Chapitre V. Ponchardier fait du SO le bastion militant d’un RPF en crise (1952-1954)
p. 131-147
Texte intégral
Avec Dominique Ponchardier, retour du modèle paramilitaire et d’un esprit de bastion
1Même si les délégués régionaux et départementaux n’apprennent officiellement la nouvelle que le 22 février 1952 par une note du secrétaire général du RPF Louis Terrenoire et même si les responsables provinciaux et parisiens du SO n’en sont informés à leur tour que le 12 mars 1952 par une circulaire du Centre national, c’est bien le 7 février que le général de Gaulle a nommé Dominique Ponchardier responsable national du service d’ordre en remplacement de Pierre Billotte. Les conditions du départ de ce dernier restent encore obscures mais il est probable que de Gaulle, averti des divergences politiques de Pierre Billotte, ait souhaité prendre les devants. Il aurait été impensable que le service d’ordre, chargé non seulement de la protection des réunions du Rassemblement mais aussi de sa police interne, soit dirigé par un gaulliste dissident désobéissant aux consignes officielles du Général. C’est donc un fidèle qui est réinstallé à la tête de l’appareil de sécurité, recruté autant pour son dévouement et son orthodoxie que pour la compétence avec laquelle il avait bâti un SO capable de battre les communistes à Japy, dans la banlieue rouge et en province. En prévision des mois difficiles qui s’annoncent dans un mouvement en pleine crise politique après le vote d’investiture Pinay, de Gaulle s’appuie sur Dominique Ponchardier, un homme à poigne qui tiendra le service d’ordre et resserrera les rangs. Devant de telles garanties, le souvenir du dérapage grenoblois de septembre 1948 pèse peu. Au demeurant, pour contrôler politiquement un Ponchardier que l’on sait fougueux et impulsif, de Gaulle et Louis Terrenoire ont pris soin de charger le député parisien Christian Fouchet, membre du Conseil de Direction, de rapporter aux instances dirigeantes du RPF les questions relatives au SO.
2Dominique Ponchardier revient entouré de son équipe de 1948 (Dumont, Debarge, Comiti) et c’est sans doute la permanence des cadres qui explique la résurgence des méthodes et des modèles de 1948. Claude Dumont reste comme en 1948 le second direct, habilité à remplacer le patron « en toutes circonstances » ainsi que le précise la circulaire du 12 mars. Pierre Debizet est toujours responsable du SO pour Paris et la région parisienne. Ce colosse aux cheveux courts, sosie de l’acteur américain Anthony Quinn, dirige à partir de novembre 1952 la société Segal spécialisée dans les moteurs électriques tout en monnayant à l’occasion ses compétences en matière de sécurité de chantiers publics. Paul Comiti, adjoint de Pierre Debizet, assure la liaison entre les différentes branches du service. Une nouvelle recrue dans cette équipe de direction : Luc Collet, nommé responsable du SO pour les départements et l’Union française1.
3D’emblée, Ponchardier se campe en « patron » et sait trouver les mots aux résonances militaires pour galvaniser et remobiliser les troupes, déconcertées par la médiocre gestion Billotte et les dissidences du printemps 1952. Sa circulaire du 12 mars 1952 (signée « Dominique Ponchardier, Compagnon de la Libération ») est à l’image du personnage : énergique, déterminée et… virile. Loin du style administratif un peu froid de ses prédécesseurs, Ponchardier emploie un langage familier et direct pour insister sur quelques points essentiels. Priorité au maintien de l’unité et de la concorde au sein de l’appareil de sécurité à l’heure où les tensions internes s’accumulent. Nécessité de recentrer le SO sur son cœur de métier : la sécurité en le dépolitisant au maximum. Rappel du principe de hiérarchie mais confiance envers ses subordonnées. Insistance mise sur le charisme et l’autorité des responsables (« je veux que vous soyez des “chefs”, ce que sur la région parisienne, nous appelons des “patrons”, sachez commander »). Mise en garde enfin contre les dérives miliciennes et les atmosphères barbouzardes (« Ne jouez pas aux petits soldats, pas de fausses barbes, nous ne constituons pas des bandes »). Cette dernière précision ne sera pas très respectée et Dominique Ponchardier lui-même encouragera ce genre d’attitude par son style « condottiere ». La circulaire se termine sur un ton à la fois martial et complice où l’auteur de la série des Gorilles se laisse déjà deviner : « Vous pouvez compter sur moi et moi je compte sur vous pour faire de notre service d’ordre une Maison du tonnerre2 ! » Dans les groupements départementaux, les réactions sont excellentes à l’image de celle du délégué de Gironde Jacques Chabrat qui ne cache pas son enthousiasme : « Enfin le SO a un chef national sur lequel nous sommes certains de pouvoir compter entièrement et qui ne nous laissera pas dans l’isolement total comme nous l’étions jusqu’à ce jour. »
4De manière quelque peu contradictoire avec la dernière consigne de la circulaire, Dominique Ponchardier s’emploie immédiatement à réorganiser le service d’ordre en distinguant parmi ses adhérents cinq « séries ». Chacune se définit par le degré de fiabilité politique, la capacité d’abnégation et la vitesse de mobilisation de ses adhérents. La première série (« les compagnons rapidement utilisables qui acceptent de faire même les corvées, corvées compatibles bien sûr avec la dignité [sic] ») forme l’ossature de l’appareil de sécurité, les autres n’interviennent qu’en appui et rassemblent ceux qui ne peuvent être engagés qu’à condition d’être prévenus au moins une semaine à l’avance ou qui ne souhaitent apporter qu’un soutien logistique. Cette restructuration de type paramilitaire du SO, où se lit toute l’influence des anciens militaires et anciens résistants surreprésentés dans le service d’ordre, met un terme à la démilitarisation opérée sous le colonel Carré et prolongée sous le général Billotte. Dans l’immédiat, elle contraint les délégués départementaux SO à un travail de classification de leur personnel assez artificiel. Les archives du printemps 1952 sont pleines de listes répartissant les gens du service d’ordre en séries diverses. Les ratios première série/effectifs totaux varient beaucoup d’un département à un autre et il ne faut pas être dupe de ces documents exagérant souvent les capacités de mobilisation réelles de l’antenne locale du Rassemblement. Dominique Ponchardier s’en doute qui dans sa circulaire du 12 mars met en garde ses subordonnés contre la tentation de gonfler les effectifs pour se valoriser auprès du siège : « je n’ai besoin ni d’être bluffé ni de bluffer les autres, et j’ai assez longtemps commandé pour savoir que 10 hommes de premier ordre en valent 20 mauvais ».
