Chapitre V. L’esprit d’entreprise… humanitaire
p. 235-271
Texte intégral
1Des comportements jugés « naturels » dans les mondes marchand et industriel se retrouvent aujourd’hui, non seulement adoptés, mais instamment préconisés par les acteurs qui dominent la scène humanitaire. Les mutations induites et subsumées sous les termes de rationalisation voire d’acculturation aux logiques entrepreneuriales ont déjà été étudiées en ce qui concerne le champ de l’assistance alimentaire où ces processus sont érigés en normes de conduites et formalisés en principes qui se traduisent, dans les actes et les discours, par une programmation par objectifs, l’obsession du professionnalisme et de la compétence des personnels bénévoles, le recours à des standards comptables, le ralliement à l’impératif de la médiatisation1. S’agissant des associations humanitaires en général – et non seulement de celles qui font de l’aide alimentaire et vestimentaire – cette évolution a été maintes fois repérée. Dans une proposition synthétique rassemblant les conclusions de nombreux travaux empiriques, Serge Paugam estime ainsi que « d’une façon générale, l’humanitaire est aujourd’hui davantage soumis aux impératifs d’une gestion rigoureuse, d’un professionnalisme exigeant et d’une programmation rationnelle des objectifs. Les normes du secteur marchand s’imposent désormais plus ou moins à toutes ces associations. Il est, pour elles, parfois difficile de conserver les valeurs originelles : la fraternité et le bénévolat. Les associations de ce secteur, de plus en plus nombreuses, sont en réalité presque toutes prises dans une logique de la performance et de l’efficacité2 ». Pour Michel Legros, la thématique historique (des Banques alimentaires) est celle de la rationalité3. Selon Didier Bévan, le Secours populaire et les Banques alimentaires partageraient le même souci de se doter d’une « culture d’entreprise4 ».
2En assumant sans fard, en 2000, le rôle qu’exige alors la fonction de dirigeant, le président de la Banque alimentaire résumait bien l’enjeu de cet aggiornamento que le milieu avait encore du mal à s’avouer :
« Qu’est-ce que je suis moi ?, je dis : en fait, la finalité, elle est sociale, humanitaire, mais en fait, on doit fonctionner comme une entreprise et quand je vous dis qu’on a notre place dans l’économie, on est créateur de richesses et je revendique la fonction du chef d’entreprise, et je pense que ça concerne beaucoup d’associations, ce n’est pas vouloir se laisser aller à l’esprit patronal, [il faut cesser avec] le tout le monde, il est gentil, tout le monde, il est bon. »
3L’objet de ce chapitre va précisément consister à rendre compte du processus de diffusion de ce nouvel ethos et d’accommodement de celui-ci à la finalité humanitaire qui s’amorce dès le début des années 1990 dans une période où la reconsidération morale du profit, la mythification de l’entreprise, les promesses de confusion de l’économique et du social et de réconciliation du bien commun et de l’intérêt privé imprègnent fortement le débat public5. Des crédos conformes aux standards de l’univers marchand qui, selon les principes hérités de la philanthropie, étaient par essence jugés hérétiques, cessent d’être éthiquement incompatibles. Mais n’en déduisons pas pour autant une acculturation en douceur à ces nouvelles façons d’agir et au management qui va de concert. L’adoption de conduites prétendument ajustées aux exigences d’une bonne gestion, loin d’être synchrone et consensuelle, a pu parfois s’accomplir de façon heurtée ou résignée. Certaines caractéristiques de l’association s’avéreront déterminantes pour expliquer, entre engouement et résistance, l’alignement à ces normes imposées : l’ancienneté dans le champ, l’emprise d’une identité historique, les propriétés sociales et morales de ses dirigeants, etc. Imposées la plupart du temps par le haut, les novations n’ont pas toujours été sans susciter atermoiements et tourments voire provoquer des tensions traversant les associations elles-mêmes comme les individus qui les font vivre.
4Une association doit disposer de supports à l’action adaptés, on le verra, aux buts qu’elle s’assigne (nourrir, accueillir, (re)socialiser, insérer, etc.). Paraphrasant Marx, on aurait parlé jadis de « forces de redistribution » à savoir, en l’occurrence, des moyens humains en bénévoles et, accessoirement, en salariés, des moyens financiers et matériels sans omettre les rapports, inscrits dans des savoir-faire, des savoirs tout court et des techniques, entre ces acteurs et ces moyens mobilisés6. Pour recruter et se procurer des financements, sous forme de fonds (alloués ponctuellement en contrepartie de services) et de subventions (soutien régulier au fonctionnement) publics ou encore de dons nécessaires à la logistique et à l’approvisionnement en denrées à redistribuer, les responsables s’obligent à déployer des stratégies plus ou moins offensives. L’augmentation croissante des quantités de biens alimentaires distribués ainsi que la diversification des prestations offertes en sus du don alimentaire ont non seulement coïncidé avec un développement important de ces forces de redistribution mobilisées pour soutenir l’effort mais aussi avec un changement radical de leur nature. Disputant l’emprise du modèle traditionnel, caractérisé essentiellement par des ressources pécuniaires propres, une gestion quasi-domestique et le primat accordé aux bonnes volontés de type charitable ou solidaire, un modèle rationnel utilitariste empruntant largement aux logiques de l’économie marchande, assumant la concurrence, privilégiant la compétence technique, a progressivement « colonisé le vécu7 » dans le monde du secours alimentaire. Doit-on, pour autant, assimiler les associations concernées à des entreprises comme les autres8 ? Évidemment non…, cela reviendrait à dissoudre complètement leur « raison d’être » soutenue, nous l’avons vu, par des valeurs de désintéressement et de justice dans les impératifs d’une raison instrumentale gouvernée par le seul principe de l’efficience9. Cela reviendrait à confondre la rationalité gestionnaire et la recherche du profit, à assimiler le don (de temps) qui caractérise l’engagement libre à la relation salariale soumise d’une part à la nécessité du travail et d’autre part à la subordination contractuelle10 et, enfin, à oublier que l’aide alimentaire, à la différence de toute prestation marchande sujette à la rivalité et à l’exclusion, présente certains attributs qui l’apparentent à un bien consommable collectif ou public11.
Dons privés, subventions publiques
La subvention publique au secours de l’aide alimentaire privée
5Si l’argent des œuvres demeure depuis toujours le nerf de la guerre contre l’impécuniosité des plus pauvres, c’est la source de cette ressource qui distingue l’humanitaire d’aujourd’hui de la bienfaisance d’hier. Est révolu le temps où la philanthropie dépendait peu du soutien de la puissance publique, quand l’argent avait l’odeur de la seule générosité de bienfaiteurs-protecteurs. Au Secours immédiat, dont le budget oscille dans l’entre-deux-guerres entre 40 000 F et 50 000 F, les subventions ne représentent jamais plus de 15 à 20 % de celui-ci. En 1932, par exemple, elles émanent alors de la ville de Nantes (2100 F) et du bureau d’assistance (2800 F). Pour l’essentiel, les budgets s’alimentent de recettes d’origine privée, entre autres de la Caisse d’épargne (1 000 F), du Crédit immobilier (1000 F) et du journal républicain Le Phare de la Loire (1 200 F). À côté des cotisations, ce sont les appels aux largesses des nantis qui dominent. Au Secours immédiat encore, on privilégie les manifestations telles que les ventes de solidarité, les galas, les conférences, les représentations théâtrales ou les concerts. À Saint-Vincent-de-Paul, la quête est le moyen le plus usité : à chaque réunion hebdomadaire de conférence, les confrères sont invités à donner leur obole ; des quêtes de quartier sont organisées de janvier à mars ; une quête annuelle a lieu à l’église de la paroisse chaque dimanche de la Passion ; enfin, le financement est l’affaire personnelle de chaque confrère qui se transforme en « généreux » donateur à l’occasion d’heureux événements familiaux comme un mariage, une naissance ou des fiançailles. Pendant la guerre, alors que le Secours national, auquel toute association prétendante aux subventions se doit d’adhérer, détient le monopole des appels aux dons, la générosité privée ne tarit pas : au premier semestre 1943, par exemple, nous avons recensé 123 appels pour le seul département de la Loire-Inférieure, dont 6 à Nantes12. Puis, recouvrant leur liberté à la Libération, les œuvres, anciennes ou nouvellement créées, allaient reconquérir une pleine autonomie financière jusqu’à l’instauration des plans précarité-pauvreté. À partir de ces années de revitalisation du champ humanitaire qui coïncide avec la fondation des restaurants du cœur et de la Banque alimentaire, aiguillonnée par l’intervention de l’État, s’annonce une mutation en profondeur marquée par l’affermissement des liens entre l’assistance alimentaire et la puissance publique. Le budget de la Banque alimentaire, sitôt sa fondation, est emblématique de cette intrication qui ne cessera de s’intensifier.
6Les dons et les produits des collectes représentent, on le voit, une part très réduite au regard de la subvention préfectorale versée dans le cadre du plan précarité-pauvreté. Dix ans plus tard, les dons privés, les legs et le produit des manifestations représentaient respectivement 7,4 %, 26,3 % et 30,4 % du budget de la Banque alimentaire, des Restos du cœur et du Secours populaire français13. En 2008, le projet de budget de la Banque confirme cette proportion. En ajoutant à la participation des associations partenaires (30 % environ14), les « collectes et dons » qui se réduisent à une portion congrue (3,2 % des produits), on constate que les ressources n’émanant pas de la puissance publique n’atteignent pas le tiers de la totalité des recettes. Sachant cela, on ne saurait mésestimer les effets symboliques de la forte visibilité des campagnes de dons lancées dans l’espace public par la voie médiatique… En laissant le plus souvent accroire que le salut de l’action dépend très largement, sinon essentiellement, de la libéralité privée, ces quêtes concourent à masquer l’apport crucial parce que massif de la puissance publique sous forme de subventions et de fonds. À titre indicatif, de 2001 à 2015, le CCAS de la ville versait aux associations les subventions suivantes :
2001 | 2005 | 2010 | 2015 | |
Croix-Rouge | 3964 | 4 000 | 4 000 | 4 000 |
Diaconat protestant | 1 220 | 1 220 | 1 220 | 1 500 |
Secours catholique | 3354 | 13 400 | 3 400 | 16 000 |
Secours populaire | 4879 | 16 630 | 16 960 | 18 420 |
Bellevue 2000 | 21 343 | 43 500 | 23 000 | ? |
SVP (épicerie sociale) | 3 354 | 0 | 5 000 | 5 000 |
Les eaux vives | 3811 | 6 000 | 37 300 | 37 300 |
Restos du cœur | 17 876 | 39 700 | 21 000 | 31 400 |
Vérité Misère | 2 400 | 2 400 | 0 | ? |
Brin de causette | 0 | 0 | 3 300 | 3 000 |
Banque alimentaire (subvention de fonctionnement) | 0 | 2 000 | 0 | 50 000 |
Banque alimentaire (prise en charge du loyer par le CCAS) | 42987 | 50 263 | 59 072 | 0 |
7Le diagramme qui suit indique le montant des contributions financières accordées, en 2015, par le CCAS de Nantes aux plus importantes associations.
8Mais le CCAS n’est pas la seule institution à verser des subventions. Le conseil départemental (anciennement général) et l’État par le biais de leurs directions respectives de l’action sanitaire et sociale apportent aussi leur concours annuel au financement15. À la fin des années 2000, l’association départementale des Restaurants du cœur recevait 240 000 € des collectivités (sur un budget d’environ 500 000 €), la Banque alimentaire de Loire-Atlantique, quant à elle, 40 000 € du conseil général, 5 000 € de la DDASS, les conférences de Saint-Vincent-de-Paul 5 000 € du CCAS, 14 000 € du conseil général et 10 000 € de la DDASS (chiffres de l’année 2008, pris en guise de référence).
9Les associations restent généralement très discrètes sur les montants ainsi perçus, par crainte sans doute que la connaissance de l’importance du financement public n’entraîne un enraiement des dons privés. Ce constat revient comme un leitmotiv dans la bouche des fonctionnaires « locaux », accompagné de la même pointe d’amertume que celle que nous avions perçue dans les propos recueillis auprès d’un fonctionnaire du ministère des Affaires sociales :
« Sans doute que, du côté associatif, on aime aussi souvent se faire aider mais on n’aime pas beaucoup dire que l’on est aidé par l’État. Quelquefois, des collègues de petite catégorie qui voient passer les dossiers de subventions et qui voient que ça fait beaucoup de zéros pour les associations et qui voient de temps en temps l’association en question dans le poste déclarer “on fait ceci, on fait cela” ; ils [les collègues] disent entre eux “j’ai entendu l’association machin et ben eux, l’État, ils ne connaissent pas hein. Et même l’État ne leur donne rien. Ils l’ont même dit. Ils l’ont dit à la télé. L’État ne nous donne rien. On n’a aucune subvention. C’est simplement les bénévoles, etc.”. En réalité, à une ou deux reprises, on a vu vraiment, quelque part, un mensonge. Je ne suis même pas sûr que ce soit délibéré, au sens que ça peut-être très simplement le porte-parole de l’association qui ignore lui-même que dans les fonds de l’association, il y a régulièrement un apport de l’État assez considérable16. »
10Plusieurs raisons expliquent la sous-estimation confinant parfois au déni d’un financement public dont l’invisibilisation doit beaucoup au décryptage complexe de comptabilités opaques. Premièrement, les subventions annuelles n’épuisent pas toujours le soutien des municipalités. Il n’est pas rare que ces dernières, ponctuellement, participent ou s’acquittent pleinement du coût d’un aménagement, de l’achat d’un véhicule frigorifique ou bien encore de la mise à disposition de locaux adaptés. Ainsi, dans la seule année 2007, plusieurs prises en charge par le CCAS au bénéfice de la Croix-Rouge française (un local de stockage, 3640 €), du Secours populaire (deux bureaux et un hangar de stockage, 23970 €), des Eaux vives (un foyer d’hébergement et un centre d’accueil de jour, 40900 €), des Restos du cœur (deux centres de distribution et un foyer d’hébergement, 113380 €), et de la Banque alimentaire (le loyer de l’entrepôt estimé à 54313 €) sont attestées. Ces dépenses, à l’instar, bien souvent, des frais d’électricité voire parfois de téléphone, viennent compléter la subvention annuelle versée à chacune de ces associations.
