Du « Quartier latin » au dispositif multi-sites
La mutation spatiale du site universitaire rennais (1945-1975)
p. 225-241
Texte intégral
1Reconnu en 1896 comme l’un des seize pôles universitaires nationaux de plein exercice, rayonnant sur la Bretagne et l’Ouest armoricain, Rennes concentrait jusqu’aux années 1950 la totalité de ses sites universitaires et de vie étudiante dans le centre-ville, dans un « quartier latin » conjuguant centralité, unicité et insertion dans le tissu urbain. Confronté, comme d’autres sites, à une explosion des effectifs étudiants à partir des années 1950 et à de nouveaux besoins de locaux pour la recherche, le pôle universitaire rennais connaîtra en vingt ans, de 1950 à 1970, une transformation physique radicale, combinant une croissance spectaculaire des surfaces dédiées et une véritable mutation spatiale, avec la création de nouveaux campus à la périphérie du centre-ville, comme on a pu l’observer simultanément dans d’autres pôles universitaires.
2Cette mutation à marche forcée n’a rien eu d’un processus linéaire déclinant la mise en œuvre d’un plan global et cohérent. Compte tenu de la multiplicité des acteurs concernés – nationaux et locaux, académiques et politiques, porteurs de visions et d’intérêts divergents – et de la contrainte initiale des moyens disponibles, ce processus a enchaîné sur trente ans une série de séquences contrastées. Après l’« utopie » initiale d’un nouveau campus unique, puis des ajustements pragmatiques par extensions en centre-ville, la mutation du site universitaire rennais débouchera in ffne sur le compromis d’un dispositif « multi-sites », articulant le maintien d’un ancrage fort en centre-ville avec la création ex nihilo de deux campus aux périphéries nord-ouest et est de la Ville1. Ce compromis a sans doute contribué à un développement de l’agglomération plus équilibré que ne l’eut permis le projet initial de « campus unique », même si l’on peut s’interroger sur le degré d’articulation entre ce développement spatial universitaire et le développement urbain global2.
Un héritage de centralité : un « quartier latin » rennais ?
3Comment se présentait au lendemain des combats de la Libération, le paysage universitaire rennais dans sa dimension matérielle, tant en termes d’implantation spatiale que de caractéristiques du patrimoine immobilier universitaire ?
4C’était évidemment le fruit d’un héritage, même si la fonction universitaire était assez récente à Rennes par rapport à d’autres pôles de l’Ouest comme Caen ou Poitiers. Elle n’avait émergé qu’en 1735 avec la création de l’école de droit, par transfert des facultés de droit installées jusque-là à Nantes, au sein de l’université créée en 1461 à l’initiative du duc de Bretagne. Supprimée en 1793 par la Révolution, comme l’ensemble des structures universitaires, elle avait été recréée comme faculté sous Napoléon, et bientôt rejointe par des facultés de lettres et de sciences en 1838-1840, ainsi que par une école nationale de médecine et pharmacie, permettant la création en 1896 d’une « université » de plein exercice, situant ainsi Rennes parmi les seize pôles universitaires français reconnus pendant la première moitié du xxe siècle3. L’université regroupait toutes ces entités (facultés, écoles et instituts), avec sa personnalité morale et son conseil présidé par le recteur, dans un ressort homologue à celui de l’académie, recouvrant alors sept départements, les cinq bretons (Loire-Inférieure comprise, qui ne deviendra qu’en 1957 Loire-Atlantique, 44), plus la Mayenne et le Maine-et-Loire, en exerçant un quasi-monopole sur l’Ouest armoricain.
5L’essentiel des sites rennais d’enseignement supérieur était alors concentré physiquement dans le centre-ville ou ses environs immédiats : il suffisait de quelques minutes à pied pour aller de la faculté des lettres, place Hoche, à la faculté de droit place Saint-Melaine, et guère plus pour « descendre » à la faculté des sciences, à hauteur du pont Pasteur sur la Vilaine, puis pour rejoindre les locaux de l’école de médecine et de pharmacie construite sur un îlot entre deux bras de la rivière4. Seule exception notable, hors université, celle de l’école nationale supérieure d’agriculture implantée en 1896 à la périphérie ouest de la ville en raison de ses besoins spécifiques d’espaces agricoles pour y développer des fermes expérimentales (voir ill. 1).
6Cette proximité physique en centre-ville des facultés et écoles, coordonnées par le recteur dont les services et le logement de fonction sont localisés dans le palais universitaire le long de la Vilaine, constituait un facteur d’unité fonctionnelle pour l’université : par-delà le caractère très lâche de cette institution, le regroupement au centre facilitait les relations personnelles et les collaborations entre enseignants des diverses facultés, aussi bien que la possibilité pour des étudiants d’une faculté de suivre des enseignements et de passer des certificats de licence dans une autre, comme on en a maints témoignages5, dans l’esprit d’une véritable « université ».
Ill. 1. – Schéma du « quartier latin » à Rennes en 1945, conception B. Moro.

7Cette insertion de l’université au cœur de la ville valait tout autant pour les premiers équipements publics dédiés à la vie étudiante : les restaurants, avec le site « historique » localisé rue Saint-Yves, à l’ouest du centre-ville, et siège de l’association des étudiants et de ses activités, ainsi que les premières cités universitaires, construites dans les années 1930 (avenue Jules Ferry et boulevard Sévigné) dans les « quartiers chics » de l’est du centre-ville rennais. Plus globalement, compte tenu des limites de cette offre « publique » des cités (200 lits en 1945), c’est avant tout dans le parc privé, « chez l’habitant », que pouvaient se loger les milliers d’étudiants « forains » venus pour 80 % de Bretagne et de l’Ouest se former à Rennes6, cet hébergement étudiant procurant d’ailleurs des revenus non négligeables à la bourgeoisie rennaise. Cette présence étudiante au cœur de la cité contribuait fortement à l’animation de ses librairies, cinémas, cafés, donnant ainsi à Rennes un vrai caractère de « ville universitaire ».