Un bastion militant tenté par l’activisme antirégime
5Grâce à l’énergique relance de Dominique Ponchardier, le service d’ordre gaulliste compte encore en 1952 près de 10 000 hommes. Dans la mesure où les communistes ne constituent plus alors une menace majeure (les heurts avec le PCF sont du reste inexistants en 1952-1953, une commune hostilité à la CED rapprochant même à la fin de la période les deux formations3), le maintien par le RPF d’un appareil de sécurité aussi imposant (notamment dans le contexte de difficultés financières du mouvement), conduit qui plus est par un homme que l’on sait porté à l’aventure, ne peut que susciter l’étonnement. Quels sont les objectifs réels de ce dispositif disproportionné ? Constituer un bastion militant en période de délitement ? Assurer par la force l’unité du RPF ? Garder en tension un outil politique utilisable en cas de crise de régime ? Les hypothèses ne sont pas exclusives. Ce qui semble patent, c’est que dans ce contexte de difficultés politiques croissantes pour le Rassemblement qui subit en 1952-1953 des dissidences graves et des revers électoraux, les zones d’ombre du SO s’élargissent en matière d’activisme et d’infiltration des services de sécurité officiels. Même si les archives manquent pour établir avec précision l’ampleur de ce double phénomène, le service d’ordre gaulliste ou plutôt certains responsables de cette structure paraissent progressivement sortir ou envisager de sortir du cadre légal de l’action politique. Ce glissement aboutira au printemps 1954 à l’élaboration du plan insurrectionnel de « la place de l’Étoile », où à la faveur de la crise de Dien Bien Phu certains responsables du SO projetteront de ramener de Gaulle à l’Élysée.
6Face au spectacle du délabrement progressif du Rassemblement miné par « ceux qui vont à la soupe », les gens du SO sont persuadés de constituer le dernier carré des fidèles sur lequel reposent les espoirs du Général. Dans les départements, ce sont eux qui assurent à partir de la fin 1952 les tâches ingrates du militantisme de terrain au sein d’équipes « affichage et service d’ordre ». Celle des Alpes-Maritimes par exemple s’enorgueillit d’avoir recouvert dans la nuit du 1er au 2 novembre 1952 les murs de la ville de Nice de 500 affiches gaullistes. Ils renouvellent l’opération le 5 novembre en collant 2 000 affiches en forme de croix de Lorraine sur les murs de mairies communistes du département. La préparation des municipales du 26 avril/3 mai 1953 est une nouvelle occasion de galvaniser les énergies. Les gros bras s’efforcent d’entretenir la flamme lors de réunions spécifiques au service d’ordre. Le 22 janvier 1953, Georges Seigneuret, responsable SO pour le IVe secteur de la Seine4, rassemble ainsi ses camarades en présence de Dominique Ponchardier. La lettre de convocation résume l’état d’esprit combatif, élitiste et optimiste des gens de la sécurité :
« Je pense que vous serez d’accord avec nous sur le fait que notre tâche n’est pas terminée et qu’il serait dommage, après un effort de plusieurs années, de nous séparer alors que la France est plus que jamais sur le point de se reposer sur notre loyalisme désintéressé. […] Nous ne perdrons pas notre temps à discuter de problèmes personnels, le général de Gaulle attend en effet autre chose de nous. Souvenez-vous que vous représentez la partie la plus saine du Rassemblement, aussi vous devez considérer comme un devoir de servir la nation selon vos moyens. Envers et contre tous, nous continuerons à servir la France avec de Gaulle. »
7Dans la perspective d’une autre réunion en présence du « patron » (Dominique Ponchardier), Jacques Richebraque, responsable SO pour le Ier secteur de la Seine, mobilise les adhérents en leur rappelant les grandes heures du service d’ordre gaulliste et notamment la bataille de la banlieue en 1948. Avant d’ajouter : « Ce service, obscur mais efficace, que les SO ont rendu, peut-être seront-ils encore appelés à le rendre un jour, mais il importe pour cela qu’ils ne perdent pas le contact, il faut qu’à l’échelon local, ils puissent se réunir de temps à autre entre amis car nous sommes devenus des amis5. »
8Cette énergie militante et cette confiance dans l’avenir politique du gaullisme, alors que le RPF décline à l’évidence, sont étonnantes. Comment expliquer ce déni du réel ? L’enthousiasme dynamique de Dominique Ponchardier et de son équipe ne suffit pas. En réalité, les gros bras ne sont pas des politiques (très peu ont des mandats électoraux) mais des gens souvent simples (issus de milieux populaires et dont le niveau d’étude reste sommaire), arrivés au RPF sur la base d’une allégeance directe à de Gaulle inscrite dans le souvenir de la guerre. Les aléas de la vie politique affectent peu ce lien fort et intime, à la différence des cadres et parlementaires du Rassemblement plus préoccupés par l’avenir du RPF et leurs perspectives électorales personnelles. Les militants du SO ont la foi du charbonnier et s’enferment d’autant plus dans cette confiance aveugle qu’ils évoluent en huis clos au sein du Rassemblement avec un fort esprit de corps teinté d’élitisme, éprouvant une méfiance de principe envers les autres adhérents à la ferveur gaulliste forcément insuffisante. Leur fidélité et leur dynamisme sont d’ailleurs récompensés en ces temps de crise. Dans les années 1952-1954, plusieurs responsables SO locaux deviennent délégués départementaux ou délégués départementaux adjoints du RPF, à l’image de René Gantois dans les Alpes-Maritimes. Même si l’effondrement des effectifs et le départ en masse des cadres du Rassemblement à partir de 1952 facilitent ces promotions, ces dernières accentuent mécaniquement le poids et l’influence d’un SO (aux effectifs stabilisés) au sein de ce qui reste du RPF. Le projet activiste du 9 mai 1954 à l’Étoile ne se comprend pas si cette réalité militante n’est pas rappelée.
