Conclusion
p. 289-295
Texte intégral
1Pour les protestants, la parole de chaire demeure une pratique centrale de la vie religieuse collective. La révocation de l’édit de Nantes en 1685 ne change rien à cette place prépondérante malgré les difficultés de prédication, liées à la clandestinité des activités religieuses huguenotes. Souvent en nombre insuffisant pour des Églises en pleine restauration à partir de la seconde moitié du xviiie siècle, les pasteurs parcourent de nombreux kilomètres pour prêcher, délivrant une parole dans des conditions périlleuses, précaires et fatigantes. La voix, particulièrement, et le corps de l’orateur dans son ensemble, sont parfois soumis à rude épreuve pour parvenir à perpétuer cet impératif calvinien suivant l’« esprit du Désert ». Au regard de l’importance de ce moment du culte, la formation reçue paraît bien mince. Le sentiment de solitude et d’impréparation domine dans les témoignages des jeunes proposants et le départ pour le Séminaire de Lausanne sonne comme une délivrance pour la plupart d’entre eux. Au sein de cet établissement, la part de la préparation à l’élaboration des sermons n’est cependant pas considérable et les pasteurs se présentent donc, souvent, au moment d’entrer dans leur premier poste, sans véritable formation à la prise de parole publique, si ce n’est grâce à un apprentissage personnel ou entre proposants. Le temps qu’ils consacrent alors à la rédaction de leur sermon est variable et les témoignages sur l’expérience de la prédication, en tout cas chez les jeunes pasteurs, montrent plutôt une réticence ou une peur face à cette fonction pastorale pourtant attendue par les fidèles.
2La réintégration des protestants au royaume de France, la reconnaissance du culte, temporaire par la monarchie constitutionnelle et définitive par l’Empire, modifient les conditions de la prédication. Nombre de ministres continuent cependant à prêcher ailleurs que dans les temples qui tardent parfois à être édifiés même si, dans les Églises urbaines, la restauration du culte dans un édifice prévu à cet effet est plus rapide. À cette première modification nuancée, il faut ajouter une formation pastorale plus soucieuse de l’éloquence de chaire. C’est, en effet, à la charnière des xviiie et xixe siècles que des « manuels » d’homilétique apparaissent, dans un premier temps sous la forme de conseils introductifs à des sermonnaires, puis de manière autonome. La publication des cours d’Alexandre Vinet, au milieu du siècle, marque parfaitement l’aboutissement d’un processus qui rend compte de la volonté de parfaire l’éloquence de chaire en milieu protestant francophone. Il demeure toutefois certain que les grands modèles d’orateur indiquent une porosité entre les religions chrétiennes et l’étude – qui sous-entend imitation ou en tout cas analyse et connaissance – des célèbres prédicateurs catholiques reste une caractéristique de la période.
