Chapitre VI. Une providentielle affaire d’État…
p. 273-297
Texte intégral
1Providentiel au sens où il échappe, au contraire de la protection sociale, à la régulation par la loi, le secours alimentaire n’en demeure pas moins une affaire d’État et non seulement à cause de la contribution financière que la puissance publique, au sens large, apporte aux associations qui l’administrent. Le déploiement de l’aide privée alimentaire qui s’accomplit, en effet, en connexion de plus en plus étroite avec les services sociaux s’opère très souvent en renfort concerté à une aide sociale publique qui bat en retraite. En retour de leurs bons offices, l’obligeance avec laquelle le personnel politique, nous l’avons vu, pactise avec les porteurs de cette cause, sans parler de la reconnaissance par l’État de leur expertise en matière de pauvreté sont autant d’indices de rétributions croisées et d’échanges de ressources entre les sphères privée et publique. Le langage indigène en vigueur aux guichets de distribution où chacun, empruntant le lexique administratif, s’emploie désormais à jauger, en toute innocence, « le droit » des « ayants droit » à l’aide alimentaire n’est pas seulement symptomatique de la confusion qui imprègne les esprits. Contaminé par la rhétorique d’État, il exprime bel et bien la mutation d’ampleur qui a vu, au cours des deux dernières décennies, les associations s’emparer, par effet d’aubaine, de divers dispositifs disponibles au nom de l’insertion et s’imposer comme des acteurs légitimes à se voir confier ce qui s’apparente parfois à une délégation tacite de service social1. Donner à manger aux populations indigentes n’a, certes, jamais épuisé la mission que revendiquaient les œuvres d’assistance alimentaire. Il fallut attendre, cependant, la configuration sociale et politique singulière correspondante à la charnière des années 1980-1990 pour assister à une transformation radicale des conditions d’accomplissement de cette mission. C’est l’époque où, dans un contexte de promotion des politiques dites d’insertions sociale et professionnelle et de stigmatisation de l’assistanat, les foules de nécessiteux accueillies aux guichets alimentaires donnent alors du crédit à la croyance en une dualisation de la société. D’entreprises totalement indépendantes de l’action publique, les plus puissantes endossent alors un rôle de sous-traitantes des aides sociales au logement, à l’emploi voire même parfois à la santé.
Des associations vectrices des politiques publiques…
Nourrir et insérer
2Le plan précarité-pauvreté de la fin des années 1980 subordonnait le financement des associations d’aide alimentaire à la signature d’un contrat passé avec l’État, dont les clauses prévoyaient d’adjoindre à la distribution proprement dite de denrées alimentaires une liste d’actions à mener. Ainsi, en 1992, une convention passée entre le Secours populaire et l’État fait état d’un projet intitulé « La santé dans l’assiette » dont l’objet visait à « aider les personnes en difficulté à diversifier leur repas par une alimentation plus équilibrée et qui respecte les traditions culinaires2 ». Très concrètement, cela consistait à élaborer des fiches-menu adjointes aux paniers-repas (menus basés sur le contenu des colis distribués) et à impliquer une fois par mois les bénéficiaires dans la réalisation des menus. Le coût de cette activité était évalué à 37765 F (dont 400 heures de bénévolat à 70,32 F l’heure). Une autre action prévue dans ce cadre était la création d’un atelier de cuisine à destination de vingt femmes d’un quartier défavorisé. Il s’agissait alors de rompre « avec les situations d’isolement, de rupture avec toute vie sociale […], de se rencontrer, d’échanger leur “avoir-faire”, d’organiser des activités ». Dans cette cuisine, devaient être confectionnés des repas destinés à la vente ainsi que des gâteaux agrémentant les paniers-repas3.
3Cette idée novatrice de socialisation à la diététique en favorisant des échanges autour de la confection de repas remonte à la fin des années 1980 et au début des années 1990. Les archives du Secours populaire français conservent par exemple une « fiche d’expérience » de la caisse d’allocations familiales (CAF) d’Angers, datée de 1986, appelée « aide éducative dans la pratique de l’alimentation » dont le but vise à l’acquisition de compétences culinaires, de notions d’hygiène alimentaire, des « bons » usages de consommation (comparaison de prix, qualité, etc.) et, aussi, de « dédramatisation de situations difficiles par les échanges que le groupe facilite ». Placées systématiquement sous les auspices vertueux de l’insertion, ces actions vont profiter pleinement des opportunités de financement diverses et variées qui, de la CAF au conseil général en passant, on va le voir, par la direction du travail, se présentent en soutien des politiques publiques du moment.
4L’aide alimentaire pouvait même parfois servir de pur prétexte à conduire une action labellisée par le terme fourre-tout mais à forte charge symbolique d’insertion. L’exemple d’une épicerie communautaire située dans un grand ensemble de la périphérie, accessible aux seuls « membres actifs » sous réserve de leur participation à des ateliers-cuisine, en fournit l’idéal-type. À l’origine, en 1990, l’idée se voulait en rupture avec ce qui se passait, par exemple, aux Restos du cœur où, en l’absence de contrepartie financière, le secours alimentaire souffrait de n’être qu’assistantiel. La charte de l’épicerie en question stipulait que la participation de ses bénéficiaires impliquait de leur part la cessation de toute fréquentation d’un autre centre de distribution alimentaire.
« Ce qui est important de voir par rapport à l’épicerie communautaire, bon, ça va faire maintenant bientôt dix ans que cela a été ouvert, en septembre 1990, ça fait quand même quelques années qu’elle existe, elle est véritablement reconnue maintenant dans son activité autour de l’aide alimentaire mais également dans toute son activité d’insertion sociale, avec des objectifs qui sont liés à cela vis-à-vis du public et le principe de base, qui avait été réfléchi avant que l’épicerie n’ouvre ses portes, toute la réflexion a tourné autour du fait de se dire qu’il pouvait être intéressant de proposer une structure dans laquelle il y aurait véritablement une aide alimentaire mais pas forcément en lien avec la situation d’assistance, c’est-à-dire que l’épicerie ne soit pas justement qu’un réseau de distribution, mais également un réseau dans lequel la personne va être à la fois consommateur, être producteur puisqu’elle vient en activité [deux demi-journées par semaine] : réaliser des plats et cuisiner ; elle participe également à tout ce qui est réflexion autour des autres activités qui peuvent lui être proposées. L’idée c’était d’impliquer, en fait, les habitants, qui viennent dans la structure, dans la gestion de l’épicerie. C’était ça l’idée au départ. […] L’idée c’était d’établir un système de troc, que ça soit une situation d’échange entre les personnes donnant l’activité et en contrepartie l’aide alimentaire. » (Responsable de l’épicerie communautaire de Bellevue, entretien réalisé en 2000.)
5Née dans la foulée de l’institution du RMI, l’épicerie était destinée, selon l’avis même de sa responsable, à accueillir des personnes en situation de grande précarité dans le but de leur (ré) apprendre les gestes au fondement de toute vie sociale (se lever, s’habiller, communiquer avec les autres) avant d’envisager avec elles un parcours d’insertion professionnelle d’abord au sein de la structure où travaillent d’anciens bénéficiaires recrutés comme salariés (CES, CEC). En tant que rouage de la procédure d’attribution du RMI, l’épicerie communautaire repose sur le principe du donnant-donnant qui, en l’espèce, la distingue fortement des Restaurants du cœur dont l’offre de colis alimentaire ne réclame aucune sorte d’engagement. Le travailleur social en charge de la structure a beau insister sur l’impératif du volontariat comme gage de réussite de l’expérience, cela n’atténue en rien la contrainte du cadre contractuel.
« Certaines assistantes sociales ont peut-être tendance des fois à inciter en fait une personne à intégrer une activité comme l’épicerie communautaire parce qu’elles estiment que c’est important pour elle que cette personne-là soit en activité en dehors de la maison, mais ce qui est primordial, c’est que ça soit la personne qui soit volontaire dans sa démarche parce que sinon ça ne marchera pas dans la structure. Je veux dire par là que si quelqu’un va venir parce que l’assistante sociale lui a expliqué que ça serait bien de pouvoir noter ça dans le contrat d’insertion, vis-à-vis de la Commission locale d’insertion qui statue sur les contrats d’insertion de toutes les personnes bénéficiaires du RMI, qu’il y ait comme motif : participation à l’activité de l’épicerie, si la personne au départ n’est pas véritablement volontaire dans sa démarche, bien évidemment ça ne fonctionnera pas, ça serait quelqu’un qui sera très régulièrement absente dans les activités, qui utilisera plus au moins l’aide alimentaire qui lui est proposée et en termes d’accompagnement que nous, on peut lui proposer ici, c’est clair qu’elle sera réticente… » (Responsable de l’épicerie communautaire de Bellevue, entretien réalisé en 2000.)
