Conclusion générale
p. 311-323
Texte intégral
« L’un des rares souvenirs que j’ai conservés de l’époque portait sur la laïcité. Quelles qu’aient pu être leurs conceptions religieuses, j’étais frappée de voir à quel point, dans cette période de reconstruction de la république, nos professeurs tenaient à nous en inculquer une haute idée, du reste plus rigoureuse qu’elle ne l’est aujourd’hui. Les bémols récemment apportés à la loi de 1905, par exemple, personne ne se serait permis de les envisager à l’époque. La France sortait du pétainisme, et les principes laïques de la IIIe République retrouvaient leur pleine signification. »
Simone Veil1.
1En évoquant dans ses mémoires les discussions politiques remontant à ses années de formation à Sciences Po, Simone Veil retient deux idées maîtresses : la réserve qui prévalait dans l’expression des idées à une époque où les plaies héritées de Vichy étaient loin d’être refermées, et la place importante prise par la laïcité dans ces discussions. Six décennies après son passage par l’établissement parisien de la rue Saint-Guillaume, l’ancienne ministre n’a pas oublié qu’on ne badinait pas à cette époque avec un principe républicain mis à mal par le régime de Vichy. C’est une « haute idée » de la laïcité que les professeurs de Sciences Po inculquaient à ses condisciples et à elle-même. Cette idée était-elle pour autant « plus rigoureuse » qu’« aujourd’hui », c’est-à-dire en 2007 lorsque parurent les mémoires de Simone Veil ? La question n’appelle pas une réponse, mais plutôt une remarque : la laïcité n’est pas une essence intemporelle, mais une construction historique destinée à se recomposer sous l’effet déstabilisant de la succession des générations et du surgissement sans fin de nouveaux problèmes à résoudre. Au sortir de l’Occupation, le droit des cultes comme la culture laïque restaient fondamentalement rivés au principe de séparation. Soixante ans plus tard, les angles ont été arrondis. Dans cette recomposition à laquelle Simone Veil a elle-même participé lorsqu’elle était au gouvernement, la date de 1958 fut déterminante.
1958-1987, une nouvelle séquence laïque
2Si l’année 1958 marque un tournant dans l’histoire de la laïcité française, c’est parce qu’elle voit le général de Gaulle s’installer durablement au pouvoir à une époque où deux questions d’intérêt laïque sont pressantes : l’école et le culte. L’une et l’autre sont traitées dans un sens favorable aux intérêts de l’Église catholique. La première est réglée par une loi emblématique à laquelle le nom de Michel Debré demeure associé dans la mémoire nationale, tandis que la seconde reçoit son traitement par diverses dispositions discrètes prises au fil des ans. C’est en direction de ce volet peu éclairé du polyptyque laïque (école, culte, armée, santé, etc.) que nous avons allumé et tourné un projecteur.
3L’existence de quatre dispositions favorables aux intérêts pécuniaires des associations cultuelles entre décembre 1958 et mai 1962 atteste qu’un mouvement est lancé. Cette brève période qui inclut également la loi Debré sur les établissements d’enseignement privés couvre les gouvernements de Charles de Gaulle (1er juin 1958-8 janvier 1959) et de Michel Debré (8 janvier 1959-14 avril 1962). Au-delà, le mouvement se poursuit et ne s’arrête pas en 1969 avec la démission de la présidence de la République du général de Gaulle, même si les présidences de Georges Pompidou et de Valéry Giscard d’Estaing sont peu fertiles en éléments nouveaux hormis l’instauration des régimes de Sécurité sociale à destination des ministres des cultes et des membres des congrégations et communautés religieuses.
4La vraie rupture intervient avec l’arrivée de la gauche au pouvoir en 1981. Pourtant, la nouvelle majorité s’en tient à la question scolaire et ne rapporte aucune mesure antérieure facilitant la construction de lieux de culte. Vingt ans plus tôt, les socialistes et les communistes s’étaient opposés au Parlement à des dispositions telles que la loi de finances rectificative du 29 juillet 1961 autorisant la garantie publique des emprunts contractés pour financer la construction d’édifices religieux dans les agglomérations en voie de développement. À partir de 1981, la gauche a l’occasion de défaire ce que la droite a fait dans les années 1960, mais elle ne la saisit pas. Il faut dire que le sujet n’est plus vraiment d’actualité. De même, les modalités de l’intégration des prêtres, religieux et religieuses à la Sécurité sociale définies par la loi du 2 janvier 1978 ne sont pas revues et corrigées, en dépit des contestations portées par les hommes et les femmes ayant quitté le sacerdoce ou la vie religieuse. Pour les socialistes au pouvoir, c’est avant tout une question de prudence politique : se retrouver dans la position d’adversaire de l’institution catholique expose à l’accusation d’anticléricalisme sectaire.