8La construction de ce patrimoine immobilier universitaire rennais devait beaucoup à la Ville. Après avoir hébergé un temps, dans une aile de l’Hôtel de ville, les facultés naissantes, elle avait construit dans les années 1840 un « Palais universitaire » sur la rive sud de la Vilaine pour y accueillir les facultés. C’est la Ville aussi qui avait construit fin xixe siècle la nouvelle faculté des sciences, quai Pasteur, puis les nouveaux locaux de l’école de médecine et de pharmacie boulevard Läennec, dont elle assuma d’ailleurs l’essentiel de l’équipement et des frais de fonctionnement jusqu’à sa transformation en faculté en 1956. Quant à l’État, quoique tutelle responsable des facultés et écoles, il s’était borné à réutiliser des « friches ecclésiastiques » nationalisées par la loi de séparation de l’Église et de l’État pour y héberger à partir de 1908-1910 des facultés trop à l’étroit dans l’ancien Palais universitaire : la faculté des lettres dans l’ancien séminaire de la place Hoche, et la faculté de droit dans l’ancien palais épiscopal de la place Saint-Melaine. C’est seulement avec la construction, entre 1932 et 1938, de l’institut de géologie rue du Thabor, sur des terrains cédés gratuitement par la ville, que l’État amorce timidement un rôle de bâtisseur7.
9Au total, ce patrimoine immobilier universitaire disparate, construit sans réel plan d’ensemble, paraissait problématique en ce milieu du xxe siècle, avec des locaux largement inadaptés, sur le plan pédagogique (pas d’amphithéâtre en faculté de droit ( !), insuffisance des salles de travaux pratiques en sciences, médecine, ou pour l’école de chimie), et plus encore pour la recherche, avec des espaces très limités pour de véritables laboratoires, si l’on excepte le cas de la géologie. Surtout, vu son étroite imbrication dans le tissu urbain ancien, ce patrimoine immobilier ne paraissait guère susceptible, sauf à la marge, de connaître de véritables extensions in situ capables de répondre aux besoins attendus dans la prochaine période, tant en matière d’accueil des étudiants, que pour le développement d’une recherche digne de ce nom, notamment en sciences expérimentales.
10C’est donc une situation problématique, à court et surtout à long terme, qu’avaient à affronter les différents responsables en charge des décisions en matière d’immobilier universitaire. Cette question constituait un enjeu majeur, sur le plan académique d’abord pour les perspectives de développement du supérieur à Rennes mais aussi, au-delà, sur le plan urbanistique quant à l’articulation de ce développement universitaire avec celui d’une ville qui s’engage elle aussi dans une mutation spectaculaire à partir des années 19508, avec une multiplicité d’acteurs dont les visions et les stratégies n’étaient pas nécessairement identiques.
11Le dossier concernait au premier chef la Ville, qui avait à gérer bien d’autres dossiers urgents dont celui de la reconstruction, mais qui était d’autant plus sensible aux besoins de l’université que celle-ci constituait l’un de ses principaux atouts dans la concurrence territoriale entre les villes de l’Ouest, et qu’elle allait avoir à sa tête des maires issus de l’université : Yves Milon, doyen de la faculté des sciences (1940-1949) et maire de 1944 à 1953, puis Henri Fréville, professeur d’histoire à la faculté des lettres, adjoint à l’éducation dès 1947 et maire de 1953 à 1977, et enfin, Edmond Hervé, assistant à la faculté de droit, avant de devenir maire de 1977 jusqu’en 2008.
12Mais cette question impliquait tout autant les milieux académiques, avec leurs communautés facultaires et leurs doyens, oscillant entre conservatisme spontané et recherche de réponses d’urgence face à la massification amorcée, avant que certains doyens visionnaires ne prennent la mesure des défis. Ils avaient à leur tête un personnage hybride, le recteur, nommé par le ministre, mais aussi universitaire et président du conseil de l’université, susceptible d’initiatives à la mesure des enjeux comme le montra le recteur nommé à la Libération, Lucien Wolff. En surplomb, l’État central en phase d’affirmation de sa responsabilité est alors éminente sur ce domaine mais partagée entre un ministère (MRU) responsable de la reconstruction et de l’urbanisme, un ministère de l’Éducation nationale qui commence seulement à se structurer pour prendre en charge cette responsabilité immobilière (la création d’une direction des constructions scolaires et universitaires ne datant que de 1955), et d’autres ministères exerçant une tutelle sur des écoles supérieures, par exemple pour l’agriculture.
Le temps de l’utopie (1944-1954) : le projet de campus unique en périphérie de Rennes
13Héritant d’un appareil universitaire localisé au centre, Lucien Wolff (recteur d’août 1944 à août 1946) et le maire Yves Milon saisirent l’opportunité de la relance des procédures d’urbanisme initiée par la loi de juin 1943 pour promouvoir un ambitieux projet de campus unique au nord-ouest de Rennes et ainsi amorcer une vision de long terme du développement universitaire rennais.
14C’est George-Robert Lefort, alors directeur de l’école régionale d’architecture et nommé, en janvier 1944, homme de l’art en charge du plan d’aménagement et de reconstruction de Rennes, qui fut la cheville ouvrière de ce projet de campus. Ainsi, dès le 29 octobre 1944, Lefort adresse au maire de Rennes un Rapport au sujet de la Reconstruction à Rennes des Écoles ou Facultés de médecine et de pharmacie9. Ce premier jalon du projet fait d’emblée le constat de l’absence de terrain disponible « dans un rayon […] de 1500 m autour de la place de l’Hôtel de Ville » pour accueillir des reconstructions ambitieuses des facultés partiellement détruites. Surtout, Lefort en profite pour souligner la disponibilité de vastes terrains sur le plateau de Villejean-Pontchaillou, au nord-ouest de Rennes, resté inoccupé en raison de son enclavement par rapport au centre-ville dont il est séparé par des voies ferrées (vers Saint-Malo et Brest) et par un « quartier inondable aux maisons archi-vétustes ». À proximité du futur hôpital que la Ville a projeté dès 1939 de construire dans le prolongement des hospices civils de Pontchaillou (seuls bâtiments publics alors présents à l’ouest de la voie ferrée vers Saint-Malo, avec les deux écoles d’agriculture), Lefort recommande de transférer l’école de médecine et de pharmacie qui aspire à accéder au rang de faculté. Mais le pré-projet de Lefort ne se limite pas au secteur santé et esquisse la possibilité de localiser d’autres bâtiments universitaires : « Les autres terrains pourraient être affectés à des établissements universitaires, à la faculté des sciences ou ses annexes, et à la création d’une véritable cité universitaire. »
15On le voit, ce rapport contient dès octobre 1944 l’esquisse d’un ambitieux projet que Lefort a alors l’opportunité de développer, avec le soutien du recteur Lucien Wolff et du maire Yves Milon, dans une période propice à l’émergence d’idées nouvelles, parfois inspirées par les États-Unis10. Toutefois, en 1944-1945, le principe d’un tel projet de transfert d’un grand nombre – puis finalement de la totalité – des bâtiments universitaires sur un campus unique en périphérie se doit d’être validé a priori par l’État qui s’est attribué, par la loi de 1943, la haute main sur les politiques d’urbanisme. C’est pourquoi, le 24 avril 1945, Milon et Wolff obtiennent une audience à Paris auprès de Raoul Dautry, ministre du MRU créé en novembre 1944. Leur entreprise est couronnée de succès : Dautry accorde son soutien au projet de « Grand Centre Universitaire de l’Ouest » (Milon), et demande en urgence une étude plus détaillée.