3 La temporalité choisie pour cette étude permet tout de même de relever de grandes voix protestantes, des pasteurs à la renommée certaine et parmi les thématiques abordées en chaire, celle de la res publica n’est pas négligée. Tous les orateurs se défendent de faire de la politique en chaire, cependant ils participent – et pour certains pas uniquement en tant qu’orateur sacré – aux mouvements qui agitent l’histoire politique, sociale ou culturelle de leur époque. Y compris durant les temps de proscription de l’Ancien Régime, les prédicateurs protestants prennent la parole pour évoquer ce qui relève de la « chose publique » qui englobe le bien commun, l’intérêt général, les institutions monarchiques, les devoirs du sujet mais aussi ceux d’un monarque qu’il s’agit d’accompagner dans la difficile tâche de l’administration du royaume. La parole de chaire, bien qu’illégale, ne vacille pas dans le soutien à apporter aux autorités. Nous trouvons ici une des grandes constantes des principes prêchés sur la république et, sans doute, la plus forte. La soumission, l’obéissance et le respect que tout protestant, en tant que croyant et sujet, doit aux autorités en place structurent nombre de textes. Les changements de régimes, qui traversent la période retenue pour cette enquête, ne modifient en rien ce principe : ni sous la Révolution française (en tout cas jusqu’en 1792, puis à partir de 1795), ni sous le Consulat, l’Empire ou les monarchies du xixe siècle, la prédication protestante ne varie en ce domaine. Et, dans tous les cas, l’obéissance aux autorités signifie respect de la loi. En particulier à partir de 1789, les pasteurs entrent ainsi dans le concert commun qui célèbre la loi. Elle permet alors d’éviter le pouvoir arbitraire, dont les huguenots ont tant eu à souffrir. Elle est libératrice et assure, à toutes et à tous, un sort commun. Les orateurs protestants ne peuvent qu’être sensibles à ce changement de régime, qui les incorpore progressivement mais sûrement à la Nation. L’État est alors vertueux et le bon gouvernement est fondé sur la raison, que les pasteurs, formés à l’orthodoxie raisonnée lausannoise, ne rechignent pas à mettre en avant dans leurs sermons. Obéir et respecter un tel fonctionnement institutionnel s’avère évident pour les ministres protestants qui n’ont eu de cesse d’appeler de leurs vœux un traitement égalitaire avec le reste des Français catholiques.
4Avec la loi du 18 germinal an X, les pasteurs deviennent des porte-parole du pouvoir, ce qui accentue ce trait de paroles soumises à l’autorité dans des sermons d’apparat ou dans les discours de commandes officielles, inexistants durant la période d’Ancien Régime. La fonctionnarisation des pasteurs et la parfaite intégration aux rouages administratifs de la France impériale – jamais remise en cause jusqu’en 1905 et la loi de séparation des Églises et de l’État – provoquent une officialisation de la parole en chaire autour de la chose publique. Le discours pastoral s’institutionnalise et répond ainsi aux attentes du pouvoir mais, à bien y regarder, cela ne signifie pas forcément de profonds bouleversements dans la manière de prêcher la res publica et les pasteurs n’hésitent parfois pas à recycler des sermons d’Ancien Régime durant les premières décennies du xixe siècle. Cette constance de la parole de chaire à soutenir les régimes en place a d’ailleurs ouvert la voie à des critiques puisque certains pasteurs, ayant servis l’Église et/ou le pouvoir de l’Ancien Régime à la Restauration, ont été accusés de girouettisme.
5Ce premier trait n’est ici que la constante la plus vive, et il est possible également, dans les sermons théologico-politiques, de mettre en avant l’usage de l’histoire qui peut être profane, celle des nations, ou sacrée en s’appuyant alors sur la Bible, ouvrage dont les pasteurs ne se départissent pas. Là encore, certains moments deviennent particulièrement propices à développer des passages historiques dans les discours de chaire et l’Empire est de ceux-là. Les orateurs décrivent, parfois avec force détails, les décisions politiques et surtout militaires de Napoléon Bonaparte. C’est ici un indice fort de l’alliance entre le trône et la chaire qui ne se défait jamais une fois le retour des Bourbons effectif. Les motifs historiques, qui peuvent être simplement allusifs et révèlent donc une culture de l’auditoire dans ce domaine – connaissance réelle ou espérée par le pasteur, il reste difficile de le savoir – servent de support à ce qui demeure au cœur du sermon : l’édification des fidèles. De fait, le providentialisme est souvent de mise dans l’histoire politique en marche, en particulier dans les sermons qui sont énoncés au moment de fortes modifications structurelles en matière politique ou sociale. La Révolution ou l’Empire sont ainsi des œuvres où la main de Dieu est omniprésente, assurance d’un futur meilleur et d’une libération définitive pour les protestants.