6Le même objectif prévalait à l’ouverture d’une épicerie sociale au siège départemental de Saint-Vincent-de-Paul au début des années 2000. En échange de l’acquisition de produits alimentaires à prix modiques, les bénéficiaires devaient s’engager à réaliser de menus travaux en atelier-cuisine. Confrontée au non-respect des contraintes de présence ou de ponctualité par les bénéficiaires, l’expérience n’aura duré que trois années prouvant, s’il en était encore besoin, que l’œuvre ne dispose plus des capacités logistiques et surtout humaines à relever ce type de défis.
7L’échec de cette tentative de Saint-Vincent-de-Paul montre qu’on se fourvoierait à imputer l’éclosion à l’époque de toutes les actions estampillées du sceau de l’insertion aux seules opportunités de financement. La propension très inégale à profiter de ces aubaines va, en effet, dépendre très largement de facteurs de mobilisation d’un nouveau genre requis pour conduire les actions en question. Bien que leurs premiers pas sur le créneau de l’insertion fortement disputé par le secteur dit de l’économie sociale et solidaire en pleine expansion ne se soient pas faits sans déconvenue, c’est bien grâce à leurs ressources particulièrement ajustées que les Restaurants du cœur allaient conquérir, dans cette conjoncture particulière, leur puissance d’intervention et acquérir leur position dominante. Entravée par la concurrence, leur recherche de subventions justifiées par des velléités à visée extra-alimentaire se révélera au départ bien incertaine. C’est ce que montre le refus poli d’un président de Sivom de canton à l’ouverture d’un Relais des Restos dans la commune du Loroux-Bottereau, située dans le vignoble nantais :
« [Dans votre dernier courrier adressé le 17 mars 1994] vous exposez le souhait de maintenir toute l’année votre action près de ceux que vous accueillez durant l’hiver. Cela relève de votre initiative et de vos possibilités d’assumer cette orientation. Nous ne pouvons que vous confirmer ce qui vous a été dit sur ce point. Le Sivom du canton du Loroux-Bottereau soutient déjà l’association intermédiaire Activa et lui apporte une aide financière. Il ne lui est donc pas possible de multiplier sa participation à d’autres structures dont les buts ne sont pas sensiblement différents. En effet, l’action engagée par Activa près de ceux qui recherchent du travail ou des informations sur les démarches à entreprendre semble bien proche de ce que vous souhaitez réaliser par la mise en place des relais. Nous vous remercions de nous avoir exposé succinctement l’activité que vous avez enregistrée au cours du présent hiver. Ces chiffres montrent bien que les difficultés de la population que vous touchez sont croissantes. Soyez assuré que nous reconnaissons l’aide que vous apportez en distribuant nourriture et réconfort aux plus démunis. Veuillez agréer… »
8Mais par-delà les obstacles rencontrés, comme ici, à l’expansion du rayon d’intervention, c’est essentiellement grâce aux dispositifs d’insertion par l’emploi que certaines associations d’aide alimentaire vont progressivement asseoir leur légitimité en tant que rouages des politiques publiques. L’embauche de salariés qui se dessine alors est à double visage. Elle résulte, d’une part, de la professionnalisation de certaines fonctions d’encadrement et, d’autre part, du recrutement de personnes sous contrats aidés. Historiquement, il n’y a guère que pendant la Seconde Guerre mondiale que les salariés occupaient une place importante. Au Secours national, on recensait environ 12 000 salariés en janvier 1943, 15 000 à la fin de l’année 1945, après le remplacement du Secours national par l’Entraide française. Cette période se caractérisait aussi par le flou entourant certaines fonctions au statut hybride entre bénévolat et salariat. Au Secours national, les délégués départementaux et leurs adjoints bénéficiaient respectivement d’une indemnité de 1500 francs et de 1000 francs – soit l’équivalent du salaire d’une assistante sociale débutante – attribuée de façon confidentielle. La confirmation de l’existence secrètement gardée de ces indemnisations nous est fournie par le témoignage d’Abel Durand, délégué départemental de Loire-Inférieure, qui en refusa le versement pour lui-même.
9Une fois la parenthèse de Vichy refermée, la séparation du monde de la philanthropie de celui de l’aide publique, consacrée par l’institution de la Sécurité sociale, allait mettre un terme au mélange des genres entre désintéressement et rémunération et s’accompagner d’une reconsidération et d’une faveur incontestée du bénévolat au détriment du salariat dans l’univers associatif. Mais à partir des années 1990, des entorses au privilège accordé au bénévolat vont progressivement changer la donne. Dans le champ de l’aide alimentaire, c’est toutefois moins le recrutement de salariés qualifiés (travailleur social, conseillère en économie familiale et sociale occupant des fonctions d’encadrement aux Jardins du cœur, au Toits du cœur, à l’ancien vestiaire de Saint-Vincent-de-Paul) qui reste très parcimonieux que le salariat composé d’emplois dits aidés, censé répondre à une politique d’insertion par l’emploi qui est franchement attesté. En 2000, ces emplois se répartissaient de la manière suivante :
Association | Nb de CES en cours au 30 juin 2000 | Nb de CEC en cours au 30 juin 2000 | Emplois jeunes |
Banque alimentaire | 7 | 2 | 2 |
Restos du cœur | 19 | 4 | 5 |
Croix-Rouge française | 11 | 1 | 5 |
Saint-Vincent-de-Paul | 21 | 7 | 5 |
Régie de quartier de Saint-Herblain | 5 | 1 | 1 |
Les jardins de l’espérance – Tremplin | 50 | ||
Fraternité protestante | 36 | 1 | |
CHRS Saint Benoît | 3 | 2 | |
Bref | 3 | ||
Foyer Le Gué | 1 | 1 | |
Les Eaux vives | 1 | 3 | |
Secours populaire français | 1 | ||
Partage 44 | 1 |
Tableau 14. – Nombre d’emplois aidés dans les associations alimentaires en 2000. Sources : direction départementale du travail et Mission emplois-jeunes du district de l’agglomération nantaise.
10Aujourd’hui, les contrats emploi solidarité, les contrats emploi consolidés et les emplois-jeunes ont disparu pour être notamment remplacés par des contrats avenir (CA) ou des contrats d’accompagnement dans l’emploi (CAE). La Banque alimentaire emploie quatre salariés en contrat en durée indéterminée dont deux voués à encadrer une dizaine de personnes en chantier d’insertion. Ces emplois dits d’insertion ou assimilés occupent, en 2015, aux Restos du cœur trente-trois personnes, aux Jardins du cœur quatorze, à la Croix-Rouge française trois, à la Fraternité protestante sept ou huit… Cependant, comparativement aux Restaurants du cœur et à la Banque alimentaire dont la puissance d’intervention se marque par un recours massif à ces emplois, les cas de la Croix-Rouge, du Secours populaire et de Saint-Vincent-de-Paul, traduisent une nettement moindre implication sur ce créneau.
11Alors que cette dernière employait, en 2005, 21 CES dont 10 dans ses deux ateliers de linge et de couture du vestiaire, 7 à la Banque de meubles, 2 au vestiaire, 2 au foyer d’accueil temporaire, l’insertion par le travail ne figure plus maintenant parmi ses objectifs privilégiés. Si l’hôtel social mobilise encore huit salariés, le vestiaire n’est plus géré que par des bénévoles et seule la Banque de meubles recourt à des contrats aidés, au nombre de cinq. Symptomatique de la faiblesse des aptitudes de ses forces bénévoles à encadrer les publics des ateliers d’insertion, Saint-Vincent-de-Paul s’est vue contrainte d’amputer son champ d’action4. La section nantaise de la Croix-Rouge, quant à elle, dut se séparer de ses trois salariés faute de ressources pérennes pour les rémunérer, tout en arguant du problème éthique que lui posaient ces embauches vis-à-vis des bénévoles-bénéficiaires. Malgré la page tournée de son histoire, le Secours populaire reste, lui, encore fortement attaché aux valeurs du militantisme de naguère, ce dont peuvent témoigner sa résistance à la salarisation comme sa prise de distance à l’égard de l’effet d’aubaine généré par les politiques d’insertion par l’emploi. La fédération départementale n’emploie effectivement que deux personnes en contrat à durée indéterminée et le comité de Nantes seulement deux emplois aidés (un adulte relais ; un poste Fonjep).