16Lefort s’exécute et, le 6 mai 1945, propose au maire de Rennes une Étude de la répartition des édiffces d’enseignement dans la ville, de leur amélioration, de leur regroupement et propositions diverses. L’étude est envoyée dès le 11 mai 1945 au ministère par Milon, qui espère du ministre une « approbation définitive à ce vaste programme dont la réalisation sera si profitable à la jeunesse universitaire et scolaire de la Bretagne et de toute la région Ouest ». Dès le 23 juillet, Dautry confirme à Milon son avis « entièrement favorable » et souhaite « que les propositions projetées soient intégrées dans le projet d’aménagement et de reconstruction actuellement à l’étude ».
17L’étude de Lefort, après quelques « renseignements généraux » sur la ville d’un point de vue démographique et géographique, et sur les établissements d’enseignement rennais et les besoins de terrains « de culture physique », est consacrée pour l’essentiel aux établissements supérieurs et formalise le projet de campus unique « à l’américaine ». Précisant et complétant son pré-projet d’octobre 1944, Lefort fait d’abord le constat de l’état très dégradé des locaux affectés aux trois facultés (droit, lettres et sciences) comme à l’école de médecine et de pharmacie : les 4 000 étudiants rennais inscrits dans ces établissements en 1945 fréquentent des bâtiments « détruits ou très endommagés » rendant très improbable la reprise d’un enseignement supérieur de qualité à Rennes, notamment pour la faculté des sciences (« Tout l’intérieur est à refaire ») et la faculté de droit (dont le bâtiment « ne répond en rien à sa destination »). De plus, les bâtiments sont localisés dans le centre-ville sur des terrains très limités (par des rues, rivières et propriétés particulières coûteuses à exproprier), rendant leur extension et reconstruction avec agrandissement peu probables. Enfin, Lefort souligne la pénurie de logements étudiants à Rennes.
18Georges Lefort formule alors sa principale proposition de créer un vaste ensemble de quelques 150 ha appelé « Centre et cité universitaires », et divisé en deux parties inégales (100 ha d’abord, puis 50 ha plus à l’ouest) : d’une part, les quatre facultés accompagnées de l’institut de botanique, un grand centre hospitalier composé des hospices déjà présents, mais surtout d’un hôpital projeté « dans l’esprit de celui réalisé à Lille », d’un hôpital militaire et d’équipements complémentaires (une école d’infirmière, un centre d’hygiène maternelle et infantile…), le rectorat et des bibliothèques ; d’autre part, plus à l’ouest, une cité universitaire dotée d’équipements sportifs, et une cité-jardin pour le personnel. L’ensemble est localisé sur un plateau « à l’ouest de Pontchaillou », « admirablement situé dans le quartier des écoles d’agriculture, à une distance de 1500 m du centre-ville » et permettant l’« épanouissement à long terme » de l’enseignement supérieur à Rennes (voir ill. 2).
Ill. 2. – Le plan du projet de campus unique à Rennes (probablement 1945).

Source : Cette planche ne fait pas formellement partie de l’étude Lefort du 6 mai 1945, dépourvue de plan ou d’illustration (sauf pour les deux lycées). C’est une feuille volante non datée insérée dans un dossier « facultés », du secrétariat général de la ville, AM 1W49 Mairie de Rennes.
19Le projet de campus unique fut bien approuvé dans son principe par le conseil municipal réuni le 27 février 1946, qui adopta à l’unanimité l’ensemble du projet de reconstruction et d’aménagement de la Ville de Rennes formalisé par Lefort. Pourtant, ce projet ambitieux ne fut finalement pas mené à son terme. La procédure d’urbanisme issue de la loi de 1943 se révéla particulièrement complexe, avec de nombreux allers-retours entre État et municipalité du fait de divergences mineures (sur la largeur des rues, ou l’organisation de la place de la gare, par exemple), de l’insuffisance de moyens techniques (cartes) et surtout financiers pour acquérir rapidement les terrains ciblés.
20Les oppositions, du reste, ne manquaient pas : les écoles d’agriculture, largement ignorées par le projet Lefort, mobilisèrent le ministère de l’Agriculture pour s’opposer à ce campus qui contrecarrait leurs projets d’extension et de reconstruction sur les mêmes terrains11 ; et les facultés étaient elles-mêmes très réticentes à l’idée de s’éloigner du centre-ville. Surtout, les porteurs naturels du projet devaient faire défaut : le recteur Wolff, lassé de ces atermoiements, quittait l’académie dès août 1946 et ses successeurs, l’éphémère Colleville (août 1946-mars 1947) et surtout Paul Henry (1947-1960), ne semblent pas avoir repris à leur compte ce projet de long terme, sans parler de leur préférence pour une implantation centrale du rectorat – et du logement de fonction qui l’accompagne12… Le cas rennais contraste ainsi avec celui de Dijon, où la ténacité du recteur Bouchard, en poste 21 ans (de 1946 à 1967), a très fortement contribué au succès du projet d’aménagement du campus unique Montmuzard en périphérie de la ville13. Quant au maire Yves Milon, pourtant au départ artisan du projet14, il finit par accepter en février 1950, sous la pression des juristes et de l’attribution par le ministère d’une dotation budgétaire à consommer sans délai, qu’un projet de construction d’une nouvelle faculté de droit soit acté en centre-ville, sur des terrains de l’avenue Jules Ferry cédés par la Ville, à proximité du palais épiscopal devenu exigu15. C’en était ainsi fini, de facto, de l’ambitieux projet de campus « unique », qui fut définitivement abandonné le 15 mai 1954 par la municipalité Fréville, avec le vote d’une délibération du conseil municipal réaffectant les deux-tiers ouest des terrains initialement réservés pour ce grand campus universitaire à la construction d’un vaste ensemble de logements, qui deviendra formellement en décembre 1959 la ZUP de Villejean-Malifeu16.
