Préface
p. 9-11
Entrées d’index
Index géographique : France
Texte intégral
1Michel Heichette a cherché à comprendre les sensibilités collectives et la sociabilité des gens de l’Ouest en les écoutant parler, lorsqu’ils avaient l’occasion de prendre la parole. Ce n’est pas une petite entreprise si l’on songe qu’au xviiie siècle, les médias, qui nous sont familiers, étaient loin d’être inventés. En conséquence, capter les dialogues de la rue, de la maison ou du cabaret, est une véritable aventure historique.
2On sait que la manière la plus commode est de lire les mémoires, les journaux privés, les livres de raison, qui ont livré des informations nombreuses et d’une très grande richesse historique, mais ils sont l’exception parmi le petit peuple des villages et des bourgades. Certes, dans le Maine, au xviiie siècle, on connaît, Louis Simon, l’étaminier de La Fontaine-Saint-Martin. Cet homme du peuple qui avait appris à lire et écrire, grâce à son curé, était aussi capable de raconter sa vie d’une plume fort alerte. Tout en restant dans son milieu villageois, il parvint à se hisser, grâce à son savoir, parmi les élites de la campagne, à tel point qu’il a été le dernier syndic de la communauté d’habitants en 1789 et le premier maire de la commune1.
3Même si Anne Fillon a montré en dépouillant environ 40 000 actes notariés, que Louis Simon était bien représentatif des villageois du xviiie siècle, il était nécessaire de compléter cette enquête d’envergure par une autre, tout aussi massive, en écoutant la parole de ceux qui ne se sentent pas capables de prendre la plume, mais qui sont loin d’être muets. Le petit peuple parle tous les jours dans des circonstances les plus diverses : il suffit donc qu’un greffier soit là pour rapporter fidèlement les propos tenus, lorsqu’un incident a entraîné une action en justice et l’audition des protagonistes ou des témoins, ces derniers étant de loin les plus intéressants.
4Certes, Michel Heichette s’est armé d’une batterie impressionnante de garde-fous pour savoir si le scribe a bien transcrit les mots prononcés, si l’auteur des paroles a vraiment dit ce qu’il pensait ou s’il a transformé son discours en fonction de ses interlocuteurs, notamment s’il s’agit du juge, qui ne manque pas de tirer les conséquences de ce qu’il a entendu. En fait, le document judiciaire est une source qui permet de s’immiscer dans la foule des anonymes. Ces hommes et ces femmes expriment le sentiment populaire, même s’ils parlent un peu vivement, dans la rue, en famille, au cabaret, ou sur le lieu de leur travail. Certes, quand ils témoignent de bonne ou de mauvaise foi devant les magistrats, il faut décrypter avec prudence les codes qui donnent accès à cette parole, recueillie par des tiers, qui ne présentent peut-être pas toutes les garanties de l’objectivité. Pourtant ces témoignages sont incomparables pour nous révéler les secrets de la civilisation matérielle, chère à Fernand Braudel2, pour nous faire pénétrer dans les représentations mentales des habitants des villages et des bourgs, selon le programme fixé par Lucien Febvre et repris par Robert Mandrou3, pour nous faire comprendre leurs valeurs telles qu’elles avaient été décrites par Yves Castan, pour un autre univers géographique, le Languedoc4. Les études sur le vocabulaire, les gestes décrits, la mise en scène, consciente ou inconsciente, du quotidien, par les acteurs eux mêmes, reconstituent la sociabilité « au ras du sol », c’est-à-dire au plus près des préoccupations, pour reprendre l’expression de l’auteur.
5C’est ainsi que Michel Heichette s’est pris d’une passion irrésistible pour l’histoire très neuve des sensibilités collectives au point d’y occuper ses loisirs tout en assumant des tâches universitaires et administratives très lourdes. Il a donc passé une partie de sa vie à traquer, dans les archives de la justice de proximité de Sablé-sur-Sarthe, les paroles des témoins, qui racontent leur existence et les scènes du quotidien, expliquent leur comportement, révèlent les valeurs auxquelles ils croient. Avec patience, comme pour un puzzle, il a reconstitué le tissu de relations, retrouvé les ressorts profonds, les normes sociales et morales, regardé la cohérence entre les attitudes et les systèmes de valeur qui les sous-tendent, suivi les aspirations individuelles, les ambitions, les attentes collectives. Son objectif est la reconstitution du jeu social en variant les échelles d’observation comme le préconise la micro-histoire. Il s’inscrit dans l’héritage de Lucien Febvre, Robert Mandrou, Yves Castan, Arlette Farge, Robert Muchembled, Nathalie Zémon Davis et n’a négligé aucun des apports de l’ethnologie, de l’anthropologie culturelle, de la sociologie, reprenant à son compte le thème « interrelations », maître-mot employé par Jacques Revel, dans l’introduction du livre de Giovanni Levi : le pouvoir au village5.
