Michel Denis, l’historien
p. 9-13
Texte intégral
1Il est devenu habituel de prôner, à l’université, les vertus de la mobilité, seule susceptible d’assurer le renouvellement intellectuel, et des individus, et de l’institution. D’autres évoquent avec ironie un gyrovaguisme qui se limite au début de carrière et s’arrête lorsque le puissant tropisme parisien a été satisfait. Tout à l’opposé, le parcours de Michel Denis s’ancre très profondément à Rennes, cette ville dont il a tenu récemment à rappeler qu’elle fut le « berceau de la liberté », c’est-à-dire un des pôles essentiels des débuts de la Révolution française1. C’est en effet dans le quartier de Quineleu, – quartier des cheminots, sur les hauteurs au sud de la gare – qu’il naît en 1931, dans le milieu modeste des cheminots. Il subit très précocement, dans la petite enfance, l’accident oculaire dont ceux qui le côtoient connaissent les conséquences : le geste instinctif d’ôter les lunettes et de plonger littéralement le nez dans le livre, comme pour le sentir, s’immerger sensuellement dans les pages, s’isoler dans un avide tête-à-tête. Ce handicap, susceptible de lui fermer bien des métiers manuels, lui a sans doute valu d’être poussé, par sa mère en particulier, à faire fond sur les études, non sans un détour original. Réfugié pendant la Seconde Guerre mondiale à Saint-Péran, près de Paimpont, dans la maison grand-maternelle, il a comme précepteur particulier le curé et suit des cours par correspondance. C’est à la forêt de Paimpont qu’il reviendra pour ses premières recherches, non pas pour les séductions de la mythique Brocéliande, nourriture convenue d’un romantisme facile, mais pour la vie des hommes dans la forêt2. En attendant, il a entrepris un parcours de bon élève, de fort en thème au sens propre – le thème latin, le seul vrai dans l’esprit de l’époque –, couronné au Concours général. L’aboutissement était logique : la khâgne, rude école de formation aux humanités latines, mais aussi conservatoire, au sens musical du terme, c’est-à-dire lieu d’apprentissage de la maîtrise d’un instrument, la langue française, tant à l’écrit qu’à l’oral. Qui n’a pas été subjugué par Michel Denis en public, il est vrai servi par une belle voix, sachant moduler rythmes et sonorités, selon un tempo qui n’appartient qu’à lui ? Et quel lecteur résiste à cette prose, tantôt élégante dans sa retenue, tantôt enflammée lorsque la passion point entre les lignes ?
2C’est en khâgne qu’il fait la rencontre destinée à orienter ses préoccupations intellectuelles et sa carrière, celle d’Henri Fréville, dont la stature de grand maire du Rennes des Trente Glorieuses a fini par faire oublier qu’il était d’abord un professeur d’histoire. Michel Denis accomplit toutes ses études d’histoire à la Faculté des Lettres, alors place Hoche. Il y côtoie Noël Blayau – un ami trop tôt enlevé –, le géographe Jean Mounier, et bien d’autres. Il ne tarde pas à gravir la pyramide des responsabilités dans le milieu étudiant, déployant déjà un sens du service et de l’action collective qui est inséparable de sa personnalité. Son accession à la présidence de l’AGER (Association générale des étudiants rennais) élargit ses horizons, par des voyages jusque dans la lointaine URSS, à Erivan. On raconte qu’à l’occasion d’un de ces déplacements, il se retrouve dans le métro de Berlin-Est, en compagnie d’un étudiant en droit, Jean-Marie Le Pen, affichant déjà les convictions que l’on sait…
3Frais émoulu de l’agrégation, en 1955, il est nommé au lycée de Laval, où il a été précédé par André Mussat, autre future figure importante de la Faculté des Lettres, puis de l’université Rennes 2. Chargé du service éducatif des Archives départementales, il entrevoit la richesse de fonds appelés à lui devenir familiers, avant de revenir en 1959 à Rennes, dans son lycée et dans sa khâgne. En 1961, Pierre Goubert l’a appelé comme assistant à la Faculté des Lettres. Ainsi allaient les recrutements en ce temps-là. L’historien du Beauvaisis, alors en train de révolutionner l’histoire moderne en France, ne peut empêcher Michel Denis de suivre son attirance pour l’histoire contemporaine, encouragé en cela par l’éclectique Henri Fréville. Il reste pourtant des traces de cette influence de Goubert, telle la publication, à quatre mains, d’extraits des cahiers de doléances de 17893, ou le manuel sur le xviiie siècle, avec l’ami Blayau, lui aussi transfuge du lycée4.
