Conclusion
p. 243-252
Texte intégral
Des pactes pour le pouvoir au pouvoir sans partage : les violences sexistes dans l’ordre politique nicaraguayen
1L’année 2008, borne temporelle par laquelle se clôt cette étude, correspond à l’ouverture d’un nouveau cycle dans les dynamiques du jeu des concurrents pour le pouvoir. Après son investiture présidentielle en janvier 2007, Daniel Ortega, élu au premier tour avec 38 % des voix grâce à la réforme électorale pactisée avec son rival Arnoldo Alemán, reste de ce fait un président minoritaire, qui cherche à assoir plus encore son hégémonie sur la vie politique nicaraguayenne. Nombre de décisions, véritables coups de force émanant de la présidence, vont rompre plus radicalement encore que le pacte libéro-sandiniste ne l’avait déjà fait, avec les aspirations démocratiques exprimées après les accords de paix en 1987. Les fraudes électorales, dès 2008 à l’occasion du scrutin municipal, les manœuvres antidémocratiques qui permettent à Ortega d’être indéfiniment candidat à sa propre succession, et le recours aux turbas, laissent progressivement la place à un régime autoritaire, continuiste et népotique, rappelant les modes d’exercice du pouvoir par lesquels la famille Somoza s’était maintenue à la tête du pays pendant près d’un demi-siècle. Ils rappellent aussi les pratiques totalitaires du FSLN durant les années 1980, qui combinaient culte du chef et emprise sur la société par la confusion du parti et de l’État. Au cours de toutes ces années, les représentants du secteur privé, au premier rangs desquels les tenants de l’oligarchie locale, pactisent avec le dirigeant du FSLN, pour s’assurer une orientation économique qui leur soit toujours favorable. En échange, le patronat ferme les yeux sur les restrictions démocratiques et sur le détournement, par la famille Ortega-Murillo, d’une partie des fonds vénézueliens destinés à financer des programmes sociaux.
2Ce cycle se clôt à son tour en avril 2018, lorsqu’un soulèvement populaire massif, inédit depuis la révolution sandiniste, agrège différentes expressions contestataires contre l’Exécutif, que ce dernier mate ensuite par une répression meurtrière, par l’emprisonnement de centaines d’opposants et d’opposantes1, par la violation systématique des droits humains à l’occasion des arrestations, dont la pratique de la torture sexuelle et du viol. Depuis lors, et au moment où s’achève la rédaction de cet ouvrage (le 4 juillet 2021), le président Ortega et son épouse (vice-présidente depuis 2016) sont politiquement affaiblis et isolés au plan international. À l’aube des élections de novembre 2021, le couple cherche à se maintenir coûte que coûte au pouvoir. Il verrouille toute forme de participation publique, inflige une terreur disséminée à toute la société nicaraguayenne, emprisonne les candidats à l’élection présidentielle, cela au cœur d’une crise économique que la pandémie du Covid-19 a sensiblement aggravée.
3Cet ouvrage permet de comprendre la genèse d’un pouvoir autoritaire en ce qu’elle a partie liée avec les violences contre les femmes. La violence sexiste, à la fois en tant qu’empreinte matérielle de l’ordre patriarcal sur les femmes, et en tant qu’enjeu devenu public, a tout à voir avec la nouvelle ascension aux plus hautes fonctions du chef d’État sandiniste devenu dictateur. Ce dernier a redoublé l’effet de violence contre sa dénonciatrice, en se soustrayant à la justice au moyen de pactes de corruption avec ses rivaux. Il a aussi utilisé avec ses copactisants le contrôle procréatif des femmes comme un support de partage masculin du pouvoir politique. Dans le prolongement de ces faits, le chef d’État a signé un décret d’application destiné à vider de sa substance une nouvelle loi-cadre sur les violences contre les femmes votée en 2012. Il a restreint aux relations conjugales le périmètre de définition du féminicide, nouvelle catégorie pénale prévoyant des circonstances aggravantes en cas d’homicides de femmes en raison de leur sexe. Par le biais de ce décret, le président a modifié les structures parapartisanes et clientélistes du FSLN qui sont devenues à cette occasion « les conseils de la famille », pour les ériger aussi en lieu de médiation et de réconciliation familiale, même après des faits de violence masculine. Les acteurs religieux étant aussi invités à composer ces instances à l’échelle du municipe, ce décret est revenu à déqualifier les délits au motif de la préservation de l’unité familiale et à réintroduire la médiation et le pardon chrétiens dans l’esprit des lois2. On ne s’étonnera guère qu’à la suite de cette décision, le couple présidentiel ait organisé le démantèlement des Comisarías de la femme, de l’adolescence et de l’enfance. Une régression, tant la suppression de ce guichet institutionnel, certes imparfait, ne fut jamais remplacé par une quelconque instance susceptible de recevoir les plaintes des victimes3.