12Globalement, le profil de ces emplois, hormis les ex-emplois-jeunes dont le niveau scolaire était généralement plus élevé, se rapproche sensiblement de celui des bénéficiaires. Cela n’est, bien évidemment, pas sans conséquences sur l’organisation du travail proprement dite. D’abord, en termes de rotation des postes quand, perspective heureuse pour l’intéressé, l’emploi en question sert de tremplin vers un emploi de manutentionnaire, le plus souvent en intérim, le cas échéant en CDD ou en CDI. Ensuite, en termes de cohésion d’équipes dirigées par des bénévoles. Les rapports moraux annuels de la Banque alimentaire reviendront de manière récurrente sur les dommages créés par la présence de ces profils salariés. En 1996, un compte rendu déplore que « l’encadrement n’étant pas assez ferme, le laxisme s’installe ainsi qu’un mauvais esprit de groupe5 ». Les CES « sont des jeunes qui posent des problèmes n’ayant jamais travaillé avant – ignorant l’effort – d’où mauvaise ambiance – revendication d’où obligation de sévir6 ». En 1999, une recommandation particulièrement sentencieuse, rédigée à l’intention des nouveaux arrivants, ne cache pas l’intention moralisatrice du dirigeant d’alors :
« Nous avons besoin de main-d’œuvre, vous avez besoin de travailler pour divers motifs (y compris l’accès au HLM). Nous allons vous intégrer dans notre équipe, ce qui impliquera de votre part de la rigueur, le respect des horaires, l’acceptation de l’autorité, et d’une façon générale des contraintes de la vie en groupe, un travail bien fait, toutes sortes de choses que vous avez peu pratiquées ou que l’on vous a rarement imposées. Vous perfectionnerez votre conduite automobile et vous recevrez une formation de cariste incluant un certificat d’aptitude qui vous ouvrira l’accès au moins aux agences d’intérim à la fin de votre contrat. En tant que chauffeur, vous serez en relation avec des fournisseurs et l’image que vous donnerez sera l’image de la Banque alimentaire. On vous fournira de l’aide alimentaire pour vous et votre famille. Vous aurez le droit à l’erreur. En revanche, il y a des points sur lesquels nous ne transigerons pas, ce sont le chapardage de nourriture, les absences non justifiées, la violence physique et tout ce qui pourrait nuire à l’image de notre association. Votre passé ne nous intéresse que pour mieux vous comprendre et non pour vous juger7. »
13Dans son rapport moral pour l’année 2000, c’est ce même président qui devait relever que « le passage en CES pour cette catégorie a pour but fréquent, pour ne pas dire premier, l’accès à un logement HLM, ce qui justifie d’abandonner totalement ou partiellement pendant un temps les revenus plus rémunérateurs de la délinquance avec le risque d’avoir maille à partir avec la justice ».
14Et de fournir, en guise d’analyse des obstacles à l’implication de certains de ces salariés sous contrats aidés, une explication très personnelle fondée sur une distinction sexuée de leur titulaire. D’après lui, la cause principale de l’échec des femmes tient à « leur manque de persévérance […] les tâches familiales absorbant une trop grande part de leur énergie ». S’agissant des hommes, il cite sans fard en premier lieu la paresse « dont ils sont d’autant moins responsables qu’ils ont vécu leur jeunesse entourés d’inactifs par force et parfois par vocation, l’installation dans un système récurrent, CES, stage, etc., ce dernier ayant surtout pour but d’ouvrir un droit à un revenu social, ce qui se comprend, mais a un effet pervers ». Comment s’étonner, eu égard au piètre intérêt qu’il attribuait aux emplois aidés, du refus de ce président de transformer à l’époque la Banque alimentaire en sous-produit d’un atelier d’insertion, comme le lui suggérait la direction départementale du travail et de l’emploi pour l’aider et l’inciter à augmenter le nombre de ces emplois ? Mais depuis lors, quinze ans et deux présidents ont passé… La Banque alimentaire est désormais reconnue comme chantier d’insertion, avec un effectif de dix personnes…
Nourrir et réaffilier…
15Le retour sur le passé des formes du don (chapitre iii) a confirmé que l’aide en nature se concevait rarement en l’absence d’une proposition d’accompagnement et de soutien, non exempte toujours d’une visée d’édification morale. On interpréterait donc à tort l’existence, en soi, de prestations offertes, aujourd’hui, en complément ou en ajout à la seule aide alimentaire comme le signe d’une rupture historique. Il en va, en revanche, tout autrement si l’on s’intéresse à la nature de ces offres, aux conditions ainsi qu’à la justification de leur instauration. Aux Restaurants du cœur qui, de loin, proposent le plus large panel de services au bénéficiaire ayant soit épuisé soit désespéré des voies légales, la liste est longue de ces dispositifs mis en place pour remédier à des carences spécifiques (par exemple, les « relais bébés » où sont prodigués aux parents des conseils en puériculture et délivrés des biens alimentaires et vestimentaires dédiés à la petite enfance), limiter les affres de la désaffiliation par des propositions Restos-culture (billets pour matchs, concerts, etc.), faciliter l’accès contrarié aux soins du corps et au droit grâce à l’installation de permanences de professionnels (psychologues, avocats, coiffeurs, esthéticiennes, infirmières, médecins, dentistes, opticiens…), insuffler de la convivialité dans des relais où des bénévoles se tiennent disponibles pour, selon les objectifs affichés par une ancienne dirigeante (58 ans, épouse expert-comptable, bibliothécaire puis « mère au foyer », bénévole en 1998, présidente entre 2001 et 2006, ancienne bénévole en soutien scolaire, éducation catholique) :
« Aider les bénéficiaires dans leurs difficultés personnelles ou administratives et les accompagner dans la réalisation de leurs projets par l’information, l’écoute et le soutien dans la durée. L’aide juridique, le coiffeur, la psycho, la formation contre l’illettrisme sont des prétextes pour l’action sociale. Si on enlève l’alimentaire, ils ne viendront pas mais cela sert de support pour établir une relation. »
16L’efflorescence des initiatives qui bénéficient bien souvent du soutien financier accordé par la DDASS (Direction départementale de l’action sanitaire et sociale), au grand dam de certains de ses fonctionnaires se résignant mal à admettre que leurs propres services ne parviennent plus à conjurer eux-mêmes les risques d’exclusion, est en soi symptomatique du transfert qui s’opère au profit des Restaurants du cœur en passe de se transformer en véritables centres sociaux de l’urgence. Comme nous l’avait déclaré, en levant les bras au ciel, un directeur de l’action sanitaire et sociale au début des années 2000 : « Que voulez-vous, mon pauvre Monsieur, je suis bien obligé de les financer quand ils me présentent un projet car les pauvres vont chez eux, ils ne viennent plus chez nous [sous-entendu : dans les centres sociaux]. » L’amertume mal dissimulée qui teinte ce constat pourrait surprendre si elle ne renvoyait pas à la force de frappe d’une association prompte à occuper les créneaux laissés vacants. Le long récit que la même responsable des Restaurants du cœur évoquée ci-dessus livre de la genèse de deux initiatives, l’une visant à lutter contre l’illettrisme, l’autre à faciliter la rencontre avec un psychologue, est, à cet égard, particulièrement éclairant :
« Quand je suis arrivée en 1993, il n’y avait que la distribution, ce qu’on a fait, un bénévole qui avait commencé les restos en 1985 est venu me voir et puis, on avait remarqué que certaines personnes, quand elles viennent s’inscrire, nous donnaient les papiers en vrac et là, on a commencé à suspecter des trucs dans le sens, on s’est dit : “Ils ne savent pas lire ce qu’ils ont comme papiers…” On s’est dit : “C’est quand même pas normal, il existe des structures, des choses à l’extérieur qui permettent aux gens d’apprendre le français, ce qui ne veut pas dire qu’ils sont analphabètes, comment ça se fait qu’ils n’y vont pas ?” Donc, on a commencé avec un bénévole à poser la question, à faire des démarches, à savoir comment les gens étaient accueillis dans les structures à l’extérieur, qu’est-ce qu’il fallait pour qu’ils y rentrent et tout et puis à voir au niveau des bénéficiaires pourquoi ils n’y allaient pas et on s’est rendu compte que finalement, ils en avaient ras le bol et ça on les comprend, quand on vient aux Restos, c’est déjà qu’on a poussé pas mal de portes pour être aidés et il fallait encore…, bon ici c’est convivial, c’est sympa et dans des structures, il faut sortir, redonner sa situation, faut expliquer donc on s’est dit : “Puisque eux ne veulent pas rentrer dans les structures à l’extérieur, on va faire venir les structures aux restos.” Donc là, effectivement, on a tout monté le dossier pour avoir les subventions de la DASS et de la DISS… Alors, ces organismes-là nous demandent un bilan tous les six mois ! Et puis s’il n’y a pas assez d’érémistes, on nous dit, l’année prochaine, vous ne serez pas subventionnés et, comme si, moi je me bats, je peux vous assurer que je suis en contact permanent avec le GPLI (Groupement permanent contre l’illettrisme) qui finance à 50 % pour dire mais, à chaque fois qu’on me fait cette réflexion-là, je dis : “Écoutez, la lutte contre l’illettrisme, est-ce qu’elle doit s’adresser qu’à des gens qui sont érémistes ? À chaque fois que quelqu’un vient dans l’atelier, vous me voyez lui poser la question : ‘Est-ce que tu es érémiste ?’, ‘t’es pas érémiste, non, t’as pas droit, t’as droit à rien du tout si t’es pas érémiste’ […].” On s’est rendu compte que les gens ne savaient pas forcément leurs droits donc avec une étudiante on a mis, on a fait une brochure qui a été subventionnée par la DDASS pour pouvoir donner aux gens : “Si vous êtes dans telle catégorie, voilà ce que vous devez faire…”, ça c’est simple parce que les CCAS font des brochures mais alors c’est hypercompliqué, même nous, pour les piger faut vraiment s’accrocher… Alors il y a eu ça et puis, au sein des Restos, moi-même faisant beaucoup d’écoute, je me suis rendu compte qu’à force d’écouter, d’écouter ce que disaient les gens, on porte beaucoup de choses sur notre dos mais on n’arrive pas à les décharger alors j’avais une idée de faire venir une psychologue dans les Restos pour nous aider et faire elle-même plus le travail avec les gens… Et ça, c’était pareil, une psychologue ça a un coût et puis je voulais des partenaires, les Restos on ne peut pas rester tout seul, c’est pas “nos” pauvres, donc j’ai rencontré Madame X à la DDASS, qui est médecin à la DDASS, et puis je lui ai parlé de mon projet, ça l’a intéressé, elle a suivi et elle a mis une psychologue dans le coup, c’est intéressant et puis maintenant ça fonctionne… depuis 1998. Ça marche tellement qu’il va même falloir qu’on prévoit un deuxième poste parce qu’il y a beaucoup de demandes… Comment dire ? Il y a beaucoup de demandes parce que les gens, ça les sécurise quelque part… Les gens venaient nous parler à nous mais quelquefois, certains disaient : “On m’a conseillé d’aller voir une psychologue” mais psychologue ça veut dire fou, alors ils ne font pas la démarche alors le fait d’avoir la psy qui vienne aux restos, elle n’a pas déjà d’étiquette, elle n’a pas un habit blanc ou quoi que ce soit, elle est comme tous les bénévoles et ils la rencontrent en tant que…, elle est au café, elle donne le café comme tous les bénévoles, sans rien dire au départ, de façon que les gens aient déjà un contact et voient qu’elle est comme tout le monde et après, dans la discussion, quand elle voit que ça va très loin, là elle dit : “Bon, maintenant, je vous le dis, je suis psy…” Donc, soit ils arrêtent, soit ils parlent mais jusqu’à présent à 98 % les gens continuent de parler parce qu’ils ont enlevé le rideau… Certains vont demander à ce que ce soit privé parce que ça peut aller très loin et donc, elle a un petit coin qui lui est réservé au relais pour avoir des entretiens privés et son but, d’ailleurs on a le compte rendu puisqu’on est allé le faire à la DDASS le compte rendu, c’est elle qui subventionne le salaire, elle a pu orienter trois ou quatre personnes pour continuer, c’étaient des gens qui étaient déjà suivis par un psy mais qui ne voulaient plus pour des raisons x et le fait d’avoir rencontré Laurence, d’avoir recommencé à expliquer où elle a pu, elle-même, calmer le jeu, bien, hop, elle a téléphoné elle-même pour qu’ils reprennent contact avec une structure extérieure. » (Troisième entretien réalisé en 2005.)
