Lorsque le nuisible vient de l’étranger
La construction historique de la notion d’espèces introduites ou envahissantes et son rapport à celle de nuisible
p. 237-246
Texte intégral
1Le vocabulaire utilisé pour ces espèces est extrêmement riche1 et a fait l’objet de nombreuses discussions visant à le « neutraliser2 » ou à le « démilitariser3 ». En France, on débat de la traduction d’invasive la plus correcte, certains auteurs proposant une utilisation conjointe des termes d’envahissant et d’invasif, le premier pour désigner les espèces autochtones et le second pour les espèces allochtones, ce qui complique passablement la perception des problèmes posés. Ces questions de vocabulaire sont représentatives des polémiques exposées dans cet article car elles n’ont pas toujours pour but de préciser le vocabulaire permettant de décrire la diversité des situations posées par les espèces envahissantes, mais elles peuvent être aussi des tentatives pour réorienter les débats4.
Le rôle de Charles S. Elton dans la fondation du concept d’espèces envahissante
2L’écologiste américain Charles Sutherland Elton (1900-1991), fait paraître en 1958 The Ecology of Invasions by Animals and Plants5, considéré par de nombreux spécialistes comme l’acte fondateur d’un nouveau champ de recherche de l’écologie : les espèces envahissantes. Elton est loin d’être un inconnu pour les écologues de son temps car il a fait paraître en 1927 un autre ouvrage clé dans la constitution de l’écologie scientifique : Animal Ecology6.
3L’ouvrage de 1958 traite spécifiquement de l’introduction des espèces et de la prolifération de certaines d’entre elles : jusqu’alors, cette question avait fait l’objet de nombreuses publications7 mais n’avait jamais été traitée de façon synthétique. Comme annoncé par Charles S. Elton dans son introduction, son livre peut être divisé en trois parties correspondant d’abord au contexte biohistorique et biogéographique de la diversité biologique, puis à l’examen des conséquences écologiques de la prolifération d’espèces introduites grâce à un état des lieux détaillé (continents, îles, océans), avant de terminer par un plaidoyer pour la conservation de la variété (« The reasons for conservation » et « The conservation of variety »). Ce plan comme le contenu de l’ouvrage reflètent les intérêts et la carrière de Charles S. Elton8 partagés entre recherche fondamentale, application pratique de l’écologie et conservation de l’environnement : en 1932, il fonde à Oxford le Bureau of Animal Population qui étudie les causes écologiques de la variation de la taille des populations ; durant la Seconde Guerre mondiale et afin de soutenir l’effort de guerre, il travaille sur le contrôle des rongeurs commensaux ; en 1949, il participe à la fondation de l’agence gouvernementale de gestion des parcs et réserves naturels.
4Charles S. Elton se place dans la lignée des travaux d’Alfred Russel Wallace (1823-1913) sur la biogéographie historique et évolutive, notamment de son ouvrage, The Geographical Distribution of Animals (1876). Deux usages complémentaires de l’histoire et de la géographie du vivant peuvent être définis : Alfred R. Wallace s’intéresse à la définition de faunes spécifiques à une région, un phénomène qui traduit l’influence évolutive des barrières séparant les populations (mer, montagne, etc.) ; Charles S. Elton se consacre à l’étude de l’abolition de ces frontières et aux conséquences écologiques de la circulation des espèces en dehors de leurs régions d’origine. La place accordée à l’histoire et à la géographie est parfaitement visible dans le livre de Charles S. Elton : de nombreux exemples sont illustrés par une iconographie spécifique montrant les étapes chronologiques de l’extension de l’aire de répartition d’une espèce introduite. Il y a cependant une différence fondamentale : Alfred R. Wallace s’inscrit dans le temps géologique long, tandis que celui de Charles S. Elton est marqué par un temps nettement plus court du fait de l’accélération des échanges commerciaux (tant en vitesse qu’en nombre) et à leur mondialisation. De plus, les frontières décrites par Alfred R. Wallace sont infranchissables (d’où l’apparition de faunes spécifiques dans des régions mitoyennes), tandis que celles présentées par Charles S. Elton sont abolies par les activités humaines9. D’un point de vue épistémologique, l’apport le plus important de Charles S. Elton ne se situe pas tant dans la définition d’un nouvel objet d’étude (les espèces envahissantes) que dans l’intégration renforcée de l’homme dans l’écologie scientifique. Car la question des espèces envahissante se définit à la fois comme le résultat de l’action de l’homme sur l’environnement mais aussi par ses conséquences sur l’homme. À bien des titres, le livre de 1958 comble l’absence de l’homme que l’on observe dans l’ouvrage de 1927 : l’espèce humaine devenant un élément essentiel dans le fonctionnement des écosystèmes contemporains10.
