Conclusion
p. 317-322
Texte intégral
1« Une fois maîtres du Péloponnèse, [les fils d’Aristomachos] élevèrent trois autels de Zeus Paternel (Patrôos), sur lesquels ils sacrifièrent, puis ils tirèrent entre eux les cités. Le premier tirage donnerait Argos, le second Lacédémone, le troisième Messène ». À lire cette version que donne le Pseudo-Apollodore1 du partage tripartite de la presqu’île de Pélops à l’époque du « retour des Héraclides », on ne peut manquer d’être frappé par l’adéquation entre une telle répartition, fondatrice d’un nouvel ordre entre Argos, Lacédémone et Messène et l’image du Péloponnèse que permet de reconstituer la documentation littéraire et épigraphique d’époque romaine2.
2Tout se passe en effet comme si l’effort de mémoire caractéristique de la vie civique de cette époque tendait à donner du Péloponnèse une vision correspondant à la primauté des trois antiques royaumes doriens, au détriment des régions septentrionale et occidentale, celles-là même, paradoxalement, qui apparaissent ouvertes directement sur le monde romain et où se sont formées les colonies romaines de Patras et de Corinthe, cette dernière devenue elle-même capitale de la province d’Achaïe.
3Rien d’étonnant, dans cette perspective, à ce que Strabon3 signale que Sparte et Argos sont encore, d’après lui, comme par le passé, les villes les plus célèbres du Péloponnèse ou que, dans un de ses discours bithyniens,
4Dion de Pruse4 évoque les mêmes cités, au côté d’Athènes, comme « les premières et les plus glorieuses villes de la Grèce5 ».
5Il y a là en tout cas semble-t-il un décalage entre une réalité géopolitique — celle que révèle éventuellement une approche archéologique du problème6, la seule à pouvoir, lorsque les fouilles et les prospections le permettent, aboutir à mieux mesurer le poids de la politique romaine dans l’organisation des espaces civiques - et la représentation qui en est donnée dans la documentation issue des cités grecques elles-mêmes, une distorsion, révélatrice d’un écart entre des frontières « politiques » et des frontières « culturelles », entre ce que serait une géographie du Péloponnèse selon les intérêts du pouvoir romain et la géographie qui se constitue au fil des constructions de la mémoire civique. La position centrale que ces cités ont occupée à l’échelle régionale, leur rôle unificateur en font de véritables pôles historiques7 et justifient la place qu’occupent les références argiennes et Spartiates dans la mémoire que se construisent d’autres cités du monde grec.
6De fait, si l’on cherche à préciser comment les cités ont défini leur place par rapport au pouvoir impérial, comment elles ont affirmé leur rang dans la « province » et consolidé le pouvoir des notables sur les masses, force est de constater la prédominance qu’exercent dans la documentation les villes d’Argos, Sparte et Messène et l’on serait tenté de parler d’« abus de mémoire », et de mettre cet oubli d’une partie du Péloponnèse sur le compte de quelque stratégie cherchant à défendre et préserver l’idée d’une identité dorienne, bien en accord avec l’idéal aristocratique romain, et correspondant au fonctionnement oligarchique qui semble caractériser la vie politique des cités à l’époque impériale - à moins aussi que l’importance des références aux traditions doriennes à l’époque impériale ne trouve finalement une meilleure justification si on l’interprète comme moyen pour les cités péloponnésiennes d’affirmer leur identité face à une surévaluation d’Athènes et d’exprimer une réaction à l’encontre de la primauté accordée à Athènes dans la politique romaine.
7Comme on l’a vu, en tout cas, les figures héroïques doriennes occupent une place déterminante comme références civiques dans la conscience que ces cités ont d’elles-mêmes : le personnage de Danaos à Argos est au centre d’un réaménagement de l’espace civique ; les membres de l’oupésia de Messène, dont le rôle est important dans le fonctionnement des institutions civiques de l’époque, se disent descendants du héros dorien Cresphontès ; les grandes familles de l’aristocratie locale, à Argos comme à Sparte, entretiennent le souvenir de liens qui les rattachent aux Dioscures, à Lycurgue ou à Héraclès. Le recours aux généalogies mythiques donne à la mémoire mythique argienne, laconienne et messénienne une coloration particulière. Le rattachement à Héraclès et aux Dioscures - comme héros, alors qu’ils se sont imposés comme dieux dans l’iconographie contemporaine — permet en particulier de prendre comme références des personnages héroïques qui ont un lien avec les antiques familles royales de Sparte et avec d’autres familles de l’aristocratie dorienne d’époque classique, autant de signes révélateurs de stratégies familiales destinées à mettre en valeur l’existence d’un tissu culturel commun. De manière générale, dans le domaine des valeurs et des mythes, on a pu souligner la spécificité des discours civiques par rapport à d’autres modes de représentation des mentalités, la rhétorique et la réflexion philosophique notamment.
