Chapitre IV. Les formes du don
p. 189-233
Texte intégral
1Chacun garde en mémoire, d’une année l’autre, la vision des tirelires à quête et des caddies destinés à réceptionner les largesses des clients des supermarchés à l’approche de Noël. Les paquets de pâtes, de sucre, de café, les conserves, les bouteilles d’huile qui s’amoncellent laissent peu de doute sur le menu que l’on réserve aux pauvres. Ce serait néanmoins une erreur que de s’abandonner complètement à cette seule vision de l’obole alimentaire pour se forger une idée des prestations fournies par les associations qui en appellent ainsi à la générosité publique. Sur le plan des denrées d’abord. À défaut de connaître les derniers raffinements diététiques et la vogue du « bio », celles-ci ne se réduisent pas, ou plutôt plus, aux seules victuailles dites de base, aux féculents et aux conserves industrielles. Sur le plan de l’aide, ensuite. Cette dernière se décline bien souvent en un spectre de soutiens irréductible au seul don alimentaire. L’offre de secours qui donne sa forme au marché contemporain de la redistribution a subi au cours de la période étudiée plusieurs métamorphoses ayant affecté tant l’espèce du secours définie par sa matérialité, sa nature et son volume que les conditions concrètes de sa délivrance (rythme, lieu, interaction, etc.). Grâce à l’histoire de ces changements suivis depuis l’entre-deux-guerres, nous nous sommes efforcés, dans un premier temps, de décrypter les transformations qu’a subies Saint-Vincent-de-Paul incarnant une bienfaisance héritée du siècle précédent et, dans un second temps, d’éclairer le processus amorcé à la naissance des Restaurants du cœur et de la Banque alimentaire, il y a maintenant près de trente ans, d’invention de manières de « porter assistance » insufflées par de nouvelles raisons humanitaires d’agir1.
La nature du don
Le bon, le sandwich et le colis
2Donner à manger, donner pour manger, donner de quoi manger… les nuances attachées à ces formulations linguistiques échappent souvent aux locuteurs distraits. Il importe, pourtant, de ne point les confondre. Le fait de procurer à qui a faim la nourriture qui le rassasie n’implique nullement le même type de relation que le fait de lui faciliter, grâce à un titre d’achat (argent, bon non dédié, chèque), l’accès à des biens alimentaires indispensables. La distinction, loin d’être innocente, est cruciale au regard du rapport social sous-tendu par la nature de l’échange. Une étude par questionnaire réalisée dans un cadre pédagogique par l’un d’entre nous avait d’ailleurs permis de montrer que l’inégale propension des passants, dans la rue, à offrir un sandwich et non plus de l’argent à un mendiant concernait des profils auxquels n’étaient pas étrangères des dispositions éthiques, religieuses, voire même politiques bien particulières2. De la part des œuvres, et non plus des individus, l’attention qu’elles portent à la nature du secours obéit également à des considérations qui ne sont pas anodines. Si le discours accompagnant le privilège exclusif que la philanthropie d’hier réservait au don en nature n’est plus de mise, ses accents d’alors n’ont pas tous totalement disparu. Leur signification revêt, cependant, à l’heure de la distribution de masse, une autre portée que l’histoire, à nouveau, permet d’éclairer. Effectivement, le choix explicite en faveur du don en nature au détriment du don en argent va renseigner longtemps sur les représentations des bienfaiteurs, la conception qu’ils avaient de leur rôle et surtout le jugement qu’ils portaient sur le destinataire de leur assistance. Tandis que la promotion du secours en argent, massivement décrié et rejeté jusqu’à une époque récente, renvoie à une posture que l’on dirait philosophiquement, et non pas économiquement, libérale3 (attachement à l’autonomie de l’individu, tolérance et indulgence devant les écarts de conduite, etc.), la défense de l’allocation en nature relève d’une disposition paternaliste empreinte, au contraire, de suspicion et d’aversion pour la « mauvaise dépense ».
3Le don en nature obère évidemment la liberté de détourner l’objet de la libéralité vers des consommations moralement ou/et médicalement réprouvées. Il repose sur une vision ethnocentrée du bien d’autrui que trahissent la plupart des discours qui l’accompagnent et le justifient. Il constitue, pour ses allocataires, une expérience de plus de la domination subie. Nous avons montré dans le chapitre précédent que les dons alimentaires n’obéissent plus aux critères moraux discriminants ayant longtemps servi à la sélection des secourables. Mais que l’allocation fondée sur un partage entre bons et mauvais pauvres ne soit plus à l’ordre du jour, à l’heure de la redistribution alimentaire de masse, ne remet nullement en cause la défiance avec laquelle les associations considèrent leurs bénéficiaires. Si nourrir, chauffer, éclairer les plus pauvres relève de l’obligation morale d’une société condamnée à se mirer dans ses écrans de télévision4, les réticences naissent bien souvent dès qu’il s’agit d’accorder un coup de pouce financier en abandonnant au donataire le choix de la dépense. C’est d’ailleurs en tenant compte de cette répugnance qu’il faut comprendre ces cris d’appel lancés par les mendiants réclamant « une pièce, un ticket de métro, un chèque restaurant », soit des oboles qui ont le double mérite d’écarter la suspicion entourant la libre dépense et de provoquer la compassion en clamant un état de nécessité absolu (manger et se transporter). Cependant, le détour par l’histoire et par les scènes associatives nous oblige, une nouvelle fois, à conclure avec plus de nuances à une commune aversion pour l’aide proprement financière. Cette dernière, pas plus désuète qu’inédite, n’est ni unanime ni univoque. Hormis celles qui sont spécialisées dans la distribution alimentaire (Restos du cœur, Banque alimentaire, par exemple) et pour qui la question ne se pose pas, on verra que Saint-Vincent-de-Paul, le Secours populaire et le Secours catholique ont pu consentir et consentent, fut-ce à titre exceptionnel, à l’aide directe en espèces.
La lutte contre l’immoralisme : du pain, pas de vin
4Une histoire sociale des mémoires (de classe) relatives à l’alimentation5 éclairerait sans doute l’inégale charge symbolique du pain selon les milieux et, bien sûr, les générations6. Assurément, les témoignages des pauvres assistés par les confrères de Saint-Vincent-de-Paul dans les années 1920 et 1930 mériteraient dans cette histoire une mention particulière. Car c’est bien sous la forme essentielle et, dans la plupart des cas, exclusive, du « bon de pain » que s’alloue le secours de la Société jusqu’à l’immédiat après-guerre.
5Rédigé à la main auparavant, le bon ne sera imprimé qu’en 1936. La couleur choisie sera le rouge vif. Le choix de cette couleur n’est nullement innocent car il trahit le fait que les confrères, loin de veiller à la discrétion du titre de secours, ne s’émouvaient guère de l’exposition à l’étiquetage de leurs « protégés » lors des passages en caisse chez les commerçants. Le souci du CCAS comme du Secours catholique, aujourd’hui, de banaliser leurs titres de secours sous forme de « chèque de services » dont l’impression singe le chèque-restaurant donne, a contrario, la mesure, dans ces années trente, de l’insensibilité des « bienfaiteurs » aux risques d’exposition à une identification honteuse. Le chèque de services délivré maintenant par le Secours catholique, imprimé par le groupe chèque-déjeuner de Gennevilliers, se confond à s’y méprendre avec tous ces autres chèques parents de banque et d’usage courant. Le nom du débiteur, à savoir le Secours catholique, ainsi que la mention « hors boiss. Alcool » y figurent en caractères typographiques de taille suffisamment petite pour brouiller une identification du porteur au moment de son passage en caisse. Mais revenons aux années trente. Le nombre de bons de pain à attribuer aux familles protégées se décide alors en séance et s’établit, formellement, en tenant compte des ressources et des charges de famille. Cela explique qu’il puisse subir, ponctuellement, des corrections à la hausse ou à la baisse lorsque des événements biographiques, signalés par le visiteur, aggravent ou, au contraire, atténuent la misère des familles. Si ces réévaluations n’étaient pas tributaires de la trésorerie et de l’aisance de la conférence, il y aurait tout lieu de parler d’une indexation sur le coût de la vie. En ordre général, le montant des bons se détermine par proposition du visiteur. Par exemple, en 1938, une veuve âgée de 75 ans, sans ressources, ayant à sa charge une fille infirme incapable de travailler et survivant grâce à la mendicité, reçoit quatre bons de pain par semaine de la conférence de Saint-Clément tandis qu’une autre veuve ne disposant que de 3,75 F par jour, à la même époque, se voit attribuer un bon de pain de 3 F par semaine. Quand certaines circonstances appellent des gratifications supplémentaires, c’est encore et toujours sous la forme du bon de pain (ou de charbon) qu’elles se trouvent dispensées : « La famille R. venant de perdre un enfant de 6 ans, on envisage, à la demande de son visiteur, un don supplémentaire d’une dizaine de francs, en pain ou en charbon7. » Comme à l’habitude, la distribution est opérée par le confrère au cours de la visite normalement hebdomadaire qu’il rend à ses protégés.
6Les bons d’épicerie que l’on réserve aux familles plongées dans un extrême dénuement, font leur apparition au milieu des années 1930. C’est aussi l’époque où les bons de viande, avec une moindre fréquence, viennent parfois s’ajouter aux bons de pain. Répartis équitablement entre toutes les familles, ils sont distribués très parcimonieusement lors d’événements très exceptionnels. Une fête religieuse (Noël et Pâques) ou familiale à forte connotation symbolique, comme un mariage ou une communion, confèrent à ces secours carnés la valeur d’un don rituel.
7En 1936, le bon de lait est instauré pour prévenir les déficiences chez les jeunes enfants, mais l’expérience échoue au bout de quinze jours devant le refus des commerçants de les accepter. Aussi se résout-on, en 1939 mais pas avant, à convertir en argent cette aide dédiée à la consommation lactée dans les cas de naissance, de présence d’enfants en bas âge ou de rachitisme avéré. Cette déconvenue, née de la résistance des commerçants, constitue une des rares occasions où l’aide s’administre en espèces et non en bons-nature. Avant les années 1950, en effet, les conférences ne souscrivent pas encore au remplacement des bons de pain ou d’épicerie par des secours en argent, sinon à titre exceptionnel lorsque le profil du destinataire autorise une mise en suspens de la règle. La qualité du donataire qui justifie que l’on contrevienne aux usages est alors souvent celle de l’impécunieux non seulement connu mais connu très honorablement par la conférence : « M. Le Tenneur nous annonce que notre confrère L.D. est très fatigué ; M. Beuchet nous dit également que notre confrère est dans une très grande détresse : on décide de lui donner une somme de 300 F que l’on fera parvenir par M. le Curé8. »
8Pour la majorité des assistés, en revanche, c’est bien en nature et exclusivement en nature que le secours s’octroie. Même en cas d’intercession appuyée d’un confrère, il est rare que celui-ci parvienne sur ce point à faire fléchir ses pairs avant la guerre. Ainsi, en 1927, où, en dépit d’une demande formulée par un visiteur, à titre exceptionnel, en vue de contribuer aux frais de déménagement d’un de ses protégés venant d’être nommé facteur à Passy, une fin de non-recevoir lui fut opposée au motif que « cela n’entrait pas dans les usages de la conférence9 ».
Certifier la (bonne) dépense
9Durant l’Occupation, l’intransigeance est mise en veilleuse. La suspicion devient moins systématique, elle s’évanouit notamment vis-à-vis des misères cachées et autres pauvres honteux pour qui une allocation en argent s’ajoute fréquemment aux traditionnels bons dédiés au pain et à l’épicerie :
« M. Jouan a reçu par l’intermédiaire de M. Letenneur, du Conseil particulier, une enveloppe du Secours national contenant une somme de 400 F et un bon de vêtements pour Mme L., 6 rue Sully, une somme de 800 F pour Mme E., 1 rue Sully, un bon de vêtements et un bon d’alimentation pour M. et Mme R., 34 rue du Maréchal-Joffre à la suite des demandes faites par ces différentes personnes. M. Jouan a immédiatement remis ces sommes et ces bons à leurs bénéficiaires. D’autre part, une suite étant donnée à l’instance ouverte par le Secours national à la demande formulée par la famille C., M. Jouan a reçu pour celle-ci un bon d’alimentation et une somme de 500 F, le bon et cette somme seront remis à M. de Saint Georges qui visite cette famille afin qu’il les lui donne. Mme L. ayant quelques bons de pain d’avance, serait désireuse de voir remplacer ceux qu’elle touche chaque semaine par des bons de légumes de valeur équivalente. Satisfaction est donnée à son désir. M. Jouan lui remettra un bon de légumes ou d’alimentation d’une valeur de 4 F par semaine ». (PV de séance Conf. Saint-Clément, 1er juillet 1941.)
10À circonstances exceptionnelles, mesures d’exception. Ainsi, le 8 décembre 1943, face aux confrères de Saint-Clément réunis, le président
« expose que M. Williamson, président du Conseil particulier [instance fédérative des conférences de la ville], désire que chaque confrère reste en contact par correspondance avec la ou les familles qu’il est chargé de secourir dans le cas où celle-ci aurait évacué Nantes. D’autre part, en faveur de chaque famille restée à Nantes, chaque conférence doit organiser avec l’appui du Secours national des distributions de légumes. Des secours en argent sont également recommandés afin de permettre aux pauvres de se procurer quelques substances ou autres besoins, du combustible par exemple, qui, trop souvent, leur font défaut. Si ces dons exceptionnels peuvent être envisagés, la cause en incombe à l’état assez élevé en général des caisses de chaque conférence dont les charges sont beaucoup moins importantes par suite du départ de nombreux pauvres » (PV de séance, conférence Saint-Clément).
11Sans toujours exclure l’éventualité d’un recours dérogatoire au secours en argent, le don en nature recouvre à la Libération sa prééminence. Les pommes de terre (par 10 ou 25 kg), les pâtes, le lait condensé reviennent en force dans les colis délivrés, au rythme des bonnes affaires réalisées auprès de négociants, en ajout aux bons de pain. Ces derniers ne perdent de leur importance qu’au tournant des années 1950, tandis que les bons de viande continuent de scander le calendrier liturgique. En 1961, par exemple, la conférence de Saint-Clément offre en guise de colis de Noël à ses protégés un paquet de café et un bon de viande de 200 g par personne. Le don en argent est utilisé parcimonieusement et précautionneusement, quand on a confiance dans la (bonne) dépense ou qu’une extrême détresse demande d’y pallier dans l’urgence (vêtements, lait pour les enfants, etc.). Sinon, commence à poindre dans les années 1950, en complément des aides dédiées sous forme de bons (pain, viande, charbon, épicerie jusqu’à la fin des années 1970), le secours pécuniaire en vue d’apurer des dettes (auprès de l’épicier, de l’EDF-GDF, entre autres), de favoriser un accès aux soins (honoraires du médecin, factures d’hospitalisation ; achat de médicaments, de lunettes et prothèses en tout genre) ou d’assurer un élémentaire confort par l’achat de mobilier fonctionnel (voir annexe III). Dans de telles circonstances, la conférence opte très souvent pour un versement direct au commerçant ou au créancier. Le pauvre, dans cette épreuve qui l’expose au regard de ces derniers, fait ainsi doublement l’expérience de sa dépossession. Faut-il voir alors dans la défiance qu’inspire le don direct en argent la survivance d’une philanthropie historique, paternaliste et, au bout du compte, infantilisante ? Cela serait vrai si le souci de maîtriser l’usage du secours n’était pas partagé, pour des raisons similaires, par des structures de création plus récente, confessionnelle ou non, s’adonnant de façon partielle à la distribution alimentaire. Ainsi, au Secours populaire :
« On donne le colis alimentaire mais jamais d’argent, jamais d’espèces, ou alors très exceptionnellement… On va bien, de temps en temps, donner 5-10 euros pour acheter un ticket de bus mais on fait remplir un reçu, parce qu’il nous faut un reçu…, On a besoin de justificatif, autrement, quand c’est des aides financières, c’est toujours des aides versées à l’organisme, le téléphone, l’eau, l’EDF, jamais on donne aux gens. » (Bénévole du Secours populaire, préposé à l’accueil au siège de la Fédération, 2014.)