11Il arrive également que le soutien public prenne la forme d’un remboursement à des niveaux élevés des salaires et charges des emplois aidés auxquels certaines associations ont recours. À la fin des années 1990, le financement public des contrats emploi solidarité, des contrats emploi consolidé, des emplois jeunes et des postes Fonjep représentait 63,1 % du budget de la Banque alimentaire, 44,8 % de celui des Restos du cœur, 21,3 % de celui du Secours populaire français (34457 €)17. Aujourd’hui, les aides et subventions publiques à l’emploi représentent 46 % du budget total de la Banque alimentaire. Reconnue comme chantier d’insertion, elle peut compter sur la prise en charge des salaires des contrats d’accompagnement dans l’emploi (CAE) par l’État, de ceux des contrats d’avenir (CA) par le conseil départemental (98356 €) qui cofinance également les salaires des encadrants avec Nantes Métropole (28000 €), la communauté urbaine de Nantes (7000 €) et la direction départementale du travail et de l’emploi (15 000 €). En matière d’emploi toujours, des conventions signées avec les municipalités peuvent aussi prévoir, nous l’avons parfois constaté, la mise à disposition de personnels municipaux. L’une des premières conclues, entre la municipalité de La Chapelle-sur-Erdre et les Restos du cœur, un 15 avril 1989, disposait que « la commune autorise ponctuellement le personnel à prêter son concours, en tant que de besoin, à la bonne réalisation de la mission définie par l’article 1er de la présente convention18 ».
12Au titre de la contribution importante que les finances publiques apportent aux structures d’aide alimentaire dites privées, il convient également d’ajouter la déduction fiscale à laquelle donnent droit le mécénat d’entreprise ainsi que les dons de particuliers en leur faveur depuis les lois de finances de 1989 et 1990. Actuellement, « l’amendement Coluche » permet aux donateurs une défiscalisation à raison de 75 % du montant du don jusqu’à concurrence de 4780 € par foyer fiscal19. C’est donc par dérogation que cet argent ne rentre pas dans les caisses de l’État.
13À cela s’ajoutent les aides apportées par les pouvoirs publics aux agriculteurs dans le cadre des retraits d’État. Pour la filière laitière, jusqu’en 2013, les producteurs qui fournissaient du lait aux associations caritatives au-delà de leurs quotas bénéficiaient d’une exonération de la taxe fiscale affectée (TFA) dans la limite de 3000 litres par campagne laitière. Autrement dit, ils étaient dispensés des pénalités liées au dépassement des quotas.
14Après la disparition de la TFA, la filière laitière a négocié avec Bercy un nouveau système basé sur l’article 238 bis du Code général des impôts, issu de la « loi Coluche ». Désormais les éleveurs laitiers peuvent bénéficier, comme tout contribuable faisant un don aux associations caritatives, d’une réduction d’impôts de 60 % de la valeur du don de lait, dans la limite de 5/1000 du chiffre d’affaires. Seuls les producteurs payant des impôts bénéficient donc de ce système.
15Ce nouveau dispositif fiscal a permis la distribution de 11 millions de litres de lait aux associations d’aide alimentaire lors de la campagne 2014-2015, la liste de celles-ci ne se résumant pas aux trois « majors ».
16Cette évolution est concomitante de la création de Solaal (Solidarité des producteurs agricoles et des filières alimentaires), une association reconnue d’intérêt général créée en 2013 par l’ancien président de la FNSEA Jean-Michel Le Métayer et qui rassemble l’Assemblée permanente des chambres d’agriculture, la Confédération nationale de la mutualité, de la coopération et du crédit agricole, la FNSEA ainsi que les représentants des organisations de différentes filières agricoles, des secteurs industriel et de la grande distribution. À partir de ses 13 relais locaux dispersés sur le territoire national, elle revendique avoir distribué 5800 tonnes en 2015, soit 3,5 fois plus qu’en 2014 (fruits : 5323 tonnes, légumes : 420, pâtes : 91,5, viande : 3, œufs : 2)20. Cette fédération initiée par les instances représentatives dominantes du monde agricole déclare « contribuer à l’alimentation des personnes les plus démunies, en renforçant l’engagement des acteurs des filières agricoles et agro-alimentaire, en facilitant l’organisation des dons tout en contribuant à l’équilibre nutritionnel des bénéficiaires de l’aide alimentaire par la lutte contre le gaspillage […] dans un contexte de paupérisation croissante et de diminution des soutiens publics ».
17Au-delà du rôle d’intermédiaire qu’elle joue entre les agriculteurs via leurs organisations professionnelles et les associations d’aide alimentaire, l’objectif de Solaal vise à « obtenir des avancées dans les processus de défiscalisation des dons ». En effet, cette défiscalisation ne pose pas de problème dans le cas des dons de fruits et légumes frais non transformés puisqu’il n’y a pas d’intermédiaire entre l’agriculteur-donateur et l’association caritative. Pour les autres produits agricoles en revanche se pose le problème de l’existence d’un intermédiaire (stockeur, transformateur, conditionneur, etc.). D’un point de vue fiscal, c’est cet intermédiaire qui devient propriétaire du produit. Or, les associations caritatives ne peuvent émettre d’attestation de don qu’au dernier détenteur de ce produit.
18C’est ce verrou que SOLAAL a réussi à faire sauter en faisant également accepter par Bercy, au-delà des dons de lait, la défiscalisation des dons de fruits et légumes non transformés, d’œufs et un dispositif particulier, l’abandon de recettes, pour les céréales. La discussion avec le ministère de l’Économie et des finances continue pour les dons de fruits et légumes transformés et de viande.
19Reste une question qui ne semble pas avoir été résolue, ni même envisagée, par les services fiscaux compétents, celle de la conciliation des indemnités versées par l’Union européenne aux producteurs de certaines filières agricoles et les abattements d’impôts en progression prévus par la législation française. Dans quelle mesure sont-ils cumulables ? La question ne semble pas aujourd’hui à l’agenda des ministères concernés21.
20Ce constat d’un niveau élevé du financement public direct ou, plus souvent, indirect et malaisé à chiffrer avec précision, laisse a contrario soupçonner, sur la longue durée, un amoindrissement de la part occupée par les ressources propres. Leur provenance va désormais des cotisations aux dons en passant par les recettes que procurent, le cas échéant, une brocante, un vestiaire ou encore une manifestation de soutien (recettes d’un concert, d’un événement sportif, par exemple). Brocante comme vestiaire n’ont pas seulement comme objectif de meubler ou d’habiller les plus démunis. Ignoré par la Banque alimentaire, accessoire aux Restos du cœur, un vestiaire existe à Saint-Vincent-de-Paul ainsi qu’à la Croix-Rouge française, à la Fraternité protestante et au Secours populaire. Il supporte parfois une fonction d’insertion – on y reviendra – en plus d’assurer une rentrée d’argent. Les ventes que le Secours populaire de Loire-Atlantique réalise dans ses deux vestiaires et à l’occasion de braderies régulières forment effectivement un apport conséquent (250 000 € par exemple, bon an mal an, au milieu de la décennie 2000). Le slogan « Sans vestiaire, pas d’alimentation » affiché sur les murs de la salle d’accueil, au siège même, en rappelle l’enjeu. Il en va de même à Saint-Vincent-de-Paul. Au comité de Nantes de la Croix-Rouge, où la gratuité a été abandonnée en 2001, les responsables reconnaissent également puiser une ressource cruciale de la vente au poids des vêtements non revendus. Au début des années 2000, l’association avait inauguré, grâce à deux legs d’un montant total de 300 000 euros, une « vesti-boutique » de 950 m2, ouverte à tous et non seulement à ses propres bénéficiaires, où elle disait recevoir environ 700 clients par mois22. Récoltés devant le vestiaire ou dans des containers dispersés dans l’agglomération, les textiles, une fois triés, se voient soit vendus à bas prix en l’état, soit sous forme de déchets (835 tonnes en 2008) revendus à une entreprise belge spécialisée dans le recyclage (126120 €)23. On retrouve toutefois sur ce marché de la fripe une concurrence analogue à celle que les associations se livrent sur le marché d’approvisionnement des denrées alimentaires. En effet, celles-ci disputent leur place avec des associations intermédiaires dites d’insertion par l’économique comme Le Relais, qui a acquis une position dominante dans le secteur. Sur un marché de la récup devenu particulièrement tendu en raison d’une fluctuation forte du prix au kilo, le Secours populaire a pris acte de la baisse enregistrée depuis les années 1990 pour s’en retirer et se concentrer sur ses dépôts-ventes et ses braderies :
« On ne le fait plus parce que le marché a été tué. Ça s’est cassé la gueule. Les entreprises, il y a eu un grand boom, et puis brusquement le marché s’est cassé. Je me rappelle, les premiers, ils nous prenaient un franc, un franc vingt le kilo. Après, ils sont descendus à trente centimes. Puis après ils nous ont dit : “Bah, venez nous les apporter si vous voulez.” » (Bénévole au Secours populaire français, entretien réalisé en 2002.)
L’allégeance politique à l’humanitaire
21Dans la quête aux subventions, les associations ne détiennent pas les mêmes atouts. La puissance de lobbying, avatar de la notoriété, dont chacune dispose et use en vue de s’attirer les bonnes grâces des gestionnaires des deniers publics, reste une arme décisive. Des échanges épistolaires entre les responsables des Restaurants du cœur et quelques maires du département, dans les années 1990, nous renseignent ainsi sur la façon dont l’association fondée par Coluche a progressivement couvert la Loire-Atlantique de sa toile en ne laissant aucune commune de taille moyenne voire aucun canton rural dépourvu d’antenne. Ces courriers nous dévoilent les ressorts coercitifs d’une diplomatie appropriée à forcer les édiles les plus récalcitrants à accompagner une initiative locale. Victimes d’un chantage à la médiatisation, bon nombre d’élus soucieux de ménager leur électorat apprendront ainsi ce qu’il leur en coûterait de persévérer dans leur atermoiement.
22Dans une lettre adressée conjointement au maire de Nantes et au maire de Saint-Herblain, le 16 février 1993, on retrouve cet argumentaire quasi infaillible ayant contraint, dans les premières années de colonisation du territoire départemental, de nombreux élus à l’allégeance. Celui-ci emprunte aux registres de l’implication (« la progression du nombre des bénéficiaires dans une antenne située à cheval sur les deux communes vous touche largement »), de la mauvaise conscience (« pensez à la somptuosité de certains équipements municipaux qui sont une véritable provocation aux déshérités »), ou encore au respect des engagements (« notre demande correspond à la situation économique actuelle et à vos objectifs de plus de justice et de diminution des inégalités »)24.
23Mais quelle que soit la tactique utilisée pour se concilier la coopération des élus (publier leur soutien ou, au contraire, leur apathie), ces derniers ne peuvent négliger la légitimité que les Restos du cœur ont, au fil des ans, acquise auprès de leurs administrés qui sont aussi des électeurs. La bienveillance ostensible que les municipalités de Nantes ou d’ailleurs leur manifestent ne pourrait se comprendre en faisant abstraction de l’incontestable popularité de cette association auréolée du charisme de son fondateur. De façon générale, c’est bien la reconnaissance, en tant que cause, du secours alimentaire qui explique l’attention réservée aux structures les plus en vue engagées dans ce champ humanitaire. Dont, évidemment, la Banque alimentaire. À l’occasion de l’inauguration de son nouvel entrepôt, le discours prononcé, en présence de personnalités liées à son cercle dirigeant (dont un conseiller général de droite), de nombreux notables (un représentant du Rotary, des conseils général et régional, notamment) et autres responsables associatifs, par l’adjoint au maire socialiste en charge des affaires sociales déborda de louanges consacrant l’action accomplie. L’allocution publique, en partie relayée par la presse régionale, devait s’entendre comme l’engagement de la municipalité alors dirigée par Jean-Marc Ayrault à pérenniser le soutien à l’œuvre.
24Censé reléguer les rivalités partisanes à la porte de l’entrepôt, le rituel de l’inauguration avait ce jour-là valeur d’adoubement politique d’une action humanitaire incarnée au premier chef par la Banque et ses porte-parole. Les témoignages de gratitude que nous avons souvent entendus de la bouche des dirigeants des associations locales d’aide alimentaire ne sont, dès lors, qu’un juste retour de la faveur, plus ou moins feinte, que les élus accordent ou s’obligent à accorder à la cause. À l’instar d’un responsable des Eaux vives dont nous rapportons ci-dessous les propos, les porte-parole ont effectivement plutôt tendance à se féliciter des bonnes relations entretenues avec les édiles locaux25 qu’à s’exprimer sur le mode de la plainte :
« Et à Nantes, on entend souvent parler que c’est une ville qui a la réputation d’être une ville d’accueil ?