17Aux Restaurants du cœur, l’arrivée progressive et sensible, dans la décennie 1990, de bénévoles issus des champs sanitaire et social, et pour cette raison sensibilisés aux sciences humaines, n’est pas sans rapport avec les postures d’engagement et les dispositions cognitives requises par ces initiatives portées par le siège. Le réflexe « impérialiste » des responsables des Restos du cœur, prédisposés à étendre leur rayon d’action au-delà de la seule distribution alimentaire, ne pourrait se comprendre si l’on négligeait l’imprégnation à la fois par la culture psy et la culture de l’économie sociale de ceux-là mêmes qui gravitent autour du noyau dirigeant voire ont accédé et se sont succédé aux positions de responsabilité dans l’antenne 44 (Loire-Atlantique) des Restos. L’ancien responsable du personnel salarié (2003 et 2007), militant engagé dans le commerce équitable, était cadre retraité employé au service ressources humaines à l’EDF, l’ancien responsable des jardins d’insertion (1996-2001), également retraité, ancien dessinateur industriel et militant syndical (CFDT) était aussi responsable dans une association d’accueil pour SDF, le coordinateur des jardins bénévoles à partir de 2003, retraité et président d’une structure d’insertion, avait été durant son activité cadre commercial et responsable logistique d’entreprise, le responsable de la formation et de l’insertion en 2005, retraité également de l’EDF où, tout en étant militant syndical, il avait occupé un poste de responsable formation avant de finir sa carrière en tant que responsable management. Tous ces hommes, acquis au crédo de l’insertion, ne faisaient que reconvertir leurs dispositions formées au cours de leurs expériences professionnelles et syndicales antérieures.
18Tous marquèrent très vite leur distance vis-à-vis de « l’assistanat » comme ce pionnier de l’association, bénévole pendant quinze ans, agriculteur et syndicaliste Paysans-travailleurs, qui relate ses débuts à la présidence de l’association qu’il exercera durant quatre ans : « Des personnes sont venues me demander pour mettre en place un atelier d’insertion donc des jardins du cœur. Et c’est vrai qu’à ce moment-là, je n’étais pas prêt à m’engager aux Restaurants du cœur dans la distribution. Mais ça, l’insertion, ça me plaisait et j’ai dit que je voulais bien faire un essai. » Ou encore l’ancien responsable d’un jardin d’insertion : « Il y avait un énorme quiproquo entre nous à propos de l’insertion. Pour les Restos, la façon dont ils voyaient l’insertion, c’était plus du type de l’aide à la personne. Les Restos étaient trop dans le charitable, dans le caritatif. […] Moi, ça ne me plaisait pas trop, la charité, donner à bouffer aux gens, ce n’était pas mon truc, mais en même temps, je suis venu au jardin parce qu’on m’y a invité et j’ai découvert le monde de l’insertion et le monde des marginaux, des gens en difficulté et ça a fait tilt parce que… j’ai compris que je me devais de leur apporter les compétences que j’avais et en même temps, heu…, pour des raisons de solidarité, d’éthique… » Ou encore cet autre qui revient sur la tension autour du projet associatif : « Il y a eu un congrès, une assemblée générale au cours de laquelle il y a eu une motion faite par un gars de Nantes et qui disait qu’il en avait marre de donner à bouffer aux gens sans se poser de questions et sans poser autre chose et que ça pourrait durer indéfiniment et que donc on était en train de s’installer dans ce truc. » Ces témoignages recueillis par Hugues Delcroix8 éclairent la tension entre les deux orientations « nourrir ou insérer », « assister ou accompagner » qui traversera l’association à ses débuts quand les logiques du bon cœur qui s’incarnaient dans la distribution alimentaire retenaient l’attention médiatique (et continue à la retenir) jusqu’à ce que les responsables départementaux pressés par la direction nationale s’en émancipent et militent aussi, en complément, en faveur de dispositifs d’aide à la personne et d’aide à l’insertion sociale.
19La résistance dans les premières années de certaines antennes départementales attachées à ne point s’écarter du mot d’ordre de Coluche (« donner à manger à ceux qui ont faim ») reposera, quant à elle, sur d’autres cultures et recrutements locaux rétifs à soutenir toutes les initiatives portées par ces hérauts de l’insertion soucieux d’œuvrer au nom de la réaffiliation des ainsi-nommés « exclus ».
20Enjointe à donner un supplément d’âme à la distribution, la Banque alimentaire locale aurait pu, elle aussi, peu à peu intégrer ces préoccupations extra-alimentaires portées par la fédération. Dès 1997, Bernard Dandrel, le président national des Banques avait, en effet, souligné lors de l’assemblée générale de la succursale de Loire-Atlantique, la nécessité de « créer des activités, des liens d’amitié pour amener les démunis à participer en prenant l’exemple du soutien scolaire et des sorties promenade ». C’était, toutefois, sans compter avec l’état d’esprit du président d’alors (1993-2004) dont nous avons vu au fil de ces pages que l’aide alimentaire vertueusement couplée à la lutte contre le gaspillage lui suffisait amplement, sans s’embarrasser de plus de considérations, à définir le but de « sa » Banque. Mais, comme pour l’insertion par l’emploi, quinze ans et deux présidents ont passé… Ainsi s’explique que les incitations à ouvrir la Banque vers d’autres horizons que la seule aide alimentaire, notamment grâce à l’instauration d’atelier-cuisine, soient redevenues à l’ordre du jour… Quant au restaurant social Pierre-Landais, celui-ci manifeste lui-aussi, au nom de la lutte contre la disqualification sociale, ce même souci d’aller au-delà de l’aide alimentaire en proposant divers ateliers (un atelier de rééducation corporelle inspiré de la méthode Feldenkrais, un atelier d’insertion appelé Alise, un atelier internet, un atelier d’arts plastiques), la création d’un ciné-club et l’organisation de sorties régulières en groupe à la « Folle journée » (un événement musical annuel régional) ou aux matchs du Football club de Nantes9. Qu’il soit loin de bénéficier de « l’audience » des Restaurants du cœur ne change rien au fait qu’il partage, avec ceux-ci et la Banque alimentaire, cette même volonté de donner plus qu’à manger en se préoccupant de la refondation d’un lien social déliquescent.