4Ainsi, en dressant une sociohistoire de la politisation des violences contre les femmes dans le Nicaragua des régions du Pacifique et du centre, cet ouvrage a décrypté la place des pactes de corruption dans l’entretien des violences sexistes. Ce livre a permis de saisir l’empreinte du politique sur les violences sexistes, et de relire l’histoire nicaraguayenne contemporaine à l’aune du genre, dont plusieurs enseignements généraux méritent d’être présentés. Ils ont trait à l’étude des rapports entre révolution, genre et féminisme, à la place des normes juridiques comme levier nécessaire mais limité de revendication et de changement social, à la dimension instrumentale des violences contre les femmes quand elles sont érigées en enjeu public, et enfin aux enjeux de genre pris dans les logiques contradictoires du changement social.
Révolution, genre et féminisme
5En dépit de son apparence radicalement nouvelle par rapport au régime des Somoza, la révolution sandiniste n’a pas subverti l’ordre de genre4. Elle en a certes modifié les termes, en engendrant des transgressions symboliques et matérielles inédites telles que l’accès des femmes aux armes et la glorification des guerrilleras. Elle a prolongé le processus de sécularisation des régulations familiales, lancé au début du xxe siècle, par la réforme du Code civil et l’assouplissement des règles relatives au divorce. Durant dix ans à peine, elle a élargi des droits sociaux à destination des mères, amélioré le système sanitaire, tout en donnant à la classe moyenne et aux secteurs les plus pauvres, une opportunité jamais connue jusque-là en termes de formation scolaire et estudiantine. Pourtant, alors qu’elle prétendait « émanciper la femme », la révolution a reconduit la privatisation du politique par les hommes. Par la voix de ses chefs, elle a exigé des femmes l’enfantement comme tribut de l’effort guerrier. Elle a reproduit la division sexuée du travail. Surtout, ce que démontre cet ouvrage, elle a prolongé autrement les modes d’exercice de la violence (hétéro)sexiste, la renforçant même dans un environnement militarisé. S’il est pourtant indéniable que la matrice idéologique d’inspiration marxiste et son empreinte intime dans l’engagement révolutionnaire, ont engendré un sens nouveau de l’égalité et une certaine conception de la « classe des femmes », le parti-État sandiniste n’a pas été en mesure d’incorporer, au titre d’un objectif révolutionnaire, les demandes des femmes concernant le respect de leur intégrité physique et sexuelle.