6Car cette homilétique de la soumission sait aussi se faire discours de revendication. De manière sourde, mais évidente dans le détail, les pasteurs profitent de ces moments en chaire pour poser des principes de vie en société, en commun, et dont les plus saillants sont l’égalité, la liberté et la charité, cette dernière comprise comme amour de Dieu et du prochain. Durant les dernières décennies de l’Ancien Régime, ces paroles croisent la revendication à l’amélioration du sort des huguenots présente dans la littérature de défense de la cause réformée. Certains pasteurs participent directement à ce mouvement, par la publication d’écrits et par la prise de parole durant le culte. Dans les deux cas, le destinataire du message diffusé n’est pas le même – ensemble du royaume pour le premier, fidèles pour le second – mais l’objectif est identique : par l’évocation des difficultés d’existence sur le sol français il s’agit, certes d’appeler à la patience et à la soumission, mais aussi de montrer l’impossibilité à en rester là. L’espérance d’un futur meilleur, cet horizon d’attente qui est celui d’une tolérance religieuse et civile, justifie un double comportement pour les fidèles qui peut paraître paradoxal : celui de la soumission, car elle est le meilleur gage pour faire comprendre à la monarchie que les protestants sont de bons sujets, et celui de la désobéissance à la loi par la participation au culte public interdit, car elle est l’indice de l’impossibilité de contraindre les consciences individuelles et l’affirmation de l’identité protestante dans un univers politique et social tout catholique. L’égalité et la liberté des croyants, piliers d’un discours huguenot de reconnaissance de leurs droits, se prolongent dans la présentation que les pasteurs font en chaire de la société civile et politique idéale, celle d’une société des semblables dans laquelle les droits et/ou les devoirs des différents membres sont pleinement reconnus et/ou suivis. Les discours de la seconde moitié du xviiie siècle sont imprégnés des idées du temps et la formation à Lausanne des pasteurs français justifie le recours à la pensée des Lumières. Mais ils s’accordent constamment avec le rappel des principes religieux qui insistent également sur la modération, la patience, l’importance de la paix civile.
7Il y a donc, au sein de ces discours théologico-politiques, plusieurs articulations fortes dont la première se situe entre le théorique (les principes bibliques sur lesquels s’appuient les textes) et le pratique (les comportements que les pasteurs veulent provoquer chez leur auditoire). Apparaît dans ces sermons une œuvre d’édification du fidèle qui croise, à la fin du xviiie siècle, celle d’une « républicanisation » du sujet devenant citoyen, processus entendu comme volonté d’expliquer et d’inculquer à l’auditoire le bon comportement civil, politique, dans une sphère publique en plein changement. D’où l’importance de la rhétorique par l’exemple qui permet de donner sens et vie à des gestes nouveaux (comme le serment civique), qui dévoile les enjeux des bouleversements politiques et sociaux (au commencement de la Révolution française en particulier). D’où encore, l’incorporation d’un vocabulaire politique à l’intérieur du discours de chaire de manière parfois longue (comme les discours politiques ou les articles de lois votés par l’Assemblée nationale) ou plus limité, à un mot ou une expression (par exemple le « crime de lèse-humanité » qui fait son apparition dans les débats politiques en même temps que dans le temple protestant). Mais, au-delà de cette tentative de républicanisation par la parole en chaire, les pasteurs insistent sur la nécessité du bon comportement en vue du bien public et de l’intérêt général. On saisit, de fait, la place dominante de la morale dans cet argumentaire pastoral, morale volontiers présentée comme émanant de la religion chrétienne mais qui trouve un prolongement dans la société civile par l’image du comportement vertueux, décliné en fonction de la place occupée par chacun dans la société : père, mère, jeune, ancien, riche, pauvre, laboureur ou gens du commerce…