Au secours de l’aide légale
Le rapport aux services sociaux : de la défiance à la coopération
21Dans les années d’intensification de l’administrativisation10, de la professionnalisation et de la fonctionnarisation des services sociaux qui caractérisent « les Trente Glorieuses », les relations entretenues par les serviteurs de l’État social avec les représentants de la nébuleuse philanthropique furent marquées par une défiance réciproque. Il est inutile ici de revenir sur les ressorts socio-politiques de cette rivalité amplement analysée même si celle-ci fut souvent caricaturalement objectivée à partir d’une approche vue de haut et peu soucieuse des interactions déployées au « ras du sol ». Nous nous contenterons ici d’insister sur un changement sensible qui a vu progressivement s’établir, une fois la défiance contournée voire effacée, une coopération en lieu et place de l’ancienne hostilité. Tout s’est passé comme si le temps où l’État avait pu manifester son « ambition la plus haute en s’efforçant de prévenir les risques de dissociation sociale par le déploiement des régulations générales inscrites dans la législation11 » était désormais révolu au point de forcer ses serviteurs à en rabattre en s’accommodant tant bien que mal de leur impuissance à « conjurer [seuls] les risques de décrochage, de rupture du lien social, de désaffiliation12 ». Il fallut néanmoins du temps, sans doute celui du renouvellement des générations de travailleurs sociaux, plus sûrement peut-être celui d’une explosion des détresses sans issue (d’aide légale) pour que cet accommodement ait lieu. Une enquête par questionnaire et entretiens menée en 1986 par une élève de l’école de service social de Rennes auprès des services sociaux polyvalents et des associations caritatives de la ville13 concluait à une collaboration restreinte. Les liens, noués le plus souvent par téléphone ou par courrier, dépassaient rarement le stade de relations ponctuelles et impersonnelles. D’un côté comme de l’autre, les représentations des objectifs et des modes d’action, mal connus, donnaient libre cours aux stéréotypes. Tandis que les assistants sociaux se voyaient reprocher de se comporter en « fonctionnaires » bureaucrates, peu zélés et distants du terrain par les bénévoles associatifs, ces derniers étaient seulement perçus comme des distributeurs de secours matériels, manquant de rigueur et de professionnalisme… En revanche, chacun s’entendait à adresser à l’autre ce même reproche de faire de l’assistanat en se contentant de prodiguer son aide matérielle… Le mot-clé de l’étude réalisée, rappelons-le, en vue de l’obtention du diplôme d’assistant social était « distanciation » : « Tout se passe donc comme si chacun des partenaires cherchait à prendre ses distances par rapport à l’autre, en exaltant les qualités dont l’autre serait dépourvu : technicité, compétence, rigueur pour les assistants sociaux ; souplesse, disponibilité et motivation pour les associations. »
22Plus de dix ans plus tard, en 1999, une étude portant sur un sujet similaire fut conduite à Nantes auprès de onze assistantes sociales polyvalentes de secteur14. Elle établit de manière précise que toutes les assistantes sociales interrogées ont recours aux associations caritatives pour des demandes d’aide financière, matérielle et/ou alimentaire, que sept d’entre elles font également appel à ces associations dans le cadre d’une aide contre l’isolement (accompagnement physique pour démarches administratives, visites amicales ponctuelles ou régulières pour des personnes très isolées). L’enquête relève, en outre, l’absence d’actions communes et concertées, contrairement à ce qui se passe, par exemple, dans le domaine du logement. Nos investigations confirment largement les résultats de cette étude et autorisent même, qui plus est, à souligner le renforcement de la tendance : si les contacts entre travailleurs sociaux et bénévoles existent bien sur un mode informel, leur fréquence de plus en plus importante témoigne bel et bien d’une coopération qui interdit, désormais, de parler de défiance réciproque. Sur 56 personnes reçues au siège de Saint-Vincent-de-Paul entre le 30 janvier et le 20 février 1999, 15 étaient venues spontanément, 34 avaient été adressées par une assistante sociale (3 l’avaient été par un centre médico-social, 1 par la Croix-Rouge, 1 par la DISS, 1 par le CCAS et 1 par Médecins du monde). Portant la signature d’une assistante sociale, nous avons pu lire sur une carte de visite de la caisse d’allocations familiales de Loire-Atlantique, coincée dans le registre des personnes accueillies, l’apostille suivante :
« Madame, Monsieur,
Je vous recommande M. (patronyme algérien) qui, après avoir vécu plusieurs années au foyer Sonacotra vient d’obtenir un logement à Nantes-Habitat. C’est un T3 où il va recevoir ses enfants dont le dernier, 12 ans, pourra rester dormir. M. (patronyme algérien) n’a aucun meuble actuellement ni aucun appareil ménager. Pourriez-vous lui apporter une aide matérielle qui lui permette de s’installer. Recevez mes sincères salutations. »
23Curieux de connaître les relations entre Saint-Vincent-de-Paul et les services sociaux, il nous fut répondu par une consœur qu’il ne se passait pas une semaine sans qu’elle ne reçut deux ou trois appels téléphoniques de la part d’assistantes sociales bien connues de la conférence.
24À la même question, c’est une réponse identique qui nous sera fournie, en 2000, par une bénévole de l’accueil aux Restaurants du cœur :
« Nous : Il y a beaucoup de bénéficiaires qui vous sont adressés par des assistantes sociales ?
– Restos : Oui, c’est massif, je peux vous assurer, je suis pas là souvent, enfin en règle générale tous les lundis après-midi, eh bien, je reçois chaque lundi au moins deux coups de téléphone d’assistants sociaux me demandant “demain, est-ce qu’on peut vous envoyer quelqu’un ?”, “bon, faites un mot !”, c’est catastrophique, hein, parce que…
– Nous : Pour l’aide alimentaire ?
– Restos : Oui, pour l’aide alimentaire… Parce qu’ils ne sont pas très au courant de ce qui se passe aux Restos ; cette année, on a reçu des assistantes sociales, eh bien, elles étaient sidérées de voir tout ce qu’il y avait quand même, de voir tous les services qu’on pouvait apporter, c’est pour ça, je crois qu’il faut, moi ici j’ai toujours dit qu’il faut travailler avec elles, avec eux…
– Nous : Avec quel centre social ?
– Restos : Ici, on travaille avec les Dervallières… On travaille avec Jamet, avec… la Bernardière…, Saint-Herblain bourg enfin, j’ai le nom de tout le monde, j’appelle : “Ah ? Mme G !, vous voulez quoi ?”, bon… »
25Que l’ensemble des témoignages convergent pour attester qu’aucune hostilité de principe n’entrave plus la collaboration n’implique pas que celle-ci se soit construite sans frictions. Jusqu’en 1996, en effet, les assistantes sociales accompagnaient toujours les demandes effectuées par un prétendant au secours qu’elles dirigeaient vers une association caritative par un rapport social. Parallèlement, certaines associations réclamaient aux services sociaux d’opérer un filtrage des demandes qui leur étaient directement adressées. Pour l’ex-adjoint aux affaires sociales de la ville de Nantes, il apparaissait clairement que la surcharge de travail occasionnée ne pouvait durer :
« Avant que je ne sois là, il y avait un moment où on sollicitait les associations, et notamment la Banque alimentaire sollicitait les services sociaux pour donner le droit d’entrée à une famille de solliciter la Banque alimentaire, mais c’est quelque chose qui était complètement ingérable et puis lourd quoi, enfin pour laquelle on ne voyait pas l’intérêt de mobiliser les travailleurs sociaux là-dessus quoi, si les gens avaient besoin. […] C’était un filtrage en quelque sorte. Une demande de filtrage et d’enquête, et ça les associations à l’époque étaient assez demanderesses de ce genre de chose. Il n’y avait pas que la Banque alimentaire qui nous le demandait, Saint-Vincent-de-Paul, le Secours catholique et, à un moment, les CCAS ont commencé à se désengager, le CCAS de Nantes en particulier et, dans la foulée, les services sociaux départementaux. Il y a dix ans, nos travailleurs sociaux, il fallait qu’ils fassent autre chose que ça, quoi. Ils ne sont pas à répondre en permanence aux sollicitations des associations, ils ont d’autres missions et la principale c’est l’insertion, donc c’est rencontrer les bénéficiaires et élaborer avec eux des contrats d’insertion et donc il faut les décharger de ce type de tâche. »
26Un document élaboré en 1996 conjointement par la direction départementale des interventions sanitaires et sociales, la caisse d’allocations familiales de Loire-Atlantique et le centre communal d’action sociale de Nantes, diffusé auprès de tous les travailleurs sociaux, consacrera la fin de l’usage des enquêtes réalisées par les services sociaux pour le compte des associations. Ce texte définit les « principes et modalités de fonctionnement entre les services sociaux et les associations caritatives à propos des aides financières » (voir annexe II). Un premier principe reconnaît l’autonomie des associations dans le traitement des aides financières, toute demande leur étant adressée devant être traitée « sans le recours à un travailleur social d’un service social polyvalent ». Un deuxième principe dit « d’orientation réciproque » réserve la possibilité, d’une part, à tout bénévole d’orienter le demandeur vers un assistant social s’il entrevoit que la demande dépasse la seule aide matérielle ou financière et, d’autre part, à un travailleur social de conseiller un usager pour sa « stratégie » de demande d’aide et, le cas échéant, de le recommander, soit en prenant contact avec une association, soit en élaborant une « fiche de liaison » remise à cette dernière. Enfin, un troisième et dernier principe consiste dans « l’échange entre les travailleurs sociaux et les bénévoles permettant de réguler le positionnement professionnel et le positionnement associatif autour d’une même association ».