5La cohabitation de 1986-1988 illustre une nouvelle fois la logique politique par laquelle le droit des cultes est assoupli. Le retour de la droite au pouvoir se traduit par le vote de la loi du 23 juillet 1987 autorisant la déductibilité fiscale de tous les dons aux associations cultuelles. La gauche s’y oppose en séance mais elle ne saisit pas le Conseil constitutionnel comme elle l’avait annoncé, et une fois redevenue majoritaire à l’Assemblée nationale en 1988 elle ne supprime pas la nouvelle faculté. La droite a fait, la gauche ne défait pas. L’intensification de la logique de reconnaissance des cultes en marche depuis 1958-1959 ne se clôt ni en 1981 ni même en 1988. Au contraire, elle se prolonge et se diversifie dans un mouvement d’ampleur qui dépasse le cadre de la France2.
6Déjà favorable avant 1958, le régime juridique des associations cultuelles voit la liste de ses avantages s’allonger pendant les trente années qui suivent. La palette des exonérations fiscales ou des prélèvements réduits s’élargit à mesure que sont adoptées des dispositions dont le sens se dégage lorsqu’elles sont mises en perspective. Tant et si bien que le système français de financement des cultes en vient à reposer autant sur le principe du non-financement public posé par l’article 2 de la loi du 9 décembre 1905 que sur l’exception à ce principe, comme l’observe le juriste Francis Messner3. Comment en est-on arrivé là ? En 1993, le même Francis Messner écrivit qu’il ne croyait pas à une mise en œuvre inconsciente4. Nous espérons avoir apporté une confirmation documentée à cette intuition. De fait, l’adoption de dispositions fiscales (et financières) favorables aux associations cultuelles entre 1958 et 1987 résulte de demandes formulées par des responsables catholiques auprès du pouvoir politique et validées par ce dernier.
7Par lui-même, ce dialogue discret entre les autorités religieuses et les décideurs publics illustre le rapprochement de ces deux univers sous la Cinquième République.
Des contacts plus étroits entre autorités religieuses et pouvoirs publics
« Un chapitre de notre histoire religieuse reste à écrire sur les liens qui se sont progressivement noués et consolidés depuis un siècle entre l’Église catholique et les pouvoirs publics. Les Diocésaines, dossier sur le règlement de la question des associations cultuelles catholiques, que j’ai publié à la demande de Jean-Pierre Raffarin, Premier ministre de l’époque, en est un élément. J’ajouterai ici deux exemples : en 1947, le rétablissement par Vincent Auriol de la cérémonie des vœux du Nouvel An présentés par les autorités religieuses à l’Élysée ; en 2001, l’institution par Lionel Jospin d’une rencontre annuelle entre le Premier ministre et l’Église de France5. »
8Sans prétendre donner tous les éléments du futur chapitre de notre histoire évoqué par Émile Poulat – ne serait-ce que parce que ce chapitre touche à bien d’autres aspects que le seul culte – notre recherche a posé un certain nombre de jalons en ce sens.
9Quel que soit le sujet, l’interlocuteur religieux privilégié par les pouvoirs publics entre 1958 et 1987 est l’Église catholique. Cette première place n’est pas seulement due à l’importance sociologique du catholicisme dans la société française. Elle s’explique tout autant par le caractère offensif des responsables catholiques sur le terrain laïque. Ce sont eux qui agissent le plus pour modifier les frontières de la laïcité à l’avantage de leurs institutions. Sans être absents, les autres cultes sont à l’arrière-plan. Les mesures adoptées et les nouvelles pratiques administratives ne les atteignent que par ricochet. En fait, les cultes minoritaires sont surtout mobilisés ponctuellement par les responsables catholiques ou gouvernementaux pour légitimer des actions orchestrées afin de défendre des intérêts catholiques : mettre en avant les intérêts des juifs ou des protestants permet de relativiser les concessions faites aux catholiques en les présentant comme conformes à l’intérêt général.
