Jeunes femmes dans la Résistance grecque
L’histoire d’une rencontre unique
p. 71-80
Texte intégral
1Lors de l’occupation de la Grèce par les forces de l’Axe, entre avril 1941 et octobre 1944, un très fort mouvement de Résistance s’est organisé dans tout le pays. Ses spécificités furent son caractère massif (la Résistance en Grèce a véritablement touché de larges couches de la population) et son enthousiasme. La Résistance s’est présentée sous ses deux formes, civile et armée, comme partout en Europe. Dans ce mouvement politique et social, les femmes ont largement participé, comme jamais auparavant en Grèce. Leur implication dans un mouvement de la vie publique, politique et sociale, à une telle échelle, fut un phénomène totalement nouveau. De ce point de vue, cette époque marque une vraie rupture non seulement dans l’histoire des femmes mais aussi dans l’histoire sociale de la Grèce.
Premières formes de Résistance
2Pendant la guerre, d’octobre 1940 à avril 1941, les troupes grecques ont retenu les troupes italiennes voulant envahir le pays pendant six mois à la frontière albanaise et sont même entrées en Albanie. Si au cours de ces six mois les femmes avaient déjà beaucoup offert dans les domaines de leurs tâches traditionnelles (comme travailler en tant qu’infirmières, assurer le transport de nourriture dans les montagnes enneigées ou tricoter des bas et des pull-overs pour les soldats grecs qui enduraient un hiver terriblement rude au front), pendant l’occupation leur participation a dépassé de loin leurs domaines habituels. On vit très tôt de nombreuses femmes se lancer dans des actes caractérisés aujourd’hui de Résistance spontanée, puis prendre une part active dans les réseaux clandestins. En 1943-1944, des jeunes femmes sont hardiment entrées dans la lutte armée et ont rejoint les maquis de gauche de l’organisation ELAS1 ou, pour les plus jeunes, dans les bataillons exemplaires de l’EPON2.
3Pour examiner ce phénomène, il faut tout d’abord apporter quelques points de comparaison : si dans d’autres sociétés les femmes résistantes ont été des exemples de courage mais ont toujours appartenu à une minorité agissante, il en est un peu autrement en Grèce. On ne peut pas véritablement calculer le nombre de femmes qui se sont impliquées dans des actes qui appartiennent à ce qu’aujourd’hui on appelle la Résistance civile, suivant le concept de Jacques Semelin3. Dans la participation des femmes à la Résistance, on distingue une tendance majoritaire et massive, qui correspond aux organisations de la gauche – l’organisation Ethniki Allilenguii4, par exemple, qui, sans être une organisation exclusivement féminine, était constituée de femmes dans sa presque totalité. Dans cette organisation, la première de toutes, fondée dès mai 1941, les femmes s’occupaient au cours des deux premières années presque exclusivement du problème des communistes emprisonnés et exilés. Elles réussissent ainsi à rassembler des produits alimentaires, de l’argent et des vêtements5.
4Il y eut aussi des femmes dans des réseaux non communistes, dont un exemple est notoire : se lançant d’abord dans le sauvetage des soldats Anglais et Australiens, les cachant et les alimentant pour les aider à fuir le pays occupé, de nombreuses femmes passent, sans bien le réaliser, de ce qui était leurs domaines habituels (nourrir, soigner, aider les gens en difficulté souvent par philanthropie), à des actes qui pouvaient entraîner de très graves conséquences dans leur vie, voire provoquer leur mort. Je me réfère très brièvement à l’exemple d’une bourgeoise d’Athènes, mariée et mère de nombreux enfants, Léla Karagianni. Elle fonda d’elle-même un réseau de résistance avec comme mission première de cacher et d’aider à fuir des soldats anglais et australiens que la guerre avait piégés à Athènes, et plus tard en organisant des sabotages. Elle a aussi caché et aidé des Juifs6. Les premiers membres de son organisation ont été son propre mari, ses sept enfants (dont deux filles), son gendre et leur servante. Il est intéressant de voir cette famille de la moyenne bourgeoisie d’Athènes se transformer tout entière en une organisation de Résistance du nom de l’héroïne de la Révolution grecque de 1821, Bouboulina, et faire de la pharmacie de son mari le siège de l’organisation. Cette femme connut les arrestations, la prison, la torture et finalement la mort, et n’a jamais dénoncé aucun de ses collaborateurs au cours de son action extrêmement efficace en faveur de la Résistance, entre mai 1941 et juillet 1944. C’est la figure féminine emblématique de la résistance non-communiste, celle qui était considérée comme purement « patriotique » par ceux qui refusaient le qualificatif de vrais patriotes aux communistes. Pourtant, il fallut attendre 2004 pour qu’un livre, dont l’auteur n’était pas un historien, lui soit consacré7.