4Michel Denis se fait connaître comme « contemporaniste », avec sa thèse de troisième cycle, soutenue en 1965 et publiée deux ans après5. Retraçant le calvaire enduré par Mgr Geay, prélat républicain dans un diocèse marqué par un esprit foncièrement réfractaire, il adopte un point de vue d’historien, pas de polémiste : c’est « le déchaînement des passions et ses répercussions6 », dont le retentissement a été national, qui est objet d’histoire en tant que tel. Ces années tumultueuses marquent un double échec, celui du Ralliement des catholiques à la République, en Mayenne tout au moins, et celui, plus général, du système concordataire. L’historien se dévoile dans les questions qu’il pose : si l’on sent la sympathie poindre pour l’évêque persécuté, le texte fait déjà entrevoir la fascination de l’homme de gauche pour le monde conservateur et sa logique propre, qu’il est voué à approfondir plus tard.
5Avec 1968, l’histoire rattrape l’historien. La faculté des Lettres, transférée depuis peu de la place Hoche sur le nouveau campus de Villejean, se singularise par le rôle de ses étudiants dans le mouvement de mai. Mais la secousse révèle aussi le conflit de générations entre les enseignants. Michel Denis, responsable des relations avec les étudiants et syndicalement engagé, se situe au premier rang de ceux qui veulent changer les relations à l’intérieur du monde universitaire, encore marquées par l’esprit hiérarchique traditionnel. On se souvient encore de son geste mémorable, lors d’une séance de conseil, consistant à quitter la tribune des enseignants, en une symbolique sécession. Michel Denis joue également un rôle de premier plan dans le renouvellement pédagogique qui s’amorce dans la nouvelle université Rennes 2, née en 1969 et qui doit batailler chèrement, tant pour asseoir sa légitimité vis-à-vis de l’université Rennes 1 que pour acquérir une dimension plus large que la faculté des lettres et sciences humaines dont elle est issue.
6Il travaille parallèlement à sa thèse de doctorat d’État, soutenue en 1976 et publiée dès l’année suivante7. C’est bien plus qu’une « thèse-départe-ment », genre dans lequel certains s’inquiètent alors de voir l’historiographie française s’enferrer. L’inscription spatiale de la recherche, servie par une impeccable érudition, permet en effet de faire émerger une question d’importance : quelles sont les voies de la modernisation – puisqu’aussi bien il y a modernisation – dans les aires dominées par des élites conservatrices ? Il y décrit la tentative des hobereaux mayennais de promouvoir un autre développement, rural et paternaliste, que celui promis par la bourgeoisie libérale et industrialiste. Le paradigme siegfriedien à propos de l’Ouest intérieur, en particulier la connivence profonde entre l’aristocratie et la paysannerie, s’en trouve singulièrement éclairé, de façon positive. L’ouvrage contribue à la redécouverte de la droite et des droites, dans la ligne des intuitions fondatrices de René Rémond. Plus généralement, le cas mayennais conduit à évoquer d’autres exemples de modernisation sociale dans un climat idéologique, conservateur et clérical. Avec toutes les nuances qu’imposent les situations locales, il existe des éléments de parenté entre la
7Mayenne et, plus généralement, l’Ouest français, la Bavière, l’Italie du nord-est, voire le Québec. C’est rien moins que le modèle weberien lui-même, réservant au protestantisme les avenues de la modernité, qui est quelque peu mis en cause.