27Quelques mois avant la rédaction de cette note, la Banque alimentaire, donnant le ton, avait réaffirmé son attachement à l’autonomie associative en matière d’attribution de l’aide qui passe nécessairement par la dispense de l’avis des services sociaux :
« Il semblerait qu’il y ait une sorte de légende qui interdirait aux bénévoles d’enquêter sur la situation des bénéficiaires potentiels, réservant ce droit aux travailleurs sociaux. Or, il s’agit non seulement d’un droit, mais d’un devoir. Étant propriétaire des denrées données par la Banque alimentaire, l’association décide en dernier ressort d’attribuer une aide alimentaire à telle ou telle famille. Bien évidemment, tout doit se faire en concertation avec le CCAS dans les petites communes en se souvenant que personne dans ce domaine ne détient une vérité absolue15. »
28À Saint-Vincent-de-Paul, en revanche, cette nouvelle donne fut très mal reçue :
« J’ai fait une lettre très à cheval au directeur de l’époque de la DDISS, un scandale, au prétexte que les assistantes sociales étaient submergées par les problèmes administratifs et n’avaient pas, ce n’est pas tout à fait le terme mais en gros, n’avaient pas à servir de secrétaire aux associations caritatives, on rêvait ! C’est à peu près ça l’histoire parce que ma lettre était très à cheval (je n’accepte pas le diktat), ça a été très apprécié, j’aime mieux vous le dire… Et puis, après, on a eu une réunion avec tout l’état-major de la DDISS, la DDASS, tout le monde, avec les autres associations et finalement on a vu que ces gens-là étaient très gentils, comme d’habitude, ils ne nous connaissaient pas et ils ne se rendaient pas très bien compte comment on vivait les uns par rapport aux autres, alors ça a fait une énorme bulle qui s’est dégonflée, par contre, je ne sais comment ils ont fait dans la mesure où il est exact que les assistantes sociales sortent peu de leur bureau, elles sont très prises par leur rendez-vous, les formalités administratives, et j’ai un cas concret que je cite souvent, rue…, il y a au 4 de cette rue un poste d’assistante sociale, j’avais une famille dans le même immeuble, au 6, l’assistante sociale m’a dit d’aller voir la famille, elle ne l’avait jamais vue alors qu’elle était deux étages au-dessus du bureau de l’assistante sociale, alors vous voyez c’est quand même quelque chose qui ne va pas bien quelque part. […] Par contre, pour être honnête, j’ai une famille dont je m’occupe aussi là, l’assistante sociale y va de temps en temps alors je ne sais pas qui fait quoi… la conclusion c’est que nous avons beaucoup moins de papiers d’information venant de la DDISS ou de la DDASS et que nous faisons donc un accueil, on reçoit des gens qui nous disent qu’ils sont envoyés par l’assistante sociale mais on n’a plus le document qu’on avait autrefois, le document officiel. » (Président de conférence de Saint-Vincent-de-Paul, entretien réalisé en 2001.)
29Décriées par Saint-Vincent-de-Paul, les orientations de la DDISS et de la DDASS furent saluées, ce qui n’est pas anodin, par les trois plus puissantes associations du champ, à savoir les Restaurants du cœur, le Secours populaire et la Banque alimentaire. Si la suppression des enquêtes sociales instruites par les services sociaux à leur profit peut se lire comme la marque d’une reconnaissance de leur expertise en la matière, les principes affichés de réciprocité indiqués dans la note de septembre 1996 témoignent, quant à eux, de la reconnaissance implicite de la délégation de service social en dernier recours qui leur est concédée.
Le contrôle des œuvres et la surveillance des populations
30À la différence du guichet unique préposé aux démarches relatives à l’accès aux droits sociaux dont l’idée prospective se voit épisodiquement réactivée mais toujours repoussée, la fusion des œuvres et des associations philanthropiques n’a jamais été à l’ordre du jour. Il n’en va pas de même, en revanche, du souci de coordination de leurs interventions dont le mobile premier, depuis toujours, consiste en une volonté de rationaliser l’administration des dons en assurant un contrôle bureaucratique des donataires. Car qui prône et revendique une coordination n’envisage le plus souvent rien d’autre que la connexion des fichiers de bénéficiaires en vue de prévenir les abus de secours. Cette obsession, loin d’être récente, se trouve bien résumée dans le propos d’un auteur de la fin du xixe cité par Christian Topalov : « Il y a des gens qui émargent au budget de toutes les œuvres, se font payer le loyer par M. de Rothschild, le pot-au-feu par le baron de Schickler, le pain par le curé16. »
31La naissance, à la fin du xixe siècle, des fédérations comme la Fédération des patronages catholiques de France, la Fédération des centres sociaux de France, la Fédération des offices centraux de bienfaisance répondait, certes, au but d’unifier des œuvres locales autour d’une même manière de penser, mais pas seulement. Car celles-ci participèrent, à l’instar des unions d’œuvres, comme la parisienne existant par arrondissements, d’une bureaucratisation pouvant s’avérer propice à la surveillance à distance des populations secourues. L’Office central des institutions charitables, créé en 1890, est particulièrement emblématique de ce processus largement encouragé et encadré par l’État lui-même. Plusieurs conseils institués au niveau national dès 1888 assureront, en leur sein, une représentation des œuvres : le Conseil supérieur de l’assistance publique (1888), le Conseil supérieur d’hygiène publique créé en 1848 mais réformé en 1902, le Conseil supérieur de la natalité (1920), doublé plus tard par le Conseil supérieur de la protection de l’enfance, autant d’organismes présents à l’échelle départementale. Jusque dans les années 1930 pourtant, l’État s’abstient d’intervenir directement dans les affaires des œuvres, respectant en cela le compromis adopté à la fin du xixe : à l’assistance publique, les indigents invalides ; aux œuvres privées, les indigents valides. Les premières mesures de contrôle apparaissent dans une loi du 14 janvier 1933 relative à la surveillance des établissements hospitaliers de bienfaisance privée. Le contrôle « n’a pas seulement pour but de faire respecter les dispositions législatives et réglementaires en faveur des assistés, mais il doit s’efforcer d’encourager les œuvres saines, et de signaler à l’attention des pouvoirs publics les organisations qui seraient dans l’impossibilité d’assurer aux assistés un secours efficace ou qui, sous couvert de philanthropie, ne poursuivraient que des fins mercantiles ». Il a donc une fonction sélective : les « mauvais » établissements ne bénéficieront plus de l’argent public ; quant aux « œuvres saines », il devra s’établir avec elles une collaboration étroite, l’objectif étant « d’assurer la coordination de toutes les bonnes volontés dans un but commun : le soulagement de la misère ».
32La mise en œuvre de la coordination à des fins de surveillance des œuvres plus que des populations secourues par celles-ci va surtout s’affirmer sous le Front populaire. Dès l’été 1936, en effet, le nouveau ministre de la Santé publique, Henri Sellier, rendu célèbre par ses initiatives novatrices dans les « cités-jardins » de Suresnes dont il est maire17, s’attache à mettre de l’ordre dans une politique sanitaire qui s’est développée « sans plan ni méthode18 ». Dans son esprit, il s’agit de conjuguer rationalisation de l’organisation et contrôle des subventions : « Le défaut de coordination est éminemment préjudiciable au rendement technique et financier d’organismes qui tirent, directement ou indirectement, dans une proportion de plus en plus considérable, leurs ressources de fonds publics19. » La volonté politique d’Henri Sellier va se concrétiser dans quatre circulaires20. La pierre angulaire du dispositif est le lien établi entre l’octroi d’une subvention et l’affiliation aux offices départementaux d’hygiène sociale ou, à défaut, à des commissions départementales de coordination sociale et sanitaire, organismes hybrides mi-privés, mi-publics appelés à jouer un rôle de « filtrage pour tout concours de l’État ». Ces comités, qui ont un rôle d’animation, étaient censés préparer à « l’organisation unique » du service social, seule capable à terme d’éviter le redoublement des visites d’infirmières-visiteuses ou d’assistantes sociales dans les familles. Or, la multiplication désordonnée de ces conseils et autres comités se juxtaposant les uns aux autres, leur recrutement restreint à un cercle de personnalités, la confusion entretenue entre les missions de coordination des œuvres et celle des services sociaux, expliqueront, autant que l’apathie de l’administration, l’échec de ces dispositifs visant, entre autres, à une meilleure collaboration avec les pouvoirs publics. Mais cet échec résulte plus sûrement encore de la méfiance vis-à-vis du caractère obligatoire et quasi officiel consacré par les textes d’unions d’œuvres de la part de dirigeants jaloux de leur autonomie. Ce sentiment sera renforcé par le fait que ces décisions, prises sous le Front populaire, l’étaient par un ministre de la Santé publique socialiste. À la crainte du monopole s’ajoutait celle de l’impartialité21.
