Chapitre VII. Le temps des livres1
p. 165-187
Texte intégral
1Comme pour bien d’autres entreprises ecclésiales2, les « années noires » ne sont pas seulement, aux Éditions du Cerf, le temps du dépérissement, mais aussi celui des projets et de modestes germinations qui annoncent l’éclosion ultérieure. C’est en 1942-1943, dans les pires conditions pour l’édition, que le père Thomas-Georges Chifflot dresse les plans qui vont faire du Cerf, en deux décennies, la grande maison de production de livres religieux qu’elle n’était pas encore, bien qu’ayant été fondée en 1929. Sous la plume et dans la bouche du père Bernadot, inlassable fondateur de nouveaux titres, ou de son héritier le père Boisselot, elle n’était en effet que la « Maison des Revues », vouée à diffuser non seulement des périodiques pour lecteurs cultivés, La Vie Spirituelle et La Vie Intellectuelle, mais si possible des journaux ou des magazines destinés à un lectorat plus populaire, dont Sept fut le prototype. Publier des livres n’était pas son objectif principal. Leur vente ne constituait d’ailleurs qu’une faible partie de son chiffre d’affaires : environ un cinquième en 1937, avant la suppression de Sept. Il faut l’interruption de la publication des périodiques, et la baisse d’activité qui en découle, pour que germe dans l’esprit du père Chifflot, « qui cherchait depuis un an ou d’eux à s’occuper », le « programme d’une grande maison d’édition3 », inexistant jusque-là : un programme en prise avec plusieurs des mouvements réformateurs qui naissent alors au sein du catholicisme français. C’est la réalisation d’un tel programme, dans une conjoncture autrement plus favorable que celle des « années noires », qui va promouvoir les Éditions du Cerf parmi les « grands » de l’édition religieuse.
De modestes débuts
2Avant la guerre, les Éditions du Cerf publient certes des livres, mais cent cinquante seulement de 1929 à 1940, soit un peu moins d’une quinzaine par an. Cette production limitée ne leur permet pas de prendre rang parmi les entreprises majeures du secteur. Par leur minceur et leur faible prix, nombre de ces titres ne sont d’ailleurs que des brochures reprenant des articles de La Vie Intellectuelle ou de La Vie Spirituelle : ainsi l’étude du père Chenu, Dimensions de la chrétienté est-elle tirée à part pour en étendre la diffusion. Il en va de même de plusieurs titres de la petite collection « Qu’en pensez-vous ? », destinée à un large public à la veille de la guerre. Les vrais livres, conçus comme tels, constituent bien une part notable de la production éditoriale du Cerf, mais ils sont noyés dans un flux de brochures ou de plaquettes à consommation rapide qui ont comme premiers destinataires les abonnés des revues. Les Éditions du Cerf possèdent leur librairie, boulevard La Tour-Maubourg, mais elles ont confié depuis le 1er octobre 1937 la vente aux libraires à l’Office général du livre de la rue Jean-Ferrandi, dans le 6e arrondissement, non sans conflits récurrents.
3Jusqu’à son départ en 1940, le père Bernadot gère seul le secteur « livres » de la maison, sans grande cohérence éditoriale : celle qui est restituée par les catalogues de l’époque a des allures de trompe-l’œil. Exemple celui de 19414. Sous le titre « Questions religieuses », sans guillemets, on trouve aussi bien des brochures de peu de poids que la réédition du Donné révélé et la théologie du père Ambroise Gardeil, le traité de théologie ascétique et mystique en deux volumes du père Garrigou-Lagrange, Les trois âges de la vie spirituelle, ou L’Orateur chrétien du père Sertillanges, « traité complet d’éloquence sacrée5 ». Questions religieuses et non questions théologiques. La production proprement théologique des Éditions du Cerf est alors maigre au regard de sa production spirituelle, en dehors de la mariologie qui se trouve à la jonction des deux : les vingt-deux volumes des « Cahiers de la Vierge », constitueraient ainsi « une bibliothèque mariale sans équivalent ». La collection « Notre vie spirituelle », avec guillemets, n’a elle aussi de collection que le nom : elle publie, outre les petits ouvrages à succès du père Bernadot, De l’Eucharistie à la Trinité, La Spiritualité dominicaine et Notre-Dame dans ma vie, des titres dépareillés comme la réédition du Mystère de l’Église du père Clérissac ou… les Notes de direction du cardinal Merry del Val. Seul Notre vie divine du père Antoine Lemonnyer est un véritable livre. Sans directeur ni véritable direction, ces « collections » ne sont que des séries de textes d’importance inégale, publiés comme ils viennent, sans plan d’ensemble. La collection « Les maîtres de la vie spirituelle », la plus ancienne de toutes, exprime une volonté plus ferme : publier dans un format accessible des grands textes de spiritualité du passé chrétien. La Société de Saint-Jean l’Évangéliste, Desclée et Cie, continue de diffuser les volumes parus à Saint-Maximin, les Éditions du Cerf prenant le relais pour les plus récents. Les deux auteurs les plus sollicités sont Catherine de Sienne, quatre volumes dans la série ancienne, et surtout Thérèse d’Avila, douze volumes dans les deux séries.