5On reproche parfois au concept d’espèce envahissante d’être anthropocentré, or l’ouvrage de Charles S. Elton explicite et justifie cet anthropocentrisme : l’être humain est le facteur causal de l’introduction des espèces ; tandis que les conséquences des invasions citées par Charles S. Elton sont souvent sociales et économiques (par exemple sur l’agriculture par l’introduction de ravageurs ou sur la santé humaine par l’introduction de vecteurs ou de pathogènes). L’idée d’espèces envahissantes est donc, par définition, anthropocentrée (et ne peut être qu’anthropocentrée) tant dans sa construction historique que dans ses conséquences quantifiables. C’est pour cela que la notion d’espèce envahissante rejoint une notion également dénoncée aujourd’hui par certains naturalistes comme également anthropocentrée, à savoir celle de « nuisible ». Le lien entre « espèces envahissante » et « espèces nuisibles » est d’ailleurs parfaitement clair puisque c’est le degré de nuisance qui définit le caractère envahissant d’une espèce : les champignons du genre Phytophthora responsables du mildiou, le phylloxéra ou la spongieuse (ou bombyx disparate) sont de bons exemples, historiquement bien documentés, de cette relation car dans ces trois cas le caractère nuisible (ici sur les cultures) est parfaitement justifiable au regard des ravages majeurs causés par ces espèces.
La remise en question de la scientificité du concept d’espèce envahissante
6Depuis une petite trentaine d’années, le concept d’espèce envahissante fait l’objet de critiques de la part de certains scientifiques11. Bien que ce débat soit plutôt marginal dans la communauté scientifique, son audience a été renforcée car relayé par des médias généralistes (The Economist12, New York Times13) et des ouvrages destinés au grand public14. Plusieurs arguments ont été utilisés pour cette remise en cause et ont fait l’objet d’immédiates contestations. Voici quelques éléments du débat :
Argument | Contre argument |
Les conséquences de l’introduction d’une espèce sont faibles et relativisablesa. | Le statut d’espèce envahissante est attribué en raison d’un impact environnemental significatifb. |
Les estimations financières des conséquences des espèces envahissantes sont jugées approximativesc. | Les estimations sont par définition complexes en raison des conséquences, des espèces impliquées et des écosystèmes concernésd. |
Les espèces envahissantes sont la cause d’un faible nombre de disparitions d’espèces, limité aux îles. | Les conséquences de l’envahissement sont globales, affectant l’ensemble du fonctionnement des écosystèmese. |
L’introduction d’espèces est un phénomène banal dans l’histoire de la vie sur Terref. | La magnitude en termes de nombre d’espèces, de diversité de taxons et distances géographiques parcourues est supérieure à tous les exemples géologiques connusg. |
Les espèces envahissantes contribuent à enrichir la biodiversitéh. | Les espèces envahissantes participent à l’érosion de la biodiversitéi. |
a. Brown James H. et Sax Dov F., « An Essay on Some Topics Concerning Invasive Species », Austral Ecology, 29, 2004, p. 530-536. – b. Blackburn Tim M. et al., « A Unified Classification of Alien Species Based on the Magnitude of their Environmental Impacts », PLOS Biology, 12 (5), e1001850, 2014, p. 1-11. – c. Sagoff Mark, « Do Non-Native Species Threaten the Natural Environment ? », Journal of Agricultural & Environmental Ethics, 18, 2005, p. 215-236. – d. Pimentel David (dir.), Biological Invasions : Economic and Environmental Costs of Alien Plant, Animal, and Microbe Species (Second Edition), Boca Raton, CRC Press (USA), 2011. – e. Par exemple en contribuant à diminuer la richesse spécifique : Mollot G., Pantel J. H. et Romanuk T. N., « The Effects of Invasive Species on the Decline in Species Richness : A Global Meta-Analysis », in Bohan David A., Dumbrell Alex J. et Massol François (dir.), Networks of Invasion : A Synthesis of Concepts, Advances in Ecological Research, 56, 2017, p. 61-83. – f. Brown James H., Sax Dov F. et al., « Biological invasions and scientific objectivity : Reply to Cassey », Austral Ecology, 30, 2005, p. 481-483. – g. Cassey Phillip, Blackburn Tim M., Duncan Richard P. et Chown Steven L., « Concerning Invasive Species : Reply to Brown and Sax », Austral Ecology, 30, 2005, p. 475-480. – h. Thomas Chris D., « The Anthropocene Could Raise Biological Diversity », Nature, 502 (7469), 2013, p. 7. – i. Gilbert Benjamin et Levine Jonathan M., « Plant Invasions and Extinction Debts », Proceedings of the National Academy of Sciences, 110 (5), 2013, p. 1744-1749.