8S’agissant du fonctionnement des institutions civiques et des rapports entre « politique » et société, les cités de Sparte, Argos et Messène apparaissent pour ainsi dire emblématiques. Certaines fonctions exercées dans le domaine de la vie politique, judiciaire et financière ne sont connues que pat la documentation Spartiate (essentiellement des cursus honorum des iie-iiie siècles). C’est à Sparte, Argos et Messène (où les découvertes épigraphiques en cours contribuent déjà à préciser notre vision des choses) que l’on suit le mieux les processus de restauration et de réorganisation qui mettent particulièrement en relief dans ces cités la sphère agonistique et le domaine de l’entraînement éphébique8. Les références à la paideia, depuis la basse époque hellénistique jusqu’au iiie siècle, concernent presque exclusivement la société Spartiate tandis que le concours de l’aristopolitie, véritable défense et illustration de l’idéal aristocratique appliqué aux conduites « politiques », est une spécificité de Messène et de Sparte. Il est à cet égard significatif de relever que, d’après une tradition conservée par Philostrate9, qui met en rapport la restauration des pratiques ancestrales d’éducation à Sparte avec un épisode de la vie d’Apollonios, c’est lors de cette restauration que la cité laconienne serait « redevenue elle-même ».
9La représentation qu’élaborent d’elles-mêmes les cités à travers leurs discours officiels construit une mémoire sociale qui met en évidence le rôle joué par quelques grands lignages locaux d’Argolide et de Laconie ; elle fait apparaître en particulier à Sparte la place occupée par des femmes de l’aristocratie locale, dans le domaine de la vie religieuse. C’est d’ailleurs dans cette même sphère religieuse que le caractère héréditaire des prêtrises révèle la façon dont ces élites sociales, spécialement à Sparte, accapatent à leur profit la responsabilité de cultes qui sont partie intégrante de l’identité civique.
10Le vocabulaire de l’éloge lui-même fait apparaître l’originalité de certains des portraits d’évergètes que ces cités recomposent au nom de valeurs empreintes d’un idéal aristocratique dont on retrouve d’ailleurs des échos dans la réflexion des intellectuels de l’époque — même si, on l’a vu, le fossé se creuse parfois entre l’expression des valeurs morales qu’on trouve dans les discours officiels des cités et l’éthique prônée par les rhéteurs et moralistes de l’époque.
11Lorsque des valeurs, notamment aux iie et iiie siècles, paraissent d’un emploi peu commun, c’est surtout aux membres des grandes familles d’Argos et de Sparte qu’elles sont appliquées : ainsi pour les notions de « courage », de « probité », de « tempérance » et de « munificence », ou pour le qualificatif philopolis et, de façon privilégiée, dans le domaine des pratiques éducatives et de la vie agonistique avec un rayonnement qui s’exerce apparemment aussi à l’étranger.
12À vrai dire, il faut quelque peu corriger cette vision en rappelant la place qu’occupent aussi dans la mémoire péloponnésienne certaines cités arcadiennes - Mantinée et Tégée tout particulièrement -, ainsi que le sanctuaire d’Olympie et la cité des Éléens, ou encore certains regroupements de cités tel le koinon des Lacédémoniens, devenu koinon des Éleuthérolaconiens à l’époque d’Auguste. C’est d’ailleurs par le biais de textes commémorant l’action d’ambassadeurs envoyés à Rome qu’on perçoit à l’occasion le rôle que pouvaient jouer certains koina locaux, comme celui des Éleuthérolaconiens, ou certains Conseils, comme celui des Éléens, dans la vie civique. Mais c’est la documentation Spartiate qui garde les traces les plus précises des activités et des fonctions civiques liées à la célébration du pouvoir romain.