9En 1953-1954, les signes inquiétants se multiplient toutefois pour les gros bras : désastre électoral des municipales d’avril-mai 1953 qui confirme le recul des cantonales d’octobre 1951 (le RPF ne dépasse pas la barre des 10 % des voix), abandon du congrès annuel après le dramatique conseil national de Saint-Maur en juillet 1952, disparition de l’hebdomadaire Le Rassemblement, effondrement du nombre délégués régionaux encore actifs (réduits à André Astoux et Pierre Picard), passages de plus en plus rares rue de Solférino du Général bientôt installé à Colombey où il rédige le premier tome de ses Mémoires, ultime convocation par Louis Terrenoire des délégués départementaux début 19546. Tout indique que le RPF entre en sommeil après avoir renoncé à son existence parlementaire en mai 1953. Certains gaullistes « purs et durs », dont font partie au premier rang les hommes du SO, finissent par comprendre que de Gaulle ne pourra pas revenir au pouvoir par les urnes mais plutôt par l’effet d’une crise majeure du régime doublé d’un désordre populaire grave produisant sur l’opinion un choc tel qu’il redistribuerait les cartes politiques. Au demeurant, la crise de 1953-1954 ne fait que remettre en avant cette option. Au sein de la famille gaulliste en effet, la voie légale de l’accès au pouvoir (par le biais d’un parti et du jeu électoral) n’avait jamais convaincu la totalité des partisans du Général7. Certains comme André Astoux et dans une moindre mesure André Malraux n’ont pas caché leur préférence pour une manière plus forte. Dans ses entretiens avec Philippe Gaillard, Jacques Foccart rapporte l’exaspération de gaullistes énergiques proches du SO pour qui la désagrégation du Rassemblement justifiait le recours à des solutions plus musclées. « Combien de fois ai-je entendu des hommes purs et durs, comme Roger Barberot, me dire : “Mais qu’est-ce que vous foutez ? Le pays en a marre. Le Général n’a qu’à parler !” Je leur rétorquais qu’il n’en était rien, que le pays n’était pas mûr, mais sans les convaincre8. »
10Après la déroute des municipales au printemps 1953, l’hypothèse d’une prise du pouvoir par des moyens expéditifs devient envisageable pour certains comme le rappelle Jean Lacouture9. Olivier Guichard est convaincu que « beaucoup y songent10 ». Quelle est la position de de Gaulle lui-même sur la question ? Comme à d’autres occasions, l’avis du Général diffère selon la période et le témoin, sans que l’on sache par ailleurs si le chef du Rassemblement, qui aime provoquer ses interlocuteurs, livre réellement le fond de sa pensée. Louis Terrenoire, reçu le 24 juin 1953, rapporte cette étonnante conversation : « Le général de Gaulle croit de plus en plus à la seule issue du “coup de torchon”. Mais la réussite en tiendra à l’ambiance du moment. Or, il n’y aura pas “l’ambiance” aussi longtemps que le peuple français ne souffrira pas du désordre et de l’inexistence du pouvoir. Mais pour quand cette secousse indispensable11 ? » Selon Louis Terrenoire, cette option tient encore de « l’hypothèse d’école » mais au fur et à mesure que les mois passent, de Gaulle semble envisager « le coup de torchon » avec moins de réticence. Certes, le 16 décembre 1953, il ramène encore au calme le bouillant Dominique Ponchardier qui le presse d’agir directement. « Nous nous ridiculiserions et nous finirions tous au Cherche-Midi. » Mais Louis Terrenoire n’est sans doute pas loin de formuler les pensées secrètes du Général quand il s’entretient le même mois de décembre 1953 avec Dominique Ponchardier. Comme le chef du SO lui soutient que faute d’une « opération », le RPF va à la « démobilisation » puis « à la débandade », le secrétaire général s’efforce « de lui faire admettre que le coup de force devait se borner à un coup de pouce prenant appui sur l’événement ». Tout est donc question de nuances sinon de mots… Il ne s’agit pas de prendre le pouvoir par la force, mais de susciter, encadrer et orienter un élan populaire tourné contre un État déligitimé par son impuissance. La débâcle de Dien Bien Phu et le choc qu’elle suscite dans l’opinion ne pourraient-ils pas constituer « ce coup de pouce » nécessaire pour créer « l’ambiance » de colère populaire ramenant de Gaulle au pouvoir ? Quelques mois après le congrès de Saint-Maur, le Général déclarait déjà : « le régime ne se transformera pas de lui-même, cela n’est jamais arrivé dans notre histoire. Il faut une pression de l’extérieur12 ». La crise indochinoise représentera cette « pression de l’extérieur », certains cadres du SO en sont persuadés au printemps 1954.
Un service d’ordre gaulliste lié aux milieux activistes anciens combattants et au service action du SDECE : l’exemple de Raymond Sasia
11Dans leur travail de sape du régime, les gens du SO gaulliste trouvent des relais auprès de certains milieux et services liés à l’armée et au renseignement. Via des amitiés héritées de la Résistance et de la France libre, certains sont en contact officieux avec le bras armé du SDECE, le « 11e choc » (11e bataillon parachutiste de choc), unité parachutiste d’élite créée en septembre-octobre 1946 et basée à Mont-Louis, Collioure et Perpignan13. Ce bataillon, qui travaille avec les services de renseignements français dès le printemps 1947, utilise des techniques mises au point au BCRA et au SOE britannique durant la guerre et enseignées dans le centre d’instruction spéciale de Cercottes (Loiret) selon la volonté du commandant Morlane. Le 11e choc, dirigé par le chef d’escadron Paul Aussaresses en 1947-1948 (puis Godard de 1948 à 1953 et Decorse de 1953 à 1955), forme des commandos dans la tradition jedburgh pour mener « une guerre psychologique » en Indochine. Cette unité est composée d’appelés du contingent, volontaires parachutistes, recrutés sur la base d’aptitudes physiques et de compétences professionnelles. Mais l’encadrement est constitué d’officiers et de sous-officiers d’active issus des SAS, des GCMA, des parachutistes coloniaux ou de la Légion, aguerris par les combats de la Libération et d’Indochine. Après le service militaire, les anciens du 11e choc, sont versés dans la « réserve » et continuent d’être entraînés (avec leurs officiers et sous-officiers) au cours de « périodes » destinées à l’entretien et à la spécialisation (guérilla, sabotage, radio, nageurs de combat, posés clandestins d’avion). Ces stages ont lieu au CERP (Centre d’entraînement des réservistes parachutistes) installé dans le camp de Cercottes (près d’Orléans) dirigé par le capitaine Krotoff (le CERP deviendra après 1963 le CIRVP, le Centre d’instruction des réservistes volontaires parachutistes). Parmi les réservistes du 11e choc figurent plusieurs gros bras du SO gaulliste et un personnage destiné à jouer un rôle de plus en plus important au sein du RPF déclinant et de l’entourage gaullien : Jacques Foccart.