Le temps du pragmatisme : les extensions in situ en centre-ville (1950-1958)
21Avec l’enlisement puis l’abandon de ce grand campus unique, le site universitaire rennais se développa pendant une décennie sous le signe du pragmatisme, voire du bricolage au coup par coup, pour répondre à des besoins criants de nouvelles surfaces pédagogiques, dans une logique d’utilisation maximale des espaces encore disponibles autour des sites existants.
22Cette logique pragmatique, dans une vision à court terme, était portée principalement par les communautés facultaires, dont l’attachement au statu quo avait été conforté par le succès des juristes, qui avaient arraché en 1950 la décision de construction de leur nouvelle faculté en centre-ville. Ce conservatisme spontané était d’autant plus prégnant qu’il n’était plus contrebalancé par une volonté forte de porter un projet ambitieux, ni du côté de l’État, après le départ du recteur Wolff en 1946, ni du côté de la Ville où s’imposent autour de 1950-1955 d’autres priorités majeures, d’ailleurs liées, en matière d’industrialisation (la « décentralisation » impulsée par l’État permettant à Rennes d’accueillir une première usine Citroën dès 1954) et de construction massive de logements.
23Cette approche se traduisit ainsi pour l’école de médecine-pharmacie par des travaux de construction de salles de travaux pratiques, réalisés par la Ville qui en était propriétaire. Tandis que parallèlement la faculté des lettres s’appliquait, tout au long des années 1950, à mobiliser pour ses besoins pédagogiques croissants toutes les surfaces utilisables – des caves aux greniers, même sans fenêtres – de l’ancien Séminaire, ainsi que dans l’enclos du jardin qui l’entourait, avec reconversion d’une salle des fêtes en salles de cours, et en revendiquant l’espace des serres qu’y occupait l’institut de botanique17.
24Quant à la faculté des sciences, elle réussit à obtenir au début des années 1950 la cession d’un terrain contigu, quai Dujardin, pour y construire – aux frais de l’État cette fois, après arbitrage de Pierre Donzelot à la tête de la direction générale de l’enseignement supérieur (DGES), et venu à Rennes en avril 1949 – un nouveau bâtiment offrant des locaux adaptés pour les travaux pratiques, la recherche, un grand amphithéâtre, et l’accueil de l’Institut de chimie et de sa formation d’ingénieurs, locaux qui seront achevés en deux temps entre 1958 et 1961.
25En cohérence avec ces choix d’extension des facultés in situ, allaient être construits de 1950 à 1962, à l’initiative du rectorat et du CROUS, trois restaurants universitaires modernes, avenue Jules Ferry, en face de la nouvelle faculté de droit, place du Champ de Mars, et rue Dupont des Loges, permettant d’offrir ce service essentiel à une population étudiante rapidement croissante, à proximité de chacune des facultés et écoles, dans ce cœur de ville plus que jamais réceptacle jusqu’au milieu des années 1960 de l’activité universitaire et de la vie étudiante, au terme de ce cycle de densification de l’existant.
26Cette politique pragmatique d’extension avait permis tant bien que mal de faire face à la première poussée des flux étudiants, mais pouvait-elle tenir lieu de véritable stratégie de développement du site universitaire à la hauteur des enjeux du second xxe siècle ? C’était déjà fort discutable pour un aspect essentiel de la vie étudiante, le logement, avec en 1962 une offre quasi-stagnante en cité de 600 lits pour 11 000 étudiants, dont 80 % devaient se loger chez l’habitant, suscitant la vive inquiétude du maire Henri Fréville qui l’exprima publiquement devant le ministre Christian Fouchet en octobre 1963 : « Une telle situation dans une ville en expansion est grave18. » Mais c’était tout aussi vrai dans le domaine académique, pour un secteur comme les sciences, confronté à une forte poussée des effectifs, comme l’exprima dès sa prise de fonction à l’automne 1958 le nouveau doyen Henri Le Moal : « Les bâtiments de l’annexe de Viarmes (quai Dujardin) n’étaient pas encore achevés qu’il était déjà évident qu’ils ne permettraient pas à la faculté de faire face à sa mission dans les dix années à venir. Il était donc impératif de prévoir la construction d’une nouvelle faculté à l’échelle des temps modernes. Il fallait repenser celle-ci à une nouvelle échelle. » En bref tout était à refaire !
La relance des ambitions : la création des nouveaux campus périphériques (1958-1970)
27C’est à partir des années 1956-1958 que va s’opérer un changement de problématique pour adopter – enfin – une stratégie à long terme impliquant « une autre échelle », selon la formule de Le Moal, avec cette fois une véritable mutation spatiale des implantations universitaires, depuis un centre-ville en voie de saturation vers ses périphéries, au sein d’une agglomération elle-même en pleine expansion.
28Plus que le recteur, les premiers moteurs en furent du côté académique des doyens dynamiques : Alexandre Lamache, d’abord directeur (1949- 1955) de l’école de médecine puis premier doyen de la faculté de médecine (1956-1964) ; et pour la faculté des sciences Max Schmitt – doyen de 1957 à octobre 1958 – puis Henri Le Moal jusqu’en décembre 1960. Conscients des enjeux et convaincus de la nécessité de mutations radicales, ces doyens furent cette fois soutenus par le Ministère, animé par des directeurs d’envergure aux larges visions d’avenir – Gaston Berger, directeur de la DGES de 1953 à 1960, et Pierre Donzelot, son prédécesseur (DGES de 1948 à 1953) revenu au ministère pour prendre la tête de la direction des constructions scolaires et universitaires de 1955 à 1959 –, et capables désormais de mobiliser des moyens financiers à la hauteur des besoins et des ambitions. Ces directeurs semblent avoir été très attentifs aux problèmes du site rennais, où ils avaient des relations personnelles avec certains acteurs (comme Gaston Berger avec Henri Fréville et le doyen Lamache), et où ils vinrent en personne à plusieurs reprises : G. Berger en 1956-1957, P. Donzelot en 1957 et 1959, ainsi que Jérôme Séïté19, conseiller auprès de Gaston Berger, envoyé à plusieurs reprises (juin 1959, mars 1961) pour peser sur des choix essentiels.