6Cet ouvrage démontre que la situation guerrière n’est pas le principal facteur explicatif de cette incompatibilité. La documentation inédite de l’histoire du Cabinet juridique de la femme, puis l’étude des réformes législatives post-sandinistes et l’analyse fouillée de l’affaire Zoilamérica Narváez contre Daniel Ortega, permettent de comprendre combien les revendications autour de la mise au ban des violences masculines, se sont heurtées aux principes mêmes du régime sandiniste. En adéquation avec sa matrice marxiste, le parti-État a certes pu faire sienne une logique revendicatrice des femmes autour des enjeux de classe, de leur exploitation économique. Mais, il fut le butoir des revendications portant sur le respect de l’individualité corporelle, psychique, physique, sexuelle, de chacune et de toutes à la fois. Et, quand le Cabinet juridique de la femme tenta à bien des reprises de faire cesser les agissements d’agresseurs proches ou cadres du parti-État, ses psychologues et ses avocates se sont heurtées à un système confondant la sphère du pouvoir et la sphère du droit, et concentrant toutes les fonctions politiques en une seule unité, le Front5. D’où l’émergence d’une nouvelle contestation féministe.
7Je me suis efforcée à ce titre de documenter sous un jour nouveau les modes de construction du féminisme nicaraguayen de la deuxième vague. J’ai cherché à me distancier de deux prismes par lesquels avaient été interprétés les parcours féministes durant les années révolutionnaires : le poids de l’utopie sandiniste qui conduisait à désigner mécaniquement les féministes nicaraguayennes comme des héroïnes légataires directes du général Sandino, et le prisme de la rupture radicale vis-à-vis du FSLN dès les années 1980, qui occultait l’expérience ambivalente de la collision et de la collusion des féministes avec le parti-État.
8Le fil conducteur des violences sexistes m’a permis de comprendre différentes raisons de la rupture vis-à-vis du Front, parfois moins brutale ou précoce qu’on avait pu me le faire croire. Le brouillage progressif entre différents référents idéologiques fut tributaire d’une pensée matérialiste sur le travail reproductif des femmes dans la révolution et d’une pensée libérale faisant de la liberté d’association une revendication première, en sorte que les droits de disposer de son corps, de son travail et de son association sont devenues indissociables. La revendication de cette indissociabilité est le ressort principal de la naissance d’un nouveau féminisme nicaraguayen.
9Simultanément, la proximité affective et mémorielle, ancrée et ambivalente, entretenue par les féministes vis-à-vis du FSLN et de ses dirigeants a longtemps perduré. L’une des clés importantes de compréhension de cette ambivalence mériterait une analyse en histoire plus poussée, tant le silence des féministes à l’endroit de la guerre a marqué la construction de leur action collective post-sandiniste. Pourtant, le constat effrayant concernant la découverte de la symétrie des violences envers les femmes, exercées par l’un et l’autre des deux camps militaires, a bel et bien laissé une empreinte dans la mémoire collective. Le silence quasi total des militantes de l’espace de la cause des femmes, en particulier de celles engagées contre les violences intrafamiliales et sexuelles, à propos de la violence au cœur de l’histoire révolutionnaire, est encore un fait social à interpréter, invitant à des enquêtes plus approfondies sur le travail de deuil, sur la mémoire de la guerre et du régime sandiniste, sur le refoulement du fait guerrier et sur les ressorts de mythification de la révolution sandiniste. La continuité de l’exercice de la violence politique par Daniel Ortega et des dirigeants du FSLN jusqu’à nos jours, celle-là même que redoutaient nombre de féministes, invitent à réinterroger le rôle de la légitimation de la violence politico-militaire comme moyen d’adhésion à la révolution, et son prolongement dans le régime dictatorial actuel.
10L’une des raisons qui, à mes yeux, justifierait une attention plus approfondie aux phénomènes d’ambivalence des expériences et des convictions politiques, porte plus généralement sur la double inspiration, matérialiste et libérale, du féminisme nicaraguayen de la deuxième vague. J’ai montré que c’est par cette double inspiration que fut pensée l’indissociabilité entre la liberté de disposer de soi et des fruits de son travail, et la liberté de disposer de son mouvement. J’ai avancé également que cette indissociabilité avait conduit les militantes à s’engager dans une rhétorique démocratique-libérale du « droit à avoir des droits », confortée ensuite par l’investissement féministe des droits humains. Or, loin d’être compatibles, l’approche matérialiste et l’approche libérale, pourtant mobilisées mutuellement, façonnent des clivages idéologiques qui ont plus généralement traversé les actions collectives latino-américaines des années 1990 et 2000.