5Une seconde femme à laquelle je veux me référer est Ioulia Biba, probablement d’origine juive, ce qui a aussi son importance. Elle était membre de l’organisation athénienne PEAN8, une organisation de jeunes Athéniens de la classe moyenne, non communistes. Le PEAN fut responsable du sabotage des bureaux de l’organisation de collaboration ESPO, une opération réussie et une des premières du genre dans l’Europe occupée, en novembre 1942. Ce sabotage a entraîné l’annulation de l’envoi de travailleurs en Allemagne. Ioulia Biba est la femme qui transporta de manière impassible dans son sac la bombe de dix livres que des jeunes gens ont ensuite mise en place. Les bombes pour les sabotages étaient fabriquées dans sa propre maison. Elle a été arrêtée pour sa participation à cette opération, puis exécutée.
6Je voudrais souligner ici que la présence des femmes dans ladite historiographie a été plus que discrète et que cet oubli n’est pas propre à la Grèce mais a été relevé dans des historiographies étrangères. Dans la plupart des travaux sur la Résistance, signés par des hommes historiens, la place réservée et l’attention portée aux femmes et aux jeunes (garçons et filles) étaient, jusqu’aux années 1990, pratiquement inexistantes ou totalement condescendantes. Elles étaient en tout état de cause sans rapport avec leur participation et avec l’importance de ce phénomène social. On était encore loin des « gender studies ». Il faut dire qu’il s’agissait d’ouvrages d’histoire politique qui envisageaient la Résistance comme une affaire politique et militaire, le plus important étant celui de Hagen Fleischer9. Du point de vue de la gauche, ce qui prévalait était la réhabilitation de la Résistance après les décennies de silence qui ont duré jusqu’en 1974, date de la fin de la dictature des colonels et de l’instauration de la démocratie.
7En 1993, Mark Mazower publie Inside Hitler’s Greece, qui constitue la première grande étude d’histoire sociale pour cette période10. Pourtant, dans son huitième chapitre, consacré à la résistance dans la vie quotidienne, domaine où les femmes ont excellé, l’unique femme à laquelle il se réfère est Ioanna Tsatsou, éminente bourgeoise et intellectuelle11 qui publia plus tard son journal de l’Occupation, un document important.
8La première étude en langue grecque sur les femmes dans la Résistance de gauche est celle de Tasoula Vervenioti, d’abord sous la forme d’une thèse, puis sous celle d’un livre publié au milieu des années 199012. La plus récente est la contribution approfondie d’Anguélika Psarra13.
9Dans l’œuvre de Margaret Poulos, un long chapitre est consacré à la participation des femmes grecques au combat armé14.
10Mon travail de recherche, effectué dans les années 1990 et publié en 2009, a porté sur l’engagement des jeunes hommes et jeunes femmes dans les organisations de Résistance de la jeunesse et tout particulièrement dans la plus importante, la grande organisation de gauche pour les jeunes, l’EPON15. En approfondissant ma recherche, je n’ai pu que fixer mon attention sur le grand intérêt que présentait la participation des jeunes femmes à ce mouvement. La grille d’analyse qui m’a conduite vers ce sujet était double : celle de l’engagement des jeunes et celle de l’engagement féminin. En conséquence, je me focaliserai sur ce sujet.