6Après cette longue quête des témoignages populaires dans les rues de Sablé et des villages des environs, on peut dire que les apports de Michel Heichette sont décisifs. On peut les résumer en sept points principaux :
- Son livre prouve, une fois de plus que le témoignage judiciaire, manié avec prudence et esprit critique, est une source incontournable pour la connaissance de ce qu’on appelait autrefois les mentalités.
- Dans ce pays du Maine où les habitants sont très attachés à la coutume égalitaire, la cellule familiale est un espace privilégié de protection et de solidarité où les conflits sont rares entre parents et enfants.
- Il faut abandonner l’idée d’une famille très hiérarchisée. Les relations sont complexes dans cette société de coutume égalitaire. Elles sont faites de coopérations, de complicités, de complémentarités plus que de subordinations. La femme joue un grand rôle dans l’espace domestique et le champ de l’affectif : elle a droit au respect, au libre arbitre et au bonheur6
- Les plaisirs, la détente, la convivialité sont des éléments qui se déroulent d’abord dans un cadre familial. Ils sont l’expression de l’individualisme foncier des gens et ne font que rarement partie de réjouissances collectives institutionnalisées.
- Les conflits du travail transcendent le schéma traditionnel du rapport dominants-dominés. Chaque individu, quelle que soit sa position dans la société, en appelle au respect de ses intérêts et de sa personne. Il revendique hautement la reconnaissance de son libre arbitre et de sa bonne foi. Louis Simon, lors de son tour de France, avait déjà noté que les relations sociales de l’Ouest n’avaient pas la brutalité de celles du Nord de la France.
- Le sentiment de l’honneur est le bien le plus précieux que l’on retrouve sous forme de réputation dans le regard d’autrui. Il est le fondement, selon Michel Heichette, de l’insertion et de la cohésion sociale.
- Les populations montrent un vif désir de jouir au quotidien des espaces de liberté qui leur sont accordés par les normes habituelles de la vie en société, c’est-à-dire sans transgresser les ordres de référence que tout le monde accepte. L’honneur, l’honnêteté, la reconnaissance, le respect dû à chacun, sont les principales valeurs fondamentales. La politesse du langage, le refus des écarts dans ce domaine, le respect de l’éthique, les règles de bienséance, sont aussi des éléments d’une morale de la civilité qui organise les rapports à l’autre. L’adhésion aux bonnes mœurs et notamment la morale sexuelle, pour les femmes comme pour les hommes, est une exigence qui ne prête aucune discussion.
7Ainsi, on voit qu’il existe un socle de valeurs communes à des groupes sociaux très éloignés, autour du sentiment de l’honneur, pour la noblesse comme pour les villageois, mais aussi communes à bien des provinces françaises, pourtant bien éloignées les unes des autres, comme le Languedoc et l’Ouest. Néanmoins, le Maine révèle son originalité, faite de familles non hiérarchisées, qui sont des espaces protégés et solidaires, où les rapports sociaux sont peu conflictuels et régis par des codes de civilité, qui demeurent immuables. Ce respect des règles apparaît comme le fondement de la société. Il génère un sentiment de liberté que les gens de l’Ouest entendent conserver et un individualisme qui s’exprime quotidiennement. C’est tout le mérite de Michel Heichette d’avoir, au prix d’un travail harassant de lecture d’archives judiciaires et d’analyses au ras du sol, fait revivre toute une société en reconstituant, comme un puzzle géant, le tissu des relations et des représentations qui révèlent l’identité d’une société.
Notes de bas de page
1 Anne Fillon, Louis Simon, villageois de l’ancienne France, Rennes, Ouest-France, 1996.
2 Fernand Braudel, Civilisation matérielle et capitalisme, Paris, 1re éd. 1964, nombreuses éditions par la suite.
3 À propos de Lucien Febvre, voir notamment la dernière édition de Robert Mandrou, Introduction à La France moderne (1500-1640). Essai de psychologie historique, préface de Pierre Goubert, postface de Monique Cottret, Philippe Joutard, Jean Lecuir, suivi d’inédits de Lucien Febvre, 3e éd. 1998.
4 Yves Castan, Honnêteté et relations sociales en Languedoc, 1715-1780, Paris, 1974.
5 Arlette Farge, La vie fragile. Violence, pouvoirs et solidarités à Paris, au xviiie siècle, Paris, 1986 ; Robert Muchembled, La violence au village. Sociabilité et comportements populaires en Artois du xve au xviiie siècle, Turnhout, 1989 ; Nathalie Zemon Davis, Les cultures du peuple. Rituels, savoirs, et résistances au xvie siècle, Paris, 1979 ; Jacques Revel, Jeux d’échelles, la micro-analyse à l’expérience, Paris, 1996 ; Giovanni Levi, Le pouvoir au village. Histoire d’un exorciste dans le Piémont du xviie siècle, présentation de Jacques Revel, Paris, 1989.
6 Anne Fillon, « La coutume égalitaire : élément majeur de l’identité du Maine », Gens de l’Ouest, contribution à l’histoire des cultures provinciales, Publication du Laboratoire d’histoire anthropologique du Mans, Le Mans, 2001.
Auteur
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