Conclusion
p. 273-278
Texte intégral
1Pourquoi s’arrêter en si bon chemin et ne pas poursuivre l’enquête sur la période postconciliaire ? Jusqu’en 1979 par exemple, année du 50e anniversaire de la fondation, voire au-delà. On peut produire les arguments classiques en histoire du temps présent pour se justifier de ne pas le faire : une plus grande difficulté d’accès aux sources, la crainte de heurter certains acteurs d’une époque tourmentée, toujours en vie, etc. L’évolution des Éditions du Cerf et du contexte dans lequel elles travaillent fournit des raisons autrement convaincantes. Avec la disparition rapprochée des piliers de l’équipe initiale, le début des années 1960 est marqué par une relève de génération. Ella Sauvageot, mêlée de près à l’histoire du Cerf, périt en juillet 1962 dans l’incendie de sa résidence de vacances en Corse. Le père Boisselot, son compagnon de travail et de combat depuis trente ans, est très affecté par sa mort. Deux ans plus tard, le père Chifflot est rattrapé par la tuberculose rénale qui le mine depuis longtemps. L’inspirateur de la Bible de Jérusalem, principal artisan de la réorientation de la maison vers le livre, meurt le 23 août 1964. Il allait avoir 56 ans1. Le père Boisselot prononce une allocution lors de ses obsèques avant d’entrer en clinique : il y meurt le 15 septembre 1964 d’un cancer foudroyant. Le 1er novembre 1964 disparaît aussi le père Lajeunie, dernier témoin des origines2. De l’équipe Bernadot ne subsiste plus que le père Louvel, qui vivra jusqu’en 19823 . Aucun de leurs successeurs n’a connu le fondateur. Le plus ancien est désormais le père Vergriete, que Boisselot n’a pas laissé partir, vu l’expérience de l’édition qu’il a acquise depuis 19464. Les destinées du Cerf incombent à une nouvelle équipe : le père Bro devient directeur général ; il remplace le père Boisselot aux mardis du Petit Riche et devient un intime d’Hubert Beuve-Méry. Le père François Refoulé lui est adjoint pour remplacer Chifflot, bientôt aidé par le père Réginald Ringenbach, de la province de Lyon, puis par le père Alain Tirot.
2 La césure est d’autant plus nette que cette équipe est appelée à travailler dans une conjoncture ecclésiale profondément modifiée. L’euphorie conciliaire ne dure pas. Dès avant le printemps chaud de 1968, l’Église de France, et l’équipe du Cerf avec elle, entrent dans les turbulences de ce qu’il est convenu aujourd’hui d’appeler la « crise catholique5 ». Trois exemples parmi d’autres, tirés des publications de la maison, montrent que le vent commence à tourner. En juillet 1965, La Vie Spirituelle a lancé, avec la revue jésuite Christus, un questionnaire sur le concile en voie d’achèvement pour « ouvrir le dialogue avec les fidèles ». Il obtient plus de 2 000 réponses ventilées dans un gros numéro spécial de la revue dominicaine, « Fallait-il un concile6 ? » La réponse est massivement positive, mais le seul fait de poser la question paraît significatif. L’enthousiasme majoritaire est en effet tempéré par les 10 % de réponses hostiles et par les regrets de sens contraire, égrenés au fil des pages, sur la maigre part accordée aux laïcs, aux femmes surtout, ou à la « souffrance du monde ». Les deux autres exemples concernent le père Henry. En décembre 1966, il publie dans Signes du Temps un papier d’humeur qui suggère la suppression des nonces, symptômes de « puissance » ou de « triomphalisme » dans une Église qui se veut « servante et pauvre7 ». Cette sortie oblige le père Kopf à aller présenter des excuses au nonce à Paris, Mgr Bertoli8. Moins anecdotique est la postface donnée en 1967 par Henry à l’édition française du volume d’« Unam Sanctam » bis traitant du décret conciliaire sur les missions, « Missions d’hier, mission de demain », dont le père Congar décline la responsabilité : « Le but du texte est critique et prospectif. Il vise à déceler en pleine franchise chrétienne certaines faiblesses du décret et à dessiner quelques lignes que la mission semble devoir suivre, sans prétendre du reste qu’elle ne les ait nullement connues jusqu’ici9. » Loin d’être une norme indépassable, la lettre de Vatican II peut donc être contestée au nom de son esprit ou de l’évolution du monde. Moins de deux ans après la fin du concile on voit poindre dans diverses publications du Cerf la double contestation, traditionaliste et progressiste, que les « événements » du printemps 1968 ne feront qu’amplifier.
