Conclusion
p. 299-302
Texte intégral
1« Vous prétendez avoir volé pour vous nourrir ; ce seraient des vols de nécessité ! Mais y’a de quoi rire ! Dans notre pays, on ne crève pas de faim, vous avez plutôt commis votre sport favori qu’est le cambriolage. » Cette admonestation lancée à un prévenu par le président du tribunal correctionnel de Nantes1 résume bien une conception assez largement partagée, de nos jours : l’impécuniosité, même totale, n’entraverait en rien l’accès aux consommations de survie. Les ressources prodiguées par les dispositifs d’assistance légale et les associations d’aide alimentaire y pourvoient. Déniant aux faits commis l’innocence de la nécessité2, ce magistrat trahit bien là l’ethos de qui n’a connu ni le manque ni les affres de la quête : il présuppose le minimum vital réductible au besoin physiologique et il fait l’impasse sur les implications sociales du statut d’assisté. Les pauvres doivent ainsi se plier au pacte social : la docilité contre la soupe, la soupe abondant. Cette remontrance relève de l’ethnocentrisme à un double titre : elle repose sur la croyance dans la couverture généralisée des besoins élémentaires, notamment alimentaires, par les dispositifs d’aide existants3 ; elle révèle une méconnaissance de ce qu’induit, pour ceux qui y ont recours, la demande d’assistance. L’étude que nous avons menée permet de contester ces deux prénotions. D’une part, l’aide alimentaire, en dépit de la multiplication des lieux dispensateurs et de l’augmentation considérable des quantités distribuées, peut atténuer certes mais nullement supprimer les difficultés rencontrées par un pauvre pour se nourrir et nourrir sa famille. Ne nous laissons pas abuser par le nombre de repas ou de tonnes de denrées redistribuées dont l’annonce manifeste l’élan de générosité et accrédite la puissance des dispositifs. L’ampleur de l’aide, appréciée en stocks, ne doit pas faire oublier que le bénéficiaire se contente d’un colis mensuel s’il fait appel à Saint-Vincent-de-Paul ou au Secours populaire et d’une livraison quotidienne, mais seulement hivernale4, s’il démarche auprès des Restos du cœur. En se satisfaisant, dans tous ces cas, de menus imposés, répétitifs, souvent de faible qualité gustative. La demande de secours alimentaire, d’autre part, condamne le pauvre à exposer son impuissance sociale. Mais pour évaluer le coût de cette épreuve, qui se solde souvent chez l’intéressé par un sentiment d’indignité5, mieux vaut sans doute en faire l’expérience directe que de l’estimer du haut d’un tribunal. Les associations ont beau, de plus en plus, emprunter à l’aide sociale publique son langage (les ayants droit, le droit aux secours, etc.), ainsi que ses procédures et ses modes de catégorisation, cela ne signifie pas pour autant que le rapport de domination sociale inhérent à la relation assistantielle ait été radicalement subverti.
2Le détour par l’histoire a permis de découvrir les transformations ayant affecté la nature du lien tissé par les acteurs humanitaires avec leurs bénéficiaires. Le modèle de la philanthropie traditionnelle commence à battre de l’aile, s’il n’est déjà révolu. Les infrastructures et les procédures de distribution qui se développent, en relayant de plus en plus les dispositifs fondés sur la relation interpersonnelle, de type paternaliste, incarnée par la visite des confrères de Saint-Vincent-de-Paul au domicile de leurs protégés, trahissent les processus en cours. Commençons par le mode de sélection, sorti profondément affecté des changements qui se dessinent. Le partage entre pauvres méritants et pauvres indignes qui s’opérait naguère selon des critères moraux d’évaluation, inspirés des conceptions éthico-politiques des bienfaiteurs, ne règle plus qu’à la marge l’accès au secours. Ce mode d’évaluation des demandes est désormais supplanté par une gestion bureaucratique assise sur l’examen objectif des situations. L’aide alimentaire se délivre aujourd’hui sur la base des conditions de ressources et de charges, attestées le plus souvent par une objectivation de la situation réalisée en amont par les services sociaux. Le privilège, naguère accordé aux comportements à l’égard du travail ou des mœurs au sens large, s’émousse au profit d’un jugement sur pièces où l’examen du statut de l’intéressé à l’égard des dispositifs