8C’est ici qu’intervient une seconde articulation dominante dans ces discours, celle qui lie l’individuel au collectif. Les pasteurs parlent à une foule parfois importante, à une masse constituée par des individus au parcours personnel, culturel ou social différent. Et il faut pourtant que tous se sentent concernés par la parole du prédicateur sur la chose publique ; et, pour créer cette connivence, l’orateur a souvent recours à l’émotion, à la sensibilité. Ce langage du cœur irrigue par exemple la thématique du patriotisme constamment abordée en chaire et il est ainsi le meilleur moyen pour créer le lien entre les personnes, dépasser l’individuel, l’intérêt particulier pour aboutir au bien commun, à l’intérêt général. En cela, les pasteurs bénéficient d’un atout, par l’usage récurrent d’un mot dans tous leurs discours de chaire, celui de « frère ». Ils n’ont donc aucune difficulté à insister sur la fraternité, voire à en jouer, et plus spécifiquement à partir de la période révolutionnaire alors que « la fraternité apparaît […] à la fois comme une qualité et une métaphore de l’unité et de l’égalité : le pacte fraternel redouble et il accompagne le contrat social1 ». Ces « frères en Jésus-Christ » que sont les fidèles protestants deviennent des frères dans la sphère politique et sociale de la nation. Le contrat sentimental que les pasteurs tentent de créer entre leurs fidèles est là pour servir la république et tous les gestes de la vie quotidienne en sont irrigués. Ce rôle de l’individu dans la société dans laquelle il vit est une interpellation constante des pasteurs à agir, à tous les niveaux, puisqu’il y a une présentation organiciste d’une société pourtant composée de personnes. Cet impératif de l’action individuelle pour le bien commun est particulièrement visible dans l’insistance à un engagement social avec les œuvres protestantes qui se multiplient au xixe siècle. Ne rien faire est impossible, et on saisit ici toute la place des œuvres, trop rapidement évacuées par le martellement d’un principe initial de la Réformation, celui de sola fide. De fait encore, il y a parfois nécessité de sortir de la chaire pour accomplir ce qui est dit en chaire et l’engagement pastoral dans la sphère publique devient visible à partir de la Révolution française.
9Dans les sermons théologico-politiques, la tentative de formation citoyenne est indéniable. Les sermons ne sont pas coupés du monde dans lequel ils s’inscrivent et, d’ailleurs, ils ne le peuvent pas si les orateurs veulent avoir un impact dans la société qui est la leur. C’est à cette condition que ces discours peuvent avoir un véritable rôle performatif qui suppose que l’auditoire entend mais surtout comprend la parole délivrée et agit en conséquence. C’est ici aussi qu’il faut replacer l’importance des discours imprimés. Ils montrent que les sermons sortent du temple, ne s’arrêtent pas une fois le prêche terminé, sont lus en dehors et après, sont diffusés et propagés. Ils sont indéniablement oralité – et l’éloquence est à ce niveau indispensable – mais ils sont aussi écriture qui prolonge la parole du pasteur au-delà du moment du culte, à l’extérieur de l’enceinte de l’assemblée religieuse des fidèles. La chaire – qui peut être symbolique au temps du Désert – est le lieu d’énonciation et d’action première de la parole pastorale mais celle-ci n’y reste pas cantonnée.
10L’interrogation sur laquelle il faut alors revenir est bien entendu celle de l’impact de ces paroles pastorales. L’impression de discours de chaire est l’indice d’une diffusion du message des pasteurs qui ne se limite pas au moment de la prédication mais, il demeure délicat de répondre précisément à cette question. On peut, sporadiquement, penser que certaines attitudes résultent de ce que les citoyens entendent de leur pasteur lors de la prédication dominicale. On connaît sous l’Ancien Régime le loyalisme reformé à l’égard du monarque malgré la politique répressive et, à cet égard, le rôle des pasteurs, « sentinelles de paix », demeure déterminant. Plus tardivement, en mai 1813, le préfet du département de Lozère note que « les Cévenols se rendent sous les drapeaux sans répugnance, ne désertent pas, suivent les lois et s’occupent peu de politique2 ». En 1822, il mentionne que dans « la partie de l’arrondissement de Florac connue sous le nom de Cévennes et où le culte protestant domine, on ne peut pas dissimuler qu’il y existe très peu de partisans du gouvernement royal ». S’agit-il là d’une rupture avec le discours légitimiste des pasteurs ? Pas de manière certaine car il poursuit, expliquant : « Mais il est certain que, dans ce moment, les habitants sont paisibles, très exacts à payer leurs contributions, et beaucoup moins récalcitrants que les autres pour le recrutement3. » Difficile de ne pas penser ici aux exhortations constantes des pasteurs à « rendre à César ce qui appartient à César ». Enfin, en 1846, le sous-préfet consigne qu’à Pont-de-Montvert, le premier magistrat est « un maire intelligent et zélé, protestant très sage et vivant en bons rapports avec les soixante catholiques au plus qui habitent sa commune4 ». Là encore, l’impératif à l’unité civile, à l’entente au-delà des différences, au (bon) zèle à apporter à la société, chacun selon ses capacités, pointent en filigrane dans cette appréciation préfectorale de la communauté huguenote.