11Ces pôles ont été d’autant plus mobilisés qu’ils n’ont eu de cesse de structurer des débats stratégiques ayant trait à la préservation de l’autonomie du féminisme, et à sa capacité à dénoncer les effets de structure d’un néolibéralisme exerçant son emprise sur les démocraties et sur l’accroissement de l’exploitation dans les rapports sociaux. Dans le cas nicaraguayen où l’essai démocratique fut abrégé par le retour des pactes entre hommes concurrents pour le pouvoir, puis par la construction d’une nouvelle dictature, et où la subordination des femmes perdure dans l’exploitation de leur travail productif et reproductif, ces deux pôles, pour ambivalents qu’ils puissent paraître, restent agissants dans les débats et les lectures qui en sont faites. Autrement dit, cet ensemble de considérations appelle à approfondir davantage encore la façon dont la génération nicaraguayenne du féminisme de la deuxième vague et avec elle, toutes celles qui en Occident ont forgé leurs armes dans le radicalisme matérialiste, ont été amenées à déplacer, adapter et reconfigurer leurs référents idéologiques d’abord sous l’effet de l’expansion spatiale et politique de la démocratie libérale dans un monde unipolaire, puis selon les contextes, à mesure du retour à des formes autoritaires de l’exercice du pouvoir.
12Les éclosions plus récentes du mouvement #MeToo dans les pays nord-occidentaux, et du mouvement #NiUnaMenos en Amérique latine, auxquels contribuent des femmes très jeunes, rebattent à leur tour ces cartes idéologiques, en constituant plus encore les violences sexistes et leur impunité en supports d’une nouvelle vague du féminisme et de la désignation de la domination masculine. Ces mobilisations radicalisent un effort de transformation sociale déjà présent que ce livre s’est efforcé de documenter.
La place des normes juridiques dans les changements de régime politique
13Comprendre comment ont été discutées les réformes législatives portant sur les délits et crimes sexuels et sur les violences intrafamiliales, constitue aussi une étape importante de cette recherche. Les réformes précipitent les moments revendicatifs, elles officialisent en même temps qu’elles les engendrent les actions publiques nouvelles, dépassant la seule institution judiciaire. Confrontées à des exemples de décisions judiciaires, ou aux commentaires journalistiques, elles peuvent constituer un indicateur de l’état de l’opinion.
14Leur analyse a permis de suivre les changements de régime juridique, qui à leur tour informent les changements de régime politique. Les premières discussions législatives durant les Cabildos de 1986 ne sont pas les mêmes que celles organisées autour des réformes législatives de 1992 et de 1996. Les premières, dirigées par le FSLN, n’aboutissent pas à des décisions favorables aux revendications des organisations de femmes. Les secondes, marquées par le caractère plus élitaire de la rédaction de la loi puis de sa mise en débats, aboutit certes à des résultats juridiques, mais ils sont contradictoires tant se brouillent les référents religieux et séculiers.
15Si notre attention s’est portée de façon détaillée sur la formulation du droit, c’est aussi en raison de la centralité de ce dernier, inaugurée dans la révolution et par les organisations de masse. La capacité à formuler le droit fait encore partie des premiers objectifs que dresse l’entrepreneuriat de la cause des femmes, pour légitimer sa capacité à accéder aux sphères décisionnaires et à fixer des règles de sociabilités entre les femmes et les hommes, dans la vie privée comme dans la vie publique. Et l’affichage de la capacité à peser sur le droit fait partie des moyens qu’utilisent les acteurs de la sphère conventionnelle du politique pour signifier également leur capacité de régulation sociale. Autrement dit, il s’agit d’un droit destiné à l’usage performatif, qui prend sa place dans un pouvoir indicatif où les institutions ne sont pas nécessairement prescriptrices des sociabilités et de l’individuation6.