13Pourtant, même lorsque la documentation ne concerne pas spécifiquement Sparte, Argos ou Messène, rares sont les exemples qui n’appartiennent pas cependant à l’une des trois régions : en dehors des trois cités, on peut souligner le rôle joué par Gythéion, notamment dans le contexte du culte impérial organisé par la cité, et par des cités d’Argolide, telles Épidaure, Hermioné et Trézène - des villes que Strabon10 comptait au nombre des cités considérées comme « non dépourvues d’importance ». L’Arcadie constitue une exception intéressante : elle est représentée surtout dans la documentation par les cités de la bordure orientale du pays, depuis Lycosoura, au sud, jusqu’à Phénéos et Lousoi au nord, en passant par Mégalépolis, Tégée et surtout Mantinée, qui est la seule cité, avec Sparte, en Grèce continentale, à avoir pris le parti d’Octave à Actium et où l’on perçoit, comme à Sparte, le rôle qu’y jouent des femmes de l’aristocratie locale, dans le domaine de la vie religieuse.
14Si l’on cherche à prendre en compte d’éventuelles spécificités chronologiques, il semble qu’à partir du iie siècle, ce soit la prédominance Spartiate qui s’affirme le plus, au côté d’Argos - cette dernière bénéficiant, à l’époque antonine, d’un prestige accru par les largesses d’Hadrien et l’appartenance de la cité au Panhellénion. L’existence, au moins depuis la première moitié du iie siècle, d’une classe sénatoriale Spartiate, composée des membres des familles qui fournissaient à la cité les éphores, nomophylaques et gérontes, en même temps que les principaux bienfaiteurs, entraînait la cité à défendre une idéologie aristocratique. On a l’impression qu’au fil du temps, et par-delà les paliers que constituent les règnes d’Auguste et d’Hadrien, le poids de la mémoire et des traditions lacédémoniennes s’accentue, jusqu’à donner à l’époque des Sévères une place centrale à la cité de Sparte, représentée par ses notables11.
15La prééminence que la documentation accorde à quelques cités permet en tout cas de se poser la question d’une identité dorienne que chercheraient à défendre les cités du Péloponnèse dominées par une aristocratie locale soucieuse d’interpréter la conquête des Doriens comme une entreprise plus culturelle que territoriale. À ce sujet, il est significatif que l’idée explicite d’un « retour » des Héraclides n’apparaisse que dans le Péloponnèse12 et semble avoir joué un rôle tout particulier à Sparte et en Argolide, dont la topographie et spécialement le paysage religieux sont dominés par des figures mythiques qui assurent le lien entre le présent romain et un passé dorien.
16Certes, même en tenant compte de l’Arcadie, la spécificité géographique qui se dégage de notre étude concerne un ensemble de cités où la défense de valeurs aristocratiques, sous le couvert d’illustrer une identité grecque dorienne, peut très bien avoir servi en fait les valeurs aristocratiques romaines auxquelles souscrivent les élites locales, soumises à l’influence qu’exerce l’idéologie des classes dirigeantes romaines et en particulier celle de l’empereur lui-même — qui en est le représentant et le modèle par excellence13 — sur l’idée qu’elles se font de leurs propres vertus et de leurs propres valeurs. Or, si l’idéologie contribue à maintenir une cohésion sociale, elle risque aussi, au nom d’un modèle éthico-politique dominant, de dissimuler les phénomènes de transformation et d’évolution.
17C’est le problème qui se pose aussi à la lecture de Pausanias, qui s’est pourtant révélé dans cette enquête un témoin irremplaçable des pratiques civiques de son époque et un interlocuteur précieux, dans les cités, de ceux qui se présentent comme les dépositaires de la mémoire locale : son témoignage n’en résulte pas moins lui-même du filtre d’une mémoire sélective qui conduit le Périégète par exemple à donner une interprétation grecque de cultes réorganisés par le pouvoir romain et à faire croire à une continuité qui n’existe que dans les reconstructions fictives de la mémoire collective.
18Il y a plus : la vision critique que le Périégète donne de certains acteurs de l’histoire spartiate14 dans la reconstruction qu’il propose du passé grec apparaît en quelque sorte comme l’envers de la prééminence que les inscriptions honorifiques accordent à la cité lacédémonienne. On peut distinguer là, me semble-t-il, en creux, une forme de résistance à l’idéologie dominante que reflètent les discours officiels où les références péloponnésiennes permettent à quelques cités et, à l’intérieur de celles-ci, aux groupes issus de lignages locaux des grandes familles de notables, non seulement de tirer des bénéfices symboliques pour l’élaboration d’une mémoire à connotation aristocratique, mais aussi de combiner un point de vue spécifiquement local et une vision régionale, voire panhellénique, de leur identité.