33La coordination sera malgré tout remise sur le métier par deux circulaires des 31 août et 2 septembre 1939 instituant des comités départementaux de service social. Plusieurs services étaient visés, ceux assurant des visites à domicile par des assistantes familiales, sans spécialisation, dans toutes les familles ayant un besoin d’aide sociale, suivant une répartition basée sur le secteur géographique, ceux des caisses d’assurances sociales et d’allocations familiales ou encore ceux, spécialisés, dans lesquels officiaient les visiteuses de l’enfance en danger moral ou bien encore les surintendantes d’usines22. L’objectif de la coordination envisagée était double : d’abord, traquer, dans une période où les initiatives foisonnent, les « mauvais pauvres » qui sollicitent plusieurs organismes à la fois et ensuite détecter les déficiences des services sociaux dans certains domaines ou secteurs géographiques. En dépit de la lourdeur du dispositif, celui-ci semble avoir assez bien répondu aux attentes dans le département de la Seine23. Ce qui ne devait assurément pas être le cas dans les autres départements comme en témoigne, ultérieurement, une inflation de lois et de circulaires encadrant une coordination placée sous l’autorité des préfets. Le plus important de ces textes est la circulaire du 9 mai 1941 demandant à ces derniers de créer un comité de liaison en charge d’un service central dont le rôle est d’« assurer une coordination constante entre les différentes assistantes sociales opérant dans un même secteur, en même temps que de surveiller l’ensemble de ces secteurs pour tout ce qui concerne la protection maternelle et sociale et de prendre en charge toutes les familles qui ne relèvent d’aucun service social ». Lors du congrès des délégués du Secours national tenu à La Bourboule en 1942, l’intervention pleine d’ironie du délégué départemental de Loire-Inférieure, Abel Durand, en pointe bien la difficulté de mise en œuvre en même temps que l’enjeu dans la configuration du moment : « Bientôt, il va falloir un organisme de coordination entre les organismes coordinateurs » déclare-t-il avant de demander si ladite coordination a pour objet « de coordonner seulement les services publics ou de coordonner tous les services. Services publics ou services privés ? Je n’en sais rien. La seule solution : c’est le plus fort qui l’emportera » ! La réponse viendra de son homologue de Châlons-sur-Marne : « La préfecture a essayé de faire un service social départemental. Elle n’a pas pu y arriver, de sorte que c’est nous, Secours national, qui avons le fichier départemental, le fichier général de toutes les œuvres sociales. »
34Après la guerre, une loi, promulguée le 4 août 1950, « dans un esprit étrangement identique (sic) » à celui d’une circulaire du 30 janvier 1942, selon les mots mêmes de Madame Poinso-Chapuis, ministre MRP à l’origine du texte, allait remettre à l’ordre du jour la création « éventuelle » de secrétariats de coordination des services sociaux, de fichiers de coordination et de secrétariats de documentation. Libérale, cette loi n’imposait pas d’obligation de participation, mais se contentait d’une recommandation assortie, il est vrai, d’un retrait envisageable de l’agrément ou du financement en cas de non-participation. Notons que ce texte intéressait les services sociaux publics ou para-publics mais ne concernait pas l’activité philanthropique pure, c’est-à-dire la simple distribution des secours, même assurée par des assistantes sociales24.
35Peu avant l’adoption de cette loi du 4 août 1950, certaines associations, parmi lesquelles l’Armée du Salut, le Secours catholique, Saint-Vincent-de-Paul ou encore l’Union nationale des secrétariats sociaux, avaient pris l’initiative de se regrouper, en 1947, au sein de l’Union nationale des œuvres privées sanitaires et sociales (Uniopss), vite décentralisée au niveau régional. Cette initiative visait surtout, après la création de la Sécurité sociale, à défendre les œuvres privées contre la menace d’un empiétement de l’État sur leurs prérogatives. Dirigée par Renaudin, l’ancien commissaire général à la Famille sous Vichy, l’Uniopss possédait à l’origine un fonds de doctrine valorisant la charité plus que la solidarité imposée : « Est-il vrai qu’il y ait en notre siècle et surtout dans notre pays des hommes qui puissent croire tout résoudre par une “Justice sociale” même parfaite, sans la faire précéder, accompagner et dépasser par cette véritable conquête des hommes libres, cette dignité et ce bien unique : la Charité ? » À côté de la solidarité, « geste imposé, dirigé, mais rarement consenti », il faut développer « une solidarité délibérée, choisie, voulue25 ». Aujourd’hui, dans le secteur de l’aide alimentaire et vestimentaire, l’Uniopss est la seule structure de coordination des associations privées du secteur social présente aux niveaux national et régional. Les Uniopss jouent un rôle d’information des associations, de formation de leurs bénévoles et salariés, d’aide à la gestion et de concertation entre les structures. Dans le champ circonscrit de l’aide alimentaire et vestimentaire, ce rôle apparaît singulièrement faible. À la différence du Secours catholique, du Secours populaire et de Saint-Vincent-de-Paul, les Restos du cœur et la Banque alimentaire n’y sont point adhérents, même s’ils participent, sur un mode formel, à un groupe de travail sur l’exclusion.
36Hormis le cadre peu sollicité qu’offre l’Uniopss, aucune instance de coordination des associations de secours alimentaire n’existe, pas plus en préfecture depuis l’abandon du plan précarité pauvreté qu’à la DDASS, où siège un comité de coordination des services sociaux publics, ou à la Ville de Nantes qui participe avec le conseil général et la DASS au comité de financement de l’urgence sociale26. Si l’on fait exception de la Banque alimentaire qui instaure des partenariats avec ses réseaux redistributeurs, les responsables d’associations ont effectivement bien peu de chances de se rencontrer, si ce n’est à la Chambre d’agriculture quand celle-ci organisait la distribution des surplus laitiers du département. Certes, des relations informelles se nouent parfois, comme nous l’avons signalé, en cas d’offre importante sur un produit alimentaire, qu’il convient de partager voire d’échanger (entre Restos du cœur et Secours populaire français surtout), mais cela reste bien marginal.
37Si les associations s’accommodent, en définitive, de bon gré du défaut d’instance de représentation, d’échange, de concertation, c’est bien parce que l’atomisation qui en résulte reste encore le plus sûr moyen de prévenir toute régulation de leurs relations susceptible d’amputer leur autonomie. Il est cependant un sujet qui fait regretter à une minorité hantée par l’abus de secours une absence de coordination présentant, selon eux, le mérite de faciliter une connexion salutaire des fichiers. Mais alors que tous les responsables et bénévoles subalternes admettent l’existence de double inscription dont découlent les cumuls d’aides alimentaire ou vestimentaire reçues de plusieurs mains, tous n’y réagissent pas pareillement ni n’aspirent à se donner les moyens idoines pour y mettre fin. Même si, nous l’avons observé, les lignes de partage des façons d’appréhender ces doubles comptes ne recoupent pas toujours les appartenances associatives mais peuvent aussi cliver en interne, elles obéissent souvent à une séparation nette des registres à partir desquels se perçoivent le secours et le secouru. Concrètement, un arrière-fond de moralisme est rarement étranger à celui qui pourfend le cumul et rêve à une transparence des fichiers permettant de le débusquer : l’abus de secours se vit comme un abus de confiance et comme une fraude à éliminer…
38Face à ces adeptes du panoptique qui se rencontrent dans toutes les associations, c’est au nom de la confidentialité que la majorité des bénévoles et des dirigeants se révèlent plutôt récalcitrants à un contrôle tatillon. Ces derniers, qui se signalent par une tolérance raisonnée fondée sur une sorte d’empathie spontanée à l’égard du pauvre, justifient souvent leur attitude en relativisant le secours attribué au regard des situations de détresse… Ainsi s’explique le refus catégorique et assumé par de nombreux bénévoles du Secours populaire à l’invitation d’échange de fichiers :
« Non, non, puis de toute façon j’aurais refusé ça. D’abord parce qu’ici, on a un problème de discrétion si on échange les fichiers. Et puis, nous, notre solidarité, elle n’est pas seulement alimentaire ou vestimentaire, elle couvre la famille entière, quoi. C’est-à-dire que quand la personne est ici, on engage un dialogue avec elle, on lui parle de la sécurité des enfants, de la santé, des vacances, voilà quoi. On essaie de les réinsérer quoi, de ne pas les laisser s’effondrer et puis de les faire participer à des initiatives avec nous, bon, tous les ans on fait un Réveillon avec les familles en difficulté, bah, c’est sympa. C’est sympa parce qu’ils n’auraient pas eu de Réveillon, ah. C’est donc un style de travail de solidarité que les autres n’ont pas forcément. Nous, on a tout ça et puis c’est dans la culture aussi, ce n’est pas forcément la même qu’au Secours catholique ou Saint-Vincent-de-Paul. […] Et puis, de toute façon, on finit toujours par connaître les multi-bénéficiaires, les doubles circuits ne sont pas gênants, ils ont toujours existé, les rations sont de toute façon insuffisantes. Une double ration ne permet même pas de vivre correctement. » (Bénévole au Secours populaire français.)