10Au sein de l’Église catholique, le Secrétariat de l’épiscopat (puis Secrétariat général de l’épiscopat à partir de mars 1962) est le principal protagoniste des contacts avec le pouvoir politique. Cette petite structure fondée en 1945 joue à la fois un rôle interne à l’Église catholique comme instance de liaison tournée vers les évêques, et un rôle externe en direction de l’État. Le cas particulier que constitue la construction d’églises a permis de mettre en lumière le rôle joué par une autre structure catholique pendant les années 1960 : le CNCE. La connaissance des outils financiers et des procédures urbanistiques que possèdent les inspecteurs des finances et les architectes qui participent aux réunions du CNCE ainsi que l’étendue de leur réseau de relations sont un atout précieux pour trouver des solutions aux problèmes que pose le changement d’échelle dans l’édification d’églises pendant cette décennie. Une fois disparu le CNCE et son équipe de laïcs, c’est parmi les collaborateurs de la chancellerie de l’archevêché de Paris que se trouvent les hommes les plus susceptibles d’être mobilisés efficacement afin d’obtenir des avantages fiscaux ou financiers au bénéfice des associations cultuelles. Dans l’immédiat, le recours à leurs services ne s’impose pas en raison du coup d’arrêt donné aux constructions d’églises au début des années 1970. Quant à l’établissement du régime des cultes de la Sécurité sociale en 1978, il se négocie avec le Secrétariat général de l’épiscopat et les instances représentatives des religieux et religieuses. En revanche, la patiente recherche de la déductibilité fiscale des dons aux associations cultuelles au milieu des années 1980 voit l’archevêché de Paris entrer en scène et conduire un véritable travail de mise au point juridique puis de lobbying auprès d’élus nationaux. Même si l’archevêché de Lyon compta en certaines circonstances, l’archevêché de Paris est la seule structure infranationale de l’Église catholique ayant joué un rôle déterminant dans le réaménagement de la laïcité cultuelle. Cela illustre et confirme la place bien établie de capitale religieuse qui revient à Paris dans la France contemporaine, d’autant plus que les grands services de l’Église catholique en France sont également localisés à Paris, au 106 de la rue du Bac.
11Aux contacts ponctuels destinés à obtenir des aménagements du droit s’ajoutent des relations plus nombreuses avec les services administratifs pour assurer la circulation des informations. La chose n’était pas absolument nouvelle en 1958, mais elle se banalise et s’officialise au cours des années 1960 afin de régler les questions pratiques liées à la construction d’églises. Le sujet préoccupe les services d’urbanisme dès les années 1950, mais c’est avec l’investissement du cadre juridique de la ZUP qu’il s’impose au cours de la décennie suivante. L’élaboration de plans de masse prévoyant les équipements nécessaires aux futurs habitants pousse à prendre en compte l’édification de lieux de culte au nom du bien-être des populations et de la structuration des territoires. Après la « grille Dupont » de 1958, l’instruction générale du 8 avril 1960 sur les plans d’urbanisme de Pierre Sudreau confirme la nécessité d’inclure le lieu de culte dans l’équipement du quartier. Les relations avec les administrations et les élus locaux se développent mais elles restent encore dépendantes des circonstances et des hommes. À la suite du colloque interconfessionnel de 1965 sur l’implantation des lieux de culte, le dialogue des responsables administratifs avec les autorités religieuses s’intensifie. À la grande satisfaction du CNCE, ce dialogue est fondé en droit par la circulaire du 15 janvier 1968 due à François-Xavier Ortoli, ministre de l’Équipement et du Logement. Dans les mois qui suivent, les services d’urbanisme des directions départementales de l’équipement désignent un ou deux représentants auprès des autorités religieuses, et réciproquement. Désormais, la circulation de l’information urbanistique entre la sphère administrative et la sphère religieuse est institutionnalisée.
12Un parallèle peut être fait avec la protection sociale des prêtres, religieux et religieuses. Tout comme la construction d’églises, il s’agit encore d’une affaire interne à l’Église catholique au milieu du xxe siècle. Chaque institution diocésaine ou religieuse pourvoit à la couverture de ses serviteurs contre les risques maladie et vieillesse, sauf pour ceux d’entre eux qui exercent une activité salariée. Dans ces conditions, les contacts entre autorités religieuses et administratives sont rares. De manière protocolaire, les ministres en charge de la Sécurité sociale participent au déjeuner qui suit l’assemblée générale annuelle de la Mutuelle Saint-Martin, ou bien s’y font représenter lorsque leur emploi du temps ne leur permet pas d’honorer l’invitation. La volonté politique d’intégrer tous les Français à la Sécurité sociale modifie profondément cette situation. À partir de 1974, les réunions de travail se multiplient en vue de parvenir à un accord sur les deux régimes de Sécurité sociale destinés à accueillir les prêtres ainsi que les religieux et les religieuses. Après la mise en place de ces régimes en 1978-1980, le dialogue s’institutionnalise. Plusieurs fois par an, les conseils d’administration de la CAMAC et de la CAMAVIC rassemblent responsables cultuels et fonctionnaires des deux administrations de tutelle (Sécurité sociale, Budget) pour des réunions de travail à l’occasion desquelles chacun apprend à se connaître et à tenir compte de la culture de l’autre. Désormais, le dialogue entre la sphère religieuse et la sphère administrative touche aussi les services de la Sécurité sociale. C’est un changement peu spectaculaire mais significatif. Forgée dans un strict séparatisme, la culture laïque fait maintenant place à des pratiques collaboratives pérennes.