29L’élément déclencheur du processus fut la démarche volontariste de Lamache, alors encore, en 1955, directeur de l’école de médecine-pharmacie, pour obtenir, avec le soutien efficace du nouveau maire Henri Fréville, la transformation de celle-ci en faculté, au 1er janvier 1956. Or, cette labellisation, officialisée par Gaston Berger lors de sa venue à Rennes en mars 1956, avait une contrepartie immobilière imposée par l’État : elle impliquait la construction d’une nouvelle faculté de médecine qui, pour des raisons pédagogiques évidentes, devait se situer nécessairement à proximité du nouveau centre hospitalier construit près des hospices de Pontchaillou, hors du centre-ville, au-delà de la voie ferrée Rennes-Saint-Malo. Cela impliquait, en fait, une relance partielle du projet Wolff-Lefort de 1945, et une réactualisation du plan d’urbanisme. Au-delà des 8 ha que la ville s’était engagée à acquérir et céder gratuitement à l’État pour y construire la faculté, s’imposa très vite la perspective de réservation de terrains pour des équipements indispensables de vie étudiante (7 ha pour un restaurant, une cité, des équipements sportifs), et d’autres implantations universitaires éventuelles sur le « vaste terrain » (plus de 40 ha) encore disponible entre l’hôpital et la future ZUP20.
30Cette remise en mouvement de l’urbanisme universitaire à Rennes s’accéléra en 1957, peut-être en lien avec la visite à Rennes de Donzelot, avec l’initiative du doyen de la faculté de sciences, Max Schmitt : conscient des limites de l’extension quai Dujardin, il demanda à la ville de réserver un espace significatif (25 ha, plus 8 en option) mais cette fois à la périphérie est de la ville, sur la route de Paris, pour y implanter des instituts de recherche, notamment celui de biologie végétale et animale, dont l’installation envisagée dans les jardins de la faculté des lettres s’avérait impossible.
31Ce premier pas – encore hésitant car il ne s’agissait que d’un transfert partiel d’instituts de la faculté – fut amplifié avec vigueur par son successeur au décanat, Henri Le Moal. Dès sa prise de fonction en octobre 1958, celui-ci s’efforça de convaincre les décideurs – le recteur, le préfet, et surtout le maire, responsable de l’urbanisme – que pour faire face aux défis de l’accueil des flux étudiants attendus mais aussi pour assumer une vocation de recherche, il fallait « changer d’échelle ». C’était même un impératif si Rennes voulait se situer au même niveau que les autres métropoles universitaires qui, telles Grenoble sous l’impulsion de Louis Néel, ou Toulouse, s’étaient déjà engagées dans la création de campus de 200 à 300 ha.
32Le doyen Le Moal réussit à obtenir l’accord de principe du recteur, et plus important, celui du maire Henri Fréville, acteur-clé pour la réservation et l’affectation du foncier. Fort de ces appuis locaux, Le Moal obtint dès décembre 1958, avec son collègue de médecine, une audience auprès de Gaston Berger, qu’ils surent convaincre de la pertinence de leurs propositions ambitieuses, en obtenant des crédits d’études dès 1959 pour les projets de construction des nouvelles facultés de médecine et des sciences.
33Un cap essentiel avait été franchi, et après de multiples réunions entre les partenaires concernés, dont la ville, et une réunion générale le 11 octobre 1959 des acteurs universitaires, était arrêté fin octobre un véritable schéma global de développement de l’enseignement supérieur à Rennes21, intégré au plan d’urbanisme et prévoyant la création simultanée de deux nouveaux campus en périphérie de la ville. À l’est de la ville, entre la route de Paris et la route de Fougères, bien au-delà de la première acquisition de 35 ha, c’est sur une surface globale de 90 ha que le campus de Beaulieu devait accueillir la construction d’une nouvelle faculté des sciences, mais aussi une vaste cité universitaire avec tous les équipements nécessaires (restaurants, logements, installations sportives) ; il avait aussi vocation à accueillir des instituts de recherche et des écoles, comme celle de chimie (reconnue comme école nationale supérieure d’ingénieurs (ENSI) en 1959), et d’un INSA dont la création était annoncée dès 1961. Au surplus était envisagée une réservation de 60 ha supplémentaires pour des implantations futures éventuelles. En l’espace de deux ans, il y avait bien eu ici « changement d’échelle » et pari sur l’avenir.
34Parallèlement était créé, à l’extrémité nord-ouest de la ville, un second campus « périphérique » dit de « Pontchaillou-Villejean », d’une quarantaine d’hectares, entre l’hôpital et la ZUP de Villejean, dont l’aménagement démarrait en 1959-1960 : il était prévu d’y édifier la faculté de médecine-pharmacie, une cité universitaire complète avec restaurant, des installations sportives, et un futur institut régional d’éducation physique et sportive (IREPS) ; et c’est dans cet espace que, logiquement, la ville affectera dix hectares pour accueillir la nouvelle école nationale de la santé publique dont H. Fréville venait d’arracher l’implantation en 1960-1961. Il restait encore des espaces disponibles sur ce campus de Pontchaillou-Villejean pour accueillir d’autres structures, et dès février 1959 le recteur avait signalé l’éventualité d’une extension possible de la faculté des lettres sur le site. Encore fallait-il que celle-ci veuille bien s’y résoudre, ce qui n’allait pas de soi tant son corps professoral était divisé sur la question d’un transfert vers un campus périphérique, avec un fort courant hostile, dont l’argument principal était le maintien d’une proximité avec une grande bibliothèque, mi-universitaire, mi-municipale, aux ressources fort riches22. Il ne fallut pas moins que la tenue le 14 mars 1961 d’un véritable « lit de justice » en présence du recteur, du maire Henri Fréville, et du représentant de la DGES, Jérôme Séïté, porteur d’un ultimatum, pour que la majorité de l’assemblée de la faculté accepte de se plier à la décision du transfert global vers le nouveau campus23.