11Bien entendu, il est délicat de prendre l’exemple d’une partie de la France, les Cévennes, fut-elle emblématiquement une des plus marquées par la Réforme, d’un gros bourg, Pont-de-Montvert, fut-il célèbre dans l’histoire protestante pour avoir été le point de départ de la guerre des Camisards, pour tirer des conclusions nationales sur l’impact des sermons sur la république dans les comportements citoyens des protestants. Il reste toutefois que les pasteurs de l’Ancien Régime à la Seconde République ont utilisé la chaire pour développer une rhétorique autour du pouvoir temporel et de ses principes, une parole portant sur les droits et les devoirs des sujets et des citoyens, une homilétique soucieuse d’édifier le fidèle non plus simplement en tant que croyant mais également comme un individu appartenant à une communauté politique, sociale et nationale. La question de la citoyenneté et de ses modalités n’est pas au centre de tous leurs discours car, dans cette enquête, n’ont été retenus que des sermons théologico-politiques. Quelques autres textes de pasteurs d’importantes Églises françaises ou du Refuge indiquent toutefois que cette attention à ce qui concerne le bien commun ou l’intérêt général peut faire partie de leur prise de parole publique et elle vise, quelle que soit la période considérée, à articuler l’individuel et le collectif, le théologique et le politique. L’ouverture à la sphère publique que permet la Révolution française poursuit cette constante par l’apprentissage de nouveaux comportements, de nouveaux gestes politiques, mais aussi par l’accentuation de pratiques anciennes de respect aux autorités et par la mise en application de principes souvent présents dans l’homilétique protestante d’Ancien Régime que sont l’égalité, la liberté et la fraternité, l’union, la modération et la concorde.
12Cette enquête montre toutefois que si la république sait investir la chaire protestante, l’homilétique étudiée n’accrédite pas l’image souvent mise en avant des protestants, par essence, républicains. Ce mythe, véhiculé par les penseurs tels Montesquieu, dans L’Esprit des lois5 ou Tocqueville, dans De la démocratie en Amérique6, a perduré à l’époque contemporaine. Pour être aussi vivace, il a tout d’abord rencontré l’opposition du clergé catholique au rétablissement des droits protestants au xviiie siècle – dont la publication de Lettre de M. L’évêque d’Agen synthétise parfaitement les idées. Il a, ensuite, été réactivé sous la Révolution française durant laquelle, pour certains antirévolutionnaires, les protestants font partie d’un complot – avec les jansénistes, les philosophes, les francs-maçons et les juifs – qui souhaite mettre fin à la religion catholique et à la monarchie en France7. Enfin, certaines plumes historiennes du xixe siècle finissent de lier protestantisme et républicanisme8, dont la plus célèbre reste Michelet qui affirme « que le protestantisme seul nous donne la République […], l’idée et la chose et le mot9 ». De la sorte, « tout le xixe siècle français, de la majorité des protestants à leurs amis et à leurs pires adversaires, a vu dans la Réforme le premier jalon d’une route qui menait droit à la Révolution, puis à la République10 ».