16Mais cette place de la loi comme celle du parlement peinent à masquer un certain légalisme instrumental, dont l’absence d’effets réels est criante pour les victimes. J’ai donc veillé à analyser la manière dont les relations de clientèle politique, reconfigurées par le retour en force du jeu des concurrents pour le pouvoir, exercent une emprise puissante sur les instances législatives et judiciaires. J’ai également mis en lumière l’effet de cette emprise sur un certain nombre de contradictions internes à la conception de la loi et à sa pratique. J’ai montré combien la loi était utilisée contre la loi, non pour l’annuler mais pour la pervertir.
17Partie prenante et contemporaines de la réforme pénale en Amérique latine, les vagues de réformes concernant les violences envers les femmes, de première génération (les violences intrafamiliales et sexuelles) puis de deuxième génération (les lois-cadres incluant le féminicide/fémicide), méritent que l’on continue d’en comprendre les enjeux sociohistoriques, leur ancrage social, leurs stimulations transnationales, multilatérales ou onusiennes. Il faut poursuivre les analyses dans une approche comparatiste et désormais attentive à la nouvelle vague du féminisme latino-américain, tant ses participantes soulignent précisément toute la limitation de la loi pour penser les objectifs féministes, et pour qualifier et mettre au ban les violences.
Les violences contre les femmes, une politisation trompeuse
18De même, cette recherche contribue à l’analyse des enjeux publics, à la condition de les associer à un intérêt plus large relevant de l’économie morale, de les réinscrire dans leur contexte historique et de documenter les affaires dans les procès de publicisation. Ces dernières, impliquant en général des hommes connus de l’opinion, viennent révéler que des actes que l’on pensait juridiquement et socialement réprouvés conduisent à un faisceau de justifications et d’excuses en général favorables à l’agresseur. Cette étude contribue à documenter la façon dont la politisation des violences sexistes n’engendre pas forcément leur bannissement moral et nous oblige ainsi à comprendre par quels rouages il devient possible de légiférer contre ces violences, tout en préservant leur ressort même, la domination masculine.
19Au Nicaragua, j’ai cherché à décrypter ces rouages dans l’élaboration du droit. La préoccupation singulière pour l’intégrité physique, psychique et sexuelle des femmes, une fois dissociée du clivage guerrier ami/ennemi, a permis le déplacement d’une conception verticale vers une conception horizontale du droit, conception de surcroît susceptible de traverser les espaces sociaux, en permettant notamment le déplacement de la frontière traditionnelle public/privé, que les révolutionnaires n’avaient guère déplacée. Ensuite, la captation de cet enjeu public par des acteurs politiques a priori hostiles au féminisme et historiquement hostiles au sandinisme, illustre le rapport politiquement instrumental que nombre d’entre eux peuvent entretenir avec ce thème souvent présenté comme consensuel. D’où, durant la mandature Chamorro, le double effet de convergences familialistes et la confrontation politique à propos de la liberté sexuelle. D’où aussi la reprivatisation d’un enjeu pourtant difficilement politisé, tel que celui de la maltraitance conjugale transformée en « violence intrafamiliale », catégorie qui dissout dans les liens familiaux un problème d’abord publicisé pour dire la domination masculine dans la conjugalité. D’où aussi, la force révélatrice de cet enjeu public concernant l’entrelacement du religieux et du politique dès lors qu’il s’agit de penser en termes moraux les violences masculines subies par les femmes. Cet enjeu public met en effet au jour le continuum moral au sujet de l’exercice des violences masculines, délimité d’un côté par le souhait, juridiquement inspiré du droit canon, de préserver un ordre et une morale sexuées inégalitaires en vue d’une pacification des relations sociales, et de l’autre par la recherche de la protection du consentement et de l’intégrité individuelles, au profit de l’égalisation des conditions sociales.