35Avec cette « acceptation » s’achevait le processus décisionnel engagé depuis 1956 qui conduisait au transfert de trois des quatre facultés vers deux nouveaux campus aux périphéries est (Beaulieu) et nord-ouest (Pontchaillou-Villejean). Ces grands choix urbanistiques de localisation des diverses structures universitaires étaient faits pour l’essentiel dès 1959 et complètement bouclés en 1961, avec un processus d’acquisition par la Ville et de transfert des terrains, à titre gratuit ou onéreux, à l’État s’opérant parallèlement avec une grande célérité. Le reste, c’est-à-dire la construction de plus de 300 000 m2 de surface bâtie (pour, d’après Fréville, « un coût total de 490 millions de francs lourds24 ») pour trois nouvelles facultés, trois bibliothèques, plusieurs écoles et instituts, trois restaurants et autant de cités universitaires – n’allait être, si l’on ose dire vu l’ampleur des chantiers, qu’une « affaire d’exécution », qui n’est pas directement notre propos (voir fig. 7 du cahier couleur).
36Soulignons que ces gigantesques travaux – comme en témoignent les photos aériennes du chantier de Beaulieu, que visitera en juillet 1965 le premier ministre Georges Pompidou – furent réalisés en un temps record : sept ans à peine entre 1963 et 1970, grâce à l’efficacité des responsables, sous l’autorité de Louis Arretche, architecte-conseil de la ville depuis 1954, également nommé, en mai 1959, par le ministère, architecte des constructions universitaires. Cette rapidité d’exécution devra beaucoup aussi à la vigilance des élus, et au premier chef celle d’Henri Fréville, très présent comme député dans les commissions de l’Assemblée et du Plan pour surveiller et garantir l’inscription régulière au budget de l’État des crédits massifs (plus de 200 millions de nouveaux francs) nécessaires au financement de ces lourdes opérations, dans le contexte, il est vrai, porteur des Trente Glorieuses.
37Après le temps des poses de « premières pierres » en 1963-1964, s’ouvrira le temps des inaugurations dès 1965-1967, avec leur cortège de ministres et de directeurs du ministère. Et c’est dans cette nouvelle configuration spatiale du paysage universitaire, et dans de nouvelles facultés aux chantiers à peine achevés, que se produira à Rennes, en mai-juin 1968 le grand ébranlement de l’institution universitaire.
Le bilan nuancé d’une mutation de l’espace universitaire rennais
38Globalement, malgré une décennie de tergiversations et de bricolages de court terme, le pôle universitaire rennais a su prendre dans les années 1957-1960 les décisions stratégiques qui allaient lui permettre d’échapper à l’enfermement dans le centre-ville, en se projetant par la création de deux grands campus périphériques, comme cela se faisait simultanément dans la plupart des autres pôles régionaux. Cela a permis dès la décennie 1960 de réaliser la construction de nouvelles facultés et d’équipements de vie étudiante capables d’accueillir convenablement la grande poussée des effectifs étudiants des années 1965-1975. Cela permettra au pôle rennais d’accueillir à moyen-long terme de nouveaux développements, en formation comme en recherche. Cela se fera, il est vrai, au prix d’une densification croissante, qui se poursuit jusqu’à nos jours sur le campus de Pontchaillou-Villejean, enclavé à l’ouest par la construction de la ZUP de Villejean. Quant au campus de Beaulieu, déjà fort vaste au départ, il pourra connaître des extensions successives vers un secteur oriental demeuré ouvert, qui lui permettront d’accueillir en plusieurs vagues, dans les années 1970-1980, puis après 2010, des écoles, des centres de recherche (le Centre commun d’études de télévision et télécommunications, CCETT, créé à Rennes en 1972) et des entreprises innovantes du secteur électronique et numérique, en symbiose avec la « ZIRST » (Zone d’innovation et de recherche scientifique et technique) créée en 1984 et devenue la technopole de Rennes-Atalante, qui s’y développe depuis lors.
39Certains acteurs académiques, des doyens, et notamment Henri Le Moal, qui accompagna ensuite le mouvement comme recteur durant la décennie 1960-1970, ont joué un rôle important, avec l’appui du ministère à des moments décisifs. Mais il faut souligner aussi, parmi les facteurs-clés de cette mutation spatiale réussie, le rôle pro-actif de la ville et de ses élus, liés étroitement au monde universitaire, qui ont eu une grande capacité d’anticipation et de mobilisation à partir de 1956 en matière de politique foncière, pour la mise en réserve, l’acquisition, la viabilisation et parfois la cession à titre gratuit (comme pour la faculté de médecine) de ces vastes et précieux espaces, indispensables pour un développement universitaire d’envergure.
40La ville devait en recueillir un fort retour sur investissement, non seulement par l’essor de ce potentiel universitaire (avec plusieurs milliers d’emplois créés sur un demi-siècle), mais également sur le plan urbanistique lui-même. Même s’il ne semble pas avoir été vraiment planifié, ce développement d’un dispositif universitaire multi-sites à partir des années 1960, articulant un fort ancrage maintenu en centre-ville (avec la faculté de droit et ses « surgeons » – faculté des sciences économiques, institut de gestion de Rennes, institut d’études politiques et institut de préparation à l’administration publique), et la création de deux nouveaux campus de vastes dimensions aux deux extrémités nord-ouest et est de la ville, a sans doute permis un développement spatial plus équilibré de l’agglomération que ne l’eut suscité le projet initial de « campus unique » formulé en 1944-1945.
41Il reste cependant que ce type de développement spatial de l’université à partir des années 1960 n’a pas été sans effets pervers ni sans quelques limites.
42Du point de vue de l’université elle-même tout d’abord, ce déploiement spatial multi-sites s’est évidemment payé de la perte de l’unité physique de l’université qui existait lorsqu’elle était concentrée en centre-ville. Cette « séparation de corps » entre les diverses composantes, en ajoutant de la distance physique aux cloisonnements disciplinaires croissants, allait à l’encontre des objectifs de pluridisciplinarité mis en avant dans la loi Faure et esquissés par divers projets universitaires en 1968-1969. Ceci eut sans doute des conséquences négatives à long terme pour certains secteurs de recherche, comme la biologie et le secteur santé, désormais séparés entre deux campus aux antipodes de la ville.