Tout à fait. Tout à fait. C’est vrai. Alors je vais vous dire ce que nous a dit l’adjoint au maire à Nantes. Une année où nous étions…, à une époque les voisins avaient porté plainte contre nous parce que, bon, les ivrognes du coin, bon, alors ils avaient porté plainte. Ils avaient fait une pétition auprès du maire et nous avions été convoqués avec mon président par l’adjoint, M. Alain Robert, et il a dit, il a parlé de la réputation de Nantes comme une ville d’accueil et qui recevait beaucoup de gens. Nous, on se rend compte parce que quand on reçoit les gens on voit qu’ils arrivent de Nancy, de Lyon, de n’importe où, de toute la France et il dit : “Nantes a été une ville qui est très riche en associations, en centres d’accueil etc., et c’est lié à toute une tradition qui remonte aux Chrétiens sociaux de la fin du xixe et du début du xxe siècle.” Alors quand vous entendez un élu socialiste, très laïque par ailleurs, qui vous dit ça alors que vous êtes catho, et il a dit aux gens que l’association “Les Eaux vives”, parce que ça s’appelle “Les Eaux vives” est une association que j’aime beaucoup, avec laquelle nous aimons beaucoup travailler parce qu’elle est dynamique, parce qu’elle s’adapte aux besoins, elle est pas sclérosée et on vit vraiment en partenariat avec elle… »
25Du côté associatif comme de celui de la puissance publique, de semblables aveux de connivence ne sont pas rares. Tout dirigeant associatif, même enclin à accuser les « politiques » de l’explosion de l’indigence, sait devoir ménager ses bailleurs locaux avant de délivrer des messages trop explicitement dénonciateurs… Et, quand bien même un élu délégué aux affaires sociales serait tenté d’avouer en privé son embarras face à l’empiétement croissant des initiatives privées, mal lui en prendrait de récriminer contre des interventions dont la légitimité paraît difficilement contestable ! Ainsi prospère, confortée par la vogue d’un humanitaire laïcisé et dépolitisé, ce que l’on pourrait appeler une philanthropisation de l’esprit public. L’appel lancé en 2012 aux candidats à l’élection législative par la Fédération des banques alimentaires témoignant du rôle désormais décisif que revendiquent les associations humanitaires dans le processus électoral participe, nous semble-t-il, de celle-ci : « La faim n’a pas de couleur politique […] les élections législatives sont l’occasion pour chaque Banque alimentaire de mobiliser localement tous les candidats et de les inviter à s’engager pour soutenir leurs actions. Les candidats ont reçu une lettre accompagnée d’une “assiette cocarde”, symbole des engagements de l’association. L’avenir en France de la solidarité, de l’aide alimentaire et de la lutte contre l’insécurité alimentaire dépend de l’engagement de chacun de nos élus26. » À bon entendeur…
Un ethos managérial
26Longtemps, on l’a vu, le secours alimentaire prit la forme, soit du repas pris au restaurant municipal, soit celle du bon dédié (pain, épicerie, accessoirement viande) échangé chez des commerçants. Avant l’époque de la renaissance du secours alimentaire, il y a maintenant plus d’un quart de siècle, les distributions directes en nature demeuraient marginales27. Le système éphémère dit des placos instauré durant l’Occupation qui consistait, on s’en souvient, en des plats cuisinés à emporter chez soi et à consommer en famille, allait rester sans lendemain. Or, de la forme du don alimentaire (le bon, le colis ou le repas) ne dépend pas seulement une organisation idoine de l’activité (gratuite) de redistribution mais également des façons particulières de se procurer la ressource à distribuer. Tandis que la restauration collective reposait sur la confection de repas à partir de produits achetés en direct à des fournisseurs, moyennant ristourne proportionnelle à l’importance des commandes, le don opéré par le biais de bons d’épicerie ou de boucherie n’exigeait aucune gestion de stocks de nourriture. À l’instar des chèques ou tickets aujourd’hui essentiellement utilisés par le CCAS ou, accessoirement, on l’a vu, par le Secours catholique, le bon ne réclamait aucune logistique particulière pour l’approvisionnement ou la conservation. Quand s’impose donc, à la fin des années 1980, la distribution des denrées alimentaires en nature, c’est toute l’économie du don qui s’en trouve radicalement bouleversée. Depuis lors, l’approvisionnement ainsi que le conditionnement des produits délivrés revêtent des enjeux cruciaux pour l’existence et le rayonnement d’une association prétendante à se faire une place dans le champ de l’aide alimentaire. Conquérir sa place, c’est d’ailleurs, au sens le plus littéral de l’expression, « faire son poids » en termes de tonnes à redistribuer, comme il est aisé de le vérifier en consultant les sites informatiques des structures les plus en vue.
L’approvisionnement : un marché concurrentiel
27Pour simplifier, l’approvisionnement provient de trois origines différentes : des achats, des surplus agricoles et des dons de particuliers ou d’enseignes de la grande distribution ou de l’industrie agro-alimentaire. La politique en matière d’achat est très variable. Tandis que les Restos du cœur se fournissent largement de cette manière depuis longtemps et que le Secours populaire y consent parcimonieusement, la Banque alimentaire s’efforce, au nom de son crédo de lutte contre le gaspillage, d’y recourir de façon limitée. Au sein de la Fédération européenne des Banques alimentaires, les divergences à ce propos sont d’ailleurs assez révélatrices de l’empreinte des cultures nationales sur les stratégies déployées : alors que l’Italie et l’Espagne catholiques s’opposent vigoureusement aux achats, l’Allemagne protestante s’y montre favorable à l’instar des États-Unis. Cependant, il arrive parfois que des Banques françaises dérogent au principe de la gratuité, à l’instar de la parisienne qui n’hésite pas, par exemple, à acheter certaines denrées à une chaîne de restauration du TGV et, de manière plus ponctuelle, à l’aéroport de Paris28.
28Bien qu’elle connaisse désormais des assouplissements, la norme de la gratuité fut, à Nantes, vigoureusement défendue sous le long mandat des premiers dirigeants fondateurs. Nombreux sont les exemples d’offres de « bonnes affaires » déclinées qui illustrent leur posture : celles, notamment, du conserveur Saupiquet proposant, dans la décennie 1990, des conserves à des prix variant de 10 % à 30 % du prix commercial normal. Malgré l’encouragement de la Fédération à entrer sur ces marchés ultra-discount, la Banque locale devait systématiquement refuser ces alléchantes propositions. Au début des années 2000, le président du moment justifiait sa posture d’un double point de vue, idéologique et stratégique. Conforme aux règles du jeu en vigueur dans l’univers marchand, celle-ci était guidée par deux principes, indissociablement mêlés, la lutte morale contre le gaspillage et le souci gestionnaire d’un approvisionnement gratuit. En termes weberiens, on pourrait dire que la rationalité économique et la rationalité en valeur étaient, ici, comme subsumées sous une rationalité gestionnaire censée rendre compatibles les logiques d’action en vigueur dans les mondes humanitaire et marchand :
« Il ne s’agit pas là d’un interdit dogmatique, mais d’une mesure qui allie le bon sens et l’éthique. Un industriel disposant de stocks invendables aux prix normaux sur un certain marché est sans doute capable d’en tirer quelque chose en cassant les prix ou en s’orientant sur un autre segment de clientèle moyennant des efforts et donc des dépenses supplémentaires. Cet autre segment peut-être aussi bien géographique (Afrique, Europe de l’Est) qu’humain (magasins discount, associations caritatives). Si les Banques alimentaires entrent dans ce jeu au demeurant parfaitement normal dans la logique de l’industriel, il est évident que celui-ci ne proposera plus jamais aucun don en réponse à notre démarche de lutte contre le gaspillage qui est fort simple : “Donnez-nous vos invendus. Cela vous coûtera moins cher que de les détruire.” L’exécution l’est moins car il faut convaincre l’industriel qui lui-même doit mettre en place les procédures adéquates pour déclencher l’intervention de la Banque alimentaire29. »
29À la différence de la Banque alimentaire qui, aujourd’hui, maintient le cap fixé par ses fondateurs en s’évertuant à réduire les achats, ses associations adhérentes dans le département (102 en 2015) n’adoptent pas toutes des comportements semblables. Le traitement que nous avons réalisé des réponses à la question « Achetez-vous des denrées alimentaires pour compléter ce que nous vous donnons ? », posée dans le questionnaire administré par la Banque au début des années 2000, a permis de distinguer deux sortes d’associations30. D’une part, celles qui se contentent des produits délivrés ou qui, très exceptionnellement et pour des montants très faibles, compensent des remises insuffisantes en quantité ou en nature et, d’autre part, celles qui ont l’habitude de le faire systématiquement et plus massivement. Une minorité pour laquelle le secours alimentaire est très largement accessoire aux buts affichés, telles Partage 44 (faciliter l’accès à l’emploi) ou encore Amitié Sida relèvent de la première catégorie. Saint-Vincent-de-Paul également. Plus nombreuses sont celles dont les ressources budgétaires autorisent à ne pas se satisfaire complètement des seules livraisons de la Banque. Maintes fois croisés dans cette étude, ce sont les cas de l’association Les Eaux vives qui gère le restaurant Clairefontaine ou encore de Brin de causette dont les approvisionnements par la Banque alimentaire représentent respectivement 80 % et 40 % de l’approvisionnement total. Il en va de même pour les Petits Frères des Pauvres, les Petites sœurs des pauvres ainsi que pour des foyers d’accueil de populations particulières (femmes, SDF, etc.) ou encore une épicerie sociale située dans un grand ensemble dont la part des approvisionnements opérés par la Banque oscille entre un taux de couverture de 50 % à 80 % des besoins. On mesure ici la puissance en même temps que le rôle central de la Banque alimentaire dont les commandes qu’elles dispensent, bien que parfois insuffisantes et souvent désajustées aux attentes des clientèles (carence en café, par exemple), n’en constituent pas moins le viatique confortant l’existence de très nombreuses associations.
30La deuxième source d’approvisionnement des associations consiste dans des surplus agricoles émanant de l’Union européenne, de l’État, ou d’initiatives locales. Le mécanisme de répartition des surplus par l’Union européenne et son évolution vers les achats sur le marché ont déjà été décrits plus haut. Rappelons qu’à partir des années 1990, les associations caritatives concernées alerteront souvent, au niveau national comme au niveau communautaire, les pouvoirs publics ainsi que l’opinion publique de la raréfaction des stocks d’intervention. Alors que ces surplus agricoles représentent encore 24,7 % des approvisionnements des Banques alimentaires, 31,1 % de ceux des Restos du cœur, 17,4 % de ceux du Secours populaire en 1995, ils n’ont depuis lors cessé de diminuer31. Des subventions maintenant destinées à l’achat sur les marchés ne parviennent que partiellement à en compenser la baisse. L’enveloppe budgétaire, restée relativement stable jusqu’en 2005 (200 millions d’euros par an dont 48 millions d’euros pour la France), ne pouvait suffire à satisfaire les demandes émises, notamment, par les nouveaux pays entrant dans l’Union : la Pologne en 2004, Malte en 2005, la Hongrie, la Slovénie, la Lituanie et la Lettonie en 2006. Les craintes exprimées par les associations françaises en raison de l’élévation du prix des denrées alimentaires ainsi que des perspectives de récession poussèrent alors la Commission à augmenter le budget de manière importante à partir de 2008, évitant du même coup une pénurie d’autant plus catastrophique qu’elle eût été brutale. Quoi qu’il en soit, l’affaiblissement des ressources européennes, a fortiori dans le contexte du nouveau règlement élaboré en 2008, allait contraindre les associations à rebondir en s’ingéniant à diversifier leurs approvisionnements.
31Il reste que le système initial n’était pas exempt de défauts faisant l’objet de griefs récurrents de la part des responsables associatifs. L’achoppement principal tenait au calendrier mal synchronisé entre le moment de la décision de répartition des surplus entre les différents pays et celui de leur délivrance. Il était fréquemment déploré qu’« en effet, les dernières quantités doivent être déstockées avant le 31 août et distribuées avant le 30 septembre. Or, la notification de la dotation par pays est faite bien après la date du 1er octobre. Ce qui en ajoutant les temps nécessaires pour le lancement des appels d’offres, l’adjudication des marchés et la livraison des produits fait en sorte qu’il y a chaque année une rupture au niveau de l’approvisionnement des associations caritatives pour les produits communautaires, et cela au moment le plus critique pour l’aide aux plus démunis32 ». La parade choisie pour réagir à ces inconvénients d’ordre bureaucratique prenait parfois la forme, au niveau local, d’une convention de troc comme, par exemple, en 2000, lorsque du lait livré à la Banque alimentaire mais impossible à redistribuer dans les délais de consommation tolérables finit par échouer, à charge de revanche, aux Restos du cœur33. Cependant, l’extinction des surplus, changeant la donne, allait faire perdre leur raison d’être à ces types d’arrangements et contraindre les grosses associations à renouveler leurs stratégies propres d’approvisionnement. Forcées de gagner en indépendance pour éviter la rupture de stocks, chacune va, en effet, s’ingénier à s’avitailler autrement en recourant à la troisième source d’approvisionnement consistant en dons privés provenant soit de particuliers, soit d’opérateurs du marché ou de l’industrie intéressés, au nom, nous l’avons vu dans le cas de Solaal, de la solidarité et de la lutte contre le gaspillage, par une politique fiscale incitatrice.
