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Préface

p. 9-11


Texte intégral

1L’ouvrage de Céline Borello nous introduit à une page bien mal connue des historiens, y compris de ceux du protestantisme : la prédication des pasteurs. Les « ministres » du xviie siècle ont leur spécialiste, avec le beau livre de Françoise Chevalier, Prêcher sous l’édit de Nantes ; leurs lointains successeurs qui ont prêché pendant la Première Guerre mondiale bénéficient de l’étude approfondie de Laurent Gambarotto1. Mais, pour la longue période qui sépare ces deux études, nous ne disposions que d’ouvrages vieillis ou d’études très ponctuelles.

2C’est le premier mérite de ce livre que de combler une large partie de cette lacune. Son second, inséparable, tient à la période retenue, qui ne succombe à la facilité ni de l’histoire politique (autour de 1789), ni de celle du protestantisme (pour lequel les césures qui font sens interviennent en 1787, 1791 et 1802) : C. Borello s’intéresse au siècle qui va des années 1740 à la Seconde République, et qui comporte autant de continuité que de rupture, y compris bien sûr dans la vie et l’homilétique d’une série de pasteurs qui traversent les différents régimes. C’est du reste l’occasion d’une conclusion majeure, qui pourra surprendre ceux qui pensaient que la tradition républicaine supposée du protestantisme réformé en général, et la tradition contestataire ou même rebelle des huguenots, allaient conduire leurs pasteurs à manifester une grande indépendance ou du moins une réserve à l’égard des monarchies ou de l’Empire. Il n’en est rien, et ils rendent un hommage unanime et très affirmé à chacun des régimes que la France a traversés – sauf la Terreur, qui a du reste exigé et obtenu leur abdication et renvoyé nombre d’entre eux à leur culture de la clandestinité.

3Les pasteurs restent étroitement fidèles à la théologie paulinienne du respect dû aux autorités et à son commentaire par Calvin, se gardant bien de paraître se souvenir de la tradition monarchomaque du xvie siècle français, ravivée par un Pierre Jurieu au lendemain de la révocation de l’édit de Nantes. Ils affirment respect et soumission, au cœur même de la période dite du Désert, alors que le protestantisme est interdit et qu’eux-mêmes sont poursuivis : C. Borello a raison d’ouvrir son étude par la décision du synode national clandestin, réuni dans le Gard en 1744, et qui ordonnait aux pasteurs de prêcher au moins une fois par an sur la phrase de Paul dans l’Épître à Tite, « Avertissez les fidèles d’être soumis aux princes & aux magistrats, & de leur obéir ». Trois raisons au moins expliquent un tel légalisme (l’auteure ose en conclusion le mot de « régimisme ») : la tradition paulinienne et calvinienne évoquée à l’instant ; une tradition bien différente, propre à la minorité huguenote, qui sait qu’elle n’a dû son salut, à la fin du xvie siècle, face aux débordements des foules fanatisées ou de la Ligue, qu’à l’affirmation d’un État central fort et des édits qu’il garantit, et n’a jamais cessé, notamment sous la Fronde, de manifester sa fidélité reconnaissante au Roi ; enfin, le rejet des désordres théologiques et politiques induits par le grand épisode prophétique et camisard dans les quinze premières années du xviiie siècle.

4Cette culture politique est si puissamment ancrée qu’elle survit à tous les changements de régime, au moins jusqu’au coup d’État du 2 décembre 1851. Elle s’épanouit d’autant plus lorsque le régime offre au protestantisme de la liberté, de la reconnaissance de légitimité ou des financements : l’édit de 1787, les débuts de la Révolution, la loi de germinal an XII (Concordat et articles organiques), sont spécialement salués. C. Borello montre bien que la principale différence, par un faux paradoxe, entre l’avant et l’après Révolution, est que le respect spontané que les pasteurs du Désert offraient à Louis XV ou Louis XVI devient, sous Napoléon et les monarques qui lui ont succédé, et alors même que le protestantisme jouit de la liberté, un respect « commandé » par les circulaires ministérielles et les interventions préfectorales. Sans doute était-ce le prix à payer au système des cultes reconnus, avec son financement desdits cultes ; un prix que certains protestants ou catholiques, à partir des années 1830, devaient trouver trop élevé, nourrissant un « séparatisme » bien antérieur à la loi de 1905.