43Cet éclatement spatial de l’université de Rennes sera simultanément renforcé par son éclatement institutionnel avec sa partition en 1969 en deux entités : l’université de Rennes 1 présente sur les trois campus, et l’université de Rennes 2 Haute Bretagne, issue pour l’essentiel de la faculté des lettres, et « confinée » sur le campus de Villejean25. Ce dernier campus se trouvait lui-même désormais partagé entre deux centres de décision distincts (sinon trois si l’on y ajoute l’espace contrôlé par l’école nationale de la santé publique), ce qui ne facilitera pas son développement harmonieux à long terme.
44On peut enfin s’interroger sur l’articulation entre ce développement des campus universitaires et celui plus global, de la ville et de ses quartiers, et donc de l’insertion des campus dans la ville, dont le moins qu’on puisse dire est qu’elle n’a pas été évidente. Pourtant, toutes les précautions semblaient avoir été prises avec le choix comme architecte chargé de l’ensemble des opérations d’aménagement des deux campus et des constructions universitaires de Louis Arretche, par ailleurs déjà architecte-conseil de la ville dès 1954. Mais comme en bien d’autres villes universitaires, le poids des conceptions du zonage fonctionnaliste alors dominantes allait largement prévaloir pour induire un développement « séparé » des campus et de la ville, sur les deux secteurs Pontchaillou-Villejean et Beaulieu. Le cas limite de ce mode de développement séparé est celui de ce dernier campus, créé sur un vaste espace paysagé de 100 ha, au-delà du tissu urbain, loin de tout quartier et de ses équipements de proximité, et sans qu’il y ait la moindre intention d’en créer un. Ce n’est pas pour rien que les étudiants de sciences dénonçaient en 1959-1960 la perspective d’être envoyés « en exil » sur ce campus lointain26.
45Mais le cas le plus paradoxal est sans doute celui de Villejean, dont le nom désigne à la fois le campus, où devaient s’édifier les facultés et cités, et la ZUP où se construisait simultanément un vaste quartier pour des milliers d’habitants : force est de constater que ces deux processus de construction s’effectuèrent sans véritable coordination ni synergie, sinon peut-être pour la mise en place de lignes de bus desservant à la fois campus et quartier27. Il faudra attendre le début des années 1990, avec le lancement du projet de métro qui devait relier Villejean au centre-ville, pour que soit élaboré un schéma de secteur visant à penser l’articulation entre le campus et le quartier. C’est seulement en 2014, au moment où par ailleurs se précise le projet d’une deuxième ligne de métro qui permettra de relier enfin en 2020 de manière rapide les trois campus, en facilitant leurs liaisons avec l’ensemble de la ville, que Rennes Métropole élabore un « Schéma de développement universitaire métropolitain28 » proposant une véritable conception d’ensemble de l’insertion des campus universitaires dans l’ensemble du tissu urbain… 70 ans après le premier projet de campus universitaire !
Notes de bas de page
1 De 1945 à 1975, les nouveaux campus universitaires sont localisés dans les limites du territoire communal rennais. Notre contribution ignore donc la création en 1991 du campus de Ker Lann sur le territoire de Bruz, commune du sud-ouest de l’agglomération rennaise.
2 Les auteurs remercient Bertrand Moro pour la réalisation des cartes.
3 Aubert G., Croix A. et Denis M., Histoire de Rennes, Rennes, Presses universitaires de Rennes/ Apogée, 2006, p. 225-227.
4 Les écoles d’arts (École des beaux-arts, école d’architecture, et conservatoire de musique) de la rue Hoche sont également localisées dans la « ville haute », à proximité des facultés des lettres et de droit.
5 Cf. les entretiens accordés par Claude Champaud (juriste), ancien président, entre 1971 et 1976, de l’université de Rennes 1, par Yves Fréville (économiste) ou Louis Pape (historien) dans le cadre de l’enquête orale menée au sein du projet HESRIB « Histoire du développement et de la structuration de l’Enseignement Supérieur, de la Recherche et de l’Innovation en Bretagne depuis 1945 » [https://www.mshb.fr/projets_mshb/hesrib/2315/] (dernière consultation le 3 avril 2017).
6 Ce déficit allait être durable, cf. Fréville H., Un acte de foi. Trente ans au service de la cité, Rennes, Éditions SEPES, 1977, annexes, p. 619 : le maire estimait en 1962 à 8800 le nombre d’étudiants non rennais que la ville devait héberger, avec seulement 600 places en cité universitaire.
7 Henri Le Moal, doyen de la faculté des sciences en 1958-1960, puis recteur de l’académie de Rennes (1960-1969), décrit avec précision ce patrimoine universitaire avec son historique et son état en 1958 au début (p. 6) de ses Mémoires. Ce document dactylographié, inachevé et non publié, d’environ 200 pages dont une copie est conservée – et consultable – à la Maison des sciences de l’homme en Bretagne (MSHB), constitue une source essentielle pour tout le processus analysé ci-après.
8 La commune de Rennes comptait 75 000 habitants en 1901 et 114 000 en 1946, soit une croissance moyenne de moins de 900 habitants par an en 45 ans. La rupture d’après-guerre fut de grande ampleur, avec une croissance démographique trois fois supérieure de 1946 à 1975 (2800 habitants supplémentaires en moyenne par an). La population passa ainsi à 124 000 habitants en 1954, 152 000 en 1962, 181 000 en 1968, et 198 000 en 1975.
9 Archives municipales de Rennes (désormais AMR), dossier 1W49.
10 L’armée américaine libère Rennes le 4 août 1944. Milon fut nommé président de la délégation spéciale dès le 3 août 1944. Lucien Wolff, professeur de littérature anglaise à la faculté des lettres de Rennes avant de devenir recteur de l’académie, avait déjà séjourné avant-guerre aux États-Unis. Dans un entretien accordé le 4 mars 2013, Louis Pape (1933-2014), professeur d’histoire à l’université de Rennes 2, conforta l’idée que Wolff était un partisan convaincu, sinon l’instigateur, du campus unique : « Lui qui connaissait l’Amérique, il avait soumis un projet après la guerre de créer un immense campus universitaire où seraient regroupées toutes les facultés. » Cela n’a pas eu d’écho. On lui a dit : « Ce n’est pas possible, on n’a pas l’habitude, on n’a pas les moyens, il y a la reconstruction de la ville. […] [Donc] il y avait eu un projet de type américain. Monsieur Wolf était intarissable là-dessus. Il disait qu’il fallait une cohérence, un ensemble, que les étudiants aient des cités universitaires… Il voyait cela très très grand. »
11 AMR, dossier 1W49, avec notamment : Lettre du directeur de l’enseignement du ministère de l’Agriculture au maire de Rennes, le 28 décembre 1945 ; Lettre du 12 décembre 1947 de l’inspecteur général de l’Agriculture, président du conseil d’administration de l’école d’agriculture des Trois Croix au maire de Rennes ; enfin, deux « notes » de trois pages (l’une, « Centre agricole de Rennes », l’autre sans titre), non datées, très probablement écrites en 1948, avant que le maire de Rennes, Yves Milon, n’écrive le 28 décembre 1948 au ministre de l’Agriculture pour lui signifier son refus des projets de réorganisation et d’extension des écoles.