20Il ressort de cela des qualifications contradictoires, et de ce fait la reconduction de la violence interpersonnelle et institutionnelle. Car l’effet de préservation de l’ordre patriarcal, dans la loi elle-même, a conduit à autoriser la dissociation la plus complète entre l’interdiction totale de l’avortement et le traitement politique des violences domestiques et sexuelles. De là, la mise en évidence d’un rapport politique instrumental vis-à-vis des « violences intrafamiliales et sexuelles », les actions étatiques contre ces dernières permettant tous les affichages progressistes possibles.
21Il faudra, dans le prolongement de cet ouvrage, consacrer un développement conséquent à la lente imposition du problème de la traite des femmes et des mineur·e·s sur la scène publique nicaraguayenne et centraméricaine, dans un contexte migratoire nouveau. Il faudra aussi à l’avenir construire un chantier de recherche qui recentre et renouvelle les questionnements à partir de la côte caraïbe, dont la politisation des violences est plus récente, devant tenir compte du caractère dominant du Nicaragua métis de la côte pacifique. De la même manière, la centralité progressive de la notion de fémicide/féminicide à partir de 2010, catégorie revendicative et juridique pour renouveler la qualification des violences envers les femmes, contient un nouveau paradoxe digne d’être étudié plus avant : celui de vouloir « défamilialiser » l’approche usuelle, pour rendre enfin visible l’extrémité létale de ces violences, tout en imposant néanmoins en pratique, la médiation entre conjoints au sein de nouveaux organismes de participation populaire inféodés au FSLN.
22Mais ces perspectives ne peuvent être saisies au seul prisme de l’expérience nicaraguayenne, tant elles apportent des éléments de compréhension plus généraux sur la façon dont les politiques « de genre » et en particulier contre les violences sexistes, ont été marquées par leur légitimation et leur bureaucratisation internationales, tout en étant en réalité menées dans une sorte de dissociation instrumentale entre l’objet fédérateur qu’elles représentent et l’étouffement de controverses plus souterraines qu’elles engendrent à propos du pouvoir et de l’impunité masculines. La question des violences envers les femmes illustre parfaitement cette dynamique, tant il s’est agi, après que l’indifférence à leur égard ne fût plus de mise, de promouvoir une sorte de pacification des relations sociales, en évitant simultanément de nommer la domination fondée sur le sexe.
Enjeux de genre et logiques contradictoires du changement social
23Ces vagues de réformes méritent enfin qu’on les réinscrive dans l’historicité des formes de régulation du jeu politique et dans leurs effets sur le genre du changement social. À l’appui de deux affaires ayant marqué les débats, j’ai fait en sorte, non seulement de montrer l’état de juridicisation effective des violences intrafamiliales et sexuelles, mais aussi de démontrer que leur judiciarisation était sous l’emprise des pactes de corruption entre figures masculines tutélaires, aux plus hauts niveaux de l’exercice du pouvoir politique. Ces deux affaires ont permis alors, et de façon emblématique, de voir comment s’était reconfiguré le système du jeu des concurrents pour le pouvoir. De la même manière que les acteurs de ce système de concurrence clientéliste avaient dû composer avec les féministes de la première vague au sujet du suffrage universel, les concurrents pour le pouvoir ont dû composer avec l’enjeu que constituent ensemble la question des violences envers les femmes et sa dimension plus controversée qu’est la liberté procréative et sexuelle.