*
11La génération des 15-20 ans a été profondément marquée par l’expérience de l’Occupation d’abord, puis de l’engagement dans la Résistance. À l’occupation subie, la Résistance a été la réponse active. C’était la réponse qui sortait les individus de la passivité et du statut de victimes et qui faisait d’eux des sujets agissants. La Résistance a eu un impact spécifique sur les jeunes, hommes et femmes, pour lesquels le passage à l’âge adulte a coïncidé avec cet engagement. Toute leur évolution politique, mais aussi sociale et idéologique, a été empreinte de leur implication dans ce combat. La Résistance comme mouvement présentait deux spécificités fondamentales qui la distinguaient d’engagements précédents. Elle n’était pas uniquement militaire et armée, mais était aussi civile, et la population engagée dans la Résistance grecque ne représentait pas une minorité, ou une avant-garde, mais rassemblait de très larges couches de la population.
12À partir du printemps 1943 surtout, quand la « Grèce libre », c’est-à-dire les régions libérées par les troupes de l’ELAS, s’élargit, la Résistance devient un mouvement de masse. À ce moment-là, la Résistance a attiré massivement les femmes et plus spécialement les jeunes femmes.
13En 1942, déjà, la création de deux organisations, l’EAM des jeunes, EAM NΈΩΝ16, en février 1942, et Léfteri Néa17, en mai 1942, toutes deux marquées politiquement à gauche, dans le cadre des larges organisations résistantes que le parti communiste de Grèce voulait fonder pour attirer des non-communistes qui désiraient résister, a représenté deux étapes importantes. L’EAM des jeunes a démarré surtout dans les milieux estudiantins des deux grandes universités, d’Athènes et de Salonique, où la présence des jeunes filles commençait à être importante. Il avait aussi un réseau de relations dans de nombreux lycées d’Athènes et du Pirée, à l’origine de manifestations de masse comme celle du 25 mars 1942 dans Athènes sous occupation italienne. L’importance de ces manifestations pour le moral des habitants était immense. L’EAM des jeunes a pu réunir quelques milliers de jeunes gens qui n’étaient pas communistes mais qui voulaient bien combattre pour la liberté au sein cette organisation. Parmi eux, la plupart deviendront communistes en payant le prix cher, tandis que d’autres s’éloigneront au lendemain de la libération. À cette époque, la présence des jeunes filles était encore faible dans l’EAM : elle se limitait à quelques dizaines d’étudiantes de l’université et moins encore de l’École Polytechnique.
14Par contre, Léfteri Néa, qui a été créée quelques mois plus tard a réussi à rassembler un nombre de femmes considérablement plus large. Léfteri Néa a été l’unique organisation résistante de gauche qui s’adressait uniquement aux jeunes filles. Celles qui s’y engageaient n’étaient pas forcément communistes au départ, mais la secrétaire de l’Organisation à partir d’août 1942 était, elle, une communiste fervente et expérimentée. Ilektra Apostolou, était membre du Parti déjà avant la guerre ; elle avait connu l’exil sous la dictature de Metaxas et elle s’était évadée de l’île où elle était exilée comme nombre de communistes grecs. C’est elle qui a donné le ton à Léfteri Néa. Plus tard, elle sera arrêtée par les nazis, et mourra des suites d’affreuses tortures : elle sera pratiquement brûlée vive. « Notre Ilektra, pas celle de Sophocle », comme dit le poète Giannis Ritsos, est la figure emblématique de la communiste résistante. Sa dignité et son courage lors des tortures qu’elle a subies de la part de la Gestapo, sans donner la moindre information, sont devenus légendaires.
15À travers le nom de leur organisation, Jeune Femme libre, les militantes se représentaient aussi l’émancipation sociale de la femme. De nombreux documents de l’époque et plusieurs témoignages de femmes postérieurs confirment qu’elles ne rêvaient pas seulement de la libération du pays occupé et de la libération sociale en général, mais aussi de leur propre émancipation, en commençant par les contraintes familiales, qui pesaient encore très lourd.
