'excès de fonctionnalisme qui ferait définir les groupes par la guerre elle-même, ou qui surestimerait, par une réaction outrée, une justice féodale trop longtemps décriée. Il est vrai que Louis Halphen, sans aucun secours de l'anthropologie, avait commencé de la réhabiliter dès 1901, par l'effet d'une lecture sans préjugé des sources. Mais la plume alerte, la culture sociologique et le jugement sûr de Bruno Lemesle font de ses développements sur les rapports sociaux conflictuels quelque chose de beaucoup plus puissant.
7C'est qu'ici la critique des textes se double d'une véritable critique sociale. Elle ne fait trouver ni le meilleur ni le pire dans les chevaliers des xie et xiie siècles, mais une surprenante subtilité.
Auteur
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