12C’est également le cas au Secours catholique où l’exception d’une allocation de secours en argent confirme la règle de l’évitement. La fréquence des entorses y tient alors, sans aucun doute, à une plus forte probabilité d’un accompagnement individualisé des secourus et, surtout, à l’abandon dans les années 1990, de l’aide alimentaire de masse :
« On va peut-être donner de l’argent liquide, encore qu’on n’aime pas beaucoup ça, car on préfère payer des factures que de donner de l’argent en liquide parce que, souvent, ça ne va pas où ça devrait aller, mais dans certains cas, pour respecter les gens, on va leur donner de l’argent pour qu’ils fassent avec cet argent ce qu’ils veulent. Ils pourront s’acheter de la nourriture, ils pourront s’acheter n’importe quoi. » (Entretien réalisé en 2000 auprès du délégué départemental du Secours catholique.)
13Le respect de la dignité des pauvres à laquelle il est fait allusion ici résiste mal, on le voit, à la prégnance du jugement moral. Dans une petite commune vendéenne, un militant du Secours catholique confirme : « On donne [un bon de] 25 F aux SDF pour qu’ils aillent à l’épicerie du bourg s’acheter à manger mais pas de boissons alcoolisées, l’épicier est au courant, il sait bien quand il voit le ticket de chez nous… »
Des denrées pour les pauvres
14En 1986, l’année de sa création, les ressources de l’association d’aide aux démunis de Loire-Atlantique (l’Adla) autorisent, selon une estimation des responsables, de donner chaque mois par personne :
- 5 kg de pommes de terre (un mois sur deux) ;
- 500 grammes de riz (un mois sur deux) ;
- 1 boîte de bœuf en gelée ;
- 4 litres de lait UHT demi-écrémé ;
- 1 boîte de sardines à l’huile ;
- 1 boîte de miettes de thon à l’huile ;
- 1 boîte de compote de pommes.
15Cette liste, énoncée ici à titre indicatif, donne une idée assez précise du contenu du panier que les partenaires de l’association étaient amenés à distribuer. Elle décline aussi ces produits qui restent aujourd’hui encore, fortement sollicités lors des collectes en supermarché auprès des clients d’ailleurs spontanément enclins à choisir des conserves et des produits secs de première nécessité à l’exclusion de friandises ou de denrées de gamme supérieure. Quoi qu’il en soit, les bénéficiaires des années quatre-vingt-dix pouvaient alors acquérir une conscience assez fine des cycles de surproduction en digérant accessoirement les surplus de pommes et de pruneaux d’Agen qui parvenaient jusqu’aux entrepôts de l’Adla. Depuis, le menu imposé s’est diversifié et élargi aux produits laitiers (yaourts, crème, etc.), carnés (viande et charcuterie) pour autant que les équipements sanitaires en autorisent le transport et le stockage. Dès les années 1990, des produits alcoolisés collectés par la Banque ont pu faire leur apparition dans le colis, cette dernière ayant « laissé aux associations le soin d’une distribution à bon escient10 ». Une gestion rationnelle de l’approvisionnement et des stocks favorisait alors, aux dires du fondateur, l’ajustement du colis aux besoins des familles en évitant les rations types au profit de commandes que formulaient, par téléphone, les associations partenaires. Aussi valait-il mieux, ce qui reste encore vrai, être secouru par une association dynamique équipée par un camion frigo que par une conférence de Saint-Vincent-de-Paul dotée, en guise de logistique et d’entrepôt, de voitures de tourisme et des caves des confrères.
16La politique préconisée par le premier président de la Banque traduit assez vite la volonté d’instaurer une véritable relation de fournisseur à client avec les associations partenaires. Ce qui, en soi, peut être considéré comme une révolution dans le champ de l’aide privée où l’on perçoit, pour emprunter la conceptualisation des « économies de la grandeur », que les logiques ayant cours dans la cité industrielle ont assez rapidement tendu à supplanter celles de la cité domestique11.
17Mais pour être diversifiés, les produits transitant par la Banque n’en sont pas moins des produits souvent soustraits à la vente : des rebuts de marché pour consommateurs insolvables. Mise en place avec la meilleure intention du monde, il s’agit bien d’une gestion des restes abandonnés aux pauvres. La signification symbolique du statut des denrées n’échappe évidemment pas aux gestionnaires de ces stocks, comme l’indiquent les craintes soulevées par l’ancien vice-président de la Banque alimentaire, responsable des approvisionnements au début des années 2000 : « Il y a un risque psychologique à donner des produits dont les dates de consommation sont trop avancées. Il y a le risque que les gens pensent qu’on leur donne des produits de mauvaise qualité parce que c’est gratuit et qu’ils sont pauvres, démunis, comme on dit aujourd’hui… » Mais il en faudrait plus à ces entrepreneurs de l’aide alimentaire, dont le principe d’engagement repose sur la lutte contre le gaspillage, pour se laisser désappointer et encore moins démobiliser. Leur projet n’achoppa pas sur le fait que leur fond de cause, comme l’on dirait de commerce, dépende largement des denrées dédaignées par la société pour être dévolues aux pauvres. De toutes les associations fournissant une aide alimentaire, le Secours catholique fut d’ailleurs la seule à considérer ces réserves d’ordre éthique plus que sanitaire comme un sérieux motif de désengagement :
« Alors, il y a eu l’entrepôt, le siège maintenant de la Banque alimentaire et les responsables téléphonaient en disant : “Voilà, on a tant de bouffe à distribuer, combien vous en prenez ?” Nous, on disait : “Écoutez la question n’est pas là. On n’a pas envie de faire de distribution. On part des besoins des gens et on ne sait pas du tout combien les gens vont nous demander.” Alors il y a eu très rapidement aussi un problème, c’est que les dates des boîtes de conserve étaient dépassées ou limite et nous, on n’est pas d’accord… Ce n’est pas parce que les gens sont en difficulté qu’on va leur donner des trucs que les autres ne veulent pas, des boîtes des conserves qui vont exploser quand ils vont les ouvrir. Donc, il y a eu un débat, aigre-doux, comme ça et là-dessus la Banque alimentaire s’est développée beaucoup en France. Et nous, on s’est retiré. On a gardé quand même le contact pendant quelques années encore et puis le ton est monté entre nous parce qu’on était vraiment des minables, Saint-Vincent-de-Paul prenait 500 colis par mois, nous, on ne prenait qu’une misère, c’était lamentable. Donc on était de très mauvais clients, alors que le problème écouler des tonnes de farine qui arrivaient, des tonnes de ça, mais c’était pas notre problème du tout. C’est le besoin des gens d’abord. Donc, on a coupé les ponts et pratiquement toutes les délégations du Secours ont rencontré ce genre de problème. Comme le problème des vestiaires, on ne part pas des besoins réels des gens en matière de vêtements, on part d’un stock de vêtements à épuiser pour en faire entrer d’autres. Alors que ce n’est pas le problème, c’est absolument à l’envers. » (Délégué départemental du Secours catholique, 2000.)
18Dans son film Les glaneuses, la cinéaste Agnès Varda présente une série de portraits de gens s’adonnant à la récupération de biens abandonnés par leur propriétaire (équipements ménagers délaissés sur la rue, résidus de récolte négligés en plein champ, etc.). En recourant au glanage ou au grappillage, ces personnes requalifient ces biens « en reste » en biens consommables. Dans le même ordre d’idées, le vêtement usagé qui s’achète à prix modique au fripier est bien, lui aussi, un bien déclassé subissant une requalification par l’effet même de sa réappropriation. Or, à la différence de la denrée reçue de la Banque alimentaire, le produit glané ou la fripe s’acquièrent grâce à une dépense de travail ou bien un échange monétaire qui en changent radicalement la perception sociale. En d’autres termes, il ne suffit pas qu’un bien soit réputé déclassé, « en reste », pour que sa consommation soit perçue, de façon univoque, comme une atteinte au sentiment de dignité. De fait, le glanage ne se distinguerait pas aussi nettement de la distribution gratuite s’il ne renvoyait pas, à la différence de cette dernière, à l’expression d’une autonomie et, par le fait, à une appropriation de soi en même temps que pour soi12. On sait que l’administration d’un secours ne concourt pas toujours, loin s’en faut, à sauvegarder intacte l’estime de soi des récipiendaires13. Malgré cela, imputer à la seule dépréciation de la marchandise reléguée le retrait du Secours catholique, au nom du respect des personnes, ne suffit pas à expliquer cette décision. Certes, ses porte-parole toléraient de moins en moins que le don aux pauvres procédât d’un recyclage de produits mis au rebut mais on aurait tort d’y voir le motif principal de leurs tourments. L’inquiétude que provoquait chez eux l’évolution récente de l’aide alimentaire tenait, en définitive, moins à cet état de fait qu’à leur réprobation d’être en passe de devenir des « épiciers des pauvres ». Leur réaction montre qu’il existe bien des arts d’accommoder les miettes de la solidarité et que cet art réside précisément dans la forme du don, bien plus que dans la chose donnée. Personne, parmi les acteurs impliqués dans l’aide d’urgence alimentaire, n’ignore l’origine d’une partie des denrées. Loin de mésestimer le stigmate qui s’attache à des denrées reléguées par le marché, la plupart des acteurs impliqués dans leur distribution escomptent bien dans leur modus operandi le moyen de le faire oublier.
Le don alimentaire et les autres bienfaits
19Les associations ont, depuis toujours, la hantise de se transformer en « épiceries des pauvres » mais aussi, et peut-être surtout, de se voir « étiquetées » comme telles. Rien, à leurs yeux, ne menacerait davantage l’esprit du secours, son hau en quelque sorte, qu’une telle dérive14. Aussi s’ingénient-elles à ne jamais dissocier le secours alimentaire, sous forme de bon, de colis ou de sandwich, de tout ce qui doit en accompagner la distribution : pas de pain… sans lien. Le crédo « Des fleurs avant le pain » dont Armand Marquiset, fondateur de l’œuvre avait fait, à la Libération, la devise des Petits Frères des pauvres est emblématique, en sa version religieuse, de la volonté d’entourer le secours alimentaire d’un halo d’égards multiformes. Loin de se complaire dans le don à manger, les organisations veillent à définir « leur » vocation comme irréductible aux prestations d’ordre « alimentaire ». Les fleurs de farine et l’encens, disait la Bible, déjà… Les chartes d’association, par-delà leurs obédiences religieuses ou laïques, renferment toutes aujourd’hui cette préoccupation scrupuleuse à l’établissement d’une relation dont l’échange gratuit de nourriture ne devrait fournir qu’un prétexte. Nous verrons plus loin que l’ambition d’excéder la seule mission alimentaire, lorsqu’elle se concrétise par des mesures et des dispositifs imposés aux bénévoles, ne rencontre pas forcément l’adhésion. Néanmoins, à l’exception de ces bénévoles rechignant et qui, par le fait, s’exposent à une ferme réprobation, la volonté d’agrémenter la délivrance d’un secours alimentaire par des marques d’attentions diverses semble plutôt bien acceptée et assumée. Au Secours populaire, par exemple, la charte, suffisamment explicite à cet égard, ne risque pas de prendre l’adhérent au dépourvu. Quant au Secours catholique, les mots qui suivent, extraits d’un discours de Mgr Rodhain, soulignent bien la posture constamment prônée à ce sujet : « Non à une action d’assistance et de distribution qui maintient l’assisté dans la passivité et même dans la paresse. C’est pourquoi nous attachons tant d’importance à l’accueil des personnes, cette valeur évangélique qui permet au pauvre d’être écouté, de se sentir aimé et de devenir partenaire, qui invente des solutions hors des chemins battus. » Cette profession de foi du fondateur du Secours catholique et dont se réclament encore, en lui donnant les accents d’aujourd’hui, les porte-parole de l’association, prend tout son sens lorsqu’on la relie à la décision, déjà évoquée, de suspendre l’aide alimentaire d’urgence : « Ce que nous faisons ici, au Secours catholique, c’est tout sauf de l’assistance, il ne faut pas assister les gens15… »
20Devenu l’antienne des discours tenus par les responsables, le discrédit de l’assistance appartient désormais au registre obligé, sorte d’impératif catégorique de l’action. Cet unanimisme cache, cependant, une variété de justifications et de façons d’assumer cette critique. Pour le Secours catholique, les modes opératoires des distributions alimentaire et vestimentaire, en entravant toute possibilité d’accompagnement des donataires, pervertissaient donc l’esprit même du secours. D’où la décision de tenir sous haute surveillance ces aides en nature, en n’y procédant plus qu’à titre très exceptionnel. Sur 1001 bénévoles de Loire-Atlantique, en 1998, un sur trois (31 %) restait susceptible d’effectuer une distribution alimentaire, surtout en zone rurale où résident 70 % des bénévoles. La répartition des effectifs entre les autres types d’action confirme la prééminence accordée aux activités autorisant un accompagnement : les opérations dites de promotion de l’enfance (65 %) ventilées entre l’accompagnement scolaire et l’accueil de vacances occupent le premier rang, devant l’examen et le suivi des demandes financières avec accompagnement des familles (18 %), les activités d’insertion et celles dites de sensibilisation et d’accompagnement telles que, par exemple, l’aide aux détenus (2 %)16.
21À la Société de Saint-Vincent-de-Paul où l’on s’est efforcé pendant très longtemps d’associer au bon de pain le bon pour le ciel, la nourriture spirituelle primera toujours sur le secours matériel. De toutes les prescriptions encadrant les relations avec les familles à l’occasion de la visite, les efforts à déployer pour inciter à la lecture des « bons livres », la livraison de la presse catholique, les mesures incitatives au retour à la religion, la diffusion des valeurs et des normes morales et éducatives (promotion du mariage auprès de couples concubins, par exemple) étaient tenues pour essentielles.
– « M. Jouan signale : la cadette des filles de M.B. qu’il visite a réussi à faire baptiser le dernier né d’une nombreuse famille demeurant rue du Marchix, famille où, jusqu’alors, seul le baptême civil ou franc-maçon était admis » (PV de séance, conférence Saint-Clément, 12 février 1939).
– « M. Beuchet signale l’ignorance absolument étonnante de la petite Matter au point de vue religieux. Âgée de 13 ans, cette pauvre enfant, ayant reçu de M. Beuchet une petite crèche à l’occasion de Noël, ignorait ce que représentait le petit Jésus et de cire et prenait la vierge pour une bonne sœur. Il est à noter qu’elle donne l’impression d’être très en retard intellectuellement sur les autres enfants de son âge. Fréquentant l’école laïque où elle est la dernière et ne trouvant chez ses parents aucune instruction religieuse, ce que l’on constate aujourd’hui n’a donc rien d’étonnant. Devant cet état de choses, que pourrait-on faire afin de sortir la petite Matter de cette ignorance en lui apprenant ce que tant d’enfants beaucoup plus jeunes savent depuis longtemps » (PV de séance conférence Saint-Clément, 28 décembre 1937).
– « M. Letenneur nous fait remarquer les directives prises à l’assemblée régionale de Saint-Brieuc tendant à intensifier de plus en plus les secours à attribuer aux écoles libres quitte à diminuer ceux accordés aux familles » (PV de séance conférence Saint-Clément, 13 juillet 1936).
– « Il est ensuite question de l’Œuvre des colonies de vacances. M. Desloges proposerait d’envoyer les deux garçons de 7 et 9 ans de la famille qu’il visite au bord de la mer. Leur admission à Gesvres venant de leur être refusée, le moment serait propice à les embrigader dans une œuvre catholique. En principe, la conférence prendrait à sa charge la moitié des frais d’un séjour de vingt-cinq jours soit environ 75 F ; les parents devraient chercher à payer le reste de la pension par leurs propres moyens ou à l’aide du pneu-colon. M. Desloges parlera aux parents à ce sujet et nous dira à une prochaine séance les résultats de sa démarche » (PV de séance conférence Saint-Clément, 7 mai 1929).
22Jusqu’aux années 1960, la prétendue corruption des mœurs imputée à l’abandon de la foi et aux assauts de l’esprit laïque stimulera la contre-offensive visant à remettre dans le droit chemin, mais que l’envie de moraliser ne s’exprime plus aujourd’hui sous forme d’injonctions n’implique pas que cette résolution ait complètement disparu. Certes, les confrères n’encouragent plus, comme dans l’entre-deux-guerres, au sacrement du baptême, ne prennent plus l’initiative et la charge de l’achat du cierge de communiant aux enfants des familles protégées, ni n’exercent de pression en vue de leur inscription à l’école confessionnelle, pas plus qu’ils n’assument les frais occasionnés par une inscription aux colonies de vacances des œuvres catholiques.