16Elles rejoignaient ainsi, d’une certaine façon et sans le savoir, des revendications des premières féministes grecques de l’avant-guerre. Je précise « sans le savoir » parce qu’il n’y avait ni continuation ni liaison entre mouvement féministe de l’avant-guerre et Résistance. D’ailleurs, le parti communiste grec (KKE) avait été traditionnellement hostile aux revendications féministes, qu’il qualifiait de luxes et de caprices de bourgeoises qui ne concernaient pas la classe ouvrière. Mais la dynamique de l’époque a renversé ces stéréotypes. Beaucoup de choses se sont transformées au fil du temps, ce qui constitue un point extrêmement intéressant pour cette époque. De nombreuses jeunes bourgeoises, par exemple, ont quitté des foyers douillets et des études prometteuses pour rejoindre le mouvement résistant et devenir par la suite des communistes. Dans le témoignage de Danai Antonopoulou-Psilopoulou, paru en 2008, un an avant sa mort, l’écrivaine note : « Moi, une jeune fille insignifiante, de 1942 à 1948, je me suis trouvée prise au tourbillon de certains événements de la guerre, en choisissant la lutte massive en opposition à une vie bourgeoise facile18. » Elle est loin d’être la seule. La dynamique des années 1943-1944, surtout, a été extrêmement forte. Cet élan sera coupé très vite après la libération quand la lutte va se focaliser entre la droite qui a le pouvoir et la gauche, pour conduire finalement à une guerre civile féroce. La période de la Résistance est donc un moment privilégié.
17L’organisation de Léfteri Néa a réussi à recruter environ 7000 jeunes filles d’Athènes et du Pirée (lycéennes, étudiantes et travailleuses), les a familiarisées avec la notion de l’engagement et de la Résistance et les a aidées à entrer dans ce nouveau monde de la clandestinité, où elles goûtaient une curieuse liberté. « Nous étions clandestines, donc libres comme l’air », disait Madeleine Braun, une résistante française, et c’était vrai pour ces jeunes grecques aussi. Contrairement à l’exemple français, où les organisations séparées des femmes ont duré tout au long de l’occupation, en Grèce Léfteri Néa n’a duré que de mai 1942 à février 1943. Elle s’est alors dissoute pour que ses membres passent à l’EPON dont Léfteri Néa a été une des organisations fondatrices. Les femmes venant de Léfteri Néa sont donc devenues les premières « Éponitisses ».
*
18L’EPON a été dotée dès le début de 7000 filles qui portaient déjà en elles l’expérience de Léfteri Néa. Certaines d’entre elles sont devenues très vite des cadres de l’EPON, responsables du recrutement. Leur passage à Léfteri Néa les avait formées et elles étaient maintenant prêtes à entrer en fonction au côté des garçons. Je m’arrête sur deux exemples de parcours féminins basés sur des interviews que j’ai effectuées dans les années 1990 : Fofi Lazarou (étudiante en Droit à l’époque, avec qui j’ai entretenu le dialogue pendant deux décennies) m’a dit que la plupart des jeunes filles étaient d’abord timides devant les garçons, tandis qu’elles se sentaient plus en sécurité pour prendre la parole entre femmes. Après leur passage à Léfteri Néa, elles avaient gagné de la confiance en elles-mêmes. Toula Drakopoulou (étudiante en Lettres à l’époque) a voyagé de ville en ville dans le Péloponnèse au cours du printemps 1943 et a réussi à fonder des antennes de l’EPON pratiquement partout. Toutes deux se sont éloignées de leur famille pour accomplir ces tâches, Fofi Lazarou s’étant installée au Pirée en tant que responsable de jeunes ouvrières. Toutes deux ont aussi dû quitter l’université et interrompre leurs études19. Cet engagement a marqué toute leur vie. La prison, à plusieurs reprises, et des années d’exil ont jalonné la vie de Fofi Lazarou (décédée récemment). Vie difficile également pour Toula Drakopoulou, qui a épousé un combattant communiste, plus tard cadre du « Parti communiste de l’Intérieur ». Elles ont aussi toutes les deux été des cadres du parti communiste de l’Intérieur, après la scission du Parti communiste en 1968. Leur engagement a duré toute leur vie.