13Les nouvelles relations avec des acteurs religieux qui se mettent en place dans certaines administrations françaises peuvent rencontrer des résistances qu’explique la diversité des cultures administratives. Ainsi, placé à la tête du ministère de l’Éducation nationale de 1962 à 1967, Christian Fouchet doit vaincre des réticences pour que son administration s’occupe efficacement et équitablement des établissements privés sous contrat et de leurs enseignants. Pratiquement au même moment, la prise en considération de l’implantation des lieux de culte par les services du ministère de l’Équipement et du Logement ne semble pas rencontrer d’obstacles, autant qu’on puisse en juger par la documentation consultée. Il en va de même une décennie plus tard pour les services de la Sécurité sociale. Ces différences de culture administrative ajoutent à la plasticité de la laïcité française. L’impression mériterait confirmation. Qu’en est-il de la laïcité vue par le Quai d’Orsay ou par l’administration pénitentiaire6 ? Qu’en est-il au niveau local ? Le poids des cultures administratives comme des situations locales ne doit pas être sous-estimé si l’on veut évaluer avec plus de finesse le renouvellement des pratiques laïques de la Cinquième République.
Politique, société et religion : une explication à trois volets
14Un dernier élément d’explication s’impose pour comprendre comment émergent et se déploient les recompositions de la laïcité cultuelle dans la France des années 1958-1987. Il porte sur l’écheveau des causes à l’œuvre dans une histoire où s’imbriquent forces politiques, mutations de la société et demandes religieuses.
15L’installation durable de la droite au pouvoir sous la houlette d’un président profondément catholique est l’élément déclencheur du processus, comme l’attestent les choix immédiats effectués tant au bénéfice de l’école privée (généralement catholique) que de la construction de lieux de culte (généralement catholiques). C’est ce changement du paysage politique qui donne au Secrétariat de l’épiscopat et aux autres acteurs catholiques la possibilité de défendre efficacement les intérêts des institutions catholiques sur une longue période. Pour la première fois depuis quatre-vingts ans, un catholique pratiquant préside aux destinées de la France et encourage les gestes permettant à son Église de mieux accomplir sa mission, sans enfreindre le deuxième article de la loi du 9 décembre 1905. Toutefois, cette conjoncture politique ne saurait tout expliquer à elle seule, comme l’illustre l’épuisement des faveurs d’ordre strictement cultuel sous la présidence de Georges Pompidou (1969-1974). Le besoin d’élaborer de nouvelles modalités d’application de la laïcité cultuelle naît aussi de contraintes et d’opportunités indépendantes du long exercice du pouvoir par la droite.
16Trois grandes mutations de la société jouent en ce sens entre 1958 et 1987. Parmi elles, les transformations soudaines de la ville figurent en première place. Si le rapprochement des services d’urbanisme et des responsables catholiques prend naissance puis s’institutionnalise, c’est parce que le grand effort national de construction de logements symbolisé par les ZUP repose le problème de l’équipement cultuel de façon inédite. Naguère, le curé bâtisseur accompagnait le développement urbain en s’appuyant sur les bonnes volontés locales. Cette méthode étant devenue inadaptée, les évêques doivent anticiper, planifier et emprunter beaucoup d’argent. Sans cette circonstance contingente, ils n’auraient pas – ou pas autant – éprouvé le besoin de se tourner vers le pouvoir politique et vers l’administration. La deuxième mutation de la société modifiant la donne cultuelle est l’intégration de tous les Français à la Sécurité sociale programmée par l’État. L’épiscopat aurait peut-être fini par prendre les devants et par solliciter l’intégration du clergé afin de sauver les institutions de prévoyance ecclésiales que menaçait le vieillissement de l’effectif clérical… mais l’histoire ne s’est pas déroulée ainsi. Quoi qu’il en soit, ce sont bien les projets de l’État qui aboutissent à la mise en place du régime de Sécurité sociale des cultes en concertation avec les autorités catholiques, et créent ainsi un nouveau lieu de rencontre laïque. Enfin, le désir ardent d’obtenir la déductibilité fiscale du denier du culte au milieu des années 1980 est lui aussi le fruit d’une circonstance historique imprévue. C’est en élargissant et en rendant plus attractives les possibilités de déduire de ses impôts les dons aux fondations ou associations reconnues d’utilité publique du secteur culturel que les gouvernements socialistes poussent, par ricochet, la chancellerie de l’archevêché de Paris à réclamer une mesure d’alignement fiscal.