12Raymond Sasia, membre du service d’ordre gaulliste au début des années 1950 et futur gorille du Général, illustre ces liens entre certains membres de l’appareil de sécurité du Rassemblement et une partie du bras armé du SDECE, liens où les solidarités de la guerre le disputent aux sympathies politiques. Le garde du corps de de Gaulle (puis du roi du Maroc) ayant publié ses mémoires en 2010, il est possible de retracer son itinéraire, même si l’intéressé, fidèle à la tradition de secret hérité du 11e corps, ne se livre pas entièrement14. Né en 1928 à Alfortville dans un milieu modeste (un père corse monteur en chauffage central et une mère originaire du Lot venue à Paris se placer comme domestique), il perd à l’âge de 8 ans son père, ancien mutilé de 1914-1918. Élevé par sa grand-mère, il retrouve sa mère à 13 ans dans le Paris occupé. Le jeune adolescent rejoint la Résistance et transporte courrier et matériel de sabotage pour le réseau Libération Nord et le groupe Rex République (Résistance police). À partir de septembre 1943 il participe à l’âge de 15 ans à des éliminations d’officiers allemands isolés avant d’investir avec d’autres résistants la caserne Prince-Eugène le 22 août 1944. Blessé par des éclats de grenade lors des combats avenue Magenta, il est décoré sur son lit d’hôpital de la croix de guerre avec palme par Jacques Chaban-Delmas. Une fois remis, Raymond Sasia ment sur son âge et s’engage pour quatre ans dans la première Armée française. Il fait la campagne d’Alsace, pénètre en Allemagne et, muté au deuxième bataillon de chasseurs à pied, se trouve au bord du lac de Constance parmi les forces d’occupation. De Lattre de Tassigny repère vite cet élément intrépide et sportif, un des premiers judokas français15. Il l’incorpore à sa garde d’honneur qui le suit lors de ses rencontres avec les généraux anglais, américains et soviétiques. Raymond Sasia reste dans l’armée d’occupation jusqu’en 1949 comme sous-officier à Friedrichshafen. Il profite de cette période pour améliorer son judo en compagnie d’officiers formés aux sports de combat par les SAS et devient expert au tir. Sur le plan politique, il ne fait pas mystère de ses engagements gaullistes et se présente comme sympathisant du RPF, bien implanté en ZFO16.
13En 1948, le ministre des Armées Pierre-Henri Teitgen est en tournée d’inspection des troupes françaises en Allemagne avec son directeur de cabinet, André Boulloche, ancien DRM pour la région parisienne et compagnon de la Libération. Ce dernier qui connaît l’existence de Raymond Sasia depuis les combats parisiens de l’été 1944 et qui s’est renseigné sur le compte du jeune sous-officier par Jacques Chaban-Delmas et Jacques Foccart, le met en relation avec Jacques Morlane qui cherche des militaires d’élite pour renforcer le 11e choc. Raymond Sasia intègre cette unité, découvre le parachutisme et parfait ses compétences en judo lors de stages en Angleterre. De retour en France en 1949, il devient conseiller technique pour les sports de combat des commandos du 11e choc au centre de Cercottes et met au point des techniques au sol adaptées aux types d’opération de ces militaires. Il est également leur instructeur pour le tir. Par ailleurs, Raymond Sasia rencontre dans la vie civile Albert-Léon Meyer, directeur du judo au Racing-Club de France rue Miromesnil, qui lui propose de devenir professeur de judo dans son établissement. C’est dans ce cadre que Raymond Sasia se rapproche de Jacques Foccart. Ce dernier, chose peu connue, pratique en effet régulièrement le judo au Racing-Club. Lieutenant-colonel de réserve des parachutistes, Jacques Foccart sympathise d’autant mieux avec Raymond Sasia qu’il fait ses périodes au CERP de Cercottes. « Patron hors hiérarchie du service Action et du 11e choc » selon l’expression de Paul Aussaresses, Jacques Foccart reconnaît volontiers exercer une « autorité morale » sur cette structure17. Raymond Sasia, évoquant le CERP, ajoute : « c’est dans ce groupe que Foccart recrutait les costauds du service d’ordre du RPF18 ».
14Fin 1950, Raymond Sasia, qui veut ouvrir son propre établissement, apprend qu’une salle de sport est disponible au 4e étage du music-hall de l’Alhambra au 50 rue de Malte dans le quartier de la République. Il crée avec quelques amis le Judo-Club de l’Alhambra dont il prend la direction technique. Si quelques années plus tard le lieu attirera des célébrités19, les premiers temps sont difficiles. Pour trouver de nouveaux abonnés, Raymond Sasia contacte ses camarades du camp de Cercottes.
« Le service action a été fort intéressé d’avoir une antenne parisienne sous couvert de sport. Dès lors des militaires sont venus faire des stages à l’Alhambra. Et mon adresse est devenue petit à petit le rendez-vous des nostalgiques très actifs qui fomentaient le retour du général de Gaulle. Je suis d’ailleurs devenu l’entraîneur du service d’ordre du RPF. Les gaillards n’étaient pas des enfants de chœur et les réunions politiques s’achevaient souvent en pugilat avec les communistes ! Les chaises volaient et les coups pleuvaient. J’apprenais aux gars des prises pour calmer les ardeurs des excités qui voulaient empêcher Malraux et nos orateurs de parler. C’est ainsi que j’ai fait la connaissance du père des Gorilles, Ponchardier, et de mon grand ami, Paul Comiti, qui était responsable du service d’ordre du RPF et qui allait devenir le chef des gorilles20. »
15Jacques Foccart, qui n’est pas encore apparu dans l’histoire du SO gaulliste pour la raison qu’il ne s’en occupe pas à cette époque, commence donc à se rapprocher de l’appareil de sécurité gaulliste au début des années 1950 par l’intermédiaire des réseaux de réservistes du 11e choc. Rapidement Raymond Sasia devient le professeur particulier de judo de Jacques Foccart qui se rend au club deux fois par semaine à 7 h du matin. Ce dernier utilise le club-house comme une annexe discrète de son secrétariat et y donne ses rendez-vous. Il y retrouve notamment Jacques Chaban-Delmas, qui bien que tennisman, pratique là sa culture physique. « Foccart me parlait de la situation » se rappelle Raymond Sasia, « il qualifiait le régime des partis de pétaudière, et envisageait avec patience, en entretenant ses réseaux, les circonstances qui permettraient au Général de revenir au premier plan ». Au printemps 1958, la police de Jules Moch fera surveiller le club. « Du coup, pour ne pas donner d’informations aux oreilles indiscrètes, Foccart, Chaban et Morlane ont tenu leurs conciliabules dans les vestiaires et à la sortie des douches21… »
16Si les réservistes du 11e choc constituent une équipe de qualité, ils restent peu nombreux. C’est plus généralement dans le milieu associatif des anciens combattants que le SO du RPF peut trouver des appuis pour combattre le régime de la IVe République. La mention « anciens combattants » ne doit pas abuser. Au début des années 1950 (vétérans de 1914-1918 exceptés bien entendu), beaucoup d’entre eux, rescapés de la Seconde Guerre mondiale, sont encore très jeunes et disponibles donc pour une action militante énergique. Si les gaullistes sont bien représentés dans des amicales comme celle de Rhin et Danube, une organisation va jouer un rôle décisif : l’Association des anciens du CEFEO (corps expéditionnaire français d’Extrême-Orient qui deviendra en 1956 l’Association des combattants de l’Union française ou ACUF)22. Cette formation, fondée en 1947 et qui incorpore bientôt les anciens du bataillon de Corée, prend de l’ampleur à partir de la fin 1950 quand le bordelais Yves Gignac en devient le vice-président national. Cet ancien sergent-chef comptable d’une unité du génie, rendu à la vie civile en 1948 après un séjour en Indochine, se dévoue à temps complet pour l’association installée rue de Naples, qui publie un hebdomadaire et revendique près de 30 000 membres. Un tiers est constitué de militaires d’active. Se présentant comme la « base arrière » de l’armée française, ce mouvement d’anciens de l’Indo structure d’ailleurs son implantation autour des régions militaires et bénéficie du soutien affiché de gradés prestigieux comme le maréchal Juin. Très hostile à un régime qui selon elle brade l’Union française23, l’association voit cohabiter en son sein, dans un même combat contre la CED et pour le maintien de l’Empire, des éléments gaullistes comme Claude Dumont (membre du comité directeur en 195724) ou Roger Delpey25 et des éléments traditionnalistes comme Yves Gignac. S’ils ne sont pas majoritaires, les gaullistes sont influents rue de Naples où l’on peut apercevoir Michel Debré et Christian de La Malène. Dans la mesure où le RPF a été le seul parti politique à s’intéresser au sort des soldats rapatriés d’Indochine (incitant ses militants à les accueillir chaleureusement à leur retour et à favoriser leur insertion)26, le Rassemblement bénéficie d’une bonne image parmi les anciens de l’Indo. Roland Lesaffre (« Mataf »), acteur connu pour ses rôles de jeune dur dans les films de Marcel Carné, en est un parfait exemple. Cet ancien résistant (membre d’un maquis de Corrèze à 16 ans), engagé dans le bataillon de fusiliers marins de la 2e DB (où il rencontre Jean Gabin qui le fera tourner avec Marcel Carné), passe deux ans en Indochine (1945-1946). À son retour en France, il retrouve Jean Gabin qui l’oriente vers la boxe pour canaliser sa violence (il sera champion de France militaire de boxe) et entre au service d’ordre du RPF sur les conseils de Roger Delpey27.