19Deux évolutions décisives ont eu lieu avec l’EPON, la première quantitative, la seconde qualitative. Elles ont fait basculer le mouvement d’une minorité agissante vers des couches de population beaucoup plus larges, ce qui permet de parler de massification de la Résistance au niveau des jeunes. Même si le chiffre de 600000 membres au lendemain de la libération est un peu exagéré, il s’agissait quand même de quelques centaines de milliers de membres, dont à peu près la moitié était des jeunes filles et des jeunes femmes. Du point de vue qualitatif, elle a changé profondément l’état d’esprit et le sens de l’engagement en l’élargissant. Des dizaines de milliers de jeunes, sans attache préalable avec les milieux communistes, se sont impliquées d’une façon ou d’une autre dans le réseau de l’EPON, et ont senti qu’il s’agissait vraiment de leur organisation, celle qui représentait vraiment les jeunes. La rencontre de cette génération avec la Résistance à travers l’organisation de l’EPON marque un moment historique unique.
20Dans ce cadre s’est construit un nouveau « nous », une nouvelle collectivité, une nouvelle identité. Sa maturation a été marquée par cet engagement. Ce nouveau sujet collectif comportait autant les hommes que les femmes de cette génération qui ont pris part à cet engagement. Mimica Kranaki l’exprime ainsi dans un texte publié dans Les Temps modernes, en mai 1948 : « De quel droit je dis “nous” en parlant de la jeunesse grecque, c’est-à-dire un nombre de moi différents et autonomes […]. L’occupation a brisé l’isolement en nous jetant tous du même bord20. »
21Pour les jeunes femmes, l’EPON a été la première organisation qui a réussi à briser le tabou encore plus grand qui empêchait jusque-là les filles dans les villes de province et plus encore dans les villages d’avoir une quelconque vie publique et d’être considérées comme des adultes à part entière (même le café du village était interdit aux femmes). Ces jeunes filles ont vu leur horizon s’élargir considérablement, dépasser largement un horizon familial et embrasser dorénavant le politique, le social, le culturel aussi, car l’EPON œuvrait systématiquement dans le domaine de la culture dans la mesure de ses moyens (presse clandestine, représentations théâtrales, fêtes, etc.). Les filles remplissaient des missions équivalentes à celles des garçons et partageaient avec eux les mêmes tâches.
22Même dans les milieux universitaires des grandes villes, les étudiantes devaient prouver ce dont elles étaient capables. Ce sont elles seules, par exemple, qui ont préparé la fête de Noël à l’École polytechnique en 1942, allant jusqu’à transporter le très lourd piano de la maison de Danai Antonopoulou dans la salle, sans l’aide des hommes. Leurs camarades qui contestaient leur capacité à organiser la fête en sont restés bouche bée21. En 1943 et 1944, elles vont les surprendre avec des exploits autrement plus dangereux et courageux, comme écrire sur les murs la nuit, gagnant ainsi leur estime et un autre regard sur elles. De nombreuses jeunes filles ont pris la parole en public, exploit qu’on ne doit pas minimiser, car elles n’avaient même pas droit de parole au sein de leur propre famille. On voit sur plusieurs photographies de l’époque des fillettes aux cheveux tressés parler devant des salles bondées d’hommes et de femmes dans les villages de la Grèce libre. Sur d’autres photographies on voit les filles des campagnes assistant aux grandes réunions qui rassemblaient en plein air, dans la Grèce libre, des milliers de participants en costumes locaux, arborant elles aussi les longues jupes et les blouses brodées qu’elles portaient lors des fêtes. Ces réunions étaient de vraies fêtes, comme le révèlent tous les témoignages. Tout cela se passait dans une société rurale très patriarcale qui n’avait encore jamais contesté la prédominance masculine (le monde rural représentait un peu plus de 50 % de la population). À ce niveau s’effectuait une vraie révolution sociale. Cette génération de jeunes filles passera à l’âge adulte en rompant avec la tradition d’infériorité face au monde masculin.
23Les jeunes hommes, de leur côté, n’ont pu que reconnaître le courage et la compétence de leurs camarades féminines. Pour l’EPON, le droit de vote devait être accordé aux jeunes hommes et aux jeunes femmes à partir de leurs 18 ans. Dans le Dodécalogue de l’EPON, vrai projet pour les lendemains de la Libération, cela est mentionné explicitement. Aux élections que l’EAM a organisées pour les conseils locaux, en avril 1943, et surtout lors des grandes élections de l’ensemble de la Grèce libre, qui ont eu lieu au printemps 1944, le droit de vote a été donné pour la première fois aux femmes et aux jeunes, appelés à voter tous et toutes à partir de leurs 18 ans. Les cinq premières femmes déléguées au gouvernement qui se nommait alors « Conseil National » ont été élues22.