17En somme, trois événements extérieurs à la religion déstabilisent le donné cultuel et engendrent une réaction : la poussée spectaculaire des tours et des barres à la périphérie des villes dans le cadre des ZUP ; l’intégration de tous les citoyens à la Sécurité sociale ; la politique d’encouragement aux associations culturelles par le moyen de la fiscalité. En apparence, ces événements sont dépourvus de relations entre eux. En fait, ils s’inscrivent dans le vaste mouvement qui porte la puissance publique à se montrer toujours plus interventionniste après la fin de la Seconde Guerre mondiale. La crise des années 1930 ayant affaibli le libéralisme, l’idée d’une intervention publique au nom de l’intérêt général s’imposa au sein des élites modernisatrices. C’est pourquoi le pays s’engage sur la voie de la coordination des efforts pour satisfaire au mieux l’intérêt général, ce que symbolise la planification mise sur les rails par Jean Monnet en 1946. Dans de multiples domaines, la Quatrième République puis la Cinquième République innovent et repoussent toujours plus loin le périmètre d’intervention de l’État (tout du moins jusqu’au lancement des privatisations en 1986 par le gouvernement de Jacques Chirac). L’État-providence prend en charge de nouvelles activités parmi lesquelles figurent l’aménagement du territoire et l’urbanisme ainsi que la protection des citoyens contre les risques sociaux. Il va jusqu’à inventer une finalité nouvelle à l’impôt. Au rôle traditionnel de pourvoyeur d’argent à destination de ses caisses, l’État ajoute à celui-ci un rôle d’encouragement aux actions jugées d’intérêt public. La fiscalité devient l’auxiliaire de la politique gouvernementale dans divers domaines tels que la stimulation du tissu associatif. Ainsi, qu’il s’agisse d’aménagement urbain, de prévoyance sociale ou de fiscalité incitative, l’État républicain élargit ses ambitions et prend des initiatives qui déstabilisent l’environnement dans lequel s’exerce l’activité cultuelle.
18Pour que des aménagements du droit favorables aux associations assurant l’exercice du culte soient adoptés, l’existence de nouveaux défis cultuels et la présence durable de la droite au pouvoir ne suffisent pas. Il faut qu’au moins un acteur religieux soit décidé à agir pour obtenir ces aménagements. Ce type de motivation n’est pas aussi automatique qu’il paraît. Au cours de la période envisagée, les autorités protestantes et juives n’ont pas montré la même disposition conquérante que leurs homologues catholiques vis-à-vis des pouvoirs publics. En 1985-1986 d’ailleurs, la Fédération protestante de France ne veut pas faire cause commune avec l’archevêché de Paris dans sa recherche d’un alignement fiscal. Au nom de l’indépendance des Églises et de la signification du don pour le fidèle, la FPF préfère se tenir à l’écart de démarches auprès des pouvoirs publics. L’archevêché de Paris ne connaît pas ce genre de réticences. Cela ne signifie pas que les conseillers de la chancellerie parisienne soient uniquement mus par la défense des intérêts de leur Église. Si ce souci n’est pas absent, il n’est pas exclusif de sentiments marqués par le désintéressement, fussent-ils discutables sur le fond. En l’occurrence, l’idée selon laquelle la laïcité fut initialement une agression républicaine reste profondément ancrée dans la culture catholique jusque dans les années 1980 (au moins). En juin 1986, il suffit qu’Alain Juppé refuse l’alignement fiscal en faveur des associations cultuelles pour que resurgisse le nom honni de « Combes » dans les murs de la Maison diocésaine de Paris. La démesure de cette résurgence illustre la persistance de l’idée selon laquelle l’Église catholique aurait été la victime innocente d’une Troisième République sectaire. Sans rouvrir le débat sur le sujet – ce qui serait hors de propos ici – on ne peut que constater qu’une telle lecture de l’histoire accrédite l’idée selon laquelle la République aurait toujours une dette vis-à-vis de l’Église catholique. L’histoire étant ainsi considérée, rechercher un avantage auprès des pouvoirs publics est parfaitement légitime, et s’opposer fermement à une telle concession ne peut qu’être motivé par un anticléricalisme daté. L’équilibre laïque n’étant pas jugé satisfaisant, sa correction au bénéfice de l’Église catholique est perçue comme un juste retour des choses.