de l’aide sociale prime sur toute autre considération. L’assistance légale fournit clé en mains aux associations, en guise d’outils d’évaluation, sa nomenclature propre (bénéficiaires du RMI ou du RSA, ayants droit CAF, bénéficiaires de minima sociaux, etc.). Le recours à ces catégories pour l’instruction des dossiers de demande n’est qu’une des manifestations des rapports existant entre la sphère publique et le champ assistantiel privé. Tout se passe, en effet, comme si les associations d’aide alimentaire, « mises en réseau » avec les travailleurs sociaux de secteur, se voyaient investies, par l’État social, du rôle de voiture-balai. Il n’est plus d’agenda de responsables ou de bénévoles engagés sur le terrain, comme le sont, par exemple, les confrères de Saint-Vincent-de-Paul, qui ne contienne les coordonnées d’assistantes sociales à bout de crédit. Des assistantes sociales qui, pour pallier l’insuffisance de ressources des populations qu’elles suivent, se résignent de plus en plus à « appeler au secours » les associations. Ces constats nous amènent à réinterroger la distinction entre les agencements et les modes d’intervention censés prévaloir dans les sphères publique et privée. L’opposition tranchée entre une assistance légale caractérisée par des procédures bureaucratiques, une gestion impersonnelle des situations, la référence aux principes républicains, et donnant lieu à une sélection rigide des ayants droit et une assistance privée fondée sur une relation de proximité, un recours souple aux prescriptions et une résistance aux barèmes, une prise en compte personnalisée des besoins et des situations ne serait-elle pas devenue une simple abstraction ?
3À partir d’observations réalisées dans des guichets de la Caisse d’allocations familiales, Vincent Dubois6 avait repris à son compte la métaphore des deux corps du roi empruntée à Kantorowicz pour montrer que l’image d’une « bureaucratie » censée codifier et imposer des comportements standards au point de rendre ses agents interchangeables relevait de la fiction. En effet, ces derniers manifestent toujours une liberté de conduite qui, bien qu’encadrée, découle du jeu que tolère l’application des prescriptions réglementaires. L’auteur souligne, à l’instar d’Alexis Spire7 dans son étude sur les agents de préfecture, l’incidence des dispositions personnelles sur la manière d’user de cette relative latitude caractérisant leur conduite. Tandis que ces recherches interrogeaient, pour leur tordre le cou, les préjugés visant le travail au guichet, c’est aux préjugés relatifs aux pratiques bénévoles que nous avons été confrontés. S’il existe un risque d’interprétation des usages administratifs, trop souvent et hâtivement perçus selon les sens communs populaire et quelquefois savant, comme les idéaux types de la rationalité bureaucratique, le risque n’est nullement négligeable de prêter aux pratiques associatives des traits radicalement opposés. À l’image, à usage souvent polémique, d’une administration impersonnelle dans laquelle disparaissent des agents dont les comportements découleraient nécessairement du respect de règlements intangibles répond, en miroir, celle d’un univers assistantiel privé, havre de liberté, de gratuité, de sensibilité où l’efficience des acteurs n’obéit qu’à la vitalité de leur engagement et à leur propension individuelle à témoigner des valeurs de bienveillance, d’amour et de solidarité qui les animent. Au monde froid, paperassier, lent, routinier, dépassionné, réglementé d’une administration dont relèveraient des agents anonymes et interchangeables s’opposerait ainsi le monde réputé chaud, léger, rapide, souple, de l’assistance privée. L’examen approfondi des pratiques récemment déployées dans ce champ amène à nuancer fortement ces représentations. Alors que l’activité d’un bénévole dépendait surtout de son zèle et de sa bonne volonté bienfaisante, celle-ci se déploie de plus en plus à l’intérieur d’un cadre fortement prescrit et de plus en plus soumis à des normes managériales régulant la division des tâches et l’accomplissement de son engagement8. Il suffit, pour s’en convaincre, de s’en référer à l’existence de barème d’accès au secours, en vigueur dans toutes les associations rencontrées, preuve, s’il en est, de la rationalité bureaucratique qui désormais s’y déploie.