5Conséquence édifiante, ou amusante, de cette soumission devenue de commande et proprement rituelle : les pasteurs l’offrent à tous les régimes, et certains « recyclent » purement et simplement le sermon adéquat, parfois sur une longue période, en grattant le nom du monarque ou l’épisode dynastique ou militaire à célébrer ! Faut-il y voir de la sincérité, de la paresse, de l’opportunisme, ou un peu des trois ? C. Borello ne craint pas d’évoquer un « girouettisme » pastoral, dont nous avertit la présence des pasteurs Paul-Henri Marron et Jeanbon Saint-André dans le Dictionnaire des girouettes de 1815. On pourrait évoquer l’hypothèse d’une prise de distance presque ironique dans la répétition même des allégeances, mais ce serait trop prêter à des orateurs dont l’attitude est simplement sincère ou respectueuse.

6Leur acceptation des autorités va bien plus loin : c’est l’ordre social même qu’ils appellent à respecter. Les chapitres vii et viii sont à cet égard presque accablants pour l’homilétique réformée… Elle y frôle la platitude de cours d’instruction civique avant la lettre : aimer la patrie (y compris en guerre, ce qui n’est pas anodin sous l’Empire), développer l’éducation, payer l’impôt, pratiquer les bonnes œuvres, vivre en paix avec ses concitoyens… Certes. Mais on comprend que cette religion devenue philosophique, morale et sociale, ait scandalisé des voyageurs « moraves », dans la seconde moitié du xviiie siècle, puis les premiers partisans du Réveil, dans les décennies suivantes, qui ne se préoccupaient, eux, que du salut personnel et de la mort du Christ pour la rédemption du pécheur. Le présent ouvrage, même si ce n’est pas son but, est une bonne propédeutique à la compréhension du schisme religieux qui allait déchirer le protestantisme français au milieu du xixe siècle.

7Deux autres de ses analyses retiennent l’attention. C’est d’abord le rapport des pasteurs à l’histoire. Le même synode national de 1744, décidément fondateur, avait exigé des pasteurs qu’ils ne parlent « qu’avec beaucoup de circonspection de ce que nos églises ont eu à souffrir » (article VI). Ce devoir d’oubli, en quelque sorte – déjà présent dans l’édit de Nantes – était le corollaire d’une soumission sereine au pouvoir. Il n’a pas été vraiment respecté, y compris par un Paul Rabaut dont des sermons de 1753 ou 1755, cités à juste titre, véhiculent ce légendaire victimaire dont on sait combien il fonde l’identité huguenote. Qu’un sermon de 1750, sur ce verset de l’Épître aux Romains affirmant que le chrétien est cohéritier du Christ pourvu qu’il souffre avec lui, porte en marge la mention « à l’issue de cette assemblée, on fit sept prisonniers », est un des moments émouvants de ce livre. C. Borello, par ailleurs la spécialiste de Rabaut Saint-Étienne, dont elle a procuré une édition critique magistrale du Vieux Cévenol (1779)2, était bien placée pour consacrer des pages passionnantes à ce roman historique dont la réédition de 1788 intègre des passages d’un sermon prononcé par l’auteur douze ans auparavant. Elle a eu raison de clore la présente étude sur les trajectoires politiques, sous la Révolution et même l’Empire pour le second, de ce pasteur et de son collègue Jeanbon Saint-André, mais aussi de bien d’autres, au niveau national et surtout local : une telle évolution n’était nullement comprise dans leurs sermons sur la chose publique, mais elle éclaire le statut particulier de ces hommes, notables et passeurs intellectuels et idéologiques dans leurs communautés, et de leur théologie, on l’a vu, si voisine d’une déclaration des droits de l’homme ou d’une morale utilitariste…

8Finissons par là où le livre commence, et qui n’est pas le moins intéressant. Il offre en effet une histoire toute matérielle de la prédication : le sermon, les ratures, la grosseur de l’écriture à mesure que son auteur vieillit, le sablier, la chaire portative à l’époque du Désert, le soleil dans les yeux, le vent qui rabat… le rabat sur le visage, les auditoires, les mamans avec leurs nourrissons, puis les premiers temples… Céline Borello a lu et analysé quelques centaines de sermons manuscrits et publiés, des manuels d’homilétique, des correspondances et récits gorgés d’informations et de saveur, et le tout donne, sur un sujet qui pouvait paraître aride ou… rhétorique, un livre très neuf et très éclairant.

Notes de bas de page

1 F. Chevalier, Prêcher sous l’édit de Nantes. La prédication réformée au xviie siècle en France, Genève, Labor et Fides, 1994 ; L. Gambarotto, Foi et Patrie. La prédication du protestantisme français pendant la Première Guerre mondiale, Genève, Labor et Fides, 1996.

2 C. Borello, Du Désert au Royaume. Parole publique et écriture protestante (1765-1788). Édition critique du Vieux Cévenol et de sermons de Rabaut Saint-Étienne, Paris, Champion, 2013.

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