La xénophobie et les espèces envahissantes étrangères
7Un autre argument a été utilisé pour rejeter la validité de la notion d’espèces envahissantes est celle de la xénophobie (nommé parfois bioxénophobie) et de ses variantes comme le nativisme15, le racisme, etc. Ces espèces ne seraient pas critiquées ou combattues en raison de leurs conséquences, mais principalement parce qu’elles seraient d’origine étrangères (ce qui restreint de facto les espèces envahissantes aux allochtones).
8L’historien de l’environnement Peter Coates a fait une synthèse en 2011 des arguments utilisés pour justifier ce type de critique16. Il fait ainsi remarquer que les deux périodes où les États-Unis ont connu le plus grand nombre d’introduction d’espèces (entre 1850 et 1920, puis à partir de 1960) sont aussi celles qui connaissent un pic d’immigration humaine. D’où de nombreuses analogies entre le danger présenté par les immigrants humains avec celui des espèces exogènes. De même, il existe une proximité chronologique entre l’adoption des lois de quarantaines et celles instituant des quotas d’immigrants. Pour certains historiens, le rejet d’espèces étrangères serait la même face que le rejet des immigrants humains17. Ce lien est renforcé par les dénominations anglaises de certaines espèces envahissantes qui rappellent clairement leur origine géographique : Argentine ant, English sparrow, German ivy, Hessian fly, Japanese knotweed, Russian thistle… Ces éléments corrélatifs peinent à permettre d’établir un lien plus net.
9La xénophobie supposée des spécialistes des espèces envahissantes pose un problème de nature déontologique. Il faut noter que le rejet de l’idée d’espèce envahissante s’est appuyé très tôt sur des critiques faiblement démontrables et qui aboutissaient de facto à caractériser la personnalité des scientifiques eux-mêmes et non les arguments, les méthodologies, les données, les évaluations ou les modélisations qu’ils pouvaient utiliser dans le champ scientifique des espèces envahissantes. Le jugement de ces spécialistes serait donc dominé par une dimension émotionnelle, irrationnelle, antiévolutionniste, voire nativiste ce qui les rapprocherait des mouvements politiques d’extrême-droite. On peut ainsi lire l’affirmation que la xénophobie à l’égard des espèces végétales ou animales est de même nature que celle visant les populations humaines : « There is n° denying that the foreign invaders often elicit a visceral emotional response. There seems to be something deep in our biological nature, related to xenophobia toward other humans, that colours our view of alien plants and animals. There is a tendency to treat foreigners differently from natives : with distrust, dislike, even loathing. […] It is to plead for more scientific objectivity and less emotional xenophobia18. » Cette émotivité et cette irrationalité, que l’on impute à une large partie d’une communauté scientifique, n’ont jamais fait l’objet d’une quelconque étude ni bien sûr d’une démonstration. De plus, ce type d’argument, en provoquant des réactions passionnées, empêche toute discussion sereine19, et surtout aboutit à une simplification des faits historiques et des caractéristiques culturelles (uniquement sollicités pour démontrer la réalité de la xénophobie).