24Cela étant, l’aspiration à l’égalité et l’aspiration à la démocratie, puissamment confortées par une internationalisation du droit, n’ont cessé de travailler ce système élitaire, à tous égards. D’où les effets de dissociation instrumentale entre la préservation de l’impunité des hommes d’influence et l’affichage de la protection des femmes. D’où l’absorption des revendications du féminisme concernant la lutte contre le féminicide, et simultanément la promulgation de décrets pour privilégier le maintien de la médiation entre conjoint violent et femme dénonciatrice-victime. D’où une politique en faveur de la visibilité homosexuelle, et simultanément de fortes restrictions concernant la liberté sexuelle des femmes. De sorte qu’il est nécessaire de penser le genre du changement social au regard de cette dialectique, d’autant que si elle se traduit différemment selon les instances du politique et les échelles du social, elle laisse son empreinte dans différentes formes du politique et différents contextes sociaux, « au nord » comme « au sud ». Au Nicaragua, l’enjeu public des violences envers les femmes a été inclus dans une nouvelle économie de la concurrence entre caudillos politico-religieux, jusqu’à devenir un « en-jeu », soit ce que l’on risque et tout à la fois intègre dans la compétition politique, variable de jaugeage et d’exercice des rapports de force. Les violences intrafamiliales et sexuelles, puis le féminicide, ont été absorbés dans le domaine du politique et dans l’action publique, non sans que ces mêmes figures tutélaires contournent la loi ou la fassent appliquer à leur convenance, la pervertissent par le biais de jurisprudences ad hoc, ou au moyen de rapports de clientèles entretenus directement avec des juges.
25Certes, d’autres contextes politiques et sociaux témoignent d’un rapport tout autre à la loi où celle-ci, plutôt qu’indicative, est construite en vertu de sa capacité prescriptive. Reste qu’au-delà du rôle des normes juridiques dans la conduite des sociabilités, la question de l’incorporation des enjeux de genre et particulièrement des revendications féministes dans l’action publique est continument confrontée, soit au risque d’une contre-offensive politique supprimant des droits acquis, soit à leur non prise en compte ou à leur exclusion des agendas politiques. Mais plus encore, elle se heurte aux stratégies de contournement de la désignation du système d’oppression masculine à l’encontre des femmes par lequel les agresseurs perpétuent leur impunité, dans un environnement général où pourtant, l’on prétend continuer d’agir contre les inégalités.
26Les pactes de pouvoir entre hommes, désignés par Celia Amorós comme des « pactes patriarcaux », sont l’un des ressorts de ce contournement stratégique. La présentation des femmes en perpétuelles victimes qui n’auraient nullement droit à la socialisation violente, au titre de l’autodéfense, en est un autre, disposition d’autant plus frappante dans des sociétés où à l’instar du Nicaragua, les femmes ont pris les armes ou ont participé activement à la violence armée. La culpabilisation des victimes, la légitimation d’une socialisation masculine viriliste et ces mesures d’affichage institutionnels, plutôt que des réponses systémiques à ce qui conditionne la perpétuation des violences masculines, sont autant de phénomènes contre lesquels se dessinent aujourd’hui, dans le sillage de #MeToo et #NiUnaMenos, et selon une extension géographique inédite, tout à la fois une nouvelle vague et un nouveau sujet du féminisme.
Notes de bas de page
1 Lacombe Delphine, « Le Nicaragua sous la terreur du couple Ortega-Murillo », art. cité.
2 Lacombe Delphine, « Légiférer sur les “violences de genre” tout en préservant l’ordre patriarcal. L’exemple du Nicaragua (1990-2017) », Droit et Société, vol 2, no 99, p. 287-303.
3 Jubb Nadine, « Love, Family Values and Reconciliation for All, but What about Rights, Justice and Citizenship for Women? The FSLN, the Women’s Movement, and Violence against Women in Nicaragua », Bulletin of Latin American Research, vol. 33, Issue 3, 2014, p. 289-304.
4 Sur le rapport entre crise politique, révolution et (subversion du) genre, notamment à propos des printemps arabes, voir Kréfa Abir et Barrières Sarah, « Genre et crises politiques : apports analytiques et possibles empiriques », introduction au dossier « Genre, crises politiques et révolutions », Ethnologie française, vol. 49, no 2, 2019, p. 213-227.
5 Sur l’intrication du droit, du pouvoir et du savoir : Lefort Claude, L’invention démocratique, op. cit.
6 Martuccelli Danilo, ¿Existen individuos en el Sur?, Santiago du Chili, LOM Ediciones, 2010, p. 155-178.
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