3Si l’on en croit le témoignage du père Bro, la maison du boulevard La Tour-Maubourg n’a guère été affectée par la tourmente, à la différence du couvent d’études du Saulchoir10. « Aux Éditions du Cerf, très vite, le personnel se rendit compte que la grève totale était pour tous une catastrophe » : manuscrits bloqués par l’arrêt de la Poste, manque à gagner des ventes pour les premières communions ou les professions de foi, etc. En les conduisant sur les lieux d’affrontement du Quartier latin, le père Bro convainc les jeunes religieux qui viennent de rejoindre son équipe des dommages de la révolte : une centaine de familles dépendent du salaire d’un des leurs au Cerf11. Pas pour longtemps. Tour à tour les pères Bonnet, Bouyer, Gardey et Peuchmaurd, actifs boulevard La Tour-Maubourg au début des années 1960, quittent l’Ordre. Et ils ne seront pas les seuls. La maison devient une manière de sas vers la sortie de la vie religieuse, objet de plaisanteries de la part des employés laïcs sur le mode : « Quel est le prochain qui s’en va12 ? » Elle est victime aussi de multiples défections dans sa jeune génération d’auteurs, appelée à prendre la relève des Congar et des Chenu : les pères Dunas, Pohier, Rabut, Roqueplo ne restent pas non plus dominicains. L’affaire Carrouges montre en outre combien son statut juridique ambigu, entre communauté religieuse et entreprise commerciale, prête le flanc à la contestation.
4La crise qui s’ouvre a des répercussions immédiates sur ses finances, comme le prouvent les résultats de l’enquête diligentée par le père Bro au début de l’année 196913. Au fil de leurs rapports, ses subordonnés multiplient les remarques pessimistes. Même le secteur biblique est atteint : « Depuis deux ou trois ans, il est un fait que la vente de la Bible de Jérusalem n’a cessé de se dégrader », indique le père Refoulé. Causes avancées ? Une concurrence croissante et une saturation du marché. La situation est plus inquiétante encore dans le domaine théologique. Des collections à caractère technique, comme « Lex Orandi », sont lourdement déficitaires14. « Unam Sanctam » n’est pas épargnée : « son couronnement avec le grand commentaire des textes conciliaires (succès indéniable tant en France qu’à l’étranger) » sera « aussi sa fin », signale le père Ringenbach, car « l’objet s’est déplacé : le centre d’intérêt de la recherche, voire de la culture chrétienne n’est plus ecclésiologique ». L’introversion du catalogue des Éditions du Cerf, accentué par la disparition de la collection « Rencontres » et de la revue Signes du Temps, les pénalise. Quant à l’avenir des autres collections de théologie, il paraît « aussi incertain que la théologie elle-même », note le père Refoulé. La quasi-disparition des studia de l’Arbresle et du Saulchoir rend perplexe sur l’avenir de « Cogitatio Fidei », qui réussit pourtant à écouler 3 000 à 3 500 exemplaires de chacun de ses titres. La collection est la seule création des années 1960 qui survivra à la crise. « Le désarroi actuel face à une formulation de l’expérience chrétienne » plombe la collection « L’Évangile au xxe siècle », selon le père Tirot. Il faudrait « chercher un nouveau langage de la vie de foi, faisant droit aux acquis des sciences de l’homme », note-t-il dans un esprit qui est bien celui de l’époque. La collection « Chrétiens de tous les temps », « tout le monde l’aime », « mais il semble qu’on a plus urgent à lire aujourd’hui », renchérit Ringenbach. Trois ans après la clôture de Vatican II, l’euphorie qu’il a suscitée n’est plus qu’un souvenir. La crise est bien là, avec laquelle les Éditions du Cerf devront composer. S’ouvre alors une autre phase, moins faste, de leur histoire.