La xénophilie, un élément culturel banal
10Il ne fait pas de doute que l’on peut documenter des exemples de connexion entre le rejet de l’étranger humain et non humain, mais il convient de s’interroger sur la construction sociale et culturelle de ce phénomène et sur son ampleur. En effet, il existe un nombre bien plus grand d’exemples d’espèces étrangères considérées positivement et dont le nom atteste clairement de l’origine étrangère (y compris dans les périodes citées plus haut). Pour se limiter ici aux noms anglais de plantes communes des jardins, on peut lister parmi bien d’autres : African Daisy, Asian Pear, Cape Fuchsia, Chinese Fringe Flower, etc. Les espèces étrangères suscitent en réalité un réel, ancien et profond engouement : la presque totalité des plantes ornementales et des poissons d’aquarium sont ainsi exogènes à l’Europe ou à l’Amérique du Nord. Ces espèces étrangères présentent un attrait absolument considérable et suscitent un commerce important. Cet engouement contribue d’ailleurs à l’augmentation du nombre d’espèces envahissantes.
11Il existe d’autres approches permettant de mesurer la réalité culturelle du phénomène de bioxénophobie. Ainsi, l’abondante littérature française (savante ou non) sur le phylloxéra ne fournit pas d’exemple de réaction xénophobe alors même que l’origine étrangère de l’insecte est parfaitement connue de tous. De plus, il n’y a aucune réticence à chercher à l’étranger les solutions au problème posé : la solution à la crise du phylloxéra provient de ceps américains utilisés comme porte-greffe. Il n’y a d’ailleurs même pas de prises de conscience du danger de l’introduction d’espèces étrangères, puisque les conséquences dramatiques de l’introduction du phylloxéra ne freinent en rien les ardeurs des viticulteurs et des agronomes : les importations répétées de vignes américaines (dans le but de régénérer le vignoble français) provoquent l’émergence de nouveaux problèmes graves pour la viticulture comme le mildiou et le black-rot20. Bien d’autres exemples, y compris très récents, montrent l’absence de propos ou d’attitudes xénophobes dans des crises impliquant également des espèces étrangères comme la graphiose de l’orme, le flétrissement du châtaignier américain, la pyrale du buis, l’agrile du frêne, la bactérie Xylella fastidiosa, etc.
12La réalité est bien plus complexe qu’une opposition entre organismes natifs qui seraient aimés et étrangers qui seraient honnis. L’exemple du platane est à ce titre caractéristique : il s’agit d’une espèce étrangère à la France qui a semble-t-il été introduit au xvie siècle en provenance de l’est de l’Europe. Pourtant cet arbre a acquis une véritable dimension patrimoniale notamment dans les régions méditerranéennes. Cet arbre banal est aujourd’hui la victime de Ceratocystis platani, un champignon originaire d’Amérique du Nord qui provoque le chancre coloré du platane entraînant la mort de la plupart des arbres. Le platane et le champignon, même s’ils sont tous deux introduits, ont une place culturelle totalement opposée. Il convient de remarquer que celle-ci peut être efficacement décrite en utilisant la notion d’« utile », pour le premier, et de « nuisible », pour le second. Cette crise a provoqué de vifs débats dans la société civile : ce n’est pas l’origine étrangère du champignon qui en a été la cause, mais la gestion de ses conséquences environnementales21.
13On voit dès lors la faible robustesse de l’argument de xénophobie qui entacherait la question des espèces envahissantes. Mais, sans doute, le débat est d’une autre nature et la xénophobie n’est qu’un argument utilisé dans un conflit en raison de sa force symbolique (notamment dans le climat de montée des populismes22) bien plus que pour sa solidité historique, culturelle ou scientifique.
Entre controverses scientifiques et problèmes sociétaux
14Ces débats traduisent la position particulière, du point de vue épistémologique, des biologistes de la conservation : ils appartiennent à la biologie, mais leurs sujets d’étude intègrent des êtres humains. À ce titre, ils partagent avec les sciences humaines le fait de traiter des sujets environnementaux brûlants suscitant non seulement des controverses, mais obligeant aussi à prendre position, l’objectivité ne concernant que les pratiques et non les conclusions23. Cette situation ressemble à celle aujourd’hui des climatologues, par exemple, qui sont pris de facto dans le débat sociétal. La question des espèces envahissantes ne peut être qu’une question d’« objectivité scientifique », car la gestion de ces espèces (une fois introduite ou pour prévenir leur introduction) impacte de nombreux acteurs sociaux comme les secteurs concernés (agriculture, sylviculture, horticulture, médecine, science vétérinaire, etc.). Les savoirs produits conditionnent l’action des pouvoirs politiques.