23Prétendre cependant que l’effort de corriger les égarements de leurs protégés ne les motive plus, serait une erreur. Le dessein d’inculquer les « bonnes » valeurs n’était pas toujours innocent, on le voit, de l’allocation des secours matériels. L’aide aux soins médicaux elle-même ne fut pas toujours exempte de ce souci de redresser les âmes. Un montage original mis en place à la fin de la guerre avait consisté à impliquer deux médecins, bons croyants et praticiens sur le territoire de la paroisse, rémunérés à tarif réduit et remboursés par la conférence pour les soins qu’ils prodiguaient aux pauvres connus de l’œuvre. Cet arrangement restera en vigueur pendant une quinzaine d’années jusqu’à ce que le développement de la Sécurité sociale d’une part, l’émergence d’une sensibilité critique à l’égard des anciennes relations d’assistance d’autre part, rendre obsolète ce qui revenait à une mise sous tutelle trop contraignante : « Notre confrère M. Levêque signale que certains de nos visités consultent deux docteurs qui ne donnent jamais rien aux quêtes pour la conférence. Suivant la législation, ces visités ne peuvent changer de docteurs en cours d’année et, d’un autre côté, la conférence ne peut exiger des visités que ceux-ci ne prennent que des docteurs indiqués par nous » (PV de séance conférence Saint-Clément, 4 novembre 1961). Les souvenirs de confrères qui étaient jeunes actifs dans ces années 1960 ont beau idéaliser leur mission d’alors quand ils insistent sur le réconfort moral et spirituel accompagnant les subsides alimentaires, ils sont empreints d’une nostalgie qui dit encore beaucoup du sens de leur engagement d’aujourd’hui.
24Aujourd’hui, précisément, qu’en est-il de la nature des aides dispensées par l’œuvre ? Nous y avons déjà fait allusion en indiquant les contributions au paiement de factures liées aux consommations domestiques (énergie surtout mais également ameublement). Signalons également les aides au paiement du loyer, apparues à partir des années 1960. Avec l’aide d’une consœur faisant office de comptable, il nous a été possible de recenser précisément et exhaustivement les secours reçus d’une conférence nantaise par 17 « protégés » (17 ménages répartis entre : 4 couples avec enfants, 1 couple sans enfants, 2 femmes seules avec enfants, 4 hommes seuls, 6 femmes seules) suivis par trois confrères et consœurs au cours du premier semestre de l’année 2000. Sachant que tous ces ménages reçoivent, des mains de leur visiteur, l’aide alimentaire livrée par la Banque, la comptabilité des secours est la suivante :
Situation | Ancienneté de l’aide | Types d’aide |
Retraitée ; veuve ; ressources estimées : 4625 F/mois. | 2/3 ans. | Colis mensuel. |
Vit seul ; moins de 25 ans ; ressources : 2000 F (minimum jeunesse). | 4 ans. | Colis mensuel. |
Vit seule ; moins de 25 ans ; ressources : 2000 F (minimum jeunesse). | 2 ans. | Colis mensuel. Achats divers : plaque électrique (300 F), chaussures (300 F), 2 aides facture EDF (500 F + 600 F). |
Couple jeune avec 1 enfant. Lui : formation de luthier. | 1 an. Secours interrompu en mai 2000. Interruption secours « une fois tiré d’affaires ». | Colis mensuel ; factures diverses (téléphone (300 F), EDF (885 F). |
Couple. | Colis mensuel ; facture EDF (330 F), achat produits alimentaires (155 F). | |
Invalidité, vit seule ; ressources : 3500 F. | 1 an. | Colis mensuel ; secours en espèces (700 F). |
Couple immigré américain, 3 enfants bas âge. | 1 an, 3 mois. Interruption secours « une fois tiré d’affaires ». | Colis mensuel ; 2 factures d’hôtel (500 F chacune). |
Vit seul*. RMI (?) | Colis mensuel ; facture EDF (370 F), achat table (500 F), secours en espèces (2 × 100 F). | |
Colis mensuel ; Facture EDF (350 F). | ||
Couple immigré guinéen, 3 enfants. | 6 mois. | Colis mensuel ; secours espèces (300 F). |
Femme seule avec enfant. | Colis mensuel ; achat produits alimentaires (300 F). | |
Femme, chômage, 55 ans ; ressources : 3600 F**. | 1 an. | Colis mensuel. |
Homme, jeune, ressources : ? | Colis mensuel. | |
Femme, retraitée, ressources imprécises mais jugées suffisantes)***. | 6 mois. | Colis mensuel. |
Femme, clochardisée depuis une quinzaine d’années au moins****. | 2/3 ans. | Colis mensuel. |
Couple, 3 enfants. | Colis mensuel. | |
Femme, 3 enfants. | Colis mensuel. |
* Commentaire accompagnant le descriptif de la situation : « Ah, M. X, il boit, donc on s’est dit que la belle table en chêne, elle allait vite s’abîmer et puis c’est pas facile d’entretien, les taches de vin et tout, donc on est allé lui acheter une table en Formica, un coup d’éponge et hop, c’est bon… »
** Commentaire accompagnant le descriptif de la situation : « Mme Y., elle n’a que l’aide alimentaire de la Banque, mais elle veut pas plus, elle est pas exigeante cette femme-là… »
*** Commentaire accompagnant le descriptif de la situation : « Elle est complètement dépressive, cette femme, elle boit son petit coup de temps en temps, elle aussi, je la vois souvent au café, en bas mais bon…, je ne crois pas qu’elle ait besoin mais comme on sait qu’à la Banque, ça regorge de denrées, après tout, je vois pas pourquoi on lui refuserait… »
**** Commentaire accompagnant le descriptif de la situation : « D., c’est quelque chose […], les gens du quartier lui donnent souvent… Quand l’école primaire est ouverte, les cuisiniers lui donnent tous les jours des restes de cantine, elle a ses repas assurés, nous, on lui donne son colis du mois… et du lait surtout, parce qu’elle, elle ne boit pas une goutte de vin, c’est du lait […], elle en donne aussi à ses chats, elle s’arrange… »
Tableau 10. – Extrait du carnet de visite d’une consœur de la conférence Saint-Clément (1er janvier 2000-31 juin 2000).
25Parmi les secours, ne figurent plus les contributions aux dépenses de santé et n’interviennent, qu’à titre très exceptionnel, celles concernant les dettes de loyer. Dans un contexte de diversification d’une offre dispersée entre des structures de plus en plus spécialisées en matière de santé, de logement et d’insertion à l’intention des populations désaffiliées ou en voie de l’être, la Société a tendance à resserrer son intervention autour du cœur de sa mission traditionnelle d’urgence : l’approvisionnement alimentaire et, accessoirement, des contributions partielles au paiement des factures d’énergie voire des soutiens en espèces pour des consommations ciblées (mobilier de nécessité, par exemple).
Donner un prix à l’aide
26Rendre le pauvre responsable ! Ce leitmotiv accompagne souvent la critique, vive et récurrente, de l’assistanat à partir du milieu des années 1990. Les préconisations, cependant, divergent quant aux moyens idoines d’atteindre cet objectif qui voisine, au point de s’y confondre, avec celui de redonner à l’assisté une dignité malmenée par son statut même de secouru. Deux voies au moins censées favoriser la restauration de cette dignité sont empruntées. La première consiste à offrir les conditions les plus propices à l’écoute. La deuxième vise à corriger les affres de l’aide gratuite en instaurant un échange devant s’accomplir à titre onéreux. Il ne s’agit pas de préjuger ici de l’efficacité de ces techniques d’aide, comme l’on parle de techniques de vente, mais plutôt d’indiquer les motivations soutenant leur adoption.
27Les vertus prêtées à deux modalités de secours que sont le chèque-service et la vente sont bien résumées dans le propos qui suit :
« Actuellement, les gens frappent au Secours catholique (SC) pour beaucoup d’autres services, mais aussi pour une aide matérielle, dont l’aide alimentaire, ça représente 40 % à 50 %. On pourrait dire alors : le SC donne de la nourriture. En fait, on ne donne pas de nourriture. On ne donne plus de nourriture. On a donné pendant des années ici, on a fait des colis alimentaires jusqu’à trois, quatre ans. Avec réticence d’ailleurs, mais on le faisait quand même quoi, maintenant, on ne donne plus d’aides alimentaires en direct à Nantes, c’est fini ça. On donne des chèques de service, comme le CCAS, comme d’autres associations peuvent le faire et, là encore, dans un souci, je dirais, à la fois de respect des personnes et de gestion de stock parce que, quand on allait chez M. Leclerc, notre ami M. Leclerc qui nous vendait au prix de tout le monde sans nous faire aucune faveur, des boîtes de petits pois et des choses comme ça, malgré tout, il y a un problème de stock à établir, c’est pas évident […]. À Nantes, pas en milieu rural, la caissière, le chèque que ça soit SC ou autre, elle n’en a rien à faire, elle prend le chèque, elle le met dans sa caisse et point final. […]. Par ailleurs, depuis maintenant une quinzaine d’années, je trouve que se sont développées un peu partout deux sortes d’initiatives qui sont quand même intéressantes, d’une part les braderies, alors nous, on est tout à fait favorables aux braderies parce qu’il y a une petite participation. Maintenant les vestiaires, nous, on est plutôt “pour” les vestiaires à participation parce que, quand même, ça responsabilise les gens. » (Bénévole du Secours catholique, délégation de Loire-Atlantique, entretien réalisé en 2004.)
28Faire payer (achat) ou procurer les moyens de payer (chèque-service), cela revient à réinscrire le pauvre dans le circuit marchand pour lui reconnaître une liberté dans l’échange en lui donnant le loisir de choisir, relativement, ses produits. De plus en plus d’initiatives, à la fin de la décennie 1990, se font jour qui reposent sur cet attendu de rétablir le secouru dans sa dignité. La clé du respect passerait donc par l’avenir de cette forme : le statut de consommateur. Bien que la reconsidération du pauvre trouve ses limites dans un titre de paiement interdisant l’achat de boissons alcoolisées, les responsables du Secours catholique, comme d’ailleurs du CCAS, veulent croire aux bienfaits symboliques du chèque-service (tableau 11).
29À la différence de l’aide alimentaire que les associations choisissent d’accorder soit gratuitement soit en échange d’une modeste contrepartie, l’aide vestimentaire s’accomplit systématiquement contre une contribution financière. Dans le cas des Restos du cœur, si la gratuité est et reste un principe d’action intangible en matière de distribution alimentaire, le pas a été fait, à Nantes, d’y déroger pour l’accès des bénéficiaires au vestiaire :
« Les vêtements, on les vend, c’est assez controversé, on est les seuls en Loire-Atlantique à faire comme ça parce qu’au niveau national, tout est et doit être gratuit […]. J’ai des réseaux, il y a l’association Entraide qui a des surplus Lidl, des pyjamas neufs pour enfants, etc. Nos bénéficiaires calculent, comptent, payent pour “acheter” quelques vêtements en quelque sorte, nous les aidons, mais là, le mot “assistanat” n’existe plus. » (Responsable des Restos du cœur, 1999, Nantes.)

Tableau 11. – Choix du mode d’échange à titre gratuit ou onéreux selon l’association.
30Bien que l’entorse au principe de la gratuité sur lequel reposent, depuis la fondation, la politique et l’image de marque des Restos ne soit pas du goût de tout le monde dans l’association, ses partisans auront fini par avoir raison des oppositions au nom du crédo de la responsabilisation et de la lutte, par tous les moyens, contre l’assistanat.
L’espace-temps de la distribution
31Aucune association ne peut plus désormais faire l’économie d’une réflexion prenant en compte les rythmes de rencontre avec les demandeurs. La rapidité avec laquelle une organisation a entrepris un (ré) aménagement du temps de distribution et, en conséquence, de mobilisation de ses forces bénévoles constitue, sans aucun doute, l’un des meilleurs indicateurs de sa puissance. Dans la concurrence qu’elles se livrent pour satisfaire les attentes des secourables et se garantir des approvisionnements, l’annonce des jours et des mois ouvrables participe en effet pleinement de son rayonnement. Dès lors, la genèse du champ peut se lire, dans la période récente, à partir des ressources que chacune aura pu et su mobiliser pour parvenir à se jouer des obstacles posés à l’extension du calendrier de l’aide. Il faut rappeler que la distribution se caractérisait encore au début des années 1990 par sa saisonnalité. La compassion qui, depuis toujours, atteint son comble à l’arrivée des duretés hivernales, y était pour beaucoup. La question du devenir des personnes secourues durant les premières campagnes d’hiver, dont l’aide se voyait suspendue pendant les mois de fermeture, restait donc entière. Assez vite, l’interrogation sera soulevée par les porte-parole des grandes structures, en l’occurrence les Restaurants du cœur et la Banque alimentaire, qui la porteront sur la scène médiatique. L’enjeu était clairement posé. Il reste à voir comment les uns et les autres s’en sont emparés.
32Les procès-verbaux de séance, à nouveau, nous éclairent sur les pratiques effectives en vigueur, naguère, à Saint-Vincent-de-Paul. On y apprend que de nombreux confrères, qui prenaient leur quartier d’été à partir du mois de mai, interrompaient leurs visites durant une longue période estivale. Certains prenaient soin de confier leurs familles visitées à des membres de la conférence quand d’autres, se soustrayant à leur devoir de charité, se contentaient, dans le meilleur des cas, d’avertir que les secours à « leurs » familles se verraient suspendus en attente de la reprise automnale. Jusqu’aux années 1960, l’envie de prendre congé ne paraît guère contrariée par le souci d’une continuité de l’engagement. Les procès-verbaux de séance sont, à cet égard, éloquents : « M. de Saint Georges nous annonce son prochain départ annuel ; il croit qu’il y a lieu de suspendre sa famille pendant les vacances » (PV de séance conférence Saint-Clément, 4 mai 1936), ou encore « selon M. Doll, la famille H. est restée sans secours de l’été ; elle aurait dû être visitée par M. de Fremont » (PV de séance conférence Saint-Clément, 3 octobre 1937). Ces plaintes pour « abandon de visite » entre les mois de juin et d’octobre pouvaient encore se lire dans le courant des années 1950 quand la disponibilité du confrère obéissait encore largement aux contingences personnelles et que l’autocontrainte restait en définitive assez souple. Il arrivait, certes, que des confrères s’émeuvent de cette vacance des secours et envisagent spontanément, en guise de palliatif, de procéder au remplacement du visiteur ou, encore, à des dons de rappel. Mais ces initiatives demeuraient dépendantes des bonnes volontés individuelles et, souvent, des circonstances (conjoncture, notoriété du secouru). En mai 1941, par exemple, « en raison des vacances, un certain nombre de bons de pain sera remis aux confrères restant à Nantes et qui continueront à visiter leur famille ».
33Or, suite aux injonctions répétées des hauts responsables de l’œuvre soucieux d’assurer une maintenance, les usages liés aux vacances ne cesseront pas mais se combineront progressivement à des arrangements visant à garantir une permanence de l’action tout au long de l’année. Aussi, les conférences s’efforcent-elles désormais d’assurer une continuité de suivi en confiant à quelques confrères, par roulement, le soin de prodiguer les secours d’extrême urgence durant ces périodes de ralentissement de l’activité :
« L’assistante sociale vient de me signaler une petite jeune fille, elle est au RMI, elle a 3000 F de dettes et elle ne peut pas payer… Forcément, elle a des grosses factures EDF, elle habite un logement tout humide avec les fenêtres au ras de la chaussée […], elle se chauffe à l’électricité, la pauvre. […] Moi, je ne peux pas prendre sur moi de lui donner de l’argent, mais je suis embêtée parce qu’il n’y a plus de réunion maintenant avant le mois de septembre, tous ces braves gens [elle fait allusion aux autres membres de la conférence], ils sont grands-pères et s’en vont tout l’été chez les enfants et petits-enfants […]. L’été, il faut que les gens se débrouillent […], il n’y a que moi qui reste ici pendant les vacances […]. L’assistante sociale, elle, a déjà réussi à lui faire obtenir une fois de l’argent par le CCAS mais c’est fini, elle ne peut plus demander […]. L’EDF ne veut plus lui faire crédit parce qu’elle n’a pas assez payé, il faudrait 500 F pour que l’EDF accepte un échéancier, on peut peut-être les trouver, nous, mais il faut que j’en parle à Mme X (la présidente), mais elle est partie, elle aussi… » (Consœur, 72 ans, veuve, Atsem retraitée, 2001.)