5Il suffisait ici de retracer les différentes étapes de leur ascension, en tous points surprenante. Le pape Pie XI confie en 1928 à deux religieux relativement jeunes, les pères Bernadot et Lajeunie, qui n’ont à leur actif que le succès de La Vie Spirituelle, le soin de défendre ses intérêts en France contre les attaques de Charles Maurras et de son Action française. Loin d’être portée par la province dominicaine de France dans laquelle ils sont transfiliés, la décision lui est plus ou moins imposée. Elle prend corps avec des soutiens financiers laïcs et avec une équipe de religieux débutants, les pères Boisselot, Maydieu et Louvel, auxquels des « pères graves » ne cesseront de reprocher leur audace. Entreprise emblématique de l’activité dominicaine en France, la maison de Juvisy, puis de La Tour-Maubourg, conserve ainsi une marge de manœuvre qui la rend incommode aux provinciaux successifs. Dirigée par des religieux personnellement soumis à leurs supérieurs, elle échappe à l’autorité de ceux-ci par son mode de financement et par nombre de ses initiatives. Sans expérience de la presse ni de l’édition, le père Bernadot et ses adjoints réussissent pourtant à créer en région parisienne, sur ces bases fragiles, une revue, La Vie Intellectuelle et un journal, Sept, qui font événement. Mais leurs prises de position hardies dans les crises des années 1930 ne tardent pas à les mettre en décalage avec leur commanditaire romain, d’où trois crises majeures, en 1937, 1943 et 1954-1957, dans lesquelles la maison du boulevard La Tour-Maubourg a failli sombrer. Elle n’en survit pas moins, tout en devenant, par les hasards d’une guerre qui supprime ses périodiques et le génie du père Chifflot, bien soutenu par ses confrères Henry, Plé ou Vergriete, une grande maison d’édition dont le catalogue, nourri par des auteurs alors suspects comme les pères Congar et Chenu, anticipe largement les réformes de Vatican II. Elle connaît de ce fait un premier apogée dont elle n’a malheureusement pas le loisir de profiter.
6Entreprise improbable née de toutes pièces, en quelques décennies, au sein d’un Ordre qui n’avait guère de lettres de noblesse dans l’édition, le Cerf doit son succès à quatre religieux qui, chacun à leur manière, y ont joué un rôle fondateur. Le père Bernadot bien sûr, inlassable créateur de journaux et de revues ; son disciple Boisselot, expert en lancement de périodiques par personne interposée ; mais aussi Maydieu, responsable vingt ans durant de La Vie Intellectuelle ou de son prolongement « Rencontres » ; et enfin Chifflot, second fondateur auquel le Cerf doit d’être devenue la maison d’édition que l’on sait. On pourrait leur ajouter Duployé (liturgie), Plé (spiritualité) ou Henry (mission), chacun dans son domaine. Ou encore Benoit, Chenu, Congar, Dubarle ou de Vaux, exégètes, philosophes et théologiens d’exception qui ont fourni les munitions intellectuelles sans lesquelles l’entreprise aurait tourné à vide. Ils ont été épaulés par des adjoints dévoués, chargés d’assurer sans bruit le fonctionnement au quotidien : Lajeunie aux côtés de Bernadot, Serrand auprès de Maydieu, Vergriete auprès de Chifflot ou encore Louvel, homme à tout faire des Éditions du Cerf, de Sept à La Vie Spirituelle en passant par Fêtes et Saisons. Et par des « petites mains » qu’on aimerait mieux connaître : religieuses dominicaines à Saint-Maximin et à Juvisy, puis employées laïques à Paris. On s’est souvent étonné du culot de ces religieux sans expérience. On a moins souvent remarqué que le jeune âge était compensé, chez nombre d’entre eux, par des compétences acquises en dehors de l’Ordre avant d’y entrer. Si Bernadot, Louvel et Duployé ont une formation purement cléricale, avec passage par le clergé séculier, tel n’est pas le cas de plusieurs de leurs confrères : Boisselot est avocat, Plé a fait HEC, Maydieu est centralien, Chifflot polytechnicien, Henry et Vergriete ingénieurs de l’ICAM de Lille. Ils n’avaient pas de bagage éditorial avant leur entrée dans l’Ordre, mais ils étaient préparés à des fonctions d’initiative et de direction dans la société civile. Si les origines provinciales dominent au Cerf, Boisselot, Duployé, Plé ou Roguet sont Parisiens de souche, avec le réseau de relations que cela implique, atout de poids pour compenser une relative inexpérience.