15Pour comprendre ce débat, il faut revenir sur les échanges passionnés dans la revue Trends in Ecology & Evolution au début de 2017. La discussion a été lancée par James C. Russell et Tim M. Blackburn dans un court article24 qui accuse de dénialisme les tentatives de minimiser ou de nier les problèmes générés par les espèces envahissantes. Le terme de dénialisme est dérivé de déni, un terme issu de la psychologie25 et qui désigne le refus de croire en une réalité inconfortable. Depuis plus de dix ans, l’idée de dénialisme est largement utilisée en médecine, en climatologie ou dans les sciences de l’environnement pour caractériser le refus de croire une « vérité » faisant pour consensus dans la communauté scientifique. Ce dénialisme peut avoir des conséquences sociales considérables comme le montre l’exemple de la santé (VIH, vaccin, tabac)26. De plus, ce dénialisme peut être instrumentalisé par des groupes économiques27, même si cette approche n’en explique pas tous les aspects28. On a aussi reproché au dénialisme d’être une attaque ad hominen29 d’une façon identique à l’affirmation de xénophobie chez les scientifiques spécialistes des espèces envahissantes.
Conclusion
16On peut également s’interroger sur les retombées de la remise en question de l’idée d’espèces envahissantes, car cela permet de relativiser non seulement les conséquences des introductions, mais de rejeter aussi les rigueurs d’un contrôle sanitaire, social et économique qui permettrait de limiter les introductions d’espèces. C’est certainement sur ce point que la remise en cause des espèces envahissantes ressemble le plus à d’autres formes de dénialisme : tout doute sur la réalité d’une menace environnementale, même si ce doute n’est exprimé que par une minorité de spécialistes, permet de légitimer un certain ordre social et économique, dans ce cas en facilitant la libéralisation des échanges de marchandises ou de la circulation des voyageurs. La justification de la mise en place de contrôles sanitaires devient plus difficile, même si les menaces sont pourtant avérées. Il y a ainsi un poids deux mesures : le champignon envahissant Batrachochytrium dendrobatidis menace d’extinction plusieurs centaines d’espèces d’amphibiens dans le monde et B. salamandrivorans la totalité des salamandres d’Europe et d’Amérique ; mais seulement 2 % des espèces d’amphibiens font l’objet d’une régulation de leur commerce30. Le dénialisme peut avoir des conséquences à très long terme lorsque l’on sait le délai très important qu’il y a entre la première introduction d’une espèce et l’apparition de son caractère envahissant, et qui peut prendre plusieurs décennies.
17Même lorsque les contrôles sanitaires sont mis en place, ils se heurtent à de nombreuses limites. Ainsi, les premiers contrôles ont été adoptés à la fin du xixe s. suite à la crise du phylloxéra31 ce qui n’a pas empêché l’augmentation exponentielle du nombre d’espèces envahissantes. Ces limites sont variées, notamment en raison des difficultés techniques propres aux contrôles sanitaires (identification des taxons, formation des personnes en charge, etc.), mais posent aussi des questions économique et politique plus fondamentales : le libre-échange tel qu’envisagé aujourd’hui est-il compatible avec l’idée même de quarantaine ?
18Il existe de nombreux biais sociaux qui aggravent les conséquences des espèces envahissantes. C’est le cas du faible intérêt scientifique pour certains organismes (parasites, micro-organismes) qui reflète le poids des préjugés culturels à l’œuvre dans la recherche. Plus difficiles à étudier que les mammifères ou les oiseaux, ils ont pourtant les mêmes mécanismes d’introduction que les macro-organismes et de nombreuses espèces envahissantes fonctionnent en bouquet32. Le lien entre espèces envahissantes et impact sanitaire sur la faune sauvage est observable pour un quart des « 100 pires espèces envahissantes » telles que définies par l’IUCN33.