34À la différence de Saint-Vincent-de-Paul où, comme le regrette à demi-mot cette consœur, le zèle individuel vient pallier les défaillances de la conférence, les Restaurants du cœur ont très tôt donné une réponse bureaucratique à la suspension saisonnière en instaurant ce qu’ils appellent l’intercampagne. Réservée aux bénéficiaires percevant des ressources inférieures à la moitié du RSA, la distribution se prolonge ainsi pour les plus nécessiteux d’entre les nécessiteux au-delà de la clôture survenant en mars17. Au Secours populaire, le comptoir, de même, reste ouvert. Ajoutons que les dirigeants de la Banque alimentaire n’ont de cesse de rappeler aux associations partenaires que leurs entrepôts ne sauraient fermer leurs portes. Fini le temps où « l’activité de l’Adla [s’interrompait] du 1er juillet au 30 septembre en raison des vacances qui ne permettent pas d’avoir assez de bénévoles pour le fonctionnement des services et en raison de la chaleur qui pourrait mettre en cause la conservation des vivres18 ». Depuis lors, deux raisons majeures expliquent de mettre en place ce qu’il conviendrait d’appeler « une continuité du service » : les besoins des bénéficiaires d’une part, mais aussi les contraintes liées à l’approvisionnement d’autre part. En effet, la fidélité aux (et, surtout, des) industriels agro-alimentaires requiert de ne pas provoquer de rupture dans l’écoulement des produits qu’ils livrent gratuitement :
« On ne peut pas fermer même s’il y a moins de monde. Les associations n’ont pas toujours assez de bénévoles l’été pour poursuivre leur action, alors elles arrêtent mais nous, on tient à assurer le suivi, on organise des permanences de bénévoles, on fait des tours de rôle pour qu’il y ait ici toujours quelqu’un […]. Comment expliquer à des directeurs d’hypermarchés que, pendant cinq semaines, on ne leur prend plus leurs produits, qu’ils n’ont alors qu’à les détruire, à les mettre à la benne […]. On n’apparaîtrait pas sérieux, on ne peut pas se permettre… » (Ancien responsable des approvisionnements de la Banque alimentaire, entretien réalisé en 2002.)
35Ces propos tenus par un ancien responsable de la Banque alimentaire révèlent clairement comment la normalisation des modes d’action a pu s’opérer sans rencontrer de résistance. Se soustraire aux injonctions nouvelles reviendrait effectivement à s’exclure de la chaîne où se déroule le procès depuis l’approvisionnement des denrées jusqu’à l’allocation du secours. C’est ainsi qu’il faut comprendre l’appel lancé aux conférences de la Société de Saint-Vincent-de-Paul, à partir de 1996, par son instance supérieure : « Nous recommandons aux confrères et consœurs de venir prendre au moins une fois par mois des produits frais disponibles tous les après-midi (en dehors des livraisons mensuelles d’épicerie ou de surgelés). Il importe de prévenir au préalable les services de la Banque alimentaire. Elle sera ouverte du 16 juillet au 31 août » (rapport moral et financier, CA, 1996).
36En résumé, on notera que la saisonnalité fut, au tournant des années 1990-2000, en passe de caractériser un âge révolu de l’humanitaire alimentaire ; les structures qui, aujourd’hui, occupent les positions dominantes dans le champ ont commencé par remettre en cause l’interruption estivale de l’action en même temps qu’elles s’équipaient en dispositifs de stockage et de conservation et imposaient de nouvelles exigences en matière de forces de travail bénévole (compétences et disciplines) et de gestion. Les premières disciplines auront donc concerné le temps de l’activité. Le temps plein, si l’on peut dire, auquel les associations s’obligent aujourd’hui par le truchement de plannings de présence s’impose bien évidemment au bénévole qui est en passe de perdre son ancienne liberté de choisir, et surtout de prévoir comme il l’entendait, le temps d’exercice de sa bonne volonté.
La visite aux familles : une intrusion d’un autre temps
37La visite aux pauvres reste la procédure qui incarne le mieux la philanthropie d’inspiration catholique-sociale19. Depuis sa fondation, la Société de Saint-Vincent-de-Paul va et continue d’en faire le pilier de l’action des confrères auprès de leurs « protégés ». Même si quelques conférences y renoncent et annoncent ainsi sa fossilisation20, d’autres s’accrochent à ce qui constituait, encore récemment, l’apanage de l’œuvre : « C’est la spécificité de notre Société. À travers le contact de personne à personne, par un partage fraternel, du temps et de l’argent, les équipes tentent de redonner aux plus déshérités leur dignité humaine » pouvait-on lire encore en 2000 dans le rapport moral annuel de l’assemblée générale des conférences21. Pour mieux exorciser les critiques qui dénoncent dans la visite une charité surannée et un paternalisme désuet, de nombreux confrères infèrent la proximité qui lui serait consubstantielle. En outre, l’effort que demandent l’accès aux étages et le transport du colis alimentaire jusqu’au domicile des protégés, en lestant la démarche d’une dimension sacrificielle, christique, confère à celle-ci une valeur symbolique qui n’est sûrement pas étrangère à l’attachement que lui portent les plus « conservateurs ».
38Dans cette œuvre où les usages sont codifiés et consignés dans un règlement, la visite est censée obéir à des prescriptions rigoureuses. À l’issue de l’enquête découlant du signalement d’une famille, celle-ci se voit confiée à un confrère qui en devient le visiteur désigné pour prendre en main, sans autre médiation le plus souvent, le destin assistantiel du protégé. D’où l’impact de la conduite du visiteur sur les formes de bienveillance manifestées aux personnes secourues. Naguère, les nécessités de la vie sociale (les examens pour l’étudiant, les séjours prolongés dans la propriété familiale, les vacances d’été, etc.) freinaient passablement l’entrain des moins ardents. Pour obvier aux conséquences fâcheuses de visites négligées, les présidents de conférence effectuaient, jusqu’aux années 1950, une visite annuelle des familles en présence du visiteur attitré. Histoire de s’enquérir des situations des familles suivies et, à n’en pas douter, de contrôler la conduite et la ferveur de leurs pairs. Tout en traduisant une volonté de surveiller, ce rituel d’inspection n’en confirme pas moins la forte marge de manœuvre dont jouissait le confrère accomplissant son devoir de bienfaisance. Une liberté et une confidentialité de l’action d’ailleurs lourdes de périls. Pour preuve, la plus grande prévention entourant, pendant longtemps, les risques attenants à l’incursion dans l’espace intime de protégés de sexe féminin. Inutile de tenter le diable en exposant les confrères au souffle contagieux du péché ou plutôt du commérage ! Les nombreuses allusions à la division sexuée de l’aide prodiguée par la Société jusqu’aux années 1970, entendues de la bouche des anciens, sont à cet égard explicites :
« Mais il y avait parfois des cas embêtants parce qu’on allait voir, par exemple, des jeunes personnes [sous-entendu des jeunes femmes] et si on y allait trop, trop souvent il y avait des cancans…, alors, on pouvait remettre le cas aux conférences des dames, mais les conférences des dames n’ont jamais été très, très fortunées, très riches donc, il y avait quand même des cas que l’on gardait. » (Confrère de Saint-Clément, 2004.)
39L’obstacle à la visite évoqué ici s’est dissous dans la mixité des conférences rendue effective au cours de ces années 1970. Mais d’autres obstacles surgissent actuellement dont beaucoup de confrères et consœurs s’alarment tant ils désespèrent d’en venir à bout. La visite, en effet, qui demeure une procédure exigeante en disponibilité et en ressources physiques se trouve de plus en plus menacée par l’engorgement des demandes et l’usure des forces des confrères souvent très âgés. En outre, certains des phénomènes les plus communément retenus pour désigner un des symptômes du malaise éprouvé par les personnels des guichets sociaux publics pourraient bien servir à identifier aussi la crise de l’engagement charitable, tel que le vivent de plus en plus de confrères de Saint-Vincent-de-Paul pour qui la gestion de la masse des demandeurs devient incompatible avec le traitement personnalisé de la détresse.
« Non, vous savez, notre hantise, c’est lorsque l’on reçoit un courrier de Saint-Vincent-de-Paul, d’avoir une feuille rose dans l’enveloppe [descriptif de la famille]. Nous, à Notre Dame de Bon-Port [nom d’une conférence très active de la ville située aux confins d’un quartier à grande densité de logements sociaux], ça devient très difficile. Mon mari et moi, on a 14 familles chacun, c’est pas possible, on ne passe plus assez de temps avec les gens, on ne peut plus discuter comme avant en prenant nos aises, on leur donne un colis par mois, je connais des conférences qui refusent du monde, ils peuvent plus… Ils ne prennent plus personne. » (Consœur assurant l’accueil au siège deux après-midi par semaine, 69 ans, expert-comptable en retraite, entretien réalisé en 2000.)
40Bon nombre de raisons semblent, à terme, condamner la visite. N’étaient les critiques qui, émanant aussi de l’intérieur, en réprouvent la dimension intrusive et l’accent inquisitorial, des pratiques de contournement qui se font de moins en moins rares peuvent être interprétées comme des signes avant-coureurs de sa désacralisation et de son usure.
« L’assistante sociale nous a communiqué l’identité et l’adresse d’une “petite jeune fille” (23 ans, sans travail, vient de quitter le domicile parental après mésentente) à qui il fallait notamment 200 F pour qu’elle puisse se rendre en train à un lieu de stage professionnel. L’assistante sociale au téléphone m’a prévenu que la jeune fille ne souhaitait plus recevoir quelqu’un, car elle ne supportait plus de raconter sa vie. […] Sachant cela, j’ai proposé de faire remettre un chèque correspondant à la somme demandée par l’assistante sociale elle-même, sans effectuer de visite, et en exigeant seulement de la part de l’assistante sociale un reçu au nom de Saint-Vincent-de-Paul pour éviter (suivant les recommandations de la présidente de la conférence) toute confusion parce que Saint-Vincent-de-Paul ne finance pas les services sociaux mais apporte des secours individualisés. » (Consœur, 72 ans, veuve, Atsem retraitée, entretien réalisé en 2001.)
41Plusieurs travaux récents insistent sur « la demande de récit » en concluant, souvent à partir des doxas officielles, à l’instauration d’un nouveau management dans le travail social22. L’exploitation des sources archivistiques dont nous disposons montre que la comparaison dans le temps de l’injonction faite aux pauvres à se raconter ainsi que l’évolution (abaissement/hausse) de leur seuil de tolérance à une attente scrutatrice est très difficile à vérifier. Néanmoins, la procédure historique qu’est la visite oblige à nuancer fortement la nouveauté de cette demande de récit. En outre, il conviendrait d’interroger les interactions concrètes, en ne se fiant pas seulement aux seuls discours et prescriptions pour apprécier tout à la fois comment se vit une telle sollicitation, la manière dont elle est mise en œuvre et, au bout du compte, satisfaite, sans exclure a priori, en sus des résistances et des esquives à se raconter, les contentements éprouvés à s’y livrer et, surtout, à se voir convié à le faire.
42Il n’empêche qu’assise, dans son principe même, sur une violation de l’intimité domestique, la visite porte incontestablement atteinte à la liberté individuelle. Naguère, le visiteur n’avertissait pas le protégé pour mieux le surprendre dans son quotidien. Aujourd’hui, il le prévient, ce qui adoucit incontestablement la brutalité de la tutelle, mais ne l’efface pas. Sans forcément avoir à rendre autant de comptes qu’auparavant, le visité ne peut échapper à l’exposition de sa vie privée. Dans ces conditions, il n’est d’autre moyen de défendre la visite que d’en sublimer l’enjeu. Ainsi s’explique l’innocence avec laquelle le confrère feint de dissoudre la sujétion sociale en alléguant les marques de gratitude et d’aménité chaleureuse que lui exprimeraient ses protégés :
« On a quand même une action personnelle, c’est qu’on va chez les gens, déjà je connais les enfants, le père, le compagnon, la maîtresse, on est chez eux, on est très très bien accueilli, jamais aucun problème, alors c’est cette dimension qui est très curieuse mais très importante. » (Confrère Saint-Vincent-de-Paul, ancien président de conférence, entretien réalisé en 2004.)
43L’incursion du confrère dans le logement du pauvre installe l’un et l’autre plus encore dans leur statut respectif de protecteur et de protégé. L’inspectorat de l’un est indissociable de la mise à nu pour l’autre, et c’est précisément cela que prisent les plus attachés à la doxa, au sein de la Société. Mais c’est aussi la cause du malaise que parviennent mal à dissimuler ces confrères (et consœurs) obsédés par la peur d’indisposer en commettant, bien malgré eux, des indiscrétions ou de se laisser aller au jugement. D’où leur trouble trahissant, d’une certaine manière, une rupture du consensus dont avait pu jouir, depuis toujours, cette procédure. Gardons-nous, en effet, du risque de surinterprétation auquel nous exposerait l’assimilation univoque de la visite à une police des pauvres en sous-estimant les réappropriations personnalisées des façons de se comporter en pareille situation. La sociologie critique peut parfois verser dans cette interprétation hâtive parce que négligente des manières dont la domination pouvait s’exercer et, corollairement, se retrouver ressentie et perçue23. Compte tenu de nos investigations, nous préférons être prudents et nous abstenir de tout commentaire univoque et sentencieux relatif à ce qui se joue au cours des interactions en question. En effet, la tournure des relations, telle que les évoquent certains visiteurs, laisse quelquefois pressentir des échanges de nature complexe, à tout le moins irréductible à un rapport simple de domination :
« Nous, on a des gens que mon mari visite, ce sont des Algériens, une famille d’Algériens depuis trois mois, c’est formidable, les liens qui se sont tissés déjà, ils ont un petit enfant et nous, on a eu un petit-fils, eh bien ! on a échangé et puis l’autre jour, pour nous remercier de ce que l’on fait pour eux, ils nous ont offert un grand plat de pâtisseries, des cornes de gazelles, c’est vraiment très gentil quand ça se passe comme ça, c’est très intéressant… » (Consœur, épouse de confrère, 69 ans, entretien réalisé en 2004.)
44Sans déduire naïvement des seuls récits des visiteurs, les tenants et les aboutissants des interactions, et sans nier la dimension évidemment inégalitaire de la relation, il convient, nous semble-t-il, d’accorder aux protagonistes engagés dans cette épreuve qu’est la visite une marge de jeu dont certains peuvent et savent user pour atténuer, sans jamais les suspendre, les effets de position :
« À propos d’elle, Mme X (présidente de la conférence) m’avait dit : “Il lui faut des coups de pieds aux fesses, je lui ai donné rendez-vous pour lui donner des conseils pour trouver une formation, elle n’est pas venue.” Moi, je l’ai rencontrée, elle m’a dit qu’il ne fallait pas la prendre comme ça, ne pas la brusquer, sinon, elle se cabre et on n’en fait rien… Avec moi, ça se passe bien, je m’entends bien avec elle, je l’écoute… L’autre fois, je lui disais qu’elle avait un petit ami et que c’est bien, elle m’a répondu que c’était juste un copain rien de plus, je lui ai dit que c’était normal, que c’est de son âge…, on parle…, Yves, c’est autre chose, je le reçois à la maison pour boire un café… Je suis la seule à inviter à la maison, mais je ne le ferais pas avec tout le monde… Avec Jacques, je ne pourrais pas le faire, il est un peu fou…, il tient sa maison très bien rangée, il fait des étagères, il travaille très bien et puis, un jour, on ne sait plus trop pourquoi, il casse tout, il est imprévisible…, une fois, je suis allé le voir, il n’avait pas mangé depuis plusieurs jours, il était saoul et il avait tout cassé, tables, chaises, tout, je l’ai aidé à tout remettre en place, c’est pourtant un gars gentil, il a pas eu de chance, mais dès qu’il boit… » (Consœur, 72 ans, veuve, Atsem retraitée, entretien réalisé en 2001.)