32Les dons de particuliers procèdent largement de ces collectes de produits alimentaires ou monétaires auprès de consommateurs approchés au moment de leur fréquentation d’un établissement commercial. Loin d’être élastique, en dépit de la faveur auréolant la cause alimentaire, cette libéralité est fortement disputée. Convenant cependant qu’une concurrence débridée malmènerait, à terme, une générosité publique dont elles seraient les premières victimes, ces dernières ont parfois consenti à coopérer pour en prévenir les néfastes effets. En pragmatique averti, le fondateur de la Banque alimentaire avait très bien et tôt compris l’enjeu d’un arrangement quand il alertait contre « le risque [qui est] grand de tourner à la compétition commerciale et de lasser le public et les professionnels34 ». Pendant longtemps, les moments et les lieux de collectes, ne faisant l’objet d’aucune concertation et encore moins d’entente, n’étaient régis que par le seul fair-play : « Ça se fait comme ça, nos amis dans les quartiers, ils savent, ils connaissent. […] On ne va pas forcément où ils [la Banque alimentaire] vont parce que je n’ai pas envie qu’on se marche sur les pieds non plus » devait nous confier en 1999 un responsable du Secours populaire. Aussi les comportements restaient-ils affaire de civilité, peu formalisée, et pas toujours exempts d’indélicatesse. C’est donc pour éviter les entorses aux usages de bienséance que la Banque alimentaire prit, en 2001, l’initiative d’un accord avec les Restos du cœur et le Secours populaire visant à arrêter et publier un calendrier commun, dans le but d’éviter les doublons de collectes dans une même et courte période. D’après le président de la Banque, ce calendrier bien respecté par les Restos du cœur, l’aurait été « un peu moins bien par le Secours populaire ». La véracité de cette sentence que nous n’avons pas vérifiée importe moins ici que l’enjeu de la convention dont elle témoigne. Elle nous renseigne sur le fait que l’arrangement relatif à l’organisation des collectes, pomme de discorde par excellence, ne reposait alors que sur la parole donnée. Comment s’étonner, dans ces conditions, de la fragilité des ententes ? De fait, en 2002, soit un an après l’accord en question, la Banque alimentaire ayant eu vent que la direction nationale des Restaurants du cœur préparait une grande opération avait cru bon de les prévenir de ses propres dates de collecte. Mais à son grand dam, celle-ci n’apprit que très et trop tardivement que la collecte « concurrente » devait survenir trois petites semaines seulement avant la sienne. D’où l’irritation de son président :
« Je pense que devant leurs difficultés d’approvisionnement, ils n’ont pas réfléchi à la perte de confiance que cela entraînerait en détruisant deux années de coopération loyale et respectueuse de l’autre. J’ose espérer que c’est un incident qui ne se reproduira pas mais nous serons très vigilants. […] Sans polémiquer, il appartiendra aux bénévoles qui se verraient reprocher par le public la multiplicité de ces collectes, de rappeler que l’absence de concertation n’est pas de notre fait et qu’étant les seuls à ne pas demander, par une campagne nationale, des dons en argent au public pour acheter des denrées, nous avons une démarche cohérente en effectuant nos deux collectes annuelles dans les magasins et que passer quelques semaines avant nous est pour le moins inélégant35. »
33Ce genre d’incident n’était bien évidemment pas fait pour arrondir les angles d’une rivalité objective autour de l’accès aux dons. Orchestrée désormais de plus en plus par des responsables en charge des politiques nationales de marketing et de communication, l’organisation des collectes, programmée selon des rythmes annuellement reconduits, au début et à la fin d’une saison hivernale propice à l’expression de la solidarité, ne souffre plus guère la navigation à vue. D’où l’évitement des chevauchements de dates de collectes puisque celle, nationale et étalée sur deux jours, de la Banque alimentaire a lieu la dernière semaine de novembre, peu après celle du Secours catholique et avant le Téléthon tandis que celle, départementale, qui dure également deux jours, a lieu en mars à la veille des vacances scolaires.
34Le succès d’une collecte dépend très étroitement de la cause générique, en l’occurrence l’aide alimentaire, mais aussi de la cause particulière, à savoir l’association qui la soutient. Quoi qu’il en soit, la logistique mobilisable et l’image de marque de l’association s’avèrent évidemment déterminantes. Sur ce front de la collecte dans les supermarchés et autres hypermarchés, la Banque alimentaire peut ainsi se prévaloir de très nombreuses entrées en constante augmentation (90 à 100 dans le département) que lui favorisent ses réseaux proches des clubs Innerwhel, du Rotary club ou encore des Ainés ruraux. Elle peut également s’enorgueillir de mobiliser pas moins de 2000 collecteurs bénévoles (en 2015), membres des associations adhérentes mais pas seulement. Sans rivaliser avec une telle puissance de mobilisation pas plus qu’avec les forces enrôlées sous la bannière des Restaurants du cœur, le Secours populaire n’abandonne pas pour autant, loin de là, le terrain de la collecte publique même si sa préférence va à la collecte en argent plus qu’en nature.
35Outre la dimension logistique que nous venons d’évoquer, l’image de l’association est aussi un atout important de la réussite d’une opération de collecte. Ce sont désormais des spécialistes en marketing qui s’appliquent à construire et à façonner une notoriété que l’on dira de marque. Naguère aussi, la philanthropie était mise en scène et le public informé des galas de charité et des souscriptions publiques… La chose n’est donc pas récente. En revanche, les méthodes de publicisation (les supports de diffusion, la nature des messages, les techniques de ciblage, etc.) se sont affinées et diffusées. Aucune association ne peut ignorer l’enjeu de la communication et se complaire dans son évitement36. Même les responsables de la Société de Saint-Vincent-de-Paul, longtemps récalcitrants à céder à l’impératif de la communication, ont fini par s’y résigner, comme le prouve leur campagne nationale menée sur les chaînes de radios en octobre 2015. Qu’il s’agisse du niveau national, où les trois grandes organisations que sont la Banque alimentaire, le Secours populaire et les Restos du cœur possèdent dans leur organigramme un service dédié à la communication ou, au niveau local, un préposé attaché à recevoir et donc, à filtrer et à traiter toute demande de contact, d’interview ou de relation avec la presse, aucune ne dédaigne l’enjeu que représente l’image de marque. Mais n’en concluons pas pour autant à un accès libre et égal aux médias. À l’aune de l’audience mesurée par le nombre d’occurrences dans la presse écrite ou radiophonique et la fréquence d’invitation sur des plateaux de télévision, les Restaurants du cœur auront longtemps caracolé devant une Banque alimentaire talonnée par le Secours populaire et loin derrière, quasiment effacée du paysage, la Société de Saint-Vincent-de-Paul… Au jeu des parrainages par des figures du show-business ou des réseaux de sportifs (le Football club de Nantes, par exemple), de rockers, de motards, etc., les Restaurants du cœur excelleront jusqu’à ce que la Fédération des banques alimentaires à son tour vienne les concurrencer sur ces mêmes terrains. La décennie 2010 sera ainsi riche d’événements représentant des opportunités que cette dernière saisira pour se faire connaître et reconnaître, susciter des dons et justifier son action en menant campagne contre le gaspillage. La participation devenue rituelle à partir de 2011 au Salon annuel de l’Agriculture pour affirmer « sa présence auprès des agriculteurs et des producteurs » (sic), l’anniversaire, en 2014, des vingt ans de la chaîne France 5, le cross annuel de l’association des pompiers de Paris ou bien encore, plus récemment, le championnat du monde de handball en association avec la fédération de handball constitueront ainsi, choisis ici entre mille autres manifestations tant sportives qu’économiques, autant de scènes propices à vivifier le marketing humanitaire de l’association.
36Les notoriétés respectives qui résultent de l’inégale couverture médiatique et des mobilisations dans les réseaux sociaux qui comptent traduisent, au bout du compte, les affinités plus ou moins électives de chacune de ces associations avec les champs journalistique, artistique et économique. Les rédactions, les artistes, les « milieux économiques » ne restent pas insensibles aux rétributions, qu’elles soient symboliques ou non, que leur procure l’affichage de l’onction accordée à une cause. Ni le récit des fondations reposant, entre autres, sur les figures tutélaires (Ozanam, Coluche, Julien Lauprêtre…) ni les identités adjugées comme revendiquées ne possèdent auprès de ces mêmes rédactions et parrains virtuels de semblables attributs de renommée voire d’empathie. À cet égard, les Restos du cœur ont, sitôt leur naissance, joui auprès des journalistes locaux d’atouts de séduction et de promotion dont ne disposaient pas les associations concurrentes. Un recensement fait au milieu des années 2000, en 2007 exactement, nous avait permis de recenser quatre articles consacrés au Secours populaire dans les deux quotidiens locaux Ouest-France et Presse Océan, deux à la Banque alimentaire et à Brin de causette, un à l’Association des jeunes musulmans de France, organisant le Couscous de l’amitié, aux Petits Frères des pauvres, à Clairefontaine et au Secours catholique et pas moins de quatorze aux Restos du cœur ! Le seul lundi 3 décembre 2007, à l’entrée de la campagne d’hiver, ces derniers bénéficient d’un article avec photo consacré à un bénévole de Caen dans l’édition nationale de Ouest-France, d’un deuxième grand article dans l’édition des Pays de la Loire avec un portrait du président national, sarthois, Olivier Berthe, et enfin d’un article en pages départementales, agrémenté à nouveau d’une photo, qui dressait le portrait d’un bénéficiaire du nom de Issa… Que le tropisme journalistique, contribuant à conforter localement la sur-visibilité des Restaurants du cœur suscita, à l’époque, une sourde rancœur chez les porte-parole du Secours populaire et de la Banque alimentaire ne saurait étonner…
37Par-delà la médiatisation imposée par la conquête de parts de marché de diverses ressources (denrées, dons, subventions, compétences, image de marque) dont témoigne notamment la sophistication croissante des sites internet développés au milieu de la décennie 2000, les initiatives qui empruntent aujourd’hui aux techniques de vente les mieux éprouvées sont aussi révélatrices du rôle joué désormais par les recettes en marketing. Envahissantes, ces techniques tendent à assimiler le don à une marchandise qui, en dépit de ses particularismes, se conçoit de plus en plus sur le mode de l’échange économique (via la promotion de la défiscalisation). Sitôt la reconfiguration du champ au début des années 1990, les associations vont rivaliser d’imagination en affinant sans cesse leurs techniques d’appel à la libéralité. Une lettre écrite en 1992 par la secrétaire générale départementale du Secours populaire français invitant les directeurs de grandes surfaces à être partenaires de l’opération « caddies de la solidarité » trahit, de fait, l’inventivité différentielle dont dut précocement faire preuve cette association pour asseoir sa position auprès des deux autres majors dans ces années-là. Une fois précisé que le Secours se trouve « dans l’obligation de trouver de nouvelles idées », l’auteure du courrier suggérait à ses destinataires de choisir entre une collecte des 10 francs de consigne des caddies, des caddies à l’entrée du magasin où les clients sont invités à acheter un ou plusieurs articles supplémentaires pour les y déposer à la sortie et, dernière proposition, des tables de vente dans le hall du magasin d’articles estampillés au Secours populaire français37. C’est la deuxième proposition qui devait être retenue et d’ailleurs s’imposer jusqu’à nos jours. À la fin des années 1990, ce sont les hypermarchés d’une enseigne bien connue qui inaugurèrent à leur tour, pour le compte de la Banque alimentaire cette fois, un procédé de vente-don consistant à présenter en tête de gondole une dizaine de produits sélectionnés pour lesquels les magasins s’engageaient à verser une certaine somme des ventes transformée en produits rétrocédés gratuitement à l’association. Selon une estimation des responsables des ventes, 50 % de la clientèle y aurait participé.
38Une autre illustration des techniques déployées date de 1999 quand les Restos du cœur lancèrent leur première édition annuelle des « Bébés du cœur » consistant à distribuer un samedi dans les supermarchés des tickets « code-barres », d’un montant modeste (2 euros, par exemple, en 2006) et débités lors du passage en caisse. Le montant des fonds récoltés (67000 € en 2005) sert à acheter des produits de première urgence dans les magasins partenaires : couches, produits d’hygiène, lait 1er et 2e âge38.