19S’interroger sur la dimension sociale, et pas simplement écologique, des espèces envahissantes est pertinent et ne peut être simplement associé à de supposées attitudes xénophobes, nativistes, populistes ou nationalistes. La diversité des conséquences matérielles des espèces introduites est certainement l’élément qui trouble le plus la compréhension de cette problématique. Le point de vue que l’on adopte (l’espèce humaine, le fonctionnement des écosystèmes, la biodiversité…) joue un rôle considérable dans l’évaluation du bilan des espèces envahissantes34. Mais c’est la diversité des situations qui fournit les arguments à tous ceux qui veulent créer une polémique autour des espèces envahissantes et contester le consensus scientifique en vigueur. Bien d’autres formes de dénialisme ont eu recours dans l’histoire à ces jeux de rhétorique. L’augmentation presque exponentielle du nombre des introductions d’espèces reflète l’augmentation des échanges commerciaux internationaux, lesquels peuvent être reliés au développement des inégalités sociales. Dès lors, il deviendrait pertinent de voir la question des espèces envahissantes comme la conséquence visible, objective et mesurable, d’un dysfonctionnement social plus profond. Le concept d’espèce envahissante est donc bien anthropocentré, mais c’est bien ce qui en fait toute la pertinence. Ceci témoigne aussi de la légitimité des sciences humaines et sociales pour aborder les questions environnementales. Le débat en cours, malgré des aspects inutilement conflictuels, peut faire avancer les réflexions des scientifiques à la fois sur les aspects théoriques des espèces envahissantes et sur leurs aspects appliqués35.
Notes de bas de page
1 Rejmánek Marcel et al., « Biological Invasions : Politics and the Discontinuity of Ecological Terminology », Bulletin of the Ecological Society of America, 83 (2), 2002, p. 131-133.
2 Colautti Robert I. et Macisaac Hugh J., « A Neutral Terminology to Define “Invasive” Species », Diversity and Distributions, 10, 2004, p. 135-141.
3 Larson Brendon M. H., « The War of the Roses : Demilitarizing Invasion Biology », Frontiers in Ecology and the Environment, 3 (9), 2005, p. 495-500.
4 Suivant les recommandations québécoises, je privilégie l’expression « espèces envahissantes » à celle d’« espèces invasives ». Il sera question exclusivement des espèces envahissantes étrangères (ou Invasive Alien Species). Voir Termium Plus©, site de la banque de données terminologiques et linguistiques du gouvernement du Canada [http://www.btb.termiumplus.gc.ca/tpv2alpha/alpha-fra.html?lang=fra&i=1&srchtxt= ESPECE+ENVAHISSANTE & index=alt & codom2nd_wet=1#resultrecs] (consulté le 30 janvier 2017).
5 Elton Charles Sutherland, The Ecology of Invasions by Animals and Plants, Londres, Chapman and Hall, Limited, 1972.
6 Notamment en popularisant la notion de relations trophiques.
7 Par exemple : Myers John Golding, « The Arthropod Fauna of a Rice-Ship, Trading from Burma to the West Indies », Journal of Animal Ecology, 3 (2), 1934, p. 146-149.
8 Elton Charles Sutherland, The First 30 Years of the Bureau of Animal Population (transcribed and edited by Caroline M. Pond, 2014), Oxford, The Elton Archive, 1962, p. 1-11.
9 Alfred R. Wallace évoque le rôle de l’espèce humaine dans l’extension de l’aire de répartition de certaines espèces, mais seulement de façon marginale. Cf. Wallace Alfred R. : vol. 1, 26 ; vol. 2, 35, 211. Wallace Alfred Russel, The Geographical Distribution of Animals, with a Study of the Relations of Living and Extinct Faunas as Elucidating the Past Changes of the Earth’s Surface, 2 vol., New York Harper & Brothers, 1876.
10 Charles S. Elton fait d’ailleurs remarquer (1927 : 190) que l’écologie animale et l’écologie ont suivies deux développements épistémologiquement différents. Sa conclusion s’achève sur un dernier schéma qui montre les relations entre l’écologie avec d’autres disciplines scientifiques dont l’« human economics », la « psychology » (qui peut être aussi animale), la médecine et l’éthique. On peut considérer qui s’agit du développement de l’écologie souhaitée par Charles S. Elton. Elton Charles Sutherland, Animal Ecology, New York, Mac Millan, 1927.