45Tout se passe comme si, avec l’obsolescence relative des critères moraux de sélection des secourus, la visite perdait progressivement sa raison d’être. Elle aiguise la tension que ne manquent pas d’éprouver des confrères distribuant des aides qui, pour l’essentiel, ne sont plus allouées qu’en obéissant au seul critère des ressources. De fait, la notion de responsabilisation, en tant que figure rhétorique de l’assistance, s’accorde de plus en plus mal avec la livraison à domicile de denrées alimentaires. Les anecdotes de confrères stigmatisant l’attitude de secourus en pleine forme physique, attendant devant leur télévision qu’on leur monte leurs denrées alimentaires, deviennent par trop récurrentes pour ne pas malmener un dispositif qui semble, en dépit de l’attachement que beaucoup d’anciens lui portent encore, avoir fait son temps.
« J’arrive à me demander s’il est bien courageux. Je ne suis pas sûr qu’il fasse beaucoup d’efforts pour chercher du travail, je ne voudrais pas être méchante, mais je crois qu’il se laisse un peu vivre… Je suis allée l’autre jour chez lui pour lui porter des colis. Il habite au quatrième étage et il n’y a pas d’ascenseur. Je l’ai appelé, il n’a pas voulu descendre, alors, je me suis dit “mince, il n’a que ça à faire, moi je viens lui apporter à domicile, tant pis, je ne ferai qu’un tour, il peut quand même se bouger un peu”, c’est ce que j’ai fait, j’ai laissé le reste du colis en bas, devant la porte, depuis, je n’ai pas de nouvelles…, ça n’a pas dû lui plaire… » (Consœur, 72 ans, veuve, Atsem retraitée, entretien réalisé en 2001.)
L’accueil au comptoir
46À l’exception de Saint-Vincent-de-Paul, toutes les associations qui, à Nantes24, interviennent dans l’aide alimentaire l’effectuent dans leurs locaux (siège ou antenne). Combiné à une maraude aux Restos du cœur et à la Croix-Rouge, ce mode de distribution est exclusif au Secours populaire, pour l’Église évangélique et l’Association de solidarité et d’entraide en France (Asef).
47Mais préciser que le don s’accomplit désormais massivement dans un local dédié à l’accueil des populations bénéficiaires ne suffit plus à le définir. Pour bien comprendre les mutations les plus récentes, il faut prêter une attention toute particulière aux dispositifs de réception des populations, d’une part, et aux conditions de prise des denrées, d’autre part. Depuis l’époque que nous avons qualifiée de renaissance, à la fin des années 1980, les initiatives qui ont vu le jour ont toutes justifié cette politique par des contraintes proprement « techniques » et des considérations morales.
Aux Restos du cœur : la convivialité en prime
48Au cours des dix premières années de fonctionnement, les Restos du cœur vont accumuler des expériences qui inspireront, ici ou là, des modes de distribution appelées, parfois, à servir de modèle. Ces derniers ont pu concerner des mesures destinées à supprimer, autant que possible, les longues queues de miséreux sur la rue pour parer aux pétitions du voisinage. Mais l’impulsion donnée aux innovations devait aussi et surtout répondre au souci d’épargner aux bénéficiaires l’épreuve avilissante de la file d’attente ainsi qu’à la volonté de rompre symboliquement avec l’imagerie des soupes populaires. Le souci de soigner le décor et de réfléchir à l’aménagement des espaces d’accueil allait procéder de ces mêmes intentions. Les locaux des Restos du cœur ont été maintes fois décrits. Il est bon, toutefois, de revenir sur l’architecture intérieure trahissant comment l’esprit Coluche impose sa marque sur les murs : une affiche représentant un grand fac-similé de chèque du Crédit mutuel au bénéfice des Restos (l’argent est le nerf de la guerre, il ne faut pas en avoir honte mais, bien au contraire, exhiber la ressource publicitaire pour stimuler les largesses d’éventuels sponsors sociaux) ; des photos-reportages d’événements locaux (concerts, match de football opposant une équipe des Restos à l’équipe du Football club de Nantes) pour donner à voir les réseaux et exposer la notoriété de l’association ; des poèmes écrits par des bénéficiaires, véritables panégyriques de Coluche, des hymnes aux Restos du cœur, des dessins d’enfants, des objets offerts aux bénévoles (peluches, etc.) sont autant de traces de contre-don dont la signification excède bien évidemment l’enjeu esthétique pour signifier ostensiblement l’appropriation par les bénéficiaires eux-mêmes d’un espace où ils doivent se sentir chez eux… Soulignons toutefois les limites de cette appropriation symbolique : le conseil d’administration de l’association (Paris) refusera la reproduction d’une peinture réalisée par un bénéficiaire représentant Coluche au motif qu’une seule photographie officielle a droit de cimaise aux Restos, celle imposée par la direction nationale.
49Le souci d’épargner au pauvre les affres de la stigmatisation va également se manifester par la mise en place de planning des distributions pour diminuer le temps d’attente puis, en un second temps, par l’annexion au comptoir de délivrance des denrées d’un espace pause-café doté de chaises et de tables où chacun peut éventuellement se poser et se mêler à la convivialité ambiante. L’espace cafétéria remplit les fonctions dévolues à un salon où l’on provoque les échanges. Quelle que soit la forme d’un don de proximité, et le don de vivres n’y échappe pas, celui-ci se conçoit difficilement sans une circulation de paroles : conseils et autres témoignages de prévenance. Mais depuis que la distribution s’opère en jonction avec la possibilité de séjourner, le temps d’une pause-café, dans les locaux, l’accueil revêt d’autres enjeux. En autorisant des échanges allant au-delà d’une communication phatique, la possibilité d’un passage prolongé augmente d’autant les chances d’entendre les bénéficiaires exprimer leurs soucis, leurs attentes, voire leurs tourments. Des carences se précisent, des sollicitations en tout genre s’affinent, deviennent pressantes, parfois problématiques. Un exemple entre mille : une bénéficiaire ayant accusé son concubin de l’avoir contaminé en lui transmettant la tuberculose, la présidente départementale fera établir un certificat par Médecins du Monde puis une attestation par les services sanitaires de la mairie qui infirmeront ces allégations. Elle nous confiera (2008) : « Moi, je ne veux pas donner là-dedans, les problèmes de cœur, c’est pas notre truc !, mais comme ils nous connaissent bien, on sert de tout, de psy, de conseiller, de mère, on n’y arrive pas toujours… » Mais si l’effet escompté de cette politique d’accueil est bien de donner son supplément d’âme à la livraison de nourriture, cela ne peut faire oublier qu’une minorité seulement, au grand dam des bénévoles les plus lucides, s’attarde dans les locaux après avoir pris possession du colis.
50Ce repliement du plus grand nombre, que nous avons nous-mêmes constaté, ne doit pas être surinterprété. D’abord, il ne signifie pas forcément une indifférence aux efforts faits pour rendre l’accueil agréable. Ensuite, mésestimer l’efficience de ces dispositifs reviendrait à oublier qu’ils ont permis de découvrir des besoins et des pathologies qui, progressivement, allaient justifier l’élargissement de l’offre de prestations (dentiste, esthéticienne, psychologue, coiffeur, etc.). C’est d’ailleurs en tenant compte de cette intention de provoquer une rencontre toujours probable qu’il faut comprendre l’obligation faite aux bénéficiaires de se déplacer en personne et non pas de déléguer à autrui le soin de réceptionner son colis alimentaire. Le titulaire d’une carte doit également se déplacer le jour prévu pour sa réception. En cas d’empêchement (maladie ou indisponibilité majeure) qui ne saurait être systématique, on consent à ce qu’un ami, parent ou connaissance puisse exceptionnellement se substituer au porteur de carte pour récupérer les denrées. Le fait même d’obliger, en pareilles circonstances, à prévenir (téléphone, courrier, procuration) limite l’éventualité de cette tolérance. Nul doute que derrière l’intention de générer de la sociabilité se profile aussi celle, plus ou moins explicite, de transmettre des normes. L’objectif est clairement énoncé, en ce qui concerne la diffusion de règles diététiques. En matière de puériculture, également, comme nous le soulignait au début des années 2000, une jeune infirmière diplômée de 34 ans, inactive mais bénévole à temps plein au siège depuis cinq ans :
« Il est parfois très ennuyeux de donner aux mamans les produits pour les bébés alors que celles-ci ne viennent pas et confient leur carte à une autre maman ou personne. Le Relais bébé qui a lieu une fois par semaine nous permet de discuter avec les mamans, de les conseiller, mais pour ça, il faut qu’elles viennent… »
51L’engouement des responsables des Restos du cœur pour les politiques de (ré) insertion et de (re)socialisation, dont nous reparlerons dans le chapitre suivant, correspond pleinement à la culture revendiquée par l’organisation. Aux « Restos », tout le monde (bénévole) s’embrasse et s’appelle par le prénom. Cette sociabilité fortement expressive d’où l’association puise d’ailleurs l’une de ses marques distinctives (l’ambiance chaleureuse, la culture des potes, l’esprit Coluche, etc.) tranche effectivement avec les échanges, toujours affables et parfois amènes, mais nettement plus policés ayant cours entre les confrères de Saint-Vincent-de-Paul. À la différence de ces derniers, aucun bénévole des Restos, qu’il soit responsable ou non, ne porte cravate, costume ou tailleur. Toutefois, ne déceler dans l’élan convivial et l’hexis corporel que des manifestations spontanées d’un habitus social, par définition, incontrôlé serait réducteur. L’encouragement à la camaraderie, façon de faire vivre spectaculairement « l’esprit Coluche », irrigue de part en part le projet managérial au point d’être devenu pour beaucoup de bénévoles, la marque distinctive de leur organisation.
À Saint-Vincent-de-Paul : une charité exercée sur pièces
52En 2002, la Société Saint-Vincent-de-Paul déménage de ses appartements situés dans un quartier ancien résidentiel qu’elle occupait depuis sa fondation pour un local beaucoup plus vaste situé sur un boulevard excentré. Une telle décision, née d’une réflexion sur les moyens d’intervention et aussi de l’effet d’aubaine d’un legs important, tombait à pic pour redonner du souffle à l’œuvre. À cause de son incapacité à satisfaire aux exigences de stockage de denrées, notamment périssables, et aux demandes de secours provenant de zones dépourvues de conférence, la Société était entravée dans son action. Le choix de favoriser l’accueil butait, en effet, sur l’exiguïté de l’ancien siège. Les observations que nous y avions menées, peu de temps avant le déménagement, confirment effectivement l’impossibilité d’y conduire une politique ambitieuse. Un couloir d’entrée, long d’une douzaine de mètres, faisait office de salle d’attente occupée par cinq chaises et une table sur laquelle quelques dépliants étaient offerts aux visiteurs. Des affiches, soigneusement punaisées sur des panneaux de liège, renseignaient sur les services sociaux et autres associations d’entraide… Une large publicité réservée aux actions menées par des partenaires publics et privés en direction des personnes âgées informait sur les politiques sociales et mettait en exergue le dévouement à l’adresse de cette classe d’âge. Même s’il laissait peu de chances d’être entendu par les demandeurs en mal de secours, sauf à leur signifier l’origine de la libéralité, un appel au don prévenait : « La Société Saint-Vincent-de-Paul a besoin de vous. Aidez-la par vos dons et legs. Vous participerez ainsi à la lutte contre toutes les formes de misère de notre temps. La totalité des sommes ou des biens légués ira à la Société de Saint-Vincent-de-Paul qui, reconnue d’utilité publique, est exonérée de tous les droits de succession. Consultez votre notaire. »
53Des fascicules du Comité français d’éducation par la santé qu’éditent les Cnam, des papillons portant des slogans incantatoires : « Il y a toujours une bonne raison de préférer la vie » sur fond nuageux traversé d’un arc-en-ciel… recouvraient l’unique petite table et les murs du couloir. En l’absence d’investigations approfondies, les usages que font les gens de tous ces messages censés leur être adressés ne peuvent être que subodorés.
54Que les affiches tapissant les murs et les dépliants, comme nous l’avons remarqué, ne suscitent, la plupart du temps, que peu de curiosité n’implique pas forcément qu’ils ne servent à rien. Leur fonction consiste autant à marquer le lieu, signaler l’action, fournir quelques repères, transmettre le sens général de la mission, bref, l’identité grossière de l’association qu’à livrer des renseignements précis auxquels la plupart des visiteurs semblent indifférents. Analogiquement, la lecture ou, plutôt, la confrontation à ces affiches et panneaux recouverts d’informations (censément) utiles font penser à la réception des hauts-reliefs de la colonne Trajane à l’époque impériale telle que l’imagine Paul Veyne qui conclut que « la colonne n’informe pas les humains, n’essaie pas de les convaincre par sa rhétorique : elle les laisse seulement constater qu’elle proclame la gloire de Trajan à la face du ciel et du temps25 ». Vissés sur leur chaise, ces visiteurs apparaissent effectivement le plus souvent bien incapables de se laisser distraire du motif de leur venue. La majorité d’entre eux attendent leur tour, tout occupés sans doute à fourbir l’argumentation à développer au cours de l’entrevue. Chacun s’efforce de se montrer patient et discipliné, conscient que l’issue heureuse de l’entrevue dépendra de l’impression produite. Les comportements adoptés pendant l’attente rendent d’ailleurs bien compte de ce qui se joue : des postures ostensiblement révérencieuses, des paroles de mères accompagnées de leur enfant qui tiennent à prouver leur bonne volonté éducative : « Tiens-toi bien, mouche ton nez, viens là que je remette ta chemise… » En réponse à son jeune garçon pointant du doigt une peinture représentant le christ en croix, une femme lui chuchotera : « Restes tranquille, c’est le jésus ! »
55Les attitudes observées en ce lieu tranchent avec celles aperçues aux Restaurants du cœur ou au Secours populaire où l’atmosphère générale supporte un léger brouhaha, tolère même des éclats de voix et se prête au relâchement. Là, au contraire, la réception se déroule en plusieurs phases ritualisées : le demandeur sonne à la porte, est reçu par une secrétaire qui l’invite à s’asseoir dans le couloir faisant office de salle d’attente. Là, il fera craquer sous ses pieds le parquet ciré avant de gagner la chaise qu’on lui destine. Bref, tout concourt à donner une certaine solennité au lieu et à la démarche. On n’entre pas ici comme dans un moulin. Ensuite, après quelques minutes (5, 10, voire plus) d’une attente quasi initiatique, le demandeur est convié par un confrère (ou une consœur) à entrer dans une grande salle de réunion où se déroule l’entretien. Là, le décor ne laisse sans doute pas d’impressionner et d’imposer une posture déférente : un médaillon de bois sculpté (0,60 m de diamètre) ainsi qu’une peinture (1,20 × 0,70 m) représentant Monsieur Vincent, figure éponyme de la Société, une photo officielle du pape d’alors (Jean-Paul II) encadrée en bois (0,70 × 0,50 m) et une gravure d’Ozanam, le fondateur de l’œuvre en 1833, ainsi que des représentations de la Vierge et de Saint Jean sans compter de multiples statuettes de la Vierge s’éparpillent sur les murs et les étagères. Dans le nouveau local, le parquet ne craque plus, mais les posters et autre signes religieux sont toujours là. Notre séjour dans l’ancien siège, en 2001, autorisé et justifié pour y consulter les archives des conférences nous offrit, fort opportunément, le loisir d’assister à quelques entretiens. L’échange retranscrit in extenso de deux d’entre eux (voir encadré, page suivante) permet d’éclairer comment s’apprécie, lors du premier contact, un appel au secours lancé à Saint-Vincent-de-Paul.
Observations au siège de Saint-Vincent-de-Paul, 23 mars 2001
Entretien 1
La consœur qui auditionne le demandeur : cinquantaine, élégante, cheveux blonds cendrés, coupe parfaite, pantalon noir, veste à carreau noir et blanc finement rayée de rouge et de vert, tient sa place avec une bienveillance contrôlée.
Le demandeur : un homme, cinquantaine apparente, vêtements usagés, visage fatigué, voix abîmée, doigts jaunis par la nicotine.