39Mais les stratégies de diversification des approvisionnements ont également conduit les principales associations à développer l’enlèvement de produits DLC (date limite de consommation) ou DLUO (date limite d’utilisation optimale) auprès des industriels de l’agro-alimentaire, d’ailleurs mieux implantés dans la région Bretagne qu’en Loire-Atlantique, et des grandes et moyennes surfaces. À la Banque alimentaire, les « DLC » sont en baisse régulière depuis les années 1990 (136 tonnes en 2007) alors que les « DLUO » augmentent très significativement sur la même période (475 tonnes en 2007). Dans la course à la conquête de ces marchés du don, la Banque alimentaire occupe de fortes positions qu’elle défend aussi jalousement que ses rivales. À la charnière des années 1990 et 2000, elle « travaillait » avec les industriels Nestlé et Danone (desserts lactés), Marocéan (soupes de poisson), Sodébo (produits traiteurs), LU (biscuits) et les hypermarchés Auchan, Métro, et Carrefour. Or, aucun de ces « contrats » de retrait de marchandises n’était, bien évidemment, pérenne. Rien n’empêchait alors un donataire-client de « partir à la concurrence », autrement dit de choisir de livrer ses marchandises à une autre association. D’où la menace que faisait peser toute tentative nouvelle d’entrer sur ce marché inextensible des denrées non solvables, comme ce fut le cas lorsque la Croix-Rouge française, qui s’était longtemps contentée des approvisionnements de la Banque alimentaire, s’avisa de se doter de camions frigo pour démarcher pour son propre compte les entreprises agro-alimentaires de la région… Mais ce « défaut de don », comme l’on parle de défaut de paiement, détourné vers d’autres associations n’est pas le seul motif d’incertitude qui entoure le marché du produit insolvable. L’importante baisse de l’approvisionnement en provenance des industries agro-alimentaires que visent à pallier les récentes incitations fiscales s’explique aussi par le choix de certains industriels de traiter plutôt avec des soldeurs, dont le nombre a beaucoup crû depuis quelques années. Plutôt que de céder gratuitement leurs denrées non commercialisables aux associations locales, la tentation fut parfois grande de préférer les céder à vil prix à des exportateurs étrangers pour éviter que les dons réalisés sur le territoire national ne se fassent au détriment des ventes39.
40Du côté des accords négociés avec les grandes surfaces, les situations n’étaient pas plus acquises définitivement. Au cours des années 1990, plusieurs défections rencontrées dans les archives de la Banque alimentaire en attestent. Ainsi, en 2000, cette dernière, se disant victime de prétendus dénigrements de la part de bénévoles des Restos du cœur, connaît une rupture d’engagement de deux hypermarchés de l’enseigne Carrefour. Ce n’est qu’au prix d’un contrat particulièrement contraignant qu’elle doit de renouer avec l’un d’entre eux quelques mois plus tard : les clauses stipulaient, moyennant l’exclusivité, d’effectuer le tri des fruits et légumes sur place, impliquant une mobilisation de trois bénévoles pour accomplir les obligations imposées (la mise au rebut des déchets, le nettoyage des quais et des enlèvements le samedi)40.
41De manière générale, ce type d’approvisionnement auprès de la grande distribution restera longtemps imprévisible car soumis à des logiques contradictoires. Si un certain nombre de tendances comme la gestion à flux tendus et l’amélioration des circuits logistiques concourent à réduire le volume de produits périssables, la politique de plus en plus affirmée de la grande distribution à multiplier les produits « fraîcheur » et l’existence des contrats-date amènent au contraire les grandes surfaces à retirer des produits plusieurs jours avant la date limite de consommation au plus grand bonheur des associations armées pour profiter de l’aubaine41. En prenant la décision d’implanter un local au Marché d’intérêt national (Min), où les commerçants ont la possibilité de déposer les produits invendus, et en créant une centrale de collectage en 2000, le Secours populaire allait progressivement se doter de la logistique nécessaire à se fournir, à titre gratuit et en quantité importante, en produits frais. La puissance d’intervention qui s’ensuivit ne manquera d’ailleurs pas d’inquiéter les dirigeants de la Banque alimentaire. Dans son rapport moral à l’assemblée générale de 2001, le président, tout en assumant le jeu de la concurrence, devait en souligner les dangers :
« Le Secours populaire vient de mettre en service une centrale régionale de récolte. Située au Min, elle travaille tous azimuts et très loin. On peut craindre qu’elle intervienne dans des départements où la Banque n’est pas très active et qu’elle récupère ainsi pas mal de choses. Nous l’avons constaté récemment à propos d’une entreprise de Rosporden (29) qui nous approvisionne quand elle a des surplus et ceci après la BA 29 et souvent la BA 56. Récemment nous devions recevoir une palette de produits via Canal froid. Nous en avons reçu deux dont l’une était étiquetée Secours populaire. Après vérification, elle leur était bien destinée, et notre correspondant de Rosporden nous a confirmé qu’ils avaient été démarchés directement par la plateforme Secours populaire français de Nantes. Cette notion de concurrence peut paraître à la limite scandaleuse, mais les hommes sont les hommes et même si les responsables s’entendent pour ne pas se gêner et même optimiser les coûts, on n’empêchera pas les gens de terrain de se livrer une petite guerre qui n’a rien à envier à la concurrence commerciale entre marques. »
42L’implication de plus en plus forte des industriels et des commerçants dans l’aide alimentaire n’est pas seulement affaire de bons sentiments42. Loin d’être exemptes de considérations intéressées, ces conventions avec des associations que valorisent certaines enseignes de la grande distribution comme Carrefour et Auchan et qui participent de la fabrication d’une image d’entreprise responsable, humaine, s’inscrivent toujours dans une stratégie globale de distinction face aux concurrents… En ne cherchant nullement à dissimuler l’impératif économique derrière l’action solidaire de l’entreprise, un numéro hors-série du Journal de Carrefour portant en couverture le titre « La solidarité, hier et aujourd’hui », distribué dans les boîtes aux lettres de la région nantaise en novembre 1999, est à cet égard assez emblématique du mécénat humanitaire : sur un total de 23 pages consacrées à des promotions diverses, trois pages seulement, coincées entre une interview d’Edgar Morin et une autre de Jean-Pierre Worms, étaient directement consacrées aux initiatives « solidaires » du groupe (dont la fondation est, par ailleurs, partenaire de Solaal depuis 2013).
43Le fait même que les entreprises de la grande distribution n’ont pas toutes cherché à valoriser leur engagement « solidaire » auprès des associations caritatives confirme, s’il en était besoin, que cette forme de « bienfaisance » ne saurait être innocente de la construction de l’image que celles-ci veulent se donner. Leclerc, par exemple, qui s’est un temps refusé à médiatiser la délivrance de ces marchandises invendables, n’avait pas hésité à exiger des associations partenaires qu’elles banalisent le véhicule chargé des enlèvements. La publicité de l’existence de marchandises soustraites à la vente aurait risqué de contrarier la stratégie de communication de l’enseigne, reposant sur une politique au plus bas prix sous-tendue par une rotation rapide des produits. Cette anecdote révèle que la grande distribution peut s’investir dans le partenariat caritatif pour des raisons autres que symboliques. En recourant à ce qui revient, pour elle, à externaliser la destruction, la grande distribution procède au bout du compte à une rationalisation de ses coûts qui avaient déjà pu être évalués au milieu des années 1990 à environ 500 F la tonne43. Mais là n’est pas le seul encouragement si l’on y ajoute l’avantage fiscal qui autorisait dès cette époque à déduire des bénéfices imposables les « dons » ainsi faits (défiscalisation à hauteur, aujourd’hui, de 60 % de la valeur estimée des dons).
44Mais encourager n’était pas contraindre. Ce n’est pas la moindre innovation de la loi du 11 février 2016 relative à la lutte contre le gaspillage alimentaire44, qui présente également un volet fiscal renforçant l’incitation à recycler les invendus dans le circuit de l’aide alimentaire, que d’obliger désormais le recours à une convention pour les dons réalisés entre un distributeur de denrées alimentaires et une association de secours. Une disposition contraignante prévoit en effet de sanctionner toute destruction volontaire de denrées réputées encore consommables. Ce n’est d’ailleurs pas anodin d’observer qu’une simple invocation par Madame Ségolène Royal, au moment des débats parlementaires, de la destruction de denrées par aspersion de produits chlorés, suffit, s’il en était besoin, à parer le projet d’une légitimité difficilement récusable et qui sera d’ailleurs voté à l’unanimité.
45Ces dons défiscalisés dont la part ne cesse de croître induisent des contraintes particulières pour les associations. L’obligation de faire figurer la date de conservation (DLC soulignée par la mention « à consommer avant le… ») ou d’utilisation optimale (DLUO : « à consommer de préférence avant le… ») sur les emballages suivant la nature des produits, leur mode de préparation, les conditions d’entreposage qui émane d’une directive de la Communauté économique européenne en date du 18 décembre 1978 n’est évidemment pas sans conséquence sur l’usage des denrées. Avant cette directive, on ne se souciait nullement de l’âge d’un paquet de macaroni ou d’un pot de confiture… L’institution de cette norme d’étiquetage, norme de commercialisation autant que de consommation, est devenue la condition même du développement des organisations de redistribution alimentaire dont elle encadre les conduites. Elle régit le classement/déclassement des denrées tout au long d’un processus qui, des rayons du supermarché au colis distribué au bénéficiaire, aboutit in fine au marquage du produit dédié au rebut ou au don. À la différence des produits (DLC du jour, poissons, viande hachée, saucisses) promis à la transformation en bio-déchet, les produits frais dont la DLC approche, soustraits de la vente quelques heures avant l’ouverture des magasins, sont ainsi stockés en chambre froide en attente de leur retrait matinal par une association. Cinquante-cinq tonnes de marchandises (yaourts, fromage, charcuterie, nuggets, fruits et légumes abîmés ou déformés, viennoiseries, liquides) furent, sur ce mode, enlevées des frigos d’un hypermarché Carrefour de l’agglomération nantaise au cours de l’année 2014, trente-huit tonnes au cours du premier semestre 201545. Tandis que la DLC à observer impérativement concerne les produits à vie courte (charcuterie, volailles, desserts lactés, etc.), la DLUO que portent les denrées à durée longue comme les conserves, les divers produits secs, les confitures indique seulement le moment au-delà duquel les qualités optimales en matière de saveur, d’odeur, de consistance et de valeur nutritive ne sont plus garanties par le fabricant. La catégorisation sanitaire de tous ces produits nécessite des associations une information constamment renouvelée auprès des adhérents-distributeurs comme des bénéficiaires sur la signification précise des datations. Des explications données lors de l’adhésion ainsi que l’organisation de journées de formation, financées par la direction générale de l’alimentation et la direction des services vétérinaires, concourent à la diffusion des normes. Tandis qu’une des questions posées dans le questionnaire annuel adressé par la Banque alimentaire à ses partenaires témoigne du caractère sensible, sanitairement autant que symboliquement, de ces normes, les réponses fournies permettent d’en subodorer plutôt une bonne connaissance.
46Outre ces précautions de consommation, la fraicheur des produits demande des précautions de conservation qui, elles-mêmes, requièrent des équipements spécifiques appelant des investissements auxquels n’étaient pas préparées les associations « traditionnelles ». Plusieurs d’entre elles qui relevaient de la philanthropie historique se sont heurtées à des difficultés pour effectuer ce virage imposé par la distribution de masse tandis que le duo de la génération 1990 (Les Restaurants du cœur, la Banque alimentaire) qui se retrouvent, avec le Secours populaire, en position dominante s’avèrent les mieux équipées. Seules celles qui ont su, en s’engageant dans la course à l’équipement frigorifique et à l’entreposage-stockage, s’adapter aux contraintes du marché particulier de l’approvisionnement gratuit, consolidèrent leur place tandis que les autres périclitèrent ou survécurent en sous-traitant de second rang. C’est ainsi qu’à la différence de Saint-Vincent-de-Paul, dépourvue d’une logistique du froid, la Banque alimentaire collecte aujourd’hui en frais 800 tonnes par an grâce aux cinq camions frigorifiques qui lui permettent de « travailler avec vingt-trois grandes surfaces de Nantes à Saint-Nazaire46 ». En 1990, cette dernière se félicitait déjà de posséder une chambre froide et de profiter du concours gracieux de grands entrepôts frigorifiques privés pour le stockage de produits surgelés dont la viande. Garante des normes, elle subordonnait dans le même temps à la possession de congélateurs la redistribution de ce type de produits aux associations ; le prix à payer pour avoir le droit de recevoir les hamburgers de la Fédération (des Banques alimentaires) excluait ainsi les réseaux dépourvus de moyens de conservation. D’où, à l’époque, l’exclusion des bénéficiaires de certaines conférences de Saint-Vincent-de-Paul ne répondant pas à la condition.
47La distribution d’aliments réputés invendables oblige enfin les associations à des contrôles de sécurité sanitaire47. Les relations institutionnalisées avec les services vétérinaires ont progressivement transformé les associations en vectrices des normes sanitaires.
« On a des relations très bonnes avec la Direction de l’hygiène alimentaire. […] les Anglais disent “best before” au lieu de “consommer de préférence”, c’est beaucoup mieux, ça veut dire que “c’est meilleur avant” mais ça veut dire aussi qu’après « c’est encore bon…”. Il ne faut pas confondre “À consommer de préférence avant le…” et “à consommer avant le…”. Le produit est encore bon s’il faut de préférence le consommer avant une date précise, il a peut-être perdu quelques vitamines, de la couleur, mais il reste consommable. […] Les services vétérinaires que je consulte chaque année nous ont d’ailleurs autorisés verbalement, ils ne peuvent le faire par écrit, à distribuer cette nourriture, jamais ils n’auraient autorisé un industriel, ils savent que c’est un secteur particulier… Le prédécesseur de Voisard m’avait dit : “Oh ! Les services vétérinaires, il ne faut pas aller les chercher, moins on les voit mieux on se porte…”, Moi, j’ai dit : “Non, ce n’est pas vrai, il faut faire avec eux, devançons au contraire”, c’est ce que j’ai fait et ça se passe très bien, ils nous donnent d’ailleurs des conseils. Moi, je leur ai expliqué l’autre jour, je suis tombé sur le Directeur départemental au téléphone, je lui ai demandé de venir nous visiter en personne, il est venu, ça a duré trois heures, il a tout vu, il nous a dit ceci…, cela… des petites choses qu’il faudrait améliorer et puis bon, on l’a fait, trois jours après, c’était installé, il fait son travail, nous, on profite des suggestions, tout le monde est content. » (Ancien responsable des approvisionnements à la Banque alimentaire, entretien réalisé en 2002.)