24Il faut rappeler que le vote à 18 ans a été instauré pour les jeunes en Grèce par le premier gouvernement socialiste du PASOK, élu en 1981, après de fortes pressions des mouvements de jeunesse et grâce aussi au prestige de la lutte menée par les étudiants pendant la dictature des colonels (1967-1974).
25L’article du Dodécalogue de l’EPON qui est consacré aux femmes utilise cette formule : « Nous les femmes, libérées du féminisme illusoire, nous voulons casser les chaînes de notre esclavage multiforme », c’est-à-dire national, politique et social à la fois. L’attitude envers le féminisme reflète d’anciennes différences entre mouvement de gauche et mouvement féministe, auxquelles nous nous sommes déjà référées. Mais ce que l’on doit garder à l’esprit c’est la formule de « l’esclavage multiforme ». Aux deux facteurs de la répression, le facteur national et le facteur politico-social, qu’invoquait le mouvement de la Résistance de gauche, les femmes ajoutaient la répression sociale qui leur était propre, liée à leur sexe et elles revendiquaient leur libération en tant que femmes. L’hymne de Léfteri Néa montre cela de façon explicite. Le troisième couplet est le suivant :
« Nous libérer du triple esclavage
de l’occupant, de l’employeur et de l’homme
conquérir la liberté
la mériter pour toujours. »
26L’homme [άντρα dans l’original] est sûrement le mari, mais cela peut être aussi le père, en tant qu’homme ayant un pouvoir sur la jeune femme. Aussi, je ne partage pas l’avis de certains chercheurs sur les filles membres de l’EPON. Loin d’« utiliser » les jeunes femmes – concept déjà problématique selon moi – les jeunes femmes, qui sont des sujets à part entière et savent très bien ce qu’elles font, ont adhéré à Léfteri Nea et à l’EPON en pleine connaissance de cause, et ont pu y développer aussi des qualités qui les conduisaient à leur émancipation sociale.
En guise de conclusion
27La Résistance marquait donc des ruptures avec des mentalités anciennes fortement ancrées dans la société grecque et ouvrait des brèches importantes vers la modernité. Les gouvernements de droite qui ont dirigé la Grèce après la Libération ont évidemment annulé toutes ces conquêtes. La guerre civile sanglante qui a éclaté entre 1946 et 1949, la victoire de la droite et le démantèlement de la gauche ont bloqué pour longtemps encore la route vers ces changements. Ce n’est qu’en 1952 que les femmes vont obtenir le droit de vote en Grèce. Quant à l’égalité des sexes devant la loi, elle n’a été votée qu’en 1975, après la chute de la dictature des colonels et l’instauration de la démocratie. Dans l’après-guerre, les femmes qui avaient servi la cause de la Résistance dans les organisations de gauche ont payé très cher leur engagement, comme leurs camarades masculins (arrestations, tortures, exécutions, exil ; un grand nombre d’entre elles ont trouvé la mort et d’autres, pour la fuir, sont parties dans les pays communistes). Si dans le livre de Catherine Lacour-Astol23, la seconde partie est consacrée à la problématique et tardive reconnaissance de l’engagement féminin, en Grèce elle aurait dû être centrée sur les persécutions que les femmes résistantes ont connues jusqu’au début des années 1950, pendant la guerre civile. Le camp conçu spécialement pour femmes dans la petite île de Trikkeri en est un des exemples majeurs : 500 femmes y ont été déportées après leur séjour dans l’« enfer » de Makronissos, et certaines y furent prisonnières jusqu’en 1952, alors que la guerre civile était officiellement terminée depuis 194924.
28Les femmes, et surtout les très jeunes femmes grecques, qui ont pris conscience de la vie dans la Résistance, ont été marquées à jamais par cette expérience qui fut une énorme transgression par rapport à la vie considérée comme normale d’une femme avant la guerre. Les jeunes femmes ont cultivé, à côté de leur conscience résistante, leur conscience politique et sociale, et leur propre émancipation en tant que femmes. Ensuite, fortes de ces acquisitions, elles n’ont plus jamais été les mêmes.