– La consœur : Bonjour Monsieur, alors qu’est-ce qui vous amène chez nous ?
– Le demandeur : Je suis dans la précarité, un peu dur dur… Je sors d’un CES… donc c’est la précarité, je suis dans la… mouise (ton appuyé) depuis mai.
– La consœur : Pourquoi ?
– Le demandeur : Je ne sais pas, je n’avais pas le papier quand je suis allé voir au CCAS… Je dois me débrouiller pour me loger. Je suis chez des amis que je connais bien mais je suis à leur charge… Je veux surtout bouffer… Depuis un mois, j’ai plus de revenu, moi, ça m’ennuie de faire le mendiant mais bon, c’est eux qui m’avancent tout.
– La consœur : Vous pouvez faire la popote ? Vous avez de quoi ?
– Le demandeur : Oui.
– La consœur : Je vais prendre vos coordonnées et une conférence vous suivra pour les paperasses et tout le reste, mais pour votre logement, qu’est-ce qui manque pour que ça se débloque ? Vous avez des papiers ?
– Le demandeur : Oui (il montre les papiers qu’il tenait dans ses mains depuis le début de l’entrevue), vous voyez, je ne vous mens pas, j’ai même travaillé chez des sœurs en CES.
– La consœur : Qui vous a envoyé nous voir ?
– Le demandeur : De bouche-à-oreille.
– La consœur : Je vais vous demander quelques renseignements sur votre situation, votre âge, votre situation matrimoniale, où vous êtes né.
– Le demandeur : J’ai 56 ans, je suis reconnu comme handicapé… Mon CES, j’étais aide agent d’entretien, je suis né à Châteaubriant.
– La consœur : Vous êtes de nationalité française ?
– Le demandeur : Oui.
– La consœur : Vous vivez seul ?
– Le demandeur : Oui.
– La consœur : Vous n’avez pas d’enfant ?
– Le demandeur : Non.
– La consœur : Quel est le motif de votre visite ?
– Le demandeur : J’ai faim, je commence à en avoir marre des sandwichs, je fais 60 kg pour 1,75 m.
– La consœur : Vous étiez hébergé où pendant votre CES ?
– Le demandeur : Ici ou là, chez des amis.
– La consœur : Je ne veux pas être indiscrète, mais pourquoi avez-vous été dans cette situation avant le CES ?
– Le demandeur : J’ai fait une connerie, à cause de l’alcool, j’ai été en taule neuf mois et après, j’ai… tout perdu, ma femme, mon logement, mon boulot, j’ai tout perdu…
– La consœur : Vous avez fait des demandes pour avoir le RMI ?
– Le demandeur : Pas encore, j’ai été voir les Assedic pour récupérer l’ASS que j’avais déjà, avant le CES…
– La consœur : Vos amis qui vous hébergent, vous ne leur devez rien, c’est gratuit ?
– Le demandeur : Je ne reste pas chez les mêmes, j’aide comme je peux, le plus que je reste je donne 1000 F pour contribuer…
– La consœur : Donc, je marque : pas de ressources, a fait des demandes… – La consœur : Vous connaissez le fonctionnement de Saint- Vincent-de-Paul ?
– Le demandeur : Oui, un peu… J’ai été obligé, vu mon accident d’alcool, je fais partie de…, j’ai été obligé de faire partie de Vie libre, c’est les sœurs de Saint-Gildas, où que j’ai fait mon CES, c’est une ligue antialcoolique qui…
– La consœur : Vous voyez ce que j’ai écrit (elle tend la fiche d’enquête), alors une conférence va vous contacter et ils verront avec vous plus précisément, je vais vous chercher un colis…
– Le demandeur : Merci Madame ou…, ma Sœur…
– La consœur : Non, Madame (elle part chercher le colis et me laisse seul avec lui).
– Le demandeur (à mon adresse) : À 56 ans, ce n’est pas facile de mendier (les larmes dans les yeux), ce n’est pas facile, bonjour la galère… L’alcool, c’est fini, tout ça pour des conneries…
– La consœur (revient, chargée d’un colis alimentaire) : Voilà, Monsieur, je vous ai trouvé ça, au revoir, je vous souhaite bon courage, Monsieur… (ton très chaleureux).
Entretien 2
La consœur est la même personne que pour le précédent entretien.
La demandeuse est une très jeune femme accompagnée de sa mère. Toutes deux résident dans une cité accueillant des familles sous-prolétaires, aux confins d’un grand ensemble de logements sociaux.
– La consœur : Bonjour Mesdames, qu’est ce qui vous amène ?
– La demandeuse : Une aide financière pour payer des factures…
– La consœur : Ah, mais attendez ! Avant, il faut que vous me parliez de votre historique, il faut qu’on sache ce qui vous a amené à cette situation.
– La demandeuse déclare vivre avec son concubin, qui ne travaille pas, avec qui elle élève son enfant qui a un an. […]
– La consœur : Vous êtes venue comment ? Qui vous a amenée ?
– La jeune femme ne s’empressant pas de répondre, c’est sa mère qui le fait à sa place : elle est déjà venue il y a six ans.
– La consœur : On va voir ça tout à l’heure, vous devez être dans notre fichier si vous êtes déjà venue… Vous n’êtes pas suivie par une assistante sociale ?
– La demandeuse : Non.
– La consœur : Ce serait intéressant d’être suivie.
– La demandeuse : Si, j’en vois une.
– La consœur : Où ?
– La mère intervient : Rue…, c’est dans les quartiers nord.
– La consœur : Vous aviez été aidée lorsque vous aviez fait appel à Saint-Vincent-de-Paul ?
– La demandeuse (la mère répond à sa place) : Oui, tu avais eu des colis et puis des aides…
– La consœur : Je vais vous demander votre nom, avez-vous vos papiers d’identité, c’est plus facile pour moi de les lire, ça m’évite de vous faire épeler et puis c’est pour que votre demande ne soit pas rejetée…
Elle prend note des renseignements contenus dans une attestation qu’il m’est impossible d’identifier.
– La consœur : Vous êtes de nationalité française ?
– La demandeuse : Oui
– La consœur : Votre adresse ?
– La demandeuse : Rue…
– La consœur : Votre n° de téléphone ?
– La demandeuse : N°…
– La consœur : Vos ressources ?
La demandeuse tend ses papiers sans dire un mot…
– La consœur : Vous avez 189 F de RMI ?
– La mère intervient : Oui parce que son ami est au chômage, il touche l’allocation dégressive…
– La consœur : Alors, ça fait, en tout, 2657 F… Vous ne touchez pas l’APL ?
– La mère intervient…
– La consœur : Ça vous fait donc 535 F de loyer restant à votre charge… La consœur pose les questions relatives aux charges diverses (EDF, téléphone).
– La consœur : Assurance voiture ?
– La demandeuse : 756 F/mois.
– La consœur : 756 F !? Ah, vous avez un malus…
– La mère intervient : Bien oui, mais la voiture, c’est au cas où il y aurait du travail, on ne sait jamais, c’est ça qui les met dedans, l’assurance voiture…
– La consœur : Avec ce que touche votre compagnon, ça vous fait 3800 F/mois et il vous reste 2000 F.
– La consœur : Avez-vous des dettes ?
– La demandeuse : Oui (elle sort des factures), un mois de loyer et la dernière facture de téléphone 357 F.
– La consœur : Donc vous avez besoin qu’on vous aide pour…
– La demandeuse : Les factures !
– La consœur : Vous ne souhaitez pas de l’alimentaire ?
– La demandeuse : Bien, ça nous aiderait…
– La consœur : Alors, votre adresse, c’est rue…, c’est où cette rue ?
– La demandeuse : Vous connaissez la nouvelle prison boulevard Einstein, c’est dans ce quartier [il s’agit d’un grand ensemble excentré d’habitat social].
– La consœur : Bon, excusez-moi, je vais voir de quelle conférence vous allez dépendre (elle se lève, consulte le registre des personnes aidées, en extrait une fiche). Rien ne se perd, vous voyez, vous habitiez alors rue…, c’était en 1995, ça fait donc bien cinq ans…
– La demandeuse : Oui, c’est ça.
– La mère de la demandeuse : Dans les HLM près de chez nous, il y a un monsieur qui amène des colis alimentaires dans les immeubles.
– La consœur (elle sort de la salle et s’en va chercher le sac de victuailles pendant que la mère et sa fille attendent patiemment sans échanger un seul mot) : Voilà, c’est Notre-Dame-de-Lourdes, la paroisse qui est en bas du Pont du Cens, qui va s’occuper de vous.
– La demandeuse : Quand est-ce qu’ils vont venir ?
– La consœur : Début de semaine prochaine, ils prendront contact avec vous et verront quelle aide financière ou quoi ils peuvent vous apporter.
– La mère de la demandeuse : Elle aura une réponse quand ?
56Dans les nouveaux locaux, la réception des demandeurs de secours obéit aux mêmes procédures décrites ici de l’attente puis de l’entretien en tête à tête avec un bénévole. À la veille de son déménagement, l’association avait émis le projet d’ouvrir une épicerie sociale qui allait s’avérer éphémère. L’échec de cette réalisation qui devait inaugurer un mode d’intervention mieux en phase avec le crédo dominant de l’insertion, ne fait que traduire la difficulté de l’œuvre à opérer les mutations épousant l’air du temps. Aux dires de l’ancien président de la Société (un médecin biologiste d’une cinquantaine d’années, dirigeant l’un des plus gros laboratoires d’analyses médicales de la ville), initiateur du projet, ce dispositif devait contribuer à une meilleure « responsabilisation » de sa situation par l’individu secouru. Au contraire de la logique du comptoir, suspecté de nourrir sans accompagnement et d’enfermer dans l’assistanat, l’épicerie sociale était censée répondre aux attentes de ses promoteurs qui escomptaient redonner de l’autonomie aux intéressés en élargissant l’offre de secours à des cours de cuisine, des conseils d’élaboration de budget, etc. Mais faute d’un encadrement ad hoc, Saint-Vincent-de-Paul devait renoncer à l’expérience au bout seulement de trois ans. À la grande désolation d’un membre du conseil de l’œuvre, l’épicerie n’attirait « que des femmes envoyées par l’assistante sociale parce qu’elles avaient des dettes et qui, de plus, étaient très mal suivies par la conseillère économique et sociale… […] Les ateliers cuisine ne fonctionnaient pas, ils étaient désertés… Pour que les gens remboursent leurs dettes, il faut faire appliquer les contraintes et pour ça, les suivre, c’était pas le cas, les gens venaient pour l’épicerie, point barre ».
57Des désaccords importants avec la conseillère économique et sociale recrutée comme salariée mettront un point final à l’initiative et à la poursuite de cette expérience éphémère de Saint-Vincent-de-Paul sur le terrain de l’insertion.
Au guichet du Secours populaire : une délibération collégiale
58Le siège du Secours populaire est situé dans une maison banale en marge du centre-ville, le long d’un boulevard particulièrement passant. L’entrée s’y fait par une porte de garage qui tient lieu de salle d’attente. Ici, également, les murs sont tapissés d’affiches variées (campagnes pour l’économie d’énergie, de lutte contre le tabagisme et contre l’alcoolisme…, appel à la solidarité, à l’action, listes de services dédiés à des populations ciblées). Un vieux tapis usé recouvre un sol bétonné. Les murs sont peints, lépreux par endroits, les fauteuils, dépareillés, ne sont pas d’une première fraîcheur. La chaleur du lieu qui peut s’échapper du sourire ou de l’aménité d’un bénévole ne tient pas au décor.
59Une personne en quête de secours (argent, denrées alimentaires) qui vient pour la première fois est invitée à fournir, en vue de son inscription, les attestations nécessaires à la constitution de son dossier. Les personnes de l’accueil insistent pour se faire présenter les pièces conditionnant l’inscription (EDF, quittance de loyer, fiche de RMI, avis d’imposition). Les échanges libres et spontanés sont, à ce moment-là, plutôt rares. Si d’aucuns s’appliquent à user d’un ton et de mots adoucissant la rigueur de ce qui s’apparente à un interrogatoire, d’autres, au contraire, s’en tiennent scrupuleusement à leur rôle de bureaucrate, non sans susciter, d’ailleurs, quelque récrimination de la part de certains bénévoles :
« Je suis pas forcément pour l’unicité mais on est parfois dans des situations très limites, y compris des bénéficiaires, on a quelques collègues qui traitent ces gens comme des chiens… On porte un regard de gens structurés, complètement à l’ouest… On est passé à l’informatique en 2013 alors, c’était bien, ça a facilité les choses mais, ça fait aussi que maintenant, on dit parfois aux gens : “Vous ne vous appelez plus Robert, Jeanine ou Fatouma, vous êtes 10-44, on va vous donner votre carte et vous la gardez précieusement”…, tu parles ! Dire ça à des gens qui sont parfois un peu perdus. » (Bénévole depuis 3 ans, ancien militant communiste, haut fonctionnaire en retraite, entretien mené en 2014.)
60Du Secours populaire comme, d’ailleurs, des autres guichets associatifs, le demandeur incapable ou récalcitrant à décliner sa situation ne se fera jamais éconduire la première fois. Il repartira toujours avec un colis, averti que cette faveur ne se reproduira pas. On lui rappellera la procédure, en lui signifiant accessoirement que ces mesures de contrôle sont indispensables pour éviter les abus et assurer une distribution équitable.
61Une fois les formalités remplies et la qualité d’ayant droit établie, un rendez-vous est fixé afin de procéder à l’adhésion. Dans l’éventualité d’une sollicitation financière, un bénévole examine la situation, prend connaissance des ressources et des charges, du montant et de la nature des dettes, complète, vérifie, souvent par téléphone, auprès des organismes concernés (Caf, EDF, Cram, services sociaux, etc.) l’exactitude des déclarations. À la suite de cette entrevue, l’intéressé est averti du jour où il devra revenir prendre connaissance de l’issue donnée à sa demande. Celle-ci est étudiée par plusieurs bénévoles « spécialisés », rompus à l’instruction de ce type de dossiers, qui délibèrent et statuent. En cas d’évaluation favorable, on fixe un montant pour la participation au remboursement des factures. L’organisme, EDF dans la majorité des cas, recevra directement du Secours populaire la somme correspondante.
62Les démarches faites en vue d’obtenir une aide alimentaire, non exclusive d’ailleurs des autres prestations, connaissent un déroulement assez semblable. Son inscription réalisée, la personne se voit convoquée à une date précise pour y recevoir son colis mensuel. Le jour fixé, en fonction de la première lettre de son patronyme, le demandeur, désormais recensé dans le fichier des « ayants droit », se présente, décroche un ticket d’attente, patiente jusqu’à l’appel de son nom par le ou la préposé(e) à l’accueil qui lui délivre un ticket sur lequel figurent la composition familiale et la mention indiquant l’éventuelle restriction relative aux interdits alimentaires. Un bénévole l’informe du jour de la prochaine distribution et l’envoie vers un comptoir derrière lequel d’autres bénévoles sont chargés de la confection des colis. Les stocks de denrées restent soustraits au regard des demandeurs qui n’ont qu’un choix restreint des produits. Le colis n’est pas gratuit, il coûte aujourd’hui en fonction du quotient familial, 1 euro ou 1,50 euro (tarif 2012). C’est l’arrivage qui gouverne le contenu du panier.
Sur le front de la misère de la rue…
63À la différence des pauvres qui, de leur propre initiative ou bien, plus fréquemment encore, sur les conseils de travailleurs sociaux, aspirent à recevoir une aide alimentaire régulière, il est une catégorie de démunis qui n’empruntent pas les cheminements jalonnés de procédures. Pour ceux-là, ont été mises en place des formes idoines d’accueil de jour offrant le loisir, de 9 heures à 17 heures, de se poser, de prendre un petit-déjeuner ou de se restaurer le midi, de consommer toute la journée des boissons non alcoolisées à des prix très modiques (avec une uniformisation des prix à l’échelle de la ville par suite d’une intervention du CCAS) sans avoir à se soumettre à la moindre formalité bureaucratique (identification, inscription, etc.). Nous avions signalé ces lieux dans le recensement exhaustif des dispositifs existant (chapitre i). L’un est affilié aux Restos du cœur et les deux autres à l’association Eaux vives (Brin de causette et La Claire-Fontaine). À l’intention, toujours, des mêmes personnes souvent trop instabilisées pour entrer ou rester dans les cadres bureaucratisés des aides légale ou privée, on rappellera l’existence, sur la ville, d’autres initiatives, cette fois itinérantes, portées par les Restaurants du cœur (depuis 1990), l’Association des jeunesses musulmanes de France (depuis 1997), Saint-Vincent-de-Paul (entre 1998 et 2003) et la Croix-Rouge française.