48La multiplication des problèmes de sécurité sanitaire, à cause des conséquences directes sur l’appétence déjà fragilisée des denrées, est une préoccupation constante. Pour un ancien président de la Banque alimentaire, « la vache folle, la dioxine et la listeria, largement assaisonnées à la sauce “principe de précaution” ont fait souffler un vent de folie sur les médias et le public conduisant à des décisions stupides ». Il gardait, il est vrai, en mémoire le cas d’une livraison de dix tonnes de rillettes donnée par un fabricant du Morbihan, agréée par la direction des services vétérinaires, qui n’avait pu être complètement écoulée en raison du refus d’une partie des associations adhérentes48. Mais du côté de l’offre, certaines réticences s’expliquent aussi parfois par un même souci de précaution… Au début des années 2000, il était fréquent que les associations se heurtent à la prudence de la grande et moyenne distribution préférant détruire la viande avant la date de péremption plutôt que de la leur céder49.
49La diversification des approvisionnements, liée à l’importance accrue des tonnages, génère d’autres conséquences plus générales sur le fonctionnement des associations. Elle suppose d’abord d’instaurer une relation de confiance avec les partenaires qui sera d’autant mieux établie qu’elle s’inscrira dans la durée. Dès 1992, la Banque alimentaire se félicite de constater que « Chambourcy est dorénavant parfaitement rôdé aux méthodes de la Banque… » et s’honore de savoir « vendre ses possibilités de service près des industriels (frigo-congélateurs, camion frigorifique) en répondant à toute demande d’enlèvement sous trente-six heures maxi ». Les responsables d’alors ont compris que la reconnaissance de leur compétence et du sérieux de leur entreprise tenait largement à l’attachement manifesté dans leurs relations « commerciales » avec les industriels aux logiques d’honneur et au respect de l’engagement. Comme ils se plairont à nous le déclarer, ce sont là autant de gages de la fidélité de leurs fournisseurs « se réjouissant (eux-mêmes) de n’avoir que la Banque alimentaire à contacter et non une multitude d’associations ».
50En raison de la double contrainte de temps dans laquelle s’insèrent les activités commerciales d’une part (vitesse de déstockage) et humanitaires d’autre part (raccourcissement des délais de consommation), la pérennisation d’un accord que l’on pourrait qualifier de type synallagmatique (un don contre un retrait) entre les deux partenaires ne peut dépendre que du respect des obligations réciproques. Pour cette raison, ni les partenariats avec la moyenne et la grande distribution ni ceux avec les entreprises agro-alimentaires n’échappent à l’impératif d’une relation de confiance. Au moment de l’établissement de ces partenariats, les liens d’interconnaissance, professionnelle ou non, qui servent à forger cette relation, constituent dès lors un atout majeur. Un atout dont ne se privera pas d’user l’ancien responsable des approvisionnements de la Banque alimentaire (1993-2004) qui, retraité à 59 ans, avait été directeur technique chez BSN avant de terminer sa carrière comme directeur chez Saupiquet :
« Vous savez, un carnet d’adresses, ça s’épuise vite parce que les gens bougent vite dans cette branche. Mais c’est vrai que lorsque je dis que j’ai été toute ma vie dans l’agro-alimentaire, ça aide… Il y a sûrement des interlocuteurs qui, au lieu de me remercier et de raccrocher le téléphone hésitent à me dire non et se sentent obligés de me dire de passer les voir pour un échange de vive voix… Alors, à partir de là, ça marche… »
51Les profils de postes de bénévoles recherchés par la Banque alimentaire tout au long de ces années 2000 trahissent cette obsession d’attirer des retraités susceptibles de remobiliser leurs réseaux et mettre à profit de l’association la ressource que représente leur carte de visite, véritable sésame pour accéder au marché des dons50.
52Rien d’étonnant, dans ces conditions, à ce que la signature desdites conventions avec les industries de l’agro-alimentaire (IAA) et la moyenne et grande distribution commerciale (GMS) comme d’ailleurs avec des grands groupes attirés par le mécénat d’entreprise soit tributaire de l’image de marque de l’association que façonnent et incarnent des responsables dotés de compétences mais également détenteurs de capital social. Grâce à sa réputation et à ses réseaux, la Banque alimentaire peut ainsi se prévaloir de compter aujourd’hui, en 2016, parmi ses partenaires : GRDF (distributeur de gaz naturel), Cerea (société de gestion et de conseil spécialisée dans le secteur agro-alimentaire), Suez environnement, la Compagnie nationale du Rhône, l’Adepale (Association des entreprises de produits alimentaires élaborés), Sofiprotéol (Spécialiste français des huiles et protéines végétales), Bolloré Logistics dont le contrat de partenariat précise que l’entreprise « agit de façon à concilier au quotidien ses performances économiques avec sa mission sociale et sociétale et la préservation de l’environnement », Metro Cash, le Crédit agricole, Cargill…
53La puissance logistique qui se mesure autant en forces bénévoles mobilisables pour enlever de manière régulière les produits dans les magasins ou les usines qu’en équipement frigorifique et en capacité de stockage fournit aussi le gage de confiance requis pour l’établissement de partenariats avec les IAA et les GMS. Aujourd’hui que les enlèvements s’opèrent à heure fixe et sans interruption au cours de l’année, les structures qui occupent les positions dominantes dans le champ ont été forcées de remettre en cause la saisonnalité de leurs pratiques : les Restos du cœur, en inaugurant ce qu’ils appellent l’inter-campagnes, à destination de populations bénéficiant de ressources inférieures à un seuil de misère (la moitié du RSA) ; la Banque alimentaire, en tenant ses entrepôts ouverts de janvier à décembre. La prise de conscience de la permanence des besoins et de la nécessité d’y satisfaire tout au long de l’année qu’encourageront les porteurs de la cause alimentaire n’est évidemment pas sans lien avec l’extension du calendrier de l’aide. Mais cette raison proprement humanitaire ne doit pas conduire à négliger, au moment où ce processus d’extension s’enclenchait, l’impact propre aux nouvelles formes d’approvisionnement des associations distributrices. D’autant plus sensibilisé aux attentes des partenaires commerciaux qu’il avait été préposé aux achats dans une conserverie, le responsable de l’approvisionnement de la Banque alimentaire rencontré en 2000, en était parfaitement conscient :
« On ne peut pas fermer même s’il y a moins de monde. Les associations n’ont pas toujours assez de bénévoles l’été pour poursuivre leur action, alors elles arrêtent. Mais nous, on tient à assurer le suivi, on organise des permanences de bénévoles, on fait des tours de rôle pour qu’il y ait ici toujours quelqu’un… Comment expliquer à des directeurs d’hypermarchés que pendant cinq semaines, on ne leur prend plus leurs produits, qu’ils n’ont alors qu’à les détruire, à les mettre à la benne ? On n’apparaîtrait pas sérieux, on ne peut pas se permettre. »
Des compétences et des disciplines
54Parler de discipline et de main-d’œuvre pour caractériser l’engagement dans la cause alimentaire pourrait apparaître comme un abus de langage. Pourtant, passer une journée aux Restos du cœur, à la Banque alimentaire ou encore au Secours populaire permet de mieux comprendre le sens immédiat que les personnes présentes confèrent à leur activité. Même en y recourant sur un mode distancié, l’analogie qui s’impose à eux pour décrire « ce qu’elles font » ressortit très souvent au registre du travail salarié. Les allusions à leur place dans la division des tâches et à la planification des moments de présence trahissent bel et bien l’idée d’un louage, non plus de service comme naguère, mais de bonne volonté : ce louage de bonne volonté, nécessairement accompli à titre gratuit et de son plein gré n’en implique pas moins, comme dans le cas de l’activité professionnelle, « une aliénation des énergies musculaire et mentale51 ». Cette aliénation résulte de disciplines, certes librement consenties, souples le cas échéant, mais qui ne cessent pour autant d’être des disciplines… Le licenciement a beau y être incongru, le sentiment du devoir et les normes de zèle dans l’accomplissement de son bénévolat n’y sont nullement absents. Les griefs ou, au contraire, les louanges soutenant la réputation d’untel ou untel concourent à façonner des valeurs à l’aune desquelles « le travail bénévole », pour reprendre une formulation de Maud Simonet52, ne manque pas d’être évalué. La moindre tolérance au flottement qui caractérisait jusqu’à une époque relativement récente l’engagement des confrères de Saint-Vincent-de-Paul est symptomatique de l’instauration de ces disciplines, comme le sont les défections et le turn-over auxquels sont de plus en plus confrontées les associations.
55Aucune des majors fonctionnant sur le principe du guichet ne tolère aujourd’hui d’errements en matière de rythme (calendrier, horaire), ce qui traduit bien la rupture avec les anciennes modalités de distribution effectuée naguère essentiellement à domicile. La mise en œuvre de la journée continue à partir de 1997 à la Banque alimentaire ainsi que la procédure du rendez-vous auquel sont soumises pour s’approvisionner les associations adhérentes sont emblématiques de l’imposition d’un temps difficilement compatible avec une liberté totale du bénévole, quelle que soit sa place dans la chaîne d’activité. Comme aux Restos du cœur, nous y avons observé ces permanences assurées par roulement et dûment planifiées (emplois du temps nominatifs rédigés sur des tableaux affichés dans le bureau) durant les périodes d’engagement plus relâché. Nombreuses seraient les anecdotes qui, dans les années 1990, renvoient, comme aux premiers temps de l’acculturation usinière53, à l’inculcation d’un nouvel ethos bénévole par le biais de rappels à l’ordre concernant les conduites à adopter, versus réprouvées. On peut citer ces injonctions récurrentes que la Banque alimentaire, au début des années 2000, adressait à ses associations partenaires comme, par exemple, la Croix-Rouge de Blain (44) quasiment sommée de réorganiser ses horaires pour que les denrées collectées le samedi dans les grandes surfaces puissent être distribuées sitôt l’après-midi. L’argument du président en était le suivant : « C’est un bel exemple de l’adaptabilité dont nous devons faire preuve en face de contraintes extérieures54. »
56Les modalités d’approvisionnement et d’organisation de la distribution décrites précédemment ont bien évidemment des répercussions importantes sur le profil des bénévoles. Sans s’effacer complètement de leurs rangs, le retraité qui suspendait son engagement du printemps à l’automne, comme c’était l’habitude dans les conférences de Saint-Vincent-de-Paul ou bien encore celui qui fait faux-bond sans avertir, bref ceux sur qui « l’on ne peut pas compter » ont perdu le loisir d’investir sereinement, voire impunément, leur bonne volonté. Car à la bourse de l’estime, le respect de la parole donnée, en matière d’assiduité et de ponctualité, compte, désormais, de plus en plus. Les enquêtés reviennent souvent sur la confiance qui forge leur jugement moral porté sur le « bon bénévole », autre manière de justifier la stigmatisation de ceux qui ne l’inspirent pas. Que les plus dévoués « corps et âme » à leur cause, sensibles aux valeurs dont ils s’estiment garants, soient aussi fréquemment les plus prompts à déplorer, le cas échéant, l’inconstance de la conduite n’est nullement anodin :
« L’aide alimentaire, lundi mardi jeudi, il faut des gens, des bras, une dizaine à chaque fois… Au bout d’un moment, cette organisation se stabilise d’elle-même, on sait qu’on peut compter sur 4-5-6-10 collègues, ça se complique quand il y a des défections mais faut faire avec, cela reste une orientation nationale confirmée dans les congrès, moi je trouve que c’est un peu compliqué, y compris pour le suivi [sous-entendu : pour une meilleure connaissance des bénéficiaires en tant que condition nécessaire à un suivi social]… le Secours n’oblige personne, chacun vient quand il veut, il part, même chose, j’avoue souffrir un peu de cette organisation… » (Bénévole au Secours populaire, cadre supérieur retraité, ancien syndicaliste et membre du PCF, deux jours par semaine à la distribution, entretien réalisé en 2015.)
57« Le Secours n’oblige personne » regrette cet ancien militant syndicaliste… De fait, le rapport aux contraintes dépend très largement des expériences passées en matière d’engagements associatif, politique, syndical ainsi que des dispositions morales (sens du devoir, de l’effort, de l’abnégation). Selon les cas, ces obligations seront perçues comme plus ou moins incontournables, légitimes au sens de nécessaires et aussi vécues de manière plus ou moins consentie et supportable selon les rétributions attendues par chacun. Quoi qu’il en soit, les plaintes qui s’expriment visent souvent l’aspect chronophage du don ainsi que la subordination sourde mais néanmoins prégnante que ne parvient pas toujours à compenser la convivialité espérée. Aussi beaucoup ne pérennisent pas leur engagement, provoquant ainsi un fort turn-over, déploré par toutes les associations ainsi que par France-bénévolat, une structure qui accueillait à la fin des années 2000 autour de 700 candidats par an en Loire-Atlantique, dont seulement la moitié, reconnaissait la structure, conduisait le projet à son terme55.