17Dès 1953-1954, dans un contexte de crise indochinoise et de campagne contre la CED, l’association des anciens du CEFEO multiplie les opérations contre le personnel de la IVe République avec le soutien d’organisations nationalistes (Jeune Nation, Restauration nationale, Aspects de la France). Certains de ses responsables voudraient placer un militaire à la tête de l’État. Si Juin est pressenti, les gaullistes de l’association pensent que de Gaulle pourrait tirer profit d’un « coup ». Les activistes s’entendent sur la date du 4 avril 1954 et pensent profiter de la cérémonie de la flamme sous l’Arc de Triomphe en présence de René Pleven et Joseph Laniel pour déstabiliser le régime28. Les acteurs du chahut seront les « groupes de sécurité » (GS29) qu’Yves Gignac a montés dès 1954 et qui (selon la confusion entre les modes défensif/offensif propre aux SO de cette époque) assurent autant la sécurité de l’ACUF qu’ils s’en prennent aux vendeurs à la criée de L’Humanité-Dimanche et aux permanences du PCF. Des éléments du SO gaullistes sont mis dans la confidence. Le préfet de police Baylot rapportera plus tard dans la presse avoir reçu un coup de fil de Pierre de Gaulle pour le dissuader de renforcer le dispositif policier au pied du monument30. Le 4 avril, les forces de l’ordre sont dispersées par le commissaire Jean Dides (un anticommuniste proche des gaullistes) de telle manière qu’elles ne puissent s’opposer efficacement à un coup de main des manifestants31. Hélas pour les conjurés, le maréchal Juin décline leur offre et la cérémonie ne connaît que des incidents mineurs en dépit d’une mobilisation importante des anciens combattants, nationalistes et gaullistes et d’une passivité évidente d’une partie des policiers et militaires32. Pour Christophe Nick, la réaction de Pierre de Gaulle qui minore la gravité de l’événement (« j’ai fait observer à M. Baylot qu’il ne fallait pas confondre des cris avec une marche sur l’Élysée ») et l’absence totale de désaveu du côté gaulliste montrent que certains dans ce qui reste du RPF, pensent que la solution politique tient peut-être dans une émotion populaire bien orientée…
Le 9 mai 1954 sur les Champs-Élysées, le SO du RPF tenté par « le coup de chien » ?
18Trois jours après ces incidents, de Gaulle tient une conférence de presse où il annonce sa présence à l’Arc de Triomphe au lendemain des cérémonies commémoratives de la victoire du 8 mai. Il appelle le peuple parisien à le rejoindre devant le monument et invite la presse à couvrir l’événement. Le dimanche 9 mai, place de l’Étoile, en dépit d’un temps ensoleillé, la foule n’est pas au rendez-vous. Près de 10 000 parisiens seulement se sont déplacés. Après un moment de recueillement devant la tombe du soldat inconnu entre sonnerie aux morts et Marseillaise, de Gaulle, anormalement pâle, constatant l’échec de la mobilisation populaire, s’en retourne avec une précipitation surprenante comme le note Alain Terrenoire. « Comme s’il redoutait de couvrir de son autorité des incidents possibles, le Général, non seulement ne s’attarde pas, mais il met une certaine hâte à s’en aller33. » De fait, une fois le général parti, « des jeunes excités » (dont Jacques Dauer) tentent d’entraîner la foule à l’aventure. Roger Barberot (« actif et activiste, endossant son uniforme aux moments cruciaux34 »), qui selon Jacques Foccart « était persuadé que cela se finirait à l’Élysée35 », Alexandre Sanguinetti, Gaston Palewski et Dominique Ponchardier sont là également qui forcent les barrières. Mais les manifestants, trop peu nombreux, sans relais auprès d’un public clairsemé et apathique, sont désemparés. « Ils descendent jusqu’au métro George V malgré la police puis tournent en rond avant de rentrer chez eux. Il n’y a plus rien à faire36. » Résigné, Pierre Lefranc, en tenue de parachutiste, accroché à la fresque de la République, interpelle les derniers présents : « cette cérémonie doit rester digne, rentrez chez vous ». Il reconnaîtra plus tard dans ses mémoires : « Peut-être aurais-je tenu un autre langage si nous avions été deux cent mille37… » Quelques émeutiers finissent devant le siège du Figaro où ils s’en prennent avec violence à un quotidien selon eux trop proche du gouvernement. La manifestation est donc un échec. Il est vrai que la présence policière est dissuasive ce 9 mai contrairement au 4 avril. Le préfet de police Baylot a déployé des effectifs importants et suit la manifestation en direct à partir d’un circuit fermé de télévision installé au ministère de la Santé publique rue de Tilsitt (c’est la première fois qu’un pareil dispositif est installé). Selon Claude Angeli et Paul Gillet, le préfet de police, informé par les RG que la manifestation pouvait tourner à l’insurrection gaulliste, a fait installer des micros au siège du RPF pour percer les intentions du Général.