8Une semaine avant la soutenance, Michel Denis a été élu président de son université. Il est amené à y promouvoir un style de présidence très militant, marqué par la volonté démocratique, la transparence et le partage des responsabilités entre les différentes catégories, indépendamment des statuts et des grades8. Dans une conjoncture nationale peu propice aux restructurations et à l’innovation, il maintient l’effort d’élargissement des filières universitaires au-delà des disciplines académiques, celles qui mènent à l’enseignement. Après avoir démissionné en 1980, refusant de « restaurer le mandarinat9 », les responsabilités qu’il prend situent clairement son engagement en faveur de formations nouvelles, issues d’une matrice démocratique, sinon utopique : tant l’Institut des Sciences sociales du Travail de Rennes que le Collège coopératif en Bretagne amorcent un nouveau mode de relation entre l’institution universitaire et la société civile. Dans le même temps, Michel Denis, qui a toujours été sensible au phénomène identitaire en Bretagne, préside un certain nombre d’institutions qui émergent alors : le Conseil culturel de Bretagne (1978-1982), le Conseil national des langues et cultures régionales (1985-1988), l’Institut régional du Patrimoine (1990-1992).
9Une telle activité ne l’empêche pas de participer à la commémoration du bicentenaire de la Révolution, comme on l’a vu plus haut. La création à Rennes d’un Institut d’Études politiques comble chez lui une attente déjà ancienne. Il a assuré autrefois, à la faculté de droit, un cours de science politique. Surtout, il a introduit cette discipline chez les historiens de l’université Rennes 2, dont l’UER, puis UFR est alors placée, pour plus d’une décennie, sous l’invocation des sciences historiques et politiques ; un cours de sciences politiques y est d’ailleurs dispensé dès la rentrée de 1969. C’est donc tout naturellement qu’il est devenu professeur au nouvel IEP de Rennes, en 1991, alors que le département d’histoire de l’université Rennes 2 revient à sa dénomination traditionnelle. Michel Denis quitte ainsi, tardivement, l’établissement où il a accompli l’essentiel de sa carrière. En fait, il ne l’a jamais vraiment quitté et, bien au-delà du statut de simple chargé de cours, il y est resté parfaitement chez lui. Aller à l’IEP, c’est pour lui créer de nouveau, contribuer au lancement et à la réalisation d’un projet où il peut concilier ses goûts personnels, ses aptitudes scientifiques et pédagogiques. Avec l’enthousiasme, la passion d’enseigner qu’on lui connaît, Michel Denis a mis sur pied de nouveaux enseignements solidement inscrits dans le présent, dans l’actualité, mais avec ce constant souci d’un va-et-vient entre le passé et le présent qui caractérise l’historien, homme de son temps (Marc Bloch). Enfin, pour faire bonne mesure, il a accepté de prendre la charge de la direction des études à l’IEP, attestant ainsi une nouvelle fois la constante disponibilité à l’engagement au service de l’institution, sans laquelle il ne saurait y avoir d’enseignement supérieur.
Notes de bas de page
1 Denis Michel, Rennes, berceau de la liberté. Révolution et démocratie : une ville à l’avant-garde, Rennes, éditions Ouest-France, 1989.
2 « Grandeur et décadence d’une forêt. Paimpont du xvie au xixe siècle », Annales de Bretagne, 1957.
3 1789. Les Français ont la parole. Cahiers des États généraux, présentés par Pierre Goubert et Michel Denis, Paris, Julliard, coll. Archives, 1964, 268 p.
4 Le xviiie siècle, en collab. avec Noël Blayau, Paris, Armand Colin, coll. U, 1970.
5 L’Église et la République en Mayenne, 1896-1906, Paris, Klincksieck, 1967.
6 Ibid., p. 7.
7 Les Royalistes de la Mayenne et le monde moderne (xixe-xxe siècles), Paris, Klincsieck, 1977.
8 Entre fidélité et modernité. L’université Rennes 2 Haute-Bretagne, 25e anniversaire, 1969-1994, Rennes, PUR, 1994.
9 Cf. sa lettre de démission.
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