12 Pour la période 1946-1949, une grande partie de la correspondance entre la Ville et le recteur retrouvée dans les archives municipales porte sur cette « irritante question » du logement du recteur, celui du Palais universitaire étant détruit par les bombardements de 1944 à Rennes. Cf. AMR, 1W49, correspondance de Milon avec la DGES en novembre 1946, puis avec le préfet en février 1947, enfin avec le recteur Henry en novembre 1947.
13 Cf. son témoignage éloquent dans Bouchard M., Pour la Bourgogne, son université. Souvenirs et documents, Dijon, Publication de l’Association bourguignonne des sociétés savantes, 1973, 143 p.
14 Pour une biographie de Milon, consulter Rannou Y., Yves Milon : De la Résistance à la mairie de Rennes, Rennes, Éditions Apogée, 2006, 94 p. Dans un article du quotidien Ouest-France du mardi 19 mai 2015, la fille de M. Milon déclare : « Mon père voulait des campus à l’américaine. C’était l’époque. »
15 AMR, dossier 1W49, Lettre du 22 février 1950 du recteur Henry au maire de Rennes, Yves Milon.
16 Pour une analyse approfondie des facteurs d’abandon du projet, voir Leprince M., « Genèse et abandon du projet rennais de grand campus unique à Pontchaillou-Villejean (1945-1954) : utopie ou occasion manquée ? », Lespagnol A. et Leprince M. (dir.), Les mutations de l’enseignement supérieur et de recherche en Bretagne (1945 à 2015). Déploiement territorial, diversiffcations et essais de structuration, Rennes, PUR, 2016.
17 Archives départementales d’Ille-et-Vilaine (désormais ADIV), 186 W 2 : Correspondance du recteur avec la ville, la DGES ; ibidem, 193 W 32 : PV du conseil d’université du 20 décembre 1957, sur la transformation de la salle des fêtes de la faculté des lettres.
18 Fréville H., Un acte de foi, op. cit., p. 619, discours prononcé lors de l’ouverture du chantier du campus de Beaulieu.
19 Né dans les années 1920 d’un père breton et d’une mère corse, Jérôme Séïté, administrateur civil, était en 1956-1960 conseiller technique en charge des questions du budget et des constructions à la DGES auprès de Gaston Berger, fonctions qu’il poursuivit en qualité d’inspecteur général de l’administration auprès de ses successeurs, avant de devenir conseiller au cabinet d’Edgar Faure puis d’Olivier Guichard, jusqu’à sa mort prématurée en 1972. Il a suivi de très près les dossiers immobiliers de Rennes et Brest durant cette période, en multipliant les visites de terrain et en y intervenant de manière décisive en certaines occasions. Par ailleurs, il épousa Alice Saunier en 1968, alors qu’elle était doyen de la faculté des lettres de l’université de Bretagne Occidentale (avant de devenir rectrice (1973-1976) puis secrétaire d’État et ministre en charge des universités de 1976 à 1981).
20 Fréville H., Un acte de foi, op. cit., p. 343-345.
21 ADIV, 183 W 2, Correspondance du recteur Henry avec le maire et le préfet en 1959, et notamment une lettre du 30 octobre 1959.
22 André Meynier (1901-1983), professeur de géographie à la faculté des lettres de Rennes dès 1938, retrace bien ces débats sur l’agrandissement des locaux entre partisans du « maintien sur place » (au centre-ville) et partisans du « transfert » (à Villejean), et le diktat ministériel qui y mit fin : « Les représentants du ministère ne laissèrent d’ailleurs pas les deux tendances s’affronter librement, puisqu’ils déclarèrent, dès l’abord, qu’ils n’attribueraient aucun crédit si l’on adoptait la première solution ! » Cf. Meynier A., « L’institut de géographie de Rennes en 1961 », Norois, n° 33, 1962, p. 105-115 [http://www.persee.fr/doc/noroi_0029-182x_1962_num_33_1_1380] (dernière consultation le 3 avril 2017).
23 Cf. Le Moal H., Mémoires, op. cit., qui relate en détail cet épisode décisif de l’assemblée du 14 mars 1961.
24 Fréville H., Un acte de foi, op. cit., p. 349.
25 Voir Lespagnol A., « L’éclatement de l’Université de Rennes (mai 1968-mars 1971) : le “moment 68” et ses conséquences institutionnelles », Lespagnol A. et Leprince M. (dir.), Les mutations de l’enseignement supérieur…, op. cit. ; voir aussi la contribution en ligne de Morvan Y., « Et la fac de lettres devint université », dossier « Rennes 1-Rennes 2 : Universités en chantier », Place Publique Rennes n° 2, 2009, p. 6 à 9 [http://www.placepublique-rennes.com] (dernière consultation le 3 avril 2017).
26 Le Moal H., Mémoires, op. cit. : « Les étudiants parlaient franchement d’exil. Ils acceptaient mal d’être envoyés à la périphérie de Rennes, loin de leurs cafés, cinémas, librairies. »
27 Voir Bechet C., « Rennes 2 et Villejean : 40 ans d’histoire… de la complicité à l’indifférence », Place Publique Rennes n° 2, op. cit.
28 Voté en mars 2014 par Rennes Métropole, élaboré après une large concertation entre tous les acteurs académiques, politiques et économiques, ce schéma intègre aussi le 4e campus sur le site de Kerlann qui avait émergé à Bruz au sud – ouest de la ville dans les années 1990 [http://metropole.rennes.fr/politiques-publiques/economie-recherche/une-metropole-universitaire] (dernière consultation le 3 avril 2017). De tels schémas ont été élaborés dans quelques autres métropoles universitaires, à l’exemple – pionnier – de Lyon en 2010, ou Nantes tout récemment.
Auteurs
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