Notes de bas de page
1 Armée populaire de libération nationale grecque.
2 Organisation unifiée panhellénique de la jeunesse.
3 Jacques Sémelin, Sans armes face à Hitler, La résistance civile, Paris, Payot, 1990.
4 Solidarité nationale.
5 Tassoula Vervenioti, La femme dans la résistance. L’entrée des femmes en politique, Athènes, Odysseas, 1994, p. 227.
6 Témoignage de Shelly Cohen, film de Vassilis Loules Baisers aux enfants, 2012 (en grec).
7 Alexandros Zaoussis, Lela Karagianni, Athènes, Okeanida, 2004 (en grec). À noter que quelques années plus tard, le cinéaste Vassilis Loules, avec l’aide du fils de Léla Karagianni, lui a consacré un documentaire.
8 Union panhellénique des jeunes combattants.
9 Hagen Fleischer, Couronne et croix gammée, Athènes, Papazissis, 1995 (en grec).
10 Mark Mazower, Inside Hitler’s Greece. The experience of occupation, New Haven, Yale University Press, 1993.
11 Ioanna Tsatsou est la sœur du poète Yorgos Séféris et l’épouse du professeur de droit à l’université d’Athènes, Constantinos Tsatsos.
12 Tassoula Vervenioti, La femme dans la résistance, op. cit.
13 Anguélika Psarra, Histoire de la Grèce au xxe siècle, vol. 4, Athènes, Bibliorama, 2009 (en grec).
14 Margaret Poulos, Arms and the women, New York, Columbia University Press, 2008.
15 Odette Varon-Vassard, Le passage à l’âge adulte d’une génération. Jeunes hommes et jeunes femmes au cours de l’Occupation et de la Résistance, Athènes, Hestia, 2009 (en grec).
16 Front national de libération de la jeunesse.
17 Jeune Femme libre.
18 Danai Antonopoulou-Psilopoulou, Les jeunes filles de l’École polytechnique. Des combats de l’occupation à l’angoisse de la prison, Athènes, Bibliorama, 2008, p. 14 (en grec).
19 J’ai réalisé ces interviews au cours du printemps 1993 à Athènes. Je les ai exploitées dans Odette Varon-Vassard, Le passage à l’âge adulte d’une génération, op. cit.
20 Odette Varon-Vassard, Le passage à l’âge adulte d’une génération, op. cit., p. 73-74.
21 Danai Antonopoulou-Psilopoulou, Les jeunes filles de l’École polytechnique, op. cit.
22 Chrysa Hatzivassiliou, Kaiti Zevgou, Maria Svolou, Mahi Mavroeïdi-Hiourea et Fotini Filippidi.
23 Catherine Lacour-Astol, Le genre de la Résistance, la résistance féminine dans le Nord de la France, Paris, Presses de Sciences Po, 2015. (II, « La Reconnaissance de l’engagement résistant féminin (1944-début des années 1950 », p. 199-344.)
24 Voir les deux documentaires d’Alida Dimitriou sur les femmes grecques dans la Résistance (« Birds in the mires ») et sur les femmes résistantes en exil (« On the rocks »), 2009.
Auteur
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Un constructeur de la France du xxe siècle
La Société Auxiliaire d'Entreprises (SAE) et la naissance de la grande entreprise française de bâtiment (1924-1974)
Pierre Jambard
2008
Ouvriers bretons
Conflits d'usines, conflits identitaires en Bretagne dans les années 1968
Vincent Porhel
2008
L'intrusion balnéaire
Les populations littorales bretonnes et vendéennes face au tourisme (1800-1945)
Johan Vincent
2008
L'individu dans la famille à Rome au ive siècle
D'après l'œuvre d'Ambroise de Milan
Dominique Lhuillier-Martinetti
2008
L'éveil politique de la Savoie
Conflits ordinaires et rivalités nouvelles (1848-1853)
Sylvain Milbach
2008
L'évangélisation des Indiens du Mexique
Impact et réalité de la conquête spirituelle (xvie siècle)
Éric Roulet
2008
Les miroirs du silence
L'éducation des jeunes sourds dans l'Ouest, 1800-1934
Patrick Bourgalais
2008