Une nouvelle phase de la dynamique laïque
19Le nouveau cours de la laïcité cultuelle entre 1958 et 1987 est souvent vécu au sein de la gauche comme une suite de reculs. À des degrés divers les gouvernements de la Cinquième République auraient abaissé les exigences laïques jusqu’en 1981, avant que la relance séparatiste du gouvernement Mauroy ne soit finalement arrêtée en 1984 et qu’une ultime victoire antilaïque ne soit enregistrée avec la loi sur le développement du mécénat de 1987. Faut-il donc conclure à une atteinte à la laïcité ? Il est plus probant d’envisager l’évolution engagée en 1958 comme une nouvelle phase de la dynamique laïque et d’en indiquer le nouvel attribut principal.
20Non seulement la laïcité n’a pas été définie pour l’éternité sous la Troisième République, mais ses partisans les plus ardents (Ferry, Buisson) la tenaient non pour une innovation mais pour l’approfondissement d’une mutation historique initiée par la Révolution française. Au-delà de la Troisième République, elle poursuit sa course et ses mutations dans une interaction permanente avec la société englobante. Ainsi, il n’existe nulle laïcité à l’état chimiquement pur en comparaison de laquelle ses autres expressions ne seraient que des versions dégradées de l’archétype. Dans un ordre d’idées voisin, l’historien ne saurait désigner un vrai christianisme, figé dans une époque révolue, en regard duquel les religions qui s’en réclamaient hier ou qui s’en réclament aujourd’hui ne seraient que des imitations, forcément pâles. Comme le christianisme et comme les autres religions, la laïcité ne saurait être appréhendée de manière essentialiste. Il convient plutôt d’en expliquer les manifestations à chaque époque, ainsi que la conscience de ses exigences, de ses limites ou de ses méfaits dans l’esprit des citoyens.
21Telle qu’elle se présente en 1958, la laïcité se donne à voir comme un diptyque. Son premier volet peut être qualifié d’exclusif dans la mesure où il désigne la fermeture des institutions publiques à toutes les religions : l’école publique en fournit un exemple depuis 1882-1886. Le second volet peut être dit inclusif car il voit la République ouvrir les libertés publiques de conscience et de culte à tous les citoyens, sans favoritisme ni discrimination : la caducité de la distinction entre cultes reconnus et non reconnus depuis 1905 en est une illustration. À l’instar de Janus, le dieu romain aux deux visages, la laïcité se présente donc sous un double jour : neutralité des institutions publiques d’un côté, liberté des citoyens de l’autre. L’articulation de cette neutralité et de cette liberté a été modelée par le Conseil d’État, par le législateur ainsi que par les hommes et les femmes qui ont pratiqué au quotidien la laïcité dans leur conseil municipal, leur école, leur hôpital, etc.
22Sans avoir été figé jusqu’en 1958, l’équilibre laïque n’a pas enregistré de modifications substantielles depuis 1905 (exception faite de la parenthèse de Vichy). En revanche, un nouveau chapitre de l’histoire de la laïcité commence avec les années de Gaulle. La loi Debré de 1959 en est le symbole. Par ce texte, le Premier ministre confie une mission de service public aux établissements scolaires privés sous contrat avec l’État. Cette nouveauté s’inscrit dans un mouvement plus ample qui voit l’État accorder davantage de reconnaissance aux religions dans la sphère publique. En effet, au moment où l’école catholique s’associe majoritairement au service public d’Éducation nationale, les lieux de culte commencent eux aussi à bénéficier de la prévenance de l’État. Ce dernier les traite comme un équipement public dont les aménageurs doivent prévoir l’implantation pour l’agrément des populations et la structuration de l’espace urbain. Une législation ad hoc abaisse le coût de construction des églises, des temples et des synagogues supporté par les associations cultuelles. Qui plus est, l’État accepte de se priver de recettes fiscales pour favoriser l’édification des lieux de culte, avant de supprimer dans un second temps toute restriction d’objet à la déductibilité fiscale des dons aux associations cultuelles. S’agissant de la mise en œuvre d’un régime de Sécurité sociale des cultes, les opérations sont conduites en bonne intelligence avec les autorités catholiques et elles ménagent les intérêts de leurs institutions. Ainsi, la mutation brutale et spectaculaire de la laïcité scolaire a son pendant cultuel, plus diffus dans le temps et plus discret. Cette politique laïque pour le culte et pour l’enseignement privé est d’autant plus cohérente qu’elle a été précédée et suivie dans un cas comme dans l’autre par une intensification des contacts entre les pouvoirs publics et les autorités religieuses. L’établissement de relations de coopération institutionnalisées entre ces deux mondes était en marche. La tendance ne fut pas inversée ultérieurement.