19Quelles sont précisément les intentions de ce dernier ? De Gaulle, porté par l’émoi populaire lié à la chute imminente de Dien Bien Phu, semble alors persuadé de revenir au pouvoir. Il le confie la veille de la cérémonie à Louis Terrenoire qui le trouve très résolu : « Je reviendrai au pouvoir, je vais voir ce qui se passera demain mais je crois qu’il y aura beaucoup de monde, dans quelques jours, je ferai une déclaration à propos de Dien Bien Phu, puis s’il y a une crise ministérielle qui se prolonge, j’interviendrai38. » Pour Pierre Lefranc, qui rapporte à Christophe Nick un entretien entre de Gaulle et le comte de Paris, le Général espérait une foule considérable (au moins 30 0000 hommes) qui aurait obligé le régime à constater l’ampleur de son désaveu populaire. Le président de la République aurait alors fait appel à de Gaulle pour former un gouvernement. Mais Christophe Nick préfère suivre un autre journaliste, Claude Paillat, qui en 1972, dans son ouvrage, La liquidation, consacré à la chute de la IVe République et au règlement de l’affaire algérienne, présente une tout autre version de la manifestation gaullienne du 9 mai où le service d’ordre du RPF joue le rôle principal.
20En s’appuyant sur le témoignage du numéro deux de l’appareil de sécurité gaulliste, Claude Dumont, Claude Paillat fait du SO la pièce maîtresse de ce qui apparaît ni plus ni moins que comme une tentative insurrectionnelle de prise du pouvoir39. Présentons cette thèse avant d’évaluer sa crédibilité. Dominique Ponchardier et Claude Dumont auraient mobilisé la totalité du service d’ordre gaulliste sur cette opération, soit 3 000 hommes, appuyés par un « service d’ordre appui » (SOA) dirigé par le commandant Thamis et comprenant 2 000 hommes. 5 000 gros bras, renforcés par les membres des amicales « Action » liées au BCRA et des anciens de l’Indo. « L’ensemble de ces militants, encadrés, habitués aux coups durs, répartis par groupes dans la foule, étaient chargés de la prendre en main. » Ces éléments déterminés, munis de pinces coupantes, étaient chargés de couper les fils de fer maintenant entre elles les barrières métalliques autour de la place de l’Étoile. Une fois ces obstacles disparus, les militants déboucheraient sur la chaussée des Champs-Élysées. Aussi, lorsque de Gaulle remonterait en voiture à la fin de la cérémonie, une foule en apparence spontanée se précipiterait à sa rencontre pour le conduire en triomphe à la Concorde. L’aide de camp du Général, le colonel de Bonneval, averti de l’opération, aurait demandé au chauffeur de ne pas démarrer trop vite. Jusque-là, le projet, déjà audacieux, reste dans la lignée de celui du 4 avril organisé par les anciens de l’Indo, se limitant à une pression populaire suscitée et encadrée. Mais Jacques Paillat donne d’autres informations faisant pencher cette opération vers l’insurrection. Selon Claude Dumont qu’il suit toujours, un commando d’une douzaine d’hommes armés avait été caché dans un hôtel du boulevard de Malesherbes en liaison radio avec un haut fonctionnaire du ministère de l’Intérieur (un mystérieux Monsieur C.) grâce à une permanence installée dans un restaurant de la rue Marbeuf. Le haut fonctionnaire aurait aidé le commando à investir la place Beauvau au cas où la foule aurait investi la place de l’Étoile et porté en triomphe de Gaulle comme prévu. Le commissaire Jean Dides, prévenu la veille, était de mèche. La chute de Dien Bien Phu l’avant-veille de la cérémonie est de nature à favoriser les émeutiers par le choc qu’elle suscite dans les milieux militaires et nationalistes.
21Cette version de Claude Paillat est fragile car elle ne repose que sur la parole d’un homme, Claude Dumont. Or, celui-ci, élu le 31 mai 1959 sénateur UNR de Sétif-Batna, prend ses distances avec le gaullisme dès le discours présidentiel sur l’autodétermination et rejoint les indépendants au Palais du Luxembourg. Membre du comité de Vincennes, il se radicalise dans le soutien à l’Algérie française au point d’être poursuivi en décembre 1961 pour appartenance présumée à l’OAS. L’ancien sénateur s’exile en Belgique d’où il ne revient qu’après l’amnistie de juin 1968. Aigri assurément par ce qui lui apparaît comme une « trahison » gaulliste sur le dossier algérien, soucieux peut-être de présenter à son tour les gaullistes comme des factieux, lui qui a été poursuivi pour ce même chef d’accusation, ce témoin bien placé mais partial présente une version à charge. Celle-ci n’est par ailleurs pas recoupée par d’autres témoignages ni par des archives tant du côté du RPF que du côté de la police40. Bien entendu, l’absence d’archives ne signifie pas forcément leur inexistence. Du côté du Rassemblement, si des consignes ont été données sur un projet aussi sensible, elles l’ont sans doute été de manière orale par souci de prudence. Du côté policier, il est possible que le pouvoir gaulliste ait fait disparaître après 1958 certaines pièces compromettantes… Notons enfin quelques incohérences chronologiques dans le récit proposé par Claude Dumont qui semble parfois confondre la situation de 1948 avec celle de 1954. Le commandant Thamis ainsi, s’il représente effectivement une figure importante du SO parisien en 1948, paraît avoir disparu de l’appareil de sécurité du RPF par la suite. Aucune circulaire, note ou courrier ne mentionne sa présence alors que ses autres collègues (Dumont, Collet, Debizet, Comiti) sont évoqués régulièrement. Quid de ce « service d’ordre appui » (SOA) sur lesquelles les archives du SO sont totalement silencieuses ? Ce SOA ressemble en fait fâcheusement à l’ancienne Auto-Défense (AD) qu’a connue Claude Dumont en 1947-1948 mais qui a été dissoute en interne dès 1949. Les effectifs avancés sont également peu crédibles. Le personnel mobilisé atteindrait 5 000 hommes en rassemblant SO et SOA… Si à sa prise de fonction en 1952, Dominique Ponchardier peut encore compter sur près de 10 000 hommes, le service d’ordre, bien que bastion militant dans un Rassemblement en désagrégation accélérée, est incapable de rassembler 5 000 hommes pour la seule région parisienne. Là encore, les chiffres de 1948 bien connus de l’intéressé semblent avoir été plaqués sur la réalité de 1954. En fait, Claude Dumont qui a été un acteur important de la subversion gaulliste en Algérie au printemps 1958, projette sur les événements de mai 1954 des éléments relevant en amont de 1948 et en aval de 1958.