58La discipline liée aux rythmes n’est toutefois pas le seul facteur agissant pour rendre obsolète ou user la seule bonne volonté. Car, si l’exécution de très nombreuses tâches réclame une main-d’œuvre suffisamment souple pour se plier aux exigences, la gestion des approvisionnements et des stocks, l’organisation de la distribution et des prestations visant à l’accompagnement social demandent aussi, et de plus en plus, une main-d’œuvre disposant de qualifications et de compétences idoines. D’après le constat d’un vétéran du Secours populaire :
« En fait, on s’aperçoit qu’il y a des tâches nobles… L’aide alimentaire, il se trouve qu’on est assez peu à y rester, c’est lourd physiquement et moralement donc, pour un certain nombre de collègues, l’urgence c’est de sortir de l’aide alimentaire, beaucoup souhaitent développer l’écoute, l’estimation de la situation du bénéficiaire qui permet de dégrossir les pistes à envisager pour tenter d’améliorer les situations. Donc, la solution, pour certains, c’est de rentrer dans ce dispositif d’écoute, je ne suis pas trop pour parce qu’on manipule des choses qui peuvent être un peu dangereuses et sans avoir les compétences nécessaires. » (Bénévole au Secours populaire, cadre supérieur retraité, ancien syndicaliste et membre du PCF, deux jours par semaine à la distribution, entretien réalisé en 2015.)
59La division du travail qui s’accuse de plus en plus aboutit à la formation d’une segmentation des forces bénévoles autant tributaire des aptitudes affichées et revendiquées que des exigences en termes de rationalité productive. L’attribution de tel ou tel poste, quelquefois plus assigné que choisi, ne dépend pas toujours de la seule envie ou du penchant de l’intéressé.
60Aucune association n’échappe à la demande de qualifications ajustées, croissante au gré de la bureaucratisation de la gestion et de l’élargissement de l’offre de prestations. Ainsi, en 2007, quand les Restos du cœur organisent une journée « Tous en cœur » dans le but d’enregistrer des candidatures de bénévoles « que l’association espère en phase avec de nouvelles formes d’aide aux démunis » qui seraient notamment disponibles le soir et le week-end, en dehors des heures de bureau, pour s’occuper du nouveau centre d’hébergement d’urgence56. Au Secours populaire, la salariée qui fut l’une des chevilles ouvrières de la création de la section nantaise, dans les années 1970, nous avait déclaré, en 2001, ressentir très fortement ce besoin en compétences spécifiques :
« Ce qu’il y a maintenant, comme le Secours [populaire] est aujourd’hui, je dirais que c’est une entreprise… C’est devenu une entreprise. C’est plus ce que c’était. On est arrivé maintenant, on est obligé, on ne le fait pas encore mais on devrait le faire, c’est d’avoir des bénévoles mais qui ont des tâches bien précises et des connaissances bien précises. Ça nous aiderait beaucoup dans notre fonctionnement parce que des bénévoles, on en a plein, mais on a des gens qui sont malades nerveusement…, on a des gens qui n’ont pas de compétences, si vous voulez, ce n’est pas pour ça que ce ne sont pas de bonnes personnes, mais ce qu’il nous faudrait, c’est des compétences. » (Salariée du Secours populaire.)
61L’insistance sur les compétences que réclame le tournant gestionnaire est devenue un leitmotiv de responsable, quelle que soit son association d’appartenance :
« V. m’a demandé, dans le cadre de mes fonctions au sein de la Banque alimentaire, en tant que vice-président, d’aller faire quelques inspections qui étaient annoncées d’ailleurs chez les associations bénéficiaires pour voir si on n’avait pas affaire à une bande de copains décidés à se faire de bonnes bouffes ou autre chose…, mais on trouve dans les associations un peu de tous les gens, de toutes les couleurs, et on s’inquiète toujours un peu des responsabilités que la Banque alimentaire en tant que telle a, à la fois sur le plan des diététiques, sur le plan du suivi alimentaire (est-ce que les gens qui ont des produits réfrigérés ne rompent pas la chaîne du froid, par exemple ?), où vont les produits, est-ce que c’est vraiment pour aller vers les gens qui en ont besoin ? Alors, on donne mon nom puis après ça se passe comme dans une société, ça se passe entre gens très bien. J’aime mieux vous dire que d’une façon générale je n’ai jamais rencontré un truc bidon ou des gangsters, je vois des gens dévoués, quelques fois il y a des remarques à faire, ce sont des détails mais vraiment bien, et ça permet de voir un peu avec qui on travaille et ça oblige les gens à être ce qu’on souhaite à Saint-Vincent-de-Paul, c’est de plus en plus des bénévoles professionnels, parce que le bénévole au bon cœur, c’est très gentil mais ce n’est plus suffisant car il ne faut pas être naïf, c’est tactique, faut comprendre, faut discuter, faut pas faire n’importe quoi… Bon, il y a tout un contexte si vous voulez du suivi social où le bénévole est obligé d’apprendre et de gérer parce qu’il est responsable. Nous, on n’a pas d’argent mais la Banque alimentaire et nos produits c’est de l’argent, alors on peut vous demander “mais monsieur justifiez de toutes ces commandes”. » (Président du Conseil des conférences de Saint-Vincent-de-Paul au cours des années 2000.)
62Mais l’appel en soi aux compétences ne traduirait rien des métamorphoses du champ si l’on ne précisait pas la nature spécifique desdites compétences. La liste des expériences recherchées que la Banque alimentaire diffusa sur son site internet en 2016 nous renseigne précisément sur ces postes de travail bénévole à pourvoir qui sont symptomatiques de la managérialisation. Cette liste comprenait : un responsable RH (ressources humaines), un responsable informatique, un formateur/animateur atelier cuisine, un référent régional Logiciel Passerelle qui est l’outil informatique spécialement conçu à l’usage des Banques alimentaires pour satisfaire aux demandes de l’État concernant la traçabilité des produits et la production de statistiques, un gestionnaire de stock, un assistant administratif, un opérateur de gestion, un préparateur de commandes, un trieur/distributeur de produits frais, un chauffeur, un trésorier et… un prospecteur IAA (industries agro-alimentaire) et GMS (grandes et moyennes surfaces).
63On le voit, les savoir-faire et les expériences en prospection de type commercial, en communication, en gestion, en gouvernance de structure ou encore relevant du contact avec les personnes sont désormais particulièrement prisés. L’action philanthropique eût beau exiger de tout temps de savoir compter l’argent disponible à redistribuer et de connaître la législation sociale de base pour prodiguer des conseils, elle ne réclamait pas, comme l’action humanitaire d’aujourd’hui, de « monter » des dossiers de subventionnement, de connaître les dispositifs et les arcanes de l’aide sociale légale, de maîtriser les outils standards de gestion et de s’adonner au marketing. De tout temps également, les bénévoles ont dû déployer leur plus ou moins grande aptitude à nouer des liens avec les populations reçues ou visitées, comme il est aisé de le vérifier quand certains d’entre eux évoquent la personnalité d’un des leurs en vantant son humanité « innée ». Cette capacité relationnelle, cependant, semble aujourd’hui de plus en plus formalisée et codifiée dans le langage de la « culture psy ». Le « conseil » et le « soutien psychologique », tant flattés, sont désormais en passe de réclamer des qualités et des savoirs acquis censés obliger le bénévole à se mettre en question par une évaluation constante de ses conduites.
« Les compétences, ça va du plus bas jusqu’à plus haut. Le bénévole qui fait en sorte que l’accueil soit toujours propre, qui, le matin et le soir, restera pour désinfecter et nettoyer, ça, déjà ça…, tout le monde n’accepte pas de faire ça, il y en a qui acceptent. Le bénévole qui accueille, qui a la compétence d’accueil, c’est quelqu’un…, parce que le premier accueil dans un établissement, dans une association c’est important. Si vous avez quelqu’un qui vous envoie chier dès que vous arrivez…, non, parce que celui qui vient nous voir, il est déjà dans la difficulté, il a besoin d’être écouté donc, il faut quelqu’un qui, sans avoir forcément une grande expérience mais qui, au moins, a le sang-froid et la patience, qu’il discute avec lui et qui pourra après le conseiller. Après, le deuxième accueil, quand les gens vont expliquer véritablement leur situation, faut quelqu’un qui est capable de dire : “Mais vous, dans votre situation, vous avez droit à ça, à ça et à ça.” Parce qu’il y a des gens qui arrivent ici et ils n’ont même pas fait la démarche auprès d’une assistante sociale, par exemple. Ils sont perdus. Donc, le conseil, c’est d’aller voir une assistante sociale, c’est donner une adresse et tout ça parce qu’il y a droit et même si ça n’empêche qu’il ait son colis alimentaire, mais on lui conseille d’utiliser toutes les structures sociales qui existent parce que c’est fait pour ça, quitte à revenir après nous voir. Donc pour des gens qui commencent à réfléchir…, puis bon il y a des malades, ça arrive et il faut les conseiller aussi, avec la santé il faut savoir aussi conseiller. Donc, ça, c’est une compétence qui s’acquiert en se voyant travailler les uns les autres. Ce n’est pas toujours évident parce qu’il y en a qui s’usent assez vite…, parce que ceux qui font ça tout le temps, bon. Et après, bah, après il y a ceux qui préparent l’alimentation, maintenant on a fait ça sous la forme d’épicerie derrière. » (Bénévole au Secours populaire français, technicien retraité EDF, ancien syndicaliste CGT, entretien réalisé en 2014.)
64La lecture des comptes rendus de réunions du secrétariat départemental du Secours populaire français, en permettant de dater le début de ce processus, confirme la précocité de la chasse aux compétences, commencée à la toute fin des années 1980 et continument réactivée depuis. En 1988, on y lit la nécessité « de trouver du personnel rémunéré et bénévole » ; en 1991, il est demandé l’aide « d’amis experts-comptables pour l’élaboration du budget prévisionnel et l’étude des finances depuis le rattachement de Nantes à la fédération » ; lors de la même réunion, il est également recherché des « amis chargés du suivi des subventions et du sponsoring » ; en 1993 et en 1996, le secrétariat départemental se plaint du non-respect des dates et des absences des « amis » ; en 1994, le comité national insiste sur le recrutement des bénévoles en fonction des besoins ; en 1995, il est organisé un stage formation comptabilité pour pallier les difficultés liées à la mise en place d’une nouvelle comptabilité pour laquelle « il y a de quoi se prendre la tête57 ».