23La plus grande reconnaissance accordée aux religions dans la sphère publique est elle-même à resituer dans un mouvement plus large qui voit la séparation entre la puissance publique et les intérêts privés perdre de sa rigueur. René Rémond avait attiré l’attention sur ce phénomène au printemps 1984, en pleine bataille scolaire7. Alors qu’à l’origine le libéralisme philosophique qui sous-tendait la pensée laïque naissante supposait une stricte séparation entre les deux secteurs afin de mettre les choix personnels à l’abri des intrusions de l’État, la seconde moitié du xxe siècle voit se développer un vaste domaine mixte où se rencontrent et collaborent acteurs publics et privés. L’économie, le logement, l’aménagement du territoire, le sport, la culture, la presse, etc. font se côtoyer initiatives des citoyens et soutien public. L’activité religieuse ne reste pas à l’écart de ce mouvement de fond. De 1958 à 1987, la Cinquième République fait entrer de plain-pied l’activité scolaire (loi Debré) ainsi que l’activité cultuelle dans cette zone intermédiaire où l’action publique rejoint l’initiative privée. S’agissant spécifiquement du culte, des jalons en ce sens avaient été posés avant la Seconde Guerre mondiale, notamment la possibilité de bénéficier de baux emphytéotiques pour bâtir les églises des Chantiers du cardinal. Toutefois, c’est la Cinquième République qui donne un tour systématique à ce mouvement. L’inclusion du culte dans le nombre des activités bénéficiant de la sollicitude de l’État s’est réalisée petit à petit avant d’être pleinement acquise par la loi du 23 juillet 1987 autorisant la déductibilité fiscale des dons aux associations cultuelles au meilleur taux et sans restriction d’objet. Le nouveau régime de régulation de l’action publique consistant à soutenir les initiatives privées jugées utiles à la bonne marche de la société ne pouvait indéfiniment ignorer que la religion était elle aussi une composante de la société civile.
24Outre sa contribution au brouillage de la frontière entre public et privé, le surcroît de reconnaissance accordée aux religions dans la sphère publique correspond à un repositionnement des principaux acteurs de la dynamique laïque. Historiquement, la droite fut hostile à l’établissement de la laïcité. Or, c’est une droite largement composée de catholiques qui exerce durablement le pouvoir après 1958 sans pour autant remettre en cause ni la constitutionnalité du principe laïque ni la loi de 1905. Cependant, si cette famille politique joue le jeu de la laïcité, elle a sa conception propre de ce que celle-ci doit être. La droite se soucie des intérêts de l’Église catholique et elle se montre généralement ouverte aux demandes venues des autorités catholiques, sans pour autant les avaliser systématiquement. Il faut se rappeler que la loi Debré est un compromis, et ne pas oublier qu’en 1986-1987 Alain Juppé s’est opposé dans un premier temps à la demande d’alignement fiscal émanant de l’archevêché de Paris, avant de s’en remettre à la sagesse des parlementaires. De 1958 à 1981 puis de 1986 à 1988, la droite ne détricote pas la législation laïque. Elle s’y est déjà ralliée avant que ne commence la Cinquième République, et au-delà de 1958 elle se trouve en position de la mettre en pratique et de la compléter selon ses convictions. Le respect de la règle du jeu laïque dont elle fait montre lui donne toute légitimité pour faire vivre à sa manière les grands principes hérités du passé. La gauche a fait naître la laïcité, mais elle n’est plus le dépositaire exclusif de la normativité laïque.
25Le chemin suivi par la hiérarchie catholique dans son rapport à la laïcité présente des analogies avec celui emprunté par la droite. D’abord bruyamment hostile à la perte du statut de droit public pour l’Église catholique, la hiérarchie catholique s’est résignée entre 1945 et le concile Vatican II (1962-1965) à accepter un cadre institutionnel français fort éloigné de la thèse de l’État confessionnel, toujours en vigueur sur le plan des principes. L’ouverture conciliaire a permis un franc ralliement au cadre proposé par la République française, même si, comme l’a noté Philippe Portier, ce ralliement catholique à la laïcité républicaine « ne vaut pas adhésion aux principes philosophiques qui l’ont initialement fondée8 ». La politique bienveillante à l’égard de l’Église catholique conduite par les gouvernements de la jeune Cinquième République n’a fait que faciliter un repositionnement qui était déjà engagé auparavant.