4L’adoption par les associations dominant le champ de logiques d’action et de procédures d’administration empruntées respectivement au monde marchand et à la sphère publique a servi l’extension de leur vocation originelle et coïncidé avec la prise en charge de fonctions qui ressortissaient auparavant à l’intervention de l’État. Loin de se contenter du rôle de voiture-balai évoqué plus haut, un rôle somme toute endossé dès l’apparition de l’État social, les associations les plus puissantes se découvrent l’ambition d’investir le terrain dit de l’insertion au nom de la lutte contre l’exclusion et de la critique – unanime – de l’assistanat. Tout s’est en effet passé comme si, durant ces dernières années, les associations d’aide alimentaire s’étaient employées à disputer à l’État son rôle dans le traitement de la misère mais aussi, de plus en plus, aux fins de restauration d’un lien social distendu avec une vigueur inégalée depuis les grandes époques de la philanthropie.
Notes de bas de page
1 Entendu lors d’une audience correctionnelle à l’occasion d’observations conduites depuis plusieurs années dans le cadre d’un enseignement sur l’ethnographie de l’institution judiciaire, cet argumentaire n’est pas rare dans les réquisitoires.
2 Voir l’arrêt de la cour d’appel de Bordeaux (28 mars 1997) infirmant le jugement du tribunal de grande instance de Poitiers (5 février 1997) qui avait relaxé une femme prévenue d’un vol de viande dans un supermarché. Pour la cour d’appel, l’état de nécessité ne pouvait être retenu dans cette espèce, la situation n’étant pas caractérisée par « l’extrême urgence ». Concernant l’histoire de la qualification juridique d’état de nécessité, voir Denis Salas, « Magnaud (Le bon juge) », in Loïc Cadiet (dir.), Dictionnaire de la justice, Paris, PUF, 2004, p. 857-862.
3 Les études consacrées aux populations s’étant manifestées pour l’obtention du Fonds d’urgence sociale (FUS) en 1998 ont toutes révélé la pauvreté de ces ménages bénéficiaires de RMI, d’ASL ou d’autres minima sociaux et qui étaient confrontés au même dilemme : devoir choisir entre se nourrir, se loger, se chauffer, scolariser les enfants, etc. Voir Denis Bouget, Mieux connaître les publics, les problèmes et les pratiques révélés par la mise en place de Fonds d’urgence sociale en France, rapport de synthèse des études départementales, rapport du LEN-CEBS au ministère de l’Emploi et de la Solidarité, 1999, 118 p. ; Jean-Noël Retière et Laurent Berthelot, Le Fonds d’urgence sociale. Étude de sa mise en œuvre en Loire-Atlantique, sociographie des publics, représentation des acteurs, CENS-MSH Ange-Guépin, 1998. Voir aussi le dossier thématique consacré à ce dispositif par la Revue française des affaires sociales, n° 1, 2001.
4 Sachant que la campagne dite d’intersaison vise, dans les grands centres, à ne point interrompre la distribution à l’attention d’une minorité de bénéficiaires.
5 Les déficits, en termes de dignité et plus largement d’identité, que génère le fait de devenir bénéficiaire de l’assistance légale ont été remarquablement pointés et analysés par Philippe d’Iribarne, Vous serez tous des maîtres, Paris, Seuil, 1996, 209 p. Comment douter de l’exacerbation de ces logiques dans le cas des bénéficiaires de l’aide privée ?
6 Vincent Dubois, La vie au guichet, op. cit. ; sur le même sujet et développant un semblable souci d’aller voir au plus près des pratiques concrètes des agents publics de l’aide sociale, on lira aussi Jean-Marc Weller, L’État au guichet, Paris, Desclée de Brouwer, 1999, 255 p.
7 Alexis Spire, Étrangers à la carte. L’administration de l’immigration en France (1945-1975), Paris, Grasset, 2005, 402 p.
8 Laurent Pujol, Management du bénévolat, Paris, Vuibert, 2009. L’existence même de type d’ouvrage peut s’interpréter, en soi, comme un indice non seulement de la réceptivité légitime mais aussi, à partir des exemples retenus par son auteur, de la pénétration des logiques managériales dans le monde humanitaire.
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