13Mais, au moins jusqu’à la proclamation de la Seconde République, les pasteurs dans leur homilétique sont plus volontiers « régimistes » que « républicains ». Certes, si le régime en place est une République, ils la soutiennent. Mais ils soutiennent tout autant la monarchie des Bourbons, que l’Empire napoléonien quand il le faut. Les pasteurs ne sont pas en chaire des républicains précoces en ce qu’ils ne déploient pas, sur la période considérée, une rhétorique qui valorise plus la république que la monarchie. Ce type d’argumentaire ne se fait pas entendre dans l’enceinte du temple, avant 1848 en tout cas et y compris au moment où la monarchie absolue leur demeure opposée ; et il faut attendre Varennes, et surtout le 10 août 1792, pour que le roi soit véritablement détesté par certains de ceux qui l’avaient toujours soutenu en chaire. Cependant, après plusieurs années de pouvoir partagé, le principe du pouvoir d’un seul est de nouveau valorisé dans la chaire protestante, avec Napoléon et les différents représentants des Bourbons du xixe siècle. La république, en tant que régime politique, est rapidement oubliée.
14Mais la res publica, la république, n’est pas que cela. Et les prédicateurs protestants sont constants, lorsque la thématique homilétique s’y prête, à déployer devant leur auditoire une pensée sur les principes qui fondent le système républicain français. Et cela d’autant plus facilement qu’il s’agit de parler d’une communauté politique qui valorise les droits civiques en tant que droits constitutionnels ou comme principes d’organisation de la société civile. Dans cette capacité à lier, depuis l’Ancien Régime, les principes religieux aux exigences de la vie commune dont les fondements constituent la devise républicaine – liberté, égalité et fraternité –, dont les impératifs sont le souci de la modération, l’importance de l’ordre public et des institutions en place, se trouve le germe d’une rencontre, d’une « affinité » entre le régime républicain français et l’homilétique protestante.
Notes de bas de page
1 P. Rosanvallon, Le modèle politique français. La société civile contre le jacobinisme de 1789 à nos jours, Paris, Le Seuil, 2004, p. 46.
2 Cité par P. Higonnet, Le village des Fanatiques, Paris, Vendémiaire, 2014, p. 136-137.
3 Ibid., p. 138.
4 Ibid., p. 139. Sur l’histoire de ce village voir particulièrement P. Higonnet, Un village des Cévennes depuis le xviiie siècle : Pont de Montvert. Social Structure and Politics in a French Village, 1700-1914, Cambridge, Massachusetts, Harvard University Press, 1971.
5 La corrélation entre républicanisme et protestantisme se retrouve dans le livre 24 dont le chapitre v s’intitule « Que la religion catholique convient mieux à une monarchie, & que la protestante s’accommode mieux d’une république ».
6 « À côté de chaque religion se trouve une opinion politique qui, par affinité, lui est jointe. […] La plus grande partie de l’Amérique anglaise a été peuplée par des hommes qui […] apportaient donc dans le nouveau monde un christianisme que je ne saurais mieux peindre qu’en l’appelant démocratique et républicain », De la démocratie en Amérique, I, chap. ix, Paris, Robert Laffont, 1986, p. 273.
7 Voir C. Borello, « Les sources d’une altérité religieuse en Révolution : Rabaut-Saint-Étienne ou la radicalisation des représentations protestantes ? », op. cit.
8 Voir C. Nicolet, L’idée républicaine en France. Essai d’histoire critique, Paris, Gallimard, 1982, p. 49-54 ; S. Bernard-Griffiths, G. Demerson, P. Glaudes (dir.), Images de la Réforme au xixe siècle, Paris, Les Belles Lettres, 1992 et en particulier J. Baubérot, « Réforme et esprit républicain », p. 17-34. Il rappelle ici notamment l’importance de Charles de Villers et la publication, en 1804, de l’Essai sur l’esprit et l’influence de la Réformation de Luther.
9 P. Viallanex, « Les Protestants dans les débuts de la Troisième République », BSHPF, t. 125, 1979, p. 88.
10 P. Cabanel, Les Protestants et la République de 1870 à nos jours, Paris, Éditions Complexe, 2000, p. 34.
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