22Les témoignages de Louis Terrenoire (« rue de Solférino en fin de journée, je retrouve quelques compagnons encore fort excités mais passablement déçus parce que, disaient-ils, ils auraient pris d’assaut l’Élysée, il va falloir surveiller ces jeunes excités41 »), Jacques Foccart (« la manifestation avait été organisée par Ponchardier42 ») et Yves Gignac montrent qu’il y a bien eu des tentations activistes chez certains gaullistes ce 9 mai 1954. Étaient-elles aussi élaborées et aussi insurrectionnelles que le prétend Claude Dumont ? Sans doute pas. En fait, de Gaulle a sans doute cherché à provoquer une manifestation populaire d’envergure susceptible de fragiliser le régime et laissé à ses proches le soin d’organiser cette ferveur populaire. « Un coup de pouce prenant appui sur l’événement » selon la formule de Terrenoire à Ponchardier six mois plus tôt. Ce que certains ont pu interpréter comme un blanc-seing pour aller un peu plus loin… De Gaulle n’a pas envisagé de violer la légalité par un sursaut des derniers gros bras du RPF et Dominique Ponchardier, peu convaincu lui-même par l’opération, y renoncera au dernier moment selon Claude Paillat (« Ponchardier hésite également et ne souhaite pas finalement le coup de force »). Au demeurant, le faible écho donné par la presse à la convocation gaullienne du peuple parisien le 9 mai ruine d’emblée la manifestation et les espoirs de toute nature qu’elle porte.
23Au-delà de ce qui fut conçu ou non le 9 mai 1954, cet événement complexe et ambigu interroge la part activiste qui sommeille toujours, comme une virtualité, dans un service d’ordre militant. L’appareil de sécurité d’un parti, a fortiori quand il prend une forme aussi massive, encadré et autoritaire que le SO du RPF, représente au fond le militaire dans le civil. Cette potentialité se renforce et s’actualise ou non suivant la conjoncture (un contexte de crise peut pousser ses responsables à utiliser cet outil pour se saisir du pouvoir) mais aussi la culture politique de la formation en question. Avec ses origines bonapartistes, le gaullisme est plus tenté qu’un autre par ces options extralégales, et la manière dont il conçoit et gère son service d’ordre devient dès lors révélatrice de son fonctionnement et de ses projets politiques d’ensemble. Par ailleurs, l’événement souligne aussi deux autres réalités importantes pour la suite de l’histoire du service d’ordre gaulliste. Sur le plan morphologique d’abord, le SO, faute d’effectifs suffisants et de cadre partidaire d’appui à partir de 1953, sort progressivement du champ structuré de l’organisation pour entrer dans celui plus informel des réseaux. Sur le plan politique ensuite et cette évolution est liée à la précédente, les gens du SO, désormais plus autonomes, se rapprochent des milieux nationalistes (par le biais notamment d’associations d’anciens combattants mais aussi des syndicats indépendants) alors que dans les années précédentes cette collusion avec l’extrême droite (autour de l’anticommunisme, du soutien à l’Empire et du rejet des institutions de la IVe République) était nettement refusée par la direction du RPF. Début avril 1954 par exemple, le chef du SO du RPF à Saint-Denis, J. Migeon, s’unit avec des responsables d’associations d’anciens de l’Indochine et des représentants de la CGSI (M. Houssond) pour créer le Groupement pour la sauvegarde de l’Union française. Le tract est évocateur du changement de ton : « Nous ne sommes plus en 1947, les communistes ont noyauté la majorité des organisations, ils se sont introduits dans toutes les collectivités, nous avons un péril à vaincre, il faut réagir. RPF, Anciens d’Indochine, syndicats indépendants se sont unis pour fonder un mouvement national. Nous pensons que, toujours prêts à servir notre pays, vous viendrez grossir nos rangs pour que NOUS RESTIONS UN PEUPLE LIBRE43. » L’époque des nationaux-gaullistes commence.
24Ayant doublement échoué face à la IVe République, dans l’appel au peuple via la manifestation comme dans la voie électorale via le Parlement, de Gaulle entame sa « traversée du désert » (même si à en croire Yves Gignac, certains gaullistes auraient encore tenté un coup le 7 mai 1955 à l’occasion du dixième anniversaire de l’anniversaire de l’armistice du 8 mai 1945). Le RPF ayant été mis en sommeil, son service d’ordre, qui a par ailleurs failli le 9 mai 1954, n’a plus de justification. Il continue encore de fonctionner à l’été 1954, livrant quelques rapports à Louis Terrenoire. Puis Dominique Ponchardier, dans une ultime note de service envoyée à tous les compagnons, annonce le 1er octobre 1954 que le SO est placé « en réserve [sic] » et que ses membres sont invités à se ranger aux côtés des cadres administratifs du RPF. Comme le précise la circulaire, « le service d’ordre n’est pas dissous, il peut toujours être replacé en “SERVICE ACTIF” par une décision ultérieure44 ». Ce document est révélateur d’abord de la culture militaire qui habite depuis ses origines l’appareil de sécurité du RPF. Les termes « en réserve » et « service actif » relèvent d’une terminologie particulière qui fait ressembler le SO à une petite armée. Quarante-cinq ans plus tard, Jacques Baumel aura de manière significative recours aux mêmes métaphores militaire pour décrire dans ses mémoires la mise en réserve du SO : « le fidèle Flambeau du mouvement, Dominique Ponchardier, met en congé le service d’ordre, dernier carré de notre « garde impériale45 ». L’usage des majuscules dans l’expression « service actif » montre bien la détermination intacte de Dominique Ponchardier, toujours persuadé qu’une nouvelle conjoncture de crise comme celle du printemps 1954 peut favoriser le rappel du Général. Ainsi, dès le début de la traversée du désert, ces gaullistes activistes restent l’arme au pied, attendant un nouvel ordre de mobilisation. Au printemps 1958 de fait, de nombreux anciens du SO quitteront « la réserve » pour se mettre « en service actif »…
Notes de bas de page
1 Durant la guerre d’Algérie, Luc Collet travaillera au SDECE où, toujours en liaison avec Ponchardier, il sera chargé de la lutte officieuse contre les activistes de l’OAS.
2 Le premier volume sort deux ans après cette circulaire, en 1954 chez Gallimard, sous le pseudo transparent de Dominique L. Antoine, et s’intitule Le Gorille vous salue bien.
3 « Mais en 1953-1954, les gaullistes et les communistes ne se battaient plus entre eux mais ensemble, sur les mêmes tréteaux, contre la CED » (témoignage de Michel Anfrol le 22 mai 2013).