64La présence, plus ou moins précoce, sur ces deux créneaux fournit un bon indicateur de la concurrence que se livrent les associations. L’échec de certaines tentatives prouve d’ailleurs que ces dernières ne sont pas toutes également armées pour affronter les défis que l’envie d’occuper le terrain contraint à relever. Rendre compte des raisons conduisant parfois à l’abandon de ce type d’intervention s’avère, à cet égard, riche d’enseignements. À l’origine des premières initiatives, on retrouve toujours la volonté de contourner la répugnance des plus désaffiliés à se diriger vers les canaux classiques de l’assistance, massivement vécus comme l’engrenage d’une insupportable sujétion26. La première formule destinée à entrer en contact avec ceux qui passent entre les mailles du filet de sécurité, voit le jour à Nantes en 1970 : Brin de causette est ce local ouvert aux gens de la rue, sans conditions particulières sinon celle de se conformer à la police des lieux en respectant certains interdits dont la consommation d’alcool. Suivant la volonté de sa fondatrice Marion Cahour, tout y est gratuit27. La seconde formule prend la forme d’une distribution itinérante. Les Restos du cœur, à nouveau, jouèrent un rôle pionnier en équipant un ancien autocar dans les années 1990 pour assurer les soirs d’hiver, en trois points de la ville, des distributions de repas chauds. Peu de temps après, Saint-Vincent-de-Paul, qui avait complètement négligé les populations les plus marginalisées (les clochards d’hier et les SDF aujourd’hui) finit par emboîter le pas des Restos pour se lancer à son tour, durant trois années, au-devant des SDF. La dernière opération en date émane d’une antenne du Secours islamique.
Saint-Vincent-de-Paul et Brin de causette : un aveu d’impuissance
65Un répertoire d’action ne se choisit pas au hasard. Son adoption dépend de la philosophie de l’aide mais également, sinon plus, des ressources nécessaires à sa mise en œuvre. Des ressources financières mais également humaines. Les contacts avec les populations les plus marginalisées demandent des aptitudes à supporter les affres et les stigmates de la misère de la rue, à surmonter parfois des dégoûts, à assumer les risques d’une implication physique, bref à maîtriser de nombreux aléas auxquels les bénévoles ne sont toujours ni socialement ni culturellement préparés28. La résolution prise par les responsables de Brin de causette de fermer pendant une semaine, en juillet 2014, leur local après une série d’incidents violents témoigne, certes, de comportements difficilement conciliables avec la convivialité recherchée, mais surtout de l’impuissance de ces bénévoles, souvent âgés et animés de leur seule bonne volonté catholique pour prévenir les désordres. Les appels répétés diffusés dans la presse locale, entre 2011 et 2015, à venir renforcer les rangs pour encadrer les jeunes bénévoles provenant régulièrement des lycées privés peuvent se lire comme un aveu de fragilisation. De même, l’échec, au début des années 2000, d’un restaurant social ouvert sous l’égide de Saint-Vincent-de-Paul ne s’explique pas autrement que par l’impéritie des confrères, majoritairement âgés et complètement désemparés face à des populations très différentes de leurs « protégés » habituels : « Alors on avait aussi un restaurant, mais ça n’a pas marché parce qu’il y avait trop de bagarres » devait déplorer un ancien président du Conseil particulier. Pour des raisons en partie similaires, rien ne pouvait paraître plus incongru aux confrères accoutumés à la visite à domicile et peu familiers de déambulations nocturnes, que de se transporter en soirée à la rencontre des pauvres de la rue. Aussi la distribution de rue ne pouvait-elle se concevoir qu’au moment où quelques jeunes, stimulés par l’exemple du car des Restaurants du cœur, allaient se proposer de la prendre en charge :
« Pour les SDF, nous avons un groupe de jeunes de Saint-Pasquier [quartier résidentiel huppé], des jeunes de moins de 25 ans, ils ont mis des équipes qui, tous les week-ends, le samedi entre 6 heures et 8h30 du soir, le dimanche jusqu’au soir, tournent, avec des voitures fournies par chaque conférence, ils embarquent les jeunes, des couvertures et des sandwichs et ils font le tour des SDF en week-end. Et ces jeunes, j’en ai deux, enfin plusieurs qui ont fait ça, qui m’ont raconté, moi je n’y suis pas allé, mais qui m’ont dit : “M. L., vous savez, c’était émouvant” parce que, ce qui se passe c’est que les types sont au courant, tout le monde veut que ça marche et alors ils parlent beaucoup de ces jeunes et ils ont un comportement avec les jeunes, ces SDF, à part quelques incidents de parcours, un peu, vous savez on a connu ça dans les hospices, les maisons de vieux, et les vieux portent sur vous l’affection qu’ils auraient portée à des petits enfants qu’ils n’ont pas, donc vous avez là, la différence d’âge fait que ces SDF, sont déjà des hommes ou des femmes d’âge mûr, accueillent très bien les jeunes et leur parlent. Alors le rapport est matériel, la soupe, etc., mais en plus il y a un contact psychologique extraordinaire et très riche. Bon ça c’est une première expérience pour dire que les SDF ne sont pas à part. » (Confrère membre du Conseil central, responsable de conférence de centre-ville, 73 ans, ancien cadre commercial, entretien réalisé au siège de Saint-Vincent-de-Paul, 2000.)
66Revigorer la Société, secouer les habitudes profondément ancrées, sortir les anciens de la routine, pour ne pas dire de leur léthargie : la finalité de l’opération « sandwich » ne s’épuise pas dans la distribution de casse-croûte mais fait partie, comme le déclare un jeune confrère, étudiant en droit et initiateur de cette action, d’une entreprise plus ambitieuse de dépoussiérage de l’image de l’œuvre :
« Il faut dépoussiérer un peu l’image de Saint-Vincent-de-Paul qu’on a, de voir une grande majorité de personnes âgées à Saint-Vincent-de-Paul, mais là on essaie de remettre à nouveau des jeunes. Au niveau des jeunes à Saint-Vincent-de-Paul, ça bouge depuis quelque temps et moi, ce qui m’intéressait, c’était un petit peu de mixer les âges à travers cette activité-là dans la mesure où déjà, à Saint-Vincent-de-Paul, on a une division en secteurs paroissiale, donc il y a une forte densité paroissiale même au niveau de l’aide des plus démunis, donc là ça permet d’avoir une activité un petit peu “départementale”, chaque conférence a participé à cette activité-là, et en plus, au sein de cette activité-là, ça permet dans une même voiture de réunir une personne “âgée”, quelqu’un qui travaille, des lycéens, des […], et en fait tout le monde s’entend très bien et il y a une bonne ambiance et c’était aussi un peu le but de cette activité. […] Donc on tourne du 31 octobre au 31 mars le samedi soir et le dimanche soir. La préparation des sandwichs commence à 18 heures à Saint-Pasquier. On fait chauffer la soupe, on fait la petite prière même en attendant que la soupe chauffe. En général ça dure jusqu’à 8 h 30 minimum, 9 h, 9 h 15 maximum. »
67Pour faire admettre le montage de cette opération, il aura fallu convaincre les anciens, lever leurs réticences d’ordre essentiellement sécuritaire, relatives à des questions d’assurances ou de risques d’agression en les amenant à se défaire de leurs appréhensions plus qu’à les persuader de la noblesse de l’idée. Plus que l’espoir de dispenser la bonne parole qui s’évanouit vite à l’épreuve des premières rencontres, c’est celui d’échafauder des perspectives de réinsertion qui sert de nerf à l’action :
« La notion de sandwich et de soupe, à mon avis, c’est plus une notion de contact avec eux qu’une notion de nourriture, bon, il y a très peu de véritables SDF. Dans ceux qu’on connaît, il y en a trois, trois ou quatre. Tous les autres, bah, ils ont des squats c’est plutôt des marginaux quand même qui sont, bah, les vrais SDF qui vivent dans les squats et tout ça. 25 % des sandwichs, à mon avis, j’ai pas fait de statistiques exactes mais, en gros, partent aux chiens, devant nous, c’est-à-dire qu’on amène un sandwich et il part pour le chien, bon. Si vous voulez, c’est plus, moi, je vois ça plus comme une notion de contact avec eux, établir le contact. […] notre but c’était de discuter avec eux et d’essayer de leur proposer un peu toutes les activités départementales que propose Saint-Vincent-de-Paul, c’est-à-dire le vestiaire, la Banque de meubles quand certains sont logés et puis même d’essayer de les orienter vers des foyers d’accueil parce que ceux qu’on voit c’est vraiment les exclus des exclus quoi, même les orienter vers le couscous… [dit de l’amitié distribué par des fidèles de la Mosquée]… on voit tout de suite, au fur et à mesure des discussions, ceux qui pourront s’en sortir et ceux qui sont […], c’est malheureux à dire, mais irrécupérables parce qu’ils sont clos dans leur histoire… Ils auraient l’argent pour trouver un appartement, ils pourraient se loger mais ils dorment par terre parce que ça leur plaît, quoi. Il y a eu une période où il a fait vraiment froid et l’un d’eux a dit : “Oui, j’en ai marre, mais si ça continue encore quinze jours je vais me trouver un logement” parce qu’il touche le RMI, des allocations, même…, même certains n’ont pas une grosse fortune personnelle mais ils ont quand même quelques centaines de francs parce que beaucoup ont travaillé déjà avant. Beaucoup ont travaillé. Il y en a un qui pourrait s’en sortir, c’est quelqu’un qui est place du Commerce, enfin, qui bouge pas mal, lui, il a travaillé dans les Émirats arabes comme menuisier et c’est quelqu’un qui travaille très bien d’ailleurs. Il a aidé bénévolement à refaire le Conseil départemental de l’intérieur de Saint-Vincent-de-Paul, c’est du beau travail et là il ne trouve plus de travail parce qu’il arrive à un âge où…, donc là il y a quelqu’un qui est artisan et qui aurait peut-être besoin de lui donc et on essaie de leur filer des adresses comme ça, mais malheureusement, beaucoup, c’est un contact plus affectif que d’essayer de les sortir. On voudrait parfois leur dire : “Essayez de vous en sortir” mais le rythme alcool, petit squat et la manche dans la rue, bah, ça fait que c’est pratiquement impossible. » (Entretien réalisé en 2000.)
68Orchestrée et soutenue par un trop petit noyau de jeunes volontaires, la maraude qui reposait sur leur seule énergie, ne devait pas survivre à leur désengagement.
L’Oasis « Chez Denise » : une utopie reprise en mains
69Les Restos du cœur seront donc les premiers, à Nantes, en 1991, à aller à la rencontre des plus marginalisés en sillonnant la ville en soirée avec un autocar transformé en soupe populaire itinérante. Mais là ne s’arrête pas l’intervention ciblée en direction des gens de la rue. La création, au nom hautement symbolique de « l’oasis du cœur », d’un local relativement excentré leur donne effectivement la possibilité, trois jours par semaine, de se restaurer, de se laver, de lire et de rencontrer des bénévoles susceptibles de leur fournir conseils et renseignements. Ces publics, caractérisés par une désaffiliation extrême se signalent aussi, parfois, par l’esquive de toute proposition requérant, de leur part, de se plier aux normes administratives. L’incapacité de justifier de sa situation (défaut de pièces, absence de domiciliation) ou le refus de toute injonction avérée ou suspecte de policer les mœurs, en matière d’addictions essentiellement, réservent peu de chance d’une soumission aux prescriptions que les associations imposent pour procéder à l’ouverture d’un « droit » à des secours réguliers29. La visibilité, dans l’espace public, de ces « laissés-pour-compte » de la solidarité devait inciter et justifier l’invention d’une sorte de second espace de l’aide alimentaire d’urgence, un espace qu’aucune procédure de sélection ne viendrait régir.
« Les SDF, ils sont avec des chiens, ils vivent en squat ou dans la rue et ils n’ont pas de quoi faire chauffer et dans les centres Restos, on donne de la nourriture que les gens amènent chez eux et donc, le problème avec une boîte de conserve comment faire ? Comment faire du café ? Tout devient problématique et puis les chiens ne pouvaient pas entrer dans le centre parce qu’il y a des problèmes d’hygiène, donc c’est ce qui a donné l’idée à Denise d’ouvrir un centre spécial en 1991. […] Ici, c’est ouvert trois fois par semaine, c’est aux alentours de 100 à 110 personnes qui viennent chaque fois, des fois c’est 150… Y’a pas mal de jeunes (50 % à 60 % de moins de 25 ans) qui viennent par le bouche-à-oreille, qui sont de passage à Nantes, c’est une population qui bouge beaucoup, ils viennent deux ou trois fois avec des gros sacs à dos… Au début, il y avait ceux qu’on appelait les papis, des clochards un peu, mais aujourd’hui, ils ont disparu, c’étaient des mecs doux, ils différaient des gens d’aujourd’hui qui ont 18 ans, 25 ans qui sont dehors et qui n’ont rien. Eux, c’est la révolte, ils n’ont que dalle, ils n’ont droit à rien, c’est un public qui est plutôt agressif, ils disent “je veux”. » (Bénévole « chez Denise », ancienne infirmière, Restos du cœur, entretien réalisé en 2000.)
70Les profils de ces publics réclament un encadrement des interactions qui demande beaucoup de souplesse, même si, comme avait tenu à nous le préciser Denise, « cela ne veut pas dire absence de discipline, compte tenu de l’impérieuse nécessité de contenir la violence, toujours latente ». Simplement, l’accueil doit rester libre et, en aucune façon, n’être tributaire de conditions de ressources ou de statut. L’absence de formalisme et le degré zéro d’administration, que défendait celle qui en fut la responsable jusqu’à son décès, exigeaient, selon elle, une large autonomie que l’action publique surbureaucratisée, prisonnière des enjeux politiques, soumise aux logiques d’efficience, ne peut tolérer.