26La gauche, quant à elle, reste fidèle à sa lecture des lois laïques héritées de la Troisième République. Après s’être opposée fortement à la loi Debré, elle désapprouve les dispositions favorables aux intérêts pécuniaires des associations cultuelles discutées devant le Parlement, mais avec moins de virulence. Beaucoup de membres de cette famille politique se méfient des religions en général et de l’Église catholique en particulier. Ils les voient moins comme une ressource pour les citoyens que comme une menace potentielle ou effective pour leur liberté et pour l’indépendance de l’État. À leurs yeux, une vraie politique laïque se doit de réserver l’argent public à la promotion de l’école publique et à celle des associations de nature non religieuse. Cette vigilance laïque n’exclut aucunement le dialogue avec les responsables religieux, et c’est d’ailleurs le socialiste Vincent Auriol qui rétablit en 1947 la présentation des vœux des représentants des cultes à l’Élysée, après quarante et un ans d’interruption. Par ailleurs, cette vigilance s’exerce en évitant les attaques brutales contre l’Église catholique. À mesure que cette dernière se montre plus respectueuse du consensus républicain et laïque, il devient de plus en plus imprudent de la prendre pour cible. Une certaine réserve s’impose afin de ne pas être accusé d’« anticléricalisme primaire ».
27Si l’hostilité au fait religieux fait moins recette dans les années 1980, elle se restructure autour d’un nouvel ennemi : l’islam. Pâtissant de son association à d’anciennes populations colonisées, l’islam est perçu par beaucoup de citoyens comme un élément d’hétérogénéité. À tel point que dans certaines localités des populations se mobilisent pour faire échouer des projets de construction de mosquée, avec succès à Annecy en 1980, mais en vain à Mantes-la-Jolie où un tel édifice est inauguré en 1981 grâce au soutien de la municipalité. Aussi lorsqu’en 1989 trois collégiennes de Creil refusent de retirer leur voile en classe, l’opinion s’émeut. L’affaire du « foulard islamique » éclate. L’islam visible est maintenant la nouvelle cible d’un combat qui se dit laïque. Le voile, la mosquée ou encore la nourriture halal dérangent. La laïcité est-elle menacée, ou la menace ne porte-t-elle que sur les représentations de la laïcité, voire sur un imaginaire national ne faisant pas de place à l’islam ? Dans l’hypothèse où la laïcité serait menacée, lequel de ses deux volets est en danger ? Celui qui vise à neutraliser les institutions publiques, ou bien celui qui assure à tous la liberté de conscience et garantit à tous le libre exercice des cultes ? Les obstacles dressés devant l’édification de lieux de culte musulmans ne menaceraient-ils pas davantage la laïcité que les voiles portés par les simples usagères d’un service public ? Faudrait-il conclure que les deux versants de la laïcité sont en danger ? Autant de questions qui suggèrent que l’islam repose la question laïque aux pouvoirs publics français. Non que la logique de reconnaissance sociale des cultes devienne caduque après l’admission de l’activité cultuelle au rang des activités indirectement subventionnées par l’État en 1987, mais la tentation d’un durcissement du séparatisme laïque en direction de l’islam est bel et bien présente. Le conflit des modèles laïques est relancé sur de nouvelles bases.
Notes de bas de page
1 Veil Simone, Une vie, op. cit., p. 117-118.
2 Willaime Jean-Paul, « La prédominance européenne d’une laïcité de reconnaissance des religions », dans Baubérot Jean, Millot Micheline et Portier Philippe (dir.), Laïcité, laïcités. Reconfigurations et nouveaux défis (Afrique, Amériques, Europe, Japon, Pays arabes), Paris, Éditions de la Maison des sciences de l’homme, 2014, p. 101-122.
3 Messner Francis, « Financement des cultes », dans Messner Francis (dir.), Dictionnaire du droit des religions, Paris, CNRS Éditions, 2010, p. 342-345.
4 Messner Francis, « Laïcité imaginée et laïcité juridique. Les évolutions du régime des cultes en France », art. cité.
5 Poulat Émile, France chrétienne, France laïque. Ce qui meurt et ce qui naît. Entretiens avec Danièle Masson, Paris, Desclée de Brouwer, 2008, p. 192.
6 Sur le pragmatisme laïque dans l’administration pénitentiaire aujourd’hui : Béraud Céline, Galembert Claire de et Rostaing Corinne, Des hommes et des dieux en prison, Paris, Mission de recherche Droit et Justice, 2013, 486 p.
7 Rémond René, « La laïcité n’est plus ce qu’elle était », art. cité, p. 439-448.
8 Portier Philippe, « L’Église catholique face au modèle français de laïcité. Histoire d’un ralliement », art. cité, p. 119.
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