7Vouées à la fabrication et à la diffusion de périodiques ou de livres, et amenées à faire front devant l’adversité, les équipes de La Tour-Maubourg sont composées de fortes personnalités qui portent des projets sensiblement différents. Aussi l’histoire qui a été retracée ici n’est-elle unifiée qu’en apparence. On a cru pouvoir déceler deux lignes passablement différentes dans les premières décennies des Éditions du Cerf. Il y a la ligne Bernadot, prolongée par son disciple Boisselot, qui vise à créer, sur la gauche de la Bonne Presse assomptionniste, une autre centrale de presse catholique vouée à l’ouverture politico-religieuse d’un lectorat populaire et à la réconciliation des milieux indifférents ou hostiles avec l’Église. Il s’agit d’une entreprise éminemment apostolique dont le prototype fut le journal Sept, supprimé par Rome en 1937, dont Bernadot et Boisselot n’ont cessé de regretter la disparition. Et puis il y a la ligne Maydieu et Chifflot, plus intellectuelle, qui entend publier une revue et des ouvrages chargés d’établir des ponts entre la culture catholique et la culture moderne. Le propos est tout aussi apostolique, mais d’une autre manière, par le détour de la pensée et de la culture. Les deux lignes coexistent plus ou moins difficilement à partir du moment où le père Maydieu prend la charge de La Vie Intellectuelle en 1935. Faute de pouvoir imposer la première au Cerf, Boisselot confie à ses amis Ella Sauvageot et Georges Hourdin le soin d’assumer l’héritage de Bernadot : avec son appui, ce sont les Publications de La Vie Catholique qui prolongent pour partie cet héritage. Le père Maydieu aidé du père Serrand, et le père Chifflot plus encore, convertissent le Cerf à l’autre ligne et en font après 1945 l’une des premières maisons françaises d’édition de livres religieux ; et l’un des vecteurs majeurs de la « nouvelle théologie » qui s’impose à Vatican II. Les lendemains du concile chanteront moins que ne l’espère l’équipe qui prend alors la relève au Cerf, mais c’est une autre histoire.
Notes de bas de page
1 On ne fait pas de vieux os aux Éditions du Cerf : Bernadot est mort à 58 ans en 1941, Maydieu à 55 ans en 1955 ; Boisselot mourra à 64 ans en 1964.
2 On peut leur adjoindre le père Gourbillon, décédé le 29 septembre 1964, que le père Bouyer remplace pour les pages spirituelles de La Vie Catholique illustrée.
3 D’où l’intérêt des deux entretiens qui ont recueilli son témoignage en 1979 (carton Louvel).
4 Lettre au père Kopf du 17 janvier 1962.
5 Pelletier Denis, La crise catholique. Religion, société, politique en France (1965-1978), Paris, Payot, 2002.
6 Titre sans point d’interrogation dans la revue, octobre-novembre 1966, 644 p. ; avec point d’interrogation comme volume 19 de la collection « L’Évangile au xxe siècle », 1966, 440 p.
7 « Le nonce en question », ST, décembre 1966, p. 23-25 (citations, p. 25).
8 Lettres au père Henry des 18 et 24 décembre.
9 « Note des Éditeurs », L’activité missionnaire de l’Église, sous la direction de J. Schütte, Paris, Cerf, « Unam Sanctam » 67, 1967, p. 12 ; texte de Henry, p. 411-440.
10 Le couvent de La Tour-Maubourg est quasiment absent de la thèse de science politique de Raison du Cleuziou Yann, De la contemplation à la contestation, socio-histoire de la politisation des dominicains de la Province de France (1950-1980). Contribution à la sociologie de la subversion d’une institution religieuse, université Paris I Panthéon-Sorbonne, 2008 ; voir le volume qui en est tiré De la contemplation à la contestation. La politisation des dominicains de la province de France (années 1940-1970), Paris, Belin 2016.
11 Bro Bernard, La libellule ou… le haricot, op. cit., p. 73-74.
12 Deuxième entretien de 1979 avec le père Louvel, p. 25 (carton Louvel).
13 Rapports du père Refoulé (13 février 1969, 18 p. dactyl.), du père Ringenbach (s. d., 2 p. dactyl.) et du père Tirot (4 p. manuscrites + 1 p. dactyl.).
14 « L’histoire pure et simple, au sens de l’archéologie des rites, n’a plus aucune audience intellectuelle », note le père Ringenbach ; la collection devrait se convertir à l’anthropologie ou à l’ethnologie dans une perspective comparatiste, mais « il est douteux que la majorité des “liturges” ait pris ce tournant ».
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