71L’entretien que cette femme de terrain nous a accordé lui fournit l’occasion de déplorer le courant de fond qui, selon elle, affecte gravement les conditions de travail des travailleurs sociaux, gênés par des contraintes d’objectifs et dépourvus des moyens adéquats pour affronter la misère qui touche de plus en plus de gens ne se laissant pas facilement approcher. Sa critique revêtait, en creux, la forme d’un véritable plaidoyer en faveur de la manière dont elle conduisait sa propre boutique :
« Pour les gens qui viennent ici (ou au car), on n’a aucun critère sauf qu’on n’admet que ceux qui sont à la rue, qui n’ont pas de logement, si on s’aperçoit qu’ils logent quelque part, qu’ils ne sont pas dans la même situation que ceux qu’on reçoit ici, on leur dit qu’ils peuvent rester manger pour cette fois mais qu’à l’avenir, ils doivent s’adresser au centre des Restos où on les oriente. […] Moi, ce qui me choque le plus, c’est que les travailleurs sociaux doivent devenir des commerciaux, donner des justificatifs de leur temps passé avec les personnes. Est-ce qu’on peut rentabiliser le social ? Commercialiser le social ? Les organismes qui subventionnent veulent savoir ce que font les travailleurs sociaux, mais c’est dommage, parce que le travailleur social devrait avoir des marges de manœuvre. Ça exige du travail à long terme, c’est des choses qu’on ne peut pas quantifier, on peut rester deux ans avec la même personne sans que rien ne se passe. Est-ce qu’on va rentabiliser ça ? Les travailleurs sociaux pètent les plombs les uns après les autres, le Samu social de Nantes va exploser, il y en a un qui vient de démissionner, ils ne sont pas assez nombreux, ils travaillent dans de mauvaises conditions, c’est eux qui devraient avoir un local comme le mien. Moi, les seuls comptes que j’ai à rendre, c’est aux Restos du cœur éventuellement, mais, nous, on fonctionne sur la confiance, j’ai pas de comptes à rendre aux services sociaux, juste aux Restos. […] La municipalité nous fout une paix royale, ce qui m’ennuie, c’est qu’ils ne se posent pas de questions pourquoi ça marche mieux ici qu’ailleurs. À la Moutonnerie [lieu d’accueil géré par le CCAS], c’est scandaleux, les travailleurs sociaux ne peuvent pas faire du bon boulot, ils sont quatre, ils ne peuvent pas s’isoler, il faudrait agrandir mais au contraire, on dit : “Y’a plus de merde dans la rue”, on essaie de planquer tout ça donc s’ils s’agrandissent, on risque de penser que c’est contradictoire avec l’idée que les choses s’améliorent, il faut sauver la face. »
72Soutenu à bout de bras par Denise, le centre ferme en 2007, sur décision de la direction des Restaurants du cœur, peu de temps après le décès de cette personnalité charismatique issue, elle-même, de la rue. Pour la présidente, interrogée par la presse locale, la nécessité d’évoluer vers plus de professionnalisme et d’en terminer avec une situation jugée délétère s’imposait :
« Les Restos changent. L’association adolescente doit devenir adulte. On recherche des bénévoles plus professionnels. Mieux formés. On est aujourd’hui dans l’aide à la personne, dans l’insertion et pas seulement dans la distribution alimentaire. […] Le centre va rouvrir ailleurs, mais il doit changer. D’anciens SDF sont devenus bénévoles, ils vivent des Restos et se sont approprié les lieux. Ce n’est pas la meilleure façon de tirer les gens vers le haut30. »
73Aux partisans d’un encadrement serré et « compétent », confié à des professionnels de l’accompagnement, allaient s’opposer, au cours d’un conflit ouvert, les tenants d’une autogestion résolus à combattre les velléités de normalisation :
« Aux Restos, ils veulent des salariés. Avec eux, c’est plus facile. Tu claques des doigts, ils sont là. Pas les bénévoles. […] À l’Oasis, notre fonctionnement ne plaît pas. On n’impose pas, on n’interdit pas. On ne veut pas être des gendarmes. […] Coluche, c’était pas ça. C’était le système D. Faire le maximum avec le minimum. Aujourd’hui, on nous parle normes, hygiène, gamelles en inox, ça déconne complètement. » (Bénévole, 47 ans, artiste peintre désargenté, non bénéficiaire mais souvent présent à l’Oasis.)
74À l’issue de ce conflit ouvert, les Restaurants du cœur ouvrent en 2007 un local pour SDF admettant la présence de chiens et, en 2009, un autre local spécialement réservé aux femmes. Les deux exemples, celui de la maraude éphémère portée par des jeunes catholiques de Saint-Vincent-de-Paul et celui de l’Oasis condamné pour ses errements, nous inspirent un double constat : la personnalisation de leur action d’une part, leur fragilité d’autre part. Dans le premier cas, le désengagement de ces jeunes confrères de cette initiative atypique ne tardera pas à révéler l’impuissance structurelle de leur société à reconduire, en leur absence, les virées nocturnes. Dans le second cas, le décès de Denise aura laissé le champ libre à la direction des Restos du cœur pour mettre un terme à une expérience subvertissant ses orientations. Tout s’est passé comme si l’abandon de la maraude comme la fermeture de l’Oasis avaient, d’une certaine manière, marqué la fin de la récréation, sanctionné en définitive leur désajustement à leur univers respectif.
Le couscous de l’amitié : l’islam dans l’espace public du secours
75Les représentations de la présence des populations musulmanes et de la place de l’islam confèrent plus particulièrement aujourd’hui à cette opération un statut singulier. Elle constitue un cas d’école particulièrement intéressant pour éclairer les enjeux symboliques, mais évidemment pas seulement, que soulève le don humanitaire. L’existence d’opérations semblables en d’autres villes françaises (Lille, Bordeaux, etc.), le profil et la trajectoire des acteurs qui sont à l’origine de cette distribution montrent qu’il s’agit d’un processus débordant le cadre nanto-nantais et qui s’inscrit dans un mouvement d’envergure nationale. Modeste au regard de sa manifestation locale, le « Couscous de l’amitié » n’en participe pas moins d’une stratégie d’implantation dans l’espace de l’assistance de réseaux qui se réclamait, à l’origine, du Secours islamique.
« Ce qui s’est passé, je vais raconter l’historique du Couscous de l’amitié à Nantes, c’est qu’on a eu un des représentants du Secours Islamique qui se trouve à Paris, parce que, là-bas, ils ont un siège à Paris et qui est venu un jour ici à Nantes et qui nous a proposé cette idée-là, du couscous de l’amitié, puis bon, tout de suite bien sûr, on a été très intéressé et donc on a décidé de démarrer. […] Ça fait maintenant trois ans qu’on fait cela, on distribue ce couscous-là, place du Bouffay à Nantes, sous le marché couvert, on n’a pas changé d’endroit, on a pensé à plusieurs autres endroits, finalement on a préféré rester à cet endroit parce qu’on a vu que c’était un lieu de passage, qu’il y avait beaucoup de SDF qui tournaient autour de ce coin-là, et côté logistique ce qui se passe depuis maintenant deux ans, puisque la première année c’était pas comme ça, depuis maintenant deux ans donc, on contacte des familles quelques mois avant de commencer, on contacte un certain nombre de familles, on leur demande de préparer un couscous pour une quinzaine de personnes environ, et je contacte à peu près 3 à 4 familles par week-end, on les dispatche durant les trois mois et donc, pendant le week-end, il y a à peu près 3 à 4 familles qui, chacune de leur côté, préparent un couscous pour une quinzaine de personnes, ça fait à peu près pour soixante personnes, mais on écoule tout… » (Jeune imam, nationalité française, diplômé de l’Institut européen des sciences humaines de Château-Chinon, institut privé d’études coraniques ; entretien réalisé en 1999.)
76Depuis plus de quinze ans maintenant, des familles musulmanes réitèrent chaque hiver cette distribution dominicale effectuée par une dizaine de personnes, hommes et femmes d’âge mûr accompagnés de jeunes adolescents, au profit de Nantais de la rue, de squatters, de jeunes impécunieux, étudiants ou non, venus seul ou, souvent, en couple ou en groupe. Bon an mal an, environ une centaine de personnes au milieu des années 2000, le double en moyenne en 2015 se donnent, chaque dimanche selon les intempéries, rendez-vous pour consommer sur deux grandes tables dressées sur tréteaux ce repas chaud servi par les « Jeunesses musulmanes de France » (JMF). Le choix du jour et l’endroit ne doivent rien au hasard mais à l’absence du car du cœur précisément le dimanche au lieu habituel de distribution. Organisé par l’Association islamique de l’ouest de la France (AIOF), abrité par la mosquée Assalam dont les orientations libérales de son imam ont été soulignées plus haut, le couscous de l’amitié porte désormais le nom de « couscous Assalam ».
77La justification théologique (l’aumône en tant qu’un des cinq piliers de l’Islam) qui soutient cette action et explique l’implication, par roulement, de plusieurs familles musulmanes n’épuise évidemment pas les enjeux d’une mobilisation dont l’un des objectifs latents fut et reste bien de faire reconnaître auprès des Nantais l’importance que revêt la solidarité dans la culture islamique. Au départ, les efforts déployés en direction de la mairie pour faire admettre la noblesse de cette opération s’inscrivaient dans la stratégie plus globale de constitution et de légitimation d’une association escomptant se transformer, à terme, en antenne du Secours islamique, de l’avis même de l’imam responsable de la création de l’initiative :
« Comme je viens de vous le dire, la majorité des gens qui viennent manger ne sont pas musulmans, il y a peut-être, je dirais, vraiment à tout casser, 10 % de musulmans qui viennent, d’origine musulmane…, ça montre que l’aumône justement n’est pas limitée à la communauté musulmane, on appelle aussi à donner le dû aussi aux autres qu’ils soient musulmans ou pas musulmans parce qu’en islam il y a un très grand principe, c’est le principe je vais dire humanitaire dans le sens où nous venons tous d’un même père, donc cette fraternité, fraternité universelle, lie tous les hommes, et ça c’est un droit que tous les hommes… […]. Nous ce qu’on a fait pour commencer, la première chose que l’on a faite, c’est qu’on a écrit un courrier à la mairie. La première année, on n’a pas eu de réponse… Cette année [1999] on a relancé encore, on les a relancés et cette année, par miracle, il y a eu une réponse de la mairie qui a été très très positive et qui nous a dit que c’est très très bien ce que vous faites et sachez que la mairie est derrière vous si vous avez besoin de quoi que ce soit il ne faut pas hésiter à demander. […] On va être obligé de se former en association, là vraiment on commence à être débordé, on va avoir besoin de beaucoup plus de moyens, c’est pour ça que si on veut demander des moyens plus importants à la mairie, il va falloir obligatoirement se constituer en association, pour l’instant, on ne demande rien, ce qu’on a fait, c’est qu’on a fait une collecte à la mosquée…, jusqu’à maintenant on n’a pas été financé, on a eu des petites aides vraiment une ou deux fois durant ces trois années, c’était pour finir le mois ou pour finir la période du couscous, jamais ç’a été sous le nom du Secours Islamique, c’était sur une idée du Secours islamique, certes, mais ce n’est pas lui qui a tout financé… »
78Approvisionné durant les premières années par la Banque alimentaire jusqu’à ce que celle-ci décide unilatéralement d’interrompre le partenariat, le « couscous Assalam » profite désormais d’un soutien du Secours populaire et de la mairie de Nantes, ce qui en soi est une preuve de la légitimité acquise auprès des pouvoirs locaux.
Notes de bas de page
1 Pour une synthèse de travaux menés sur d’autres scènes, voir Didier Fassin, La raison humanitaire. Une histoire morale du temps présent, Paris, Gallimard/Seuil, coll. « Hautes Études », 2010, 358 p.
2 Face à un mendiant exposant dans la rue les marques les plus évidentes de son alcoolisme (stigmates, bouteille), la propension à « donner » de l’argent concernait, en tendance, plutôt des jeunes. Les femmes, plutôt âgées, se singularisaient, quant à elles, par le don d’un sandwich acheté à la boulangerie du coin.
3 La précision est, ici, d’autant plus nécessaire que les élites politiquement et économiquement libérales se sont longtemps accommodées de postures très conservatrices à l’égard des pauvres et de conceptions traditionnelles de la bienfaisance.
4 Sur le rôle des médias dans la production d’une « sentimentalité » à l’égard de la souffrance sociale et la justification des causes soutenues par les entreprises humanitaires, voir, entre autres, Luc Boltanski, La souffrance à distance, Paris, Métailié, 1993, 297 p.
5 En plein mouvement d’occupation d’usines, en 1936, le préfet de Loire-Atlantique demandera au leader cégétiste Bossis d’intervenir aux conserveries Amieux, haut lieu du salariat ouvrier féminin de la ville, pour que les denrées périssables soient mises en boîte avant l’entrée en grève du personnel. La satisfaction de sa requête, sans parler de son existence même, ne saurait mieux illustrer la valeur de la nourriture auprès d’une classe ouvrière particulièrement sensibilisée aux duretés de la vie quotidienne.
6 Steven L. Kaplan, Le retour du bon pain, Paris, Perrin, 2002, 487 p.
7 PV de séance, conférence de Saint-Clément, 7 novembre 1936.
8 PV de séance, conférence de Saint-Clément, 11 décembre 1927.
9 PV de séance, conférence de Saint-Clément, 13 avril 1927.
10 Arch. Banque alimentaire, rapport moral annuel, 1992.
11 Luc Boltanski et Laurent Thévenot, Les économies de la grandeur, Paris, PUF, 1987, 361 p.
12 Sur la propriété de soi comme ressource d’autonomie des acteurs sociaux, voir Robert Castel et Claudine Haroche, Propriété privée, propriété sociale, propriété de soi, Paris, Fayard, 2001, 205 p.
13 La différence est grande, à cet égard, entre l’actionnaire détenteur d’un portefeuille et le bénéficiaire de l’aide sociale, quand bien même leurs acquisitions respectives ont pour point commun de n’être pas reçues en échange d’un travail.
14 Concernant le hau comme esprit de la chose donnée, voir « Essai sur le don, forme et raison de l’échange dans les sociétés archaïques », in Marcel Mauss, Sociologie et anthropologie, Paris, PUF, 1950, p. 145-279.
15 Extrait d’un entretien accordé par le président de la délégation nantaise du Secours catholique en 2000.
16 Bulletin de liaison du Secours catholique en Loire-Atlantique, n° 30, printemps 1999.
17 En 2010, dans le département de Loire-Atlantique, les Restos du cœur soutiennent 2700 familles pendant l’intercampagne contre 17000 pendant la campagne d’hiver.
18 Extrait du bilan annuel 1985-1986, archives de la Banque alimentaire.
19 Le terme de procédure n’est pas complètement inapproprié dans la mesure où la visite fait bien l’objet d’une codification de la conduite du visiteur. Le baron de Gérando sera le premier à théoriser cette technique d’intervention dans son ouvrage paru en 1820, Le visiteur du pauvre. Sur ce point, voir : La Sécurité sociale. Son histoire à travers les textes, t. 1 : 1780-1870, Paris, Comité d’histoire de la Sécurité sociale, 1994, p. 202 et suiv.
20 La visite illustre pleinement ce que Pierre Bourdieu nommait « hystérésis » pour désigner « une inertie des habitus qui ont une tendance spontanée à perpétuer des structures correspondant à leurs conditions de production. En conséquence, il peut arriver que […] les dispositions soient en désaccord avec le champ et les “attentes collectives” qui sont constitutives de sa normalité. C’est le cas, en particulier, lorsqu’un champ connaît une crise profonde et voit ses régularités (voire ses règles) profondément bouleversées », Pierre Bourdieu, Méditations pascaliennes, Paris, Seuil, 1997, p. 190.
21 750 ménages étaient encore visités au tournant des années 2000 et plus de 1100 familles avaient reçu un dépannage (sur une circonscription correspondant approximativement à la Loire-Atlantique). Pour preuve de la prééminence conservée de la visite comme mode d’action, on peut comparer ce chiffre avec celui des personnes reçues à la permanence d’accueil de la Société : 500 personnes dont certaines plusieurs fois.
22 Isabelle Astier, Les nouvelles règles du social, Paris, PUF, 2007, 200 p. ; Didier Fassin, La raison humanitaire, op. cit.
23 La posture empirique reposant sur l’observation des interactions, adoptée par Vincent Dubois dans la recherche exemplaire qu’il a consacrée aux relations aux guichets de la CAF, fournit un antidote à ces interprétations en surplomb. Voir La vie au guichet, op. cit.
24 Les modalités de l’aide alimentaire varient fortement selon les configurations locales ; ainsi, en zone rurale, il arrive au Secours catholique qui, rappelons-le, a délaissé l’aide alimentaire en ville, d’opérer des distributions de denrées à domicile.
25 Paul Veyne, « Propagande, expression roi, image idole oracle », in La société romaine, Paris, Seuil, 2001, p. 311-342.
26 Patrick Declerck, Les naufragés, op. cit.
27 Dans une interview à la presse locale, le président de l’association donnait, au début des années 2000, cette justification : « On nous reproche souvent la gratuité. Nous donnons à celui qui n’a rien, qui ne peut pas se nourrir. Notre rôle n’est pas d’éduquer. Il consiste avant tout à réconforter l’humain. Ce réconfort ne se monnaye pas », Presse Océan, 29 décembre 2003.
28 Sur les aspects proxémiques et corporels des interactions entre dispensateurs d’une assistance et populations démunies, on peut se reporter aux descriptions très fines de Patrick Declerck dans Les naufragés, op. cit., et au numéro spécial de Sociétés contemporaines, n° 30, avril 1998, consacré aux sans domicile aux États-Unis et en France, coordonné par Maryse Marpsat.
29 La problématique de l’aide alimentaire est identique à celle de l’hébergement d’urgence dont il arrive que l’offre existante, en dépit de l’alternative qu’elle procure aux conditions de couchage dans la rue périlleuses pour la survie même (duretés hivernales, insécurité, etc.), soit repoussée.
30 Ouest-France, 12-13 mai 2007.
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