11 Par exemple, Brown James H. et Sax Dov F., « An Essay on Some Topics Concerning Invasive Species », Austral Ecology, 29, 2004, p. 530-536.
12 [http://www.economist.com/news/international/21679447-nobody-likes-interloper-invasivespecies-are-more-benign-generally] (consulté le 31 mars 2017).
13 https://www.nytimes.com/2016/03/01/science/invasive-species.html?_r=0 [consulté le 31 mars 2017].
14 Tassin Jacques, La Grande Invasion : qui a peur des espèces invasives ? Paris, Éditions Odile Jacob, 2014.
15 Peretti Jonah H., « Nativism and Nature : Rethinking Biological Invasion », Environmental Values, 7 (2), 1998, p. 183-192.
16 Coates Peter, « Xenophobia », in Simberloff Daniel et Rejmánek Marcel (dir.), Encyclopedia of Biological Invasions, Berkeley, University of California Press, 2011, p. 705-708.
17 Pauly Philip Joseph, « The Beauty and Menace of the Japanese Cherry Trees : Conflicting Visions of American Ecological Independence », Isis, 87 (1), 1996, p. 51-73.
18 Brown James H. et Sax Dov F., « An Essay on Some Topics Concerning Invasive Species », Austral Ecology, 29, 2004, p. 530-536.
19 Un phénomène proche du « troll » sur internet, cf. Revillard Anne, « Les interactions sur l’Internet », Terrains & Travaux, 1, 2000, p. 108-129.
20 Pouget Roger, Le phylloxéra et les maladies de la vigne : la lutte victorieuse des savants et des vignerons français, 1850-1900, Saint-Denis, Édilivre, 2015.
21 Par exemple, des manifestations en faveur de platanes malades devant être abattus ont eu lieu à Tarbes, à Poitiers et à Avignon [https://www.francebleu.fr/infos/societe/manifestation-contre-labattage-des-platanes-avignon-1428331886] (consulté le 31 mars 2017).
22 Dont l’une des principales caractéristiques est le rejet de l’étranger, cf. Müller Jan-Werner, Qu’est-ce que le populisme ? Définir enfin la menace, Paris, Premier Parallèle, 2016.
23 Gingras Yves (dir.), Controverses : accords et désaccords en sciences humaines et sociales, Paris, CNRS Éditions, 2014.
24 Russell James C. et Blackburn Tim M., « The Rise of Invasive Species Denialism », Trends in Ecology and Evolution, 32, 2017, p. 3-6.
25 Cf. Edelstein Elieser Ludwig, Nathanson Donald L. et Slone Andrew M. (dir.), Denial : A Clarification of Concepts and Research, New York, Plenum Press, 1989, 326 p.
26 Mckee Martin et Diethelm Pascal, « How the Growth of Denialism Undermines Public Health », British Medical Journal, 341, 7789, 2010, p. 1309-1311.
27 Oreskes Naomi et Conway Erik M., Les marchands de doute, Paris, Le Pommier, 2012.
28 Chansigaud Valérie, La Nature à l’épreuve de l’homme, Paris, Delachaux et Niestlé, 2015.
29 Fumento Michael, « “Denialism” Has No Place in Scientific Debate », Nature Medicine, 16 (5), 2010, p. 515-516.
30 Auliya Mark et al., « The Global Amphibian Trade Flows Through Europe : The Need for Enforcing and Improving Legislation », Biodiversity and Conservation, 25 (13), 2016, p. 2581-2595.
31 La Convention phylloxérique internationale de Berne, adoptée en 1878, est premier texte juridique instaurant un contrôle sanitaire.
32 Amsellem L. et al., « Importance of Microorganisms to Macroorganisms Invasions : Is the Essential Invisible to the Eye ? (The Little Prince, A. de Saint-Exupéry, 1943) », Advances in Ecological Research, 57, 2017, p. 99-146.
33 Roy Helen, « Control Wildlife Pathogens Too », Nature, 530, 2016, p. 281.
34 Essl Franz et al., « Socioeconomic Legacy Yields an Invasion Debt », Proceedings of the National Academy of Sciences, 108 (1), 2011, p. 203-207.
35 Courchamp Franck et al., « Invasion Biology : Specific Problems and Possible Solutions », Trends in Ecology and Evolution, 32 (1), 2017, p. 13-22.
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