4 Et futur responsable du SAC pour la région parisienne durant les années 1960.
5 FCDG, archives RPF, carton 62, lettre de Jacques Richebraque du 7 avril 1953.
6 Astoux André, L’oubli. De Gaulle, 1946-1958, Paris, JC Lattès, 1974. Terrenoire Louis, De Gaulle, 1947-1954, pourquoi l’échec ? Du RPF à la traversée du désert, Paris, Plon, 1981.
7 Turpin Frédéric, « Printemps 1954. Échec à de Gaulle : un retour au pouvoir manqué », Revue historique, 2001, n° 620, p. 913-927, ici p. 913.
8 Foccart Jacques, Foccart parle. Entretien avec Philippe Gaillard, t. 1, Paris, Fayard/Jeune Afrique, 1995, p. 74.
9 Lacouture J., op. cit., p. 392-394.
10 Guichard Olivier, Mon Général, Paris, Grasset, 1980, p. 294.
11 Terrenoire L., op. cit., p. 211.
12 Tournoux Jean-Raymond, Secrets d’État, Paris, Plon, 1960, 1978.
13 Aussaresses Paul, Pour la France, services spéciaux, 1942-1954, Paris, Éditions du Rocher, 2001.
14 Sasia Raymond, Le mousquetaire du Général, entretiens avec le père Philippe Verdin, Paris, Éditions Guéna, 2000.
15 Il a été initié à cette discipline durant la guerre par Jean Beaujean, premier professionnel du judo et inventeur du self-combat à la salle de la rue de Sommerard.
16 Droit Emmanuel, « Le RPF dans les Zones Françaises d’Occupation en Allemagne (1947-1958) », in Audigier François et Schwindt Frédéric (dir.), Gaullisme et gaullistes dans la France de l’Est sous la IVe République, Rennes, PUR, 2009, p. 187-201.
17 Bien que colonel, Paul Aussaresses se mettait au garde-à-vous devant Jacques Foccart dont le véritable grade était capitaine de réserve.
18 Sasia R., op. cit., p. 85.
19 Comme les humoristes Roger Pierre et Jean-Marc Thibault, le chanteur Gilbert Bécaud ou les acteurs Jean-Paul Belmondo et Alain Delon (ancien parachutiste gaulliste, ami de Raymond Sasia).
20 Sasia R., op. cit., p. 86-87.
21 Ibid., p. 88.
22 Tournoux J.-R., op. cit, p. 81-83. Nick Christophe, Résurrection. Naissance de la Ve République, un coup d’État démocratique, Paris, Fayard, 1998, p. 10-12. Témoignage écrit d’Yves Gignac le 10 décembre 2003.
23 L’association a créé une antenne ouverte à ceux qui ne sont pas anciens combattants mais veulent soutenir cette cause : le Groupement pour la sauvegarde de l’Union française.
24 AD, Landes, 283 W 353, rapport du directeur des RG du ministère de l’Intérieur aux préfets, 18 février 1957.
25 Ce proche de Jacques Foccart est un ancien sergent d’un régiment d’infanterie et correspondant de guerre en Indochine, il publie en 1950 un livre à grand succès, Soldats de la boue (Delpey Roger, Soldats de la boue, Paris, André Martel, 3 tomes parus entre 1950 et 1952).
26 Au sein du RPF, Jean Heller et Jean Quenot, responsables du Groupe des compagnons anciens combattants coloniaux, interviennent auprès de Jacques Soustelle et de Léon Mazeaud pour faire créer à Marseille un centre d’accueil RPF destiné aux rapatriés d’Indochine. Sur les rapports du RPF à l’Indochine, Turpin Frédéric, De Gaulle, les gaullistes et l’Indochine, 1940-1956, Paris, Les Indes savantes, 2005.
27 Le Combattant (périodique de l’ACUF), n° 297, janvier-mars 2009, notice nécrologique de Roland Lesaffre. Roland Lesaffre a écrit son autobiographie : Mataf, Paris, Pygmalion, 1991.
28 Christophe Nick a recueilli le témoignage de Roger Delpey (Nick C., op. cit., p. 9-32).
29 Les GS regroupent des éléments royalistes d’Aspects de la France, des militants de Jeune Nation, des jeunes du RPF et des gens des VUF (AD Landes 283 W 353, rapport du directeur des RG du ministère de l’Intérieur aux préfets, 18 février 1957). Le SO de l’ACUF constitue un carrefour militant où gaullistes et nationalistes se rencontrent dans un même anticommunisme.
30 Le Figaro du 5 avril 1954.
31 Angéli C. et Gillet P., op. cit., p. 345.
32 Dard Olivier, « Jalons pour une histoire des étudiants nationalistes sous la IVe République », Historiens et Géographes, n° 358, juillet-août 1997, p. 249-263.
33 Terrenoire L., op. cit., p. 271.
34 Foccart J., op. cit., p. 75. Roger Barberot assurait la liaison entre le RPF d’un côté et les compagnons de la Libération et l’armée de l’autre comme l’atteste sa correspondance conservée à la Fondation Charles-de-Gaulle (F 26 Roger Barberot, fonds personnel, 1940-1994).
35 Ibid., p. 114.
36 Paillat C., op. cit., p. 439.
37 Lefranc P., op. cit., p. 93-94.
38 Terrenoire L., op. cit., p. 269.
39 Paillat C., op. cit., p. 437-439.
40 Les archives du RPF contiennent néanmoins un échange intéressant entre Louis Terrenoire et un jeune militant gaulliste, André Rollet, présent à l’Étoile et choqué par le désordre. Comme le cadet se scandalise des violences devant Le Figaro et place de l’Étoile, et souhaite savoir si celles-ci étaient « prévues au programme », si des consignes ont pu venir de la « Maison », Louis Terrenoire, tout en restant prudent, ne désavoue pas la colère des manifestants ni même les violences commises devant Le Figaro. « Les incidents des Champs-Élysées ne relevaient d’aucune consigne, d’aucun mot d’ordre. Mais il y avait une jeunesse composée pour partie d’anciens combattants, dont l’indignation bien légitime s’est donné libre cours spontanément. De mon point de vue, il eût mieux valu que ces incidents n’aient pas lieu mais, devant l’atonie générale de l’opinion, je ne me reconnais pas le droit de jeter la pierre à ceux qui ont montré, maladroitement peut-être, qu’ils ne se résignaient pas à la décadence dont Le Figaro est l’organe attitré » (FCDG, archives RPF, carton 62, lettre d’André Tollet du 14 mai 1954).
41 Terrenoire L., op. cit., p. 271.
42 Foccart J., op. cit., p. 75.
43 FCDG, archives RPF, carton 578, Seine, tract de J. Migeon.
44 FCDG, archives RPF, carton 62, note de service de Dominique Ponchardier le 1er octobre 1954.
45 Baumel J., op. cit., p. 252.
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