65Très vite, bien des similitudes rapprocheront les petites annonces affichées sur le panneau d’informations et de liaison de France-bénévolat de celles proposées par une agence intérim ou une antenne de pôle-emploi. On pouvait, par exemple, y lire le 4 septembre 2008 : « Secours populaire régional recherche 1 ou 2 bénévoles notion compta. 2 bénévoles chauffeurs PL plus 15 bénévoles pour manutention. » Sur ce même panneau, il était également indiqué que la Banque alimentaire recherchait « 1 resp. communication + 1 resp. contrôle de gestion-trésorier adjoint ». Les sites, aujourd’hui, des associations d’aide alimentaire fourmillent d’annonces de ce genre ne laissant plus aucun doute ni sur la rapidité des mutations du cadre d’accomplissement de la bonne volonté, ni sur le nouvel esprit de l’engagement qui en émane58. En dépit de l’absence d’objectivation précise appuyée, notamment, sur des statistiques croisées de l’ancienneté associative, de la profession (anciennement) exercée et du diplôme, plusieurs indices susceptibles d’expliquer le turn-over font soupçonner une défection, au sens donné par Albert Hirschman59, largement imputable à ces exigences qui, au bout du compte, miment fortement celles éprouvées dans l’univers professionnel. Les évocations d’anciens cadres d’entreprise, de banque ou d’administration investis au Secours populaire ou aux Restaurants du cœur qui, résolument, déclinent les offres de poste à responsabilité dans les services de gestion, par exemple, en déclarant ne vouloir s’adonner qu’à des opérations manuelles est d’ailleurs symptomatique de ce mimétisme. Comment comprendrait-on, sinon, leur envie d’écarter ces postes et ces fonctions leur rappelant trop leur ancienne activité ? Prenons garde, donc, de ne pas surestimer à l’excès, parmi les effets du double processus de disciplinarisation d’une part et de division des fonctions d’autre part, la dépréciation symbolique des tâches d’exécution. Mais veillons, à l’inverse, à ne pas mésestimer l’effet discriminant de ces exhortations à la compétence auprès de candidats au bénévolat susceptibles de s’estimer insuffisamment armés pour satisfaire aux attentes. Quoi qu’il en soit, dans un contexte où le désintéressement est loué, la valorisation de la compétence peut aussi s’entendre comme la célébration de la bonne volonté compétente et non comme une éviction symbolique du simple dévouement… Le double enjeu de la formation et de la reconnaissance que soulevait une ancienne présidente des Restaurants du cœur (ancienne infirmière, ancienne bénévole en soutien scolaire, éducation catholique), soucieuse de prévenir le risque de disqualification, d’exclusion ou de retrait de l’engagement est à cet égard explicite :
« Il y a des formations logement…, et il y a ce qu’on appelle le relais, alors la formation relais c’est l’écoute de l’accompagnement des gens…, il y a des formations “jardin”… il y a beaucoup de formations qui sont des formations nationales, qui peuvent être décentralisées, des fois sur Nantes… Alors, nous, on fait au niveau départemental deux types de formation, il y a une formation pour tout bénévole de base, qui sont les journées “échange et réflexion”, c’est-à-dire les gens qui viennent d’arriver, on leur dit : “Voilà…, c’est le regard sur les bénéficiaires, les attitudes, faire prendre conscience aux gens qu’il y a des attitudes qui peuvent être blessantes”, et puis il y a aussi ce qu’on appelle la sensibilisation “relais”, c’est-à-dire que même si on est à la distribution ou aux vêtements, il y a une manière d’accueillir les gens et de leur donner ce qu’on leur donne, c’est-à-dire que le fait que plusieurs bénéficiaires passent aux vêtements peut être une manière de discuter avec eux, d’échanger sur des sujets qui…, créer une relation normale parce que souvent il y a une relation qui est un peu pipée parce que les gens sont pauvres, alors que là on cherche à établir une véritable relation, car là, quand vous discutez à propos d’un vêtement vous pouvez peut-être détecter une détresse importante et à ce moment-là vous pouvez la passer à un de vos collègues qui est un peu plus formé pour les relais, qui va essayer d’aider d’une certaine manière, donc ça c’est ce qu’on appelle la sensibilisation relais, ça permet en même temps de pas faire de ségrégation parmi les bénévoles à savoir il y a des tâches nobles dans les restos et puis il y a des tâches qui consistent à distribuer…, ça on n’en veut pas, on essaye de…, même s’il y a des gens qui disent : “Moi, l’écoute, j’en veux pas parce que j’ai déjà un vécu qui n’est pas facile”, c’est tout à fait respectable mais c’est pas pour autant que son action est dévaluée par rapport à celle de quelqu’un qui va faire…, où il faut à la fois de la disponibilité et du savoir-faire. »
66Ces craintes qu’inspire la réévaluation des qualités et des performances attendues du bénévole, dans un contexte d’intensification de la division des tâches, montrent, s’il en était besoin, que l’espace de l’engagement humanitaire, bien que plus démocratisé que celui de la philanthropie de jadis, n’est pas ce havre où les logiques de distinction cesseraient d’avoir cours. Faut-il, cependant, interpréter certains propos de bénévoles déplorant l’ambiance peu conviviale ou le turn-over apparemment plus important de ceux qui ne détiennent pas les compétences les plus prisées comme des indices d’une amplification des logiques de bureaucratisation n’ayant cessé de s’accélérer au cours des vingt dernières années ? Bien que l’hypothèse reste largement ouverte, force est de reconnaître que ces évolutions n’affectent pas avec une intensité égale toutes les associations et, en leur sein, chacune de leur configuration (siège, antennes périphérique, urbaine, rurale, etc.) ni ne se traduisent fatalement par une dévaluation symbolique des tâches de manutention, facteur d’auto-exclusion de ceux qui n’ont que la force de leurs bras altruistes à proposer…
Notes de bas de page
1 On pourra se reporter, notamment, à Quentin Wodon, Marketing contre pauvreté, Paris, Éditions de l’Atelier, 1993, 287 p. ; Michel Legros, Donner à manger aux pauvres. L’aide alimentaire d’une pauvreté à l’autre, Paris, Credoc, 1997, 164 p. ; Didier Bevant, « L’émergence de la culture d’entreprise dans le secteur des associations humanitaires. Une comparaison des Banques alimentaires et du Secours populaire français », in Les politiques sociales catégorielles, Paris, L’Harmattan, t. 2, 1998, p. 466-486. Dans le champ plus large de « l’économie sociale et solidaire », voir l’ensemble des contributions réunies in Lionel Prouteau (dir.), Les associations entre bénévolat et logique d’entreprise, Rennes, PUR, 2003, 212 p.
2 Serge Paugam, op. cit., p. 907. Voir aussi Quentin Wodon, Marketing contre pauvreté, op. cit. Pour preuve de l’existence d’une lame de fond qui, à quelques particularismes près, ne laisse à partir de ces années 1990, aucun espace de pratiques et d’engagement indemne, voir dans le monde de la protection civile : Jean-Noël Retière, « Être pompier volontaire : du dévouement à la compétence », Genèses, n° 16, juin 1994, p. 94-113.
3 Michel Legros, op. cit., p. 30.
4 Didier Bévant, « L’émergence de la culture d’entreprise », op. cit.
5 Jean-Pierre Le Goff, Le mythe de l’entreprise : critique de l’idéologie managériale, Paris, La Découverte, 1995, 324 p.
6 Voir l’entrée « force(s) productive(s) », in Georges Labica et Gérard Bensussan (dir.), Dictionnaire critique du marxisme, Paris, PUF, 1982.
7 Jürgen Habermas, Théorie de l’agir communicationnel, Paris, Fayard, 3e éd., 1987, 2 vol., 448 p.
8 Deux ouvrages collectifs rassemblant des études de cas ont posé cette interrogation en énigme : Lionel Prouteau (dir.), Les associations entre bénévolat et logique d’entreprise, op. cit. ; Matthieu Hély et Maud Simonet (dir.), Le travail associatif, Nanterre, Presses universitaires de Paris-Ouest, 2013, 220 p.
9 Alain Caillé, Don, intérêt et désintéressement. Bourdieu, Mauss, Platon et quelques autres, Paris, La Découverte-MAUSS, 1994, 304 p.
10 Alain Supiot, Critique du droit du travail, Paris, PUF, 1994, 280 p. ; Raymond Le Guidec, « Disparition et résurgence du travail à titre gratuit », in Alain Supiot (dir.), Le travail en perspectives, Paris, LGDJ, 1998, p. 229-235.
11 Lionel Prouteau, « Avant-propos. Des associations sous tensions », in Lionel Prouteau (dir.), Les associations entre bénévolat et logique d’entreprise, op. cit., p. 7-23.
12 ADLA 16 W 38.
13 Il est extrêmement difficile de comparer les budgets. Pour preuve, le budget 1999 des Restos du cœur est d’un peu plus de 4 millions de francs, mais il ne comprend pas la valeur des denrées fournies par l’association nationale. Ce sera chose faite en 2000 avec la mise en place d’une comptabilité analytique. À la Banque alimentaire, dans le projet de budget pour 1999, le montant des produits est évalué à 1143 500 F, mais ce chiffre ne comprend pas la valeur des produits alimentaires distribués qui était en 1998 de presque 17 millions de francs. Au Secours populaire, le budget 1999 s’élève à 4530 000 francs mais cela couvre toutes les activités et pas seulement les actions engagées contre le dénuement alimentaire.
14 Les associations partenaires s’acquittent ainsi, sur une base forfaitaire de 3 % de la valeur estimée des produits qui leur sont confiés, de leur droit à l’approvisionnement auprès de la Banque.
15 En 1998-1999, les subventions versées aux associations caritatives nationales faisant de l’aide alimentaire se répartissaient entre Croix-Rouge française : 6 MF dont aide alimentaire 26,76 % ; Fédération nationale des Banques alimentaires : 15 MF dont aide alimentaire 68,49 % ; Restos du cœur : 14 MF dont aide alimentaire 99,96 % ; Secours populaire français : 13 MF dont aide alimentaire 48,85 % ; Société Saint-Vincent-de-Paul : 4 MF dont aide alimentaire 3,50 %.
16 Entretien avec M. N., ministère des Affaires sociales, direction de l’action sociale, bureau de lutte contre l’exclusion, 10 mars 2004.
17 D’après les comptes de résultat 1999 fournis par les deux premières et le projet de budget 1999 de la Banque alimentaire.
18 Archives des Restaurants du cœur, siège nantais.
19 Code général des impôts, art. 200 1 ter.
20 [www.solaal.org/], consulté le 11 mars 2016.
21 Entretiens téléphoniques avec plusieurs hauts fonctionnaires du ministère de l’Économie et des finances et du ministère de l’Agriculture, 8 mars 2016.
22 Ouest-France, 24 août 2002 et 15 janvier 2005 ; Presse Océan, 24 juillet 2002.
23 Croix-Rouge française, délégation locale de Nantes, « bilan de nos actions 2008 ».
24 Archives du siège des Restos du cœur.
25 Localement, l’hégémonie socialiste repose sur un feuilleté : municipalité depuis 1989, communauté urbaine, conseil général depuis 2004, conseil régional depuis 2004 (jusqu’aux élections régionales de décembre 2015).
26 Service communication FFBA [www.banque alimentaire.org].
27 Il en allait de même en matière de don vestimentaire. Car, s’il advenait qu’à titre exceptionnel les conférences de Saint-Vincent-de-Paul consentent à acheter un costume ou une paire de chaussures au profit d’une personne démunie ou encore fournissent des vêtements usagés des confrères ou de leurs proches, le truchement le plus utilisé consistait également en bons permettant d’accéder à un vestiaire.
28 Arch. Banque alimentaire, note explicative sur le contenu de la charte des Banques alimentaires, octobre 1998.
29 Arch. Banque alimentaire, assemblée générale du 6 avril 1993.
30 Arch. Banque alimentaire, réponses au questionnaire, 2000.
31 Michel Legros, op. cit., p. 114.
32 ADE, Évaluation des programmes alimentaires de la Communauté européenne, rapport final, vol. 1 : rapport principal, décembre 1998.
33 Arch. Banque alimentaire, AG du 26 avril 2001.
34 Arch. Banque alimentaire, AG du 12 mars 1996.
35 Arch. Banque alimentaire, AG du 19 mars 2003.
36 Sylvain Lefèvre, ONG et Cie. Mobiliser les gens, mobiliser l’argent, Paris, PUF/Le Monde, coll. « Partage du savoir », 2011, 224 p.
37 Lettre du 29 septembre 1992.
38 Presse Océan, 2 février 2006.
39 La Biscuiterie nantaise optait, en 1999, pour cette stratégie. Arch. Banque alimentaire, compte rendu d’activité 1999.
40 Arch. Banque alimentaire, AG du 26 avril 2001.
41 Didier Bévant, « L’émergence de la culture d’entreprise… », op. cit., p. 473 et 474.
42 Noël 1999 : les catastrophes naturelles (marée noire et tempêtes) ont complètement éclipsé les élans de générosité qui, d’ordinaire, fleurissent au même moment en faveur des pauvres dans les médias. Lors de la marée noire provoquée par le naufrage de l’Erika, une importante briocherie vendéenne ainsi qu’une enseigne de la grande distribution trouveront sans doute plus profitable, en termes de marketing, de délaisser les associations d’aide alimentaire en leur préférant les bénévoles occupés au démazoutage des plages, ce qui leur offrait une bien meilleure opportunité de publicité.
43 Didier Bévant avait estimé que les économies ainsi réalisées par la grande distribution et l’industrie au milieu de ces années 1990 se montaient à 300 millions de francs par an. Voir « L’action du secteur à but non lucratif à la lisière du marché », op. cit., p. 6.
44 Dite loi Garot, du nom de l’ancien ministre socialiste délégué à l’agro-alimentaire. Votée à l’unanimité, au nom de « la lutte contre le gaspillage et de l’utilisation des invendus propres à la consommation humaine par le don ou la transformation » (art. L541.15-4).
45 Un article de Ouest-France, en date des 17-18 octobre 2015 et qui a pour titre « Contre le gaspi, les yaourts sont donnés », rapporte les propos d’une directrice de l’hypermarché en question ainsi que ceux du président de la Banque alimentaire.
46 Ouest-France, 17-18 octobre 2015.
47 Sur ce point, voir Revue française des affaires sociales, n° 1, mars 1999, numéro consacré au thème « Les pouvoirs publics et la sécurité sanitaire ».
48 Arch. Banque alimentaire, compte rendu d’activité pour 1999.
49 Arch. Banque alimentaire, AG du 28 février 2002.
50 Arch. Banque alimentaire, CA du 23 septembre 1992.
51 Se reporter à l’analyse du travail comme objet de droit in Alain Supiot, Critique du droit du travail, Paris, PUF, 1994, p. 45-66.
52 Maud Simonet, Le travail bénévole. Engagement citoyen ou travail gratuit ?, Paris, La Dispute, 2010, 219 p.
53 E. P. Thompson, Temps, discipline du travail et capitalisme industriel, Paris, La Fabrique, 2004, 107 p.
54 Arch. Banque alimentaire, AG de 2001.
55 Presse Océan, 10 septembre 2007.
56 Ouest-France, 8 octobre 2007.
57 Comptes rendus des réunions du secrétariat départemental du Secours populaire français des 13 décembre 1988, 4 avril 1991, 25 février 1993, 19 avril 1994, 5 janvier 1995 et 23 mai 1996.
58 L’un de nous, il y a maintenant plus de vingt ans, avait repéré ce processus de consécration de la compétence indissociable d’une dévalorisation du seul dévouement dans le monde de la protection civile à partir d’une recherche sur l’engagement chez les pompiers volontaires. Voir Jean-Noël Retière, « Être pompier volontaire : du dévouement à la compétence », op. cit.
59 Albert O. Hirschman, Défection et prise de parole : théorie et applications, Paris, Fayard, 1995, 212 p.
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