Notes de bas de page
1 Bibliothèque, II, 8, 4 (traduction J.-C. Carrière et B. Massonie).
2 Déjà au ive siècle avant Jésus-Christ, il semble qu’un Philippe de Macédoine, dans le règlement d’un litige frontalier entre Argos et Sparte, ait pu exploiter une reconstitution que l’École d’Aristote aurait établie des frontières qui étaient censées avoir été fixées lots du partage du Péloponnèse entre les Héraclides : cf. M. Piérart, « Argos, Philippe II et la Cynourie (Thyréatide) : les frontières du partage des Héraclides », dans R. Frei-Stolba, K. Gex (éds.), Recherches récentes sur le monde hellénistique, Bern-Berlin, 2001, p. 27-37.
3 VIII, 6, 18 = C 376.
4 Discours, XLIV, 6.
5 Ce sont d’ailleurs les cités d’Argos et de Sparte qui figurent régulièrement, au côté d’Athènes, comme exemples historiques dans les discours d’Aelius Aristide : cf. XXIII, 42-52 (Athènes, Sparte, Thèbes) ; XXIV, 24-27 (Lacédémoniens, Athéniens, Argiens) ; XXVI, 43-57 (Athéniens, Lacédémoniens : dans ce discours qui concerne Rome, Aristide s’excuse de recourir à des exemples grecs, « les seuls qui existent », § 40).
6 S. Alcock, (Archaeologies ofthe Greek Past. Landscape, Monuments and Memories, Cambridge, 2002, p. 121-128), prenant l’exemple crétois, conclut à une diminution du pouvoir exercé par le passé local dans la mémoire des cités après la conquête romaine : les sanctuaires qui survécurent auraient été ceux dont l’utilisation n’était pas strictement locale, mais pouvait répondre à une mise en perspective plus large du passé, liée notamment à une figure mythique comme celle de Minos, au souvenir du tôle joué par des héros crétois lors de la guerre de Troie ou encore à l’exaltation de Zeus Crétagénès.
7 D. Musti (« La struttura del libro di Pausania sulla Beozia », Actes du 1er Congrès international d’Études béotiennes [sept. 1986], Athènes, 1988, p. 333-344) suggère ainsi qu’à travers sa façon de construire la description de Thèbes et des rapports de cette cité avec d’autres centres béotiens, Pausanias aurait voulu faire valoir une analogie avec l’histoire de l’Argolide et le rôle qu’y joua Argos.
8 L’étude de mosaïques Spartiates fait apparaître un accroissement, à la fin du iiie siècle, de thèmes liés à la vie musicale, poétique et théâtrale : cf. A. Panayotopoulou, dans W. G. Cavanagh, S. E. C. Walker (éds.), Sparta in Laconia : The Archaeology of a City and its Countryside, Londres, 1999, p. 112-118.
9 Vie d’Apollonios de Tyane, IV, 31-33.
10 Cf. VIII, 6, 12 = C 373 ; 6, 14 = C 373-374 ; 6, 15 = C 374.
11 La résurgence du passé historique dans l’onomastique Spartiate parait ainsi caractéristique de l’époque des Sévères.
12 Voir à ce sujet les remarques formulées par I. Malkin, La Méditerranée Spartiate. Mythe et territoire, trad. française Les Belles Lettres, 1999 (1994), p. 29-30.
13 Le terme philokaisar apparaît quant à lui comme « a part of the essential, unteflecdng visual meaning of the loyal period-face » : cf. R. R. R. Smith, « Cultural Choice and Political Identity in Honorific Portrait Statues in the Greek East in the Second Century A.D. », JRS, 88, 1998, p. 87. Cf. l’un des discours de Dion de Pruse « Sur la royauté » (I, 44). La notion de « period-face » ou « Zeitgesicht » a été exploitée en particulier par P. Zanker pour désigner des portraits qu’il faudrait interpréter comme des reflets de l’image diffusée par l’empereur régnant et sa femme.
14 Cf., au livre IV, dans l’histoire des guerres de Messénie, la présentation des chefs Spartiates comme de véritables contre-exemples ou, au livre VII, le rôle joué par des politiciens corrompus dans l’histoire de la Confédération achéenne au iie siècle av. J.-C.
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