39Globalement, la même attitude prévaut aux Restos du cœur où l’on veille à marginaliser, sinon étouffer, les voix discordantes :
« Ce qui commence à se faire jour maintenant et on l’a ressenti avec les gens avec qui on est toujours en contact, avec la mairie de Saint-Herblain pour ne pas les nommer, “eh bien oui, on est toujours un peu gênés parce que les gens qui viennent aux Restos, ils viennent aussi au Secours populaire, ils nous sollicitent au CCAS, etc. Alors euh, ça serait bien de croiser nos fichiers…”, ils n’ont pas dit cela comme ça mais bon… S’ils posent une question concernant quelqu’un, si ça les aide dans le suivi, on veut bien regarder au cas par cas exceptionnellement mais certainement pas de façon systématique… Alors, ça, ça les embête un peu, ils aimeraient bien, quand on dit “il n’est pas question de fliquer les gens qui viennent nous voir”, ils répondent offusqués : “Oh, mais il ne s’agit pas de cela” alors que bon, ça y ressemble quand même beaucoup… »
40Cependant, entre les responsables associatifs et les pouvoirs municipaux existants sur les scènes locales, les choses ne sont bien évidemment pas si simples. En 1988, par exemple, une réunion qui rassemblait aux côtés d’une assistante sociale, responsable de circonscription, les représentants des CCAS de trois communes de la périphérie nantaise (Treillières, Orvault et la Chapelle-sur-Erdre), du Secours populaire français et de la Croix-Rouge avait précisément à l’ordre du jour de « faire le point sur la distribution alimentaire et de mettre en évidence les difficultés qui pourraient exister du fait des circuits [sachant] le risque important qu’il y ait des doubles distributions, voire un marché parallèle ». À cette occasion, il fut rappelé qu’à la Chapelle-sur-Erdre où le Secours populaire refusait de transmettre les noms de ses bénéficiaires au CCAS, l’antenne des Restos du cœur, contrevenant aux principes affichés par le siège départemental, acceptait bien d’en communiquer la liste dans le but d’éviter les « doubles services ».
41Pour le premier président et fondateur de la Banque alimentaire de Loire-Atlantique, particulièrement sourcilleux sur ce point, la politique à mener et à défendre était en revanche sans ambiguïté et en conformité totale avec l’ethos gestionnaire qui le caractérisait… Sur les considérations humanistes des responsables des associations-partenaires, devait, selon lui, primer le contrôle :
« L’anomalie qui consiste à aller prendre un jour à Saint-Vincent-de-Paul, la semaine d’après à la Croix-Rouge à côté, etc., bon, nous, on est contre. On n’a pas les moyens légaux et d’enquête policière mais quand on le découvre, on leur dit d’arrêter. On n’en veut pas et donc l’autre jour j’avais une association qui manifestement refusait de coopérer, c’est-à-dire, de s’enfermer avec une autre et de comparer leurs fichiers, comparer ça comme un secret professionnel ou médical, vous êtes là autour, vous avez vos listes, bon, si vous découvrez qu’il y a des doublons, vous n’allez pas vous répartir les gens, vous allez demander à madame untel, il faut que quelqu’un se charge d’expliquer, vous ne pouvez pas aller dans les lieux, faut leur faire comprendre pourquoi et ensuite dire à madame unetelle, “bon : choisissez”. C’est à elle de choisir, ce n’est pas à moi de choisir où elle va. Elle peut avoir de bonnes raisons parce que peut-être elle a des bénévoles qui s’occupent d’elle et ça lui plaît plus que l’autre, encore plus, pour ses services, on lui trouve quelqu’un pour garder ses enfants le jour où elle va trouver deux heures à faire du ménage, bon, bref, c’est elle qui va choisir. Et j’ai une ou deux associations qui ont refusé de coopérer. Elles ont dit : “Non, ce sont…”, ils n’ont pas dit “les pauvres” mais ça revenait à ça. Le fichier, c’est secret et on n’a pas droit de le divulguer. Alors c’était pas compliqué, bon, elle avait 400 personnes, effectif contractuel, je lui ai diminué à 300 jusqu’à ce que ça change. Moi, j’ai dit, je ne connais pas d’autres méthodes que celle-là, je ne vais pas pleurer et on ne va pas perdre de temps. Et comme c’était une Croix-Rouge en question, il y a des gens qui venaient frapper à la porte deux fois par mois, ils ne se sont même pas rendu compte, il y avait moins mais ils ont pas vu, et mon calcul, j’avais fait de 400 à 300. Alors un an après ils ont changé, ils ont mis un peu de l’ordre mais moi c’est le seul système que je connaisse. Ah. vous ne voulez pas coopérer, celui qui met sur la table, on va pas y toucher et puis celui qui veut pas, bah, tant pis, il y a les conséquences. Mais c’est vrai qu’on ne peut faire du contrôle qu’a posteriori et limité… » (Président fondateur de la Banque alimentaire.)
42La Banque alimentaire est bien isolée au milieu de ceux qui rechignent à se livrer, au nom de la dignité de leurs bénéficiaires, à un examen inquisitorial de l’accès aux secours. Mais comme l’on peut préférer laisser partir un coupable plutôt que de punir un innocent, force est de reconnaître que la plupart des bénévoles et de leurs dirigeants préfèrent endurer l’existence d’une minorité de bénéficiaires cumulant les secours que de renforcer plus encore la relégation sociale en soumettant les populations à un contrôle tatillon. Il y a bien des voix discordantes qui s’élèvent ici ou là, mais elles sont encore bien minoritaires…
Notes de bas de page
1 Pour caractériser les actions portées par la nébuleuse associative relevant du mécénat social au tournant des années 1980-1990, Sabine Rozier parle d’adjuvant des nouvelles politiques assistantielles dans « Les générosités obligées. Mutations des politiques sociales et mécénat des entreprises dans la France des années 1990 », in Matthieu Hély et Maud Simonet (dir.), Les mondes du travail associatif, Nanterre, Presses universitaires de Paris Ouest, op. cit.
2 Archives du SPF, carton n° 16.
3 Archives du SPF, carton n° 16.
4 Entretien avec M. Renard, vice-président de la Société de Saint-Vincent-de-Paul de Loire-Atlantique, 2 février 2009.
5 Arch. Banque alimentaire, réunion de bureau du 21 mai 1996.
6 Arch. Banque alimentaire, réunion du CA du 24 septembre 1996.
7 Arch. Banque alimentaire, rapport moral pour 1999.
8 Hugues Delcroix, Des bénévoles à l’épreuve de la professionnalisation, op. cit.
9 Entretien avec M. André Lebot, responsable du restaurant social Pierre-Landais, 12 novembre 2008.
10 Pour une explicitation historisée de ce néologisme, on se reportera à Martine Kaluszynski et Sophie Wahnich (dir.), L’État contre la politique ? Les expressions historiques de l’étatisation, Paris/Montréal, L’Harmattan, coll. « Logiques politiques », 1998, 339 p.
11 Robert Castel, La montée des incertitudes, op. cit., p. 188.
12 Ibid.
13 Isabelle Le Guilloux, Service social de secteur et associations caritatives : une collaboration difficile, mémoire de diplôme d’État de service social, IFCS, Rennes, juin 1986.
14 Sandrine Pechereau, Assistants sociaux de secteur et bénévolat : représentations, recours et relations, mémoire de DEASS, ENSO – unité pédagogique nantaise, juin 1999.
15 Arch. Banque alimentaire, AG du 12 mars 1996.
16 L. Paulian, cité par Christian Topalov, « Langage de la réforme et déni du politique. Le débat entre assistance publique et bienfaisance privée (1889-1903) », Genèses, n° 23, juin 1996, p. 30-52.
17 Katherine Burlen (dir.), La banlieue oasis. Henri Sellier et les cités-jardins, 1900-1940, Saint-Denis, Presses universitaires de Vincennes, 1987, 302 p.
18 Circ. du 26 sept. 1936, JO du 3 octobre.
19 Circ. du 26 août 1936, JO du 28 août.
20 Circ. du 26 août 1936, 26 sept. 1936, 26 novembre 1936 et 26 février 1937.
21 Jean Jouan de Kervénoaël, Les œuvres privées et l’État : une formule nouvelle, le Secours national, Paris, impr. de E. Desfossés, 1941, 294 p.
22 Arch. nat., 451 AP 243, exposé de Mlle de Hurtado, op. cit.
23 André Chauvel, « Le service social de la Seine », Congrès des assistantes sociales du Secours national de 1943 (AD Cantal, 419 F 49).
24 Germaine Poinso-Chapuis, « La coordination des services sociaux. Ce qu’a voulu le législateur », Union sociale, n° 21, janvier-février 1952.
25 Jean Renaudin, « Pour tous les besoins des hommes », Union sociale, n° 3, juin-juillet 1948, p. 2.
26 Entretien téléphonique avec Mme T., direction de la solidarité du conseil général de Loire-Atlantique, 4 mars 2009.
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