4L’unique entreprise concertée, dans le domaine religieux, est la petite collection « Chrétienté » qui a pour but « d’offrir un moyen d’expression à tous les chrétiens qui cherchent à vivre la grâce du Christ dans tout l’humain (vie de famille, vie professionnelle, loisirs, etc.) ». Créée peu avant guerre, elle est forte en 1941 de cinq volumes, tous dus à des dominicains de la province de France : Carré, Deman, Florand, Forestier (Scoutisme : méthode et spiritualité, 1940) et Festugière. Deux d’entre eux sont des succès et deviennent des classiques plusieurs fois réédités : outre Compagnons d’éternité du père Ambroise-Marie Carré sur le mariage, L’Enfant d’Agrigente du père André-Marie Festugière, brillante défense et illustration du passage de l’hellénisme païen à la romanité chrétienne. Les deux seules vraies collections de l’époque d’avant-guerre sont dues à des initiatives individuelles plus qu’à un projet collectif : « Unam Sanctam » du père Congar et les « Sciences et l’art de l’éducation », apportée par le père Chatelain, professeur de psychologie au Saulchoir, avec le concours de Mgr Petit de Julleville, directeur de l’institution Sainte-Croix de Neuilly avant d’être évêque de Dijon puis archevêque de Rouen. Georges Bertier, Léon Chancerel, Françoise Derkenne ou Marie Fargues y défendent les nouvelles méthodes pédagogiques, qu’il s’agisse des matières profanes ou du catéchisme. Le livre de Bertier sur L’École des Roches fait à cet égard figure de manifeste en 1935. Forte de quinze volumes dix ans plus tard, la collection s’épuise faute d’avoir eu « la diffusion qu’elle mérite6 ». Il s’agit d’ailleurs d’une sorte de corps étranger dans la production à forte dominante religieuse de la maison. Elle n’y est arrivée que du fait de l’appartenance de son directeur à l’Ordre et au corps professoral du Saulchoir.
5Par la gamme de ses publications comme par la diffusion de celles-ci, la maison dominicaine, encore jeune, est donc loin de pouvoir se mesurer aux poids lourds de l’édition religieuse. Elle n’a pas les gros tirages de la Bonne Presse assomptionniste ou des éditeurs de missel. Elle ne possède pas non plus de publications prestigieuses comme la « Bibliothèque de théologie historique » ou le Dictionnaire de spiritualité dirigés par les jésuites chez Beauchesne ; l’Histoire littéraire du sentiment religieux de l’abbé Bremond ou l’Histoire de l’Église dirigée par Augustin Fliche et Mgr Victor Martin chez Bloud et Gay ; les collections de Jacques Maritain, « Les Îles » ou « Questions disputées » chez Desclée de Brouwer ; les grands dictionnaires de Letouzey et Ané. Dans un secteur qui pèse autour de 6 % de l’édition française dans les années 1930 et qui reste éparpillé en de nombreuses firmes, la part qui lui revient est alors bien maigre. Elle ne réussit même pas à réunir l’ensemble de la production éditoriale dominicaine en France. Filiales du périodique éponyme, les Éditions de la Revue des Jeunes poursuivent leur route, non sans succès : méthode de travail proposée par le père Sertillanges, La Vie intellectuelle, est une sorte de best-seller plusieurs fois réédité7 ; la publication en fascicules de la Somme théologique de saint Thomas d’Aquin contribue de façon notable à la diffusion de sa pensée dans les milieux laïcs cultivés. Quant au Centre d’études russes Istina, qui donnait primitivement ses publications au Cerf, il reprend sa liberté en 1937 pour éditer la revue Russie et Chrétienté, ainsi que quelques livres marquants, comme la thèse du slavisant Pierre Pascal sur Avvakum et les débuts du Raskol en 19388.
6Aussi le père Chifflot exagère-t-il à peine lorsqu’il écrit, en 1949 :
« Avant la guerre il [le secteur « livres »] n’avait guère d’existence autonome, mais vivait principalement de l’activité des revues, lesquelles absorbaient l’effort principal de l’équipe. La Vie Spirituelle se prolongeait par l’édition de la petite bibliothèque d’auteurs spirituels fondée dès Saint-Maximin par le P. Bernadot. Les sous-produits de La V[ie] I[intellectuelle] donnaient quelques opuscules en matière sociale. Tout au plus, faut-il ajouter quelques blocs erratiques et prometteurs avec les premiers volumes d’“Unam Sanctam”, des “Sciences et art de l’éducation”. Mais rien d’organisé9. »
« Unam Sanctam » et le mouvement ecclésiologique
7La collection fondée en 1937 par le père Congar tranche dans ce paysage éditorial peu structuré. De niveau universitaire, ses volumes souvent pourvus d’un important appareil critique donnent aux Éditions du Cerf leur première vraie référence en matière de théologie. Et du même coup une dimension pionnière qu’elles n’avaient pas forcément auparavant, car la collection est grosse d’une volonté de réforme de l’Église catholique et de ses relations avec les Églises sœurs. Or sa création n’est pas une entreprise concertée, mais l’initiative personnelle d’un jeune théologien de trente ans.
8Dans la « profession de foi » de Düsseldorf, rédigée le 17 septembre 1930 au couvent dominicain de la ville rhénane, Yves Congar (Marie-Joseph en religion) décide de vouer sa vie de théologien à la manifestation du vrai visage de l’Église, défiguré selon lui par des siècles de maquillage contestable :
« Mon Dieu, pourquoi votre Église qui est Sainte et qui est Unique, qui est unique, sainte et vraie, a-t-elle souvent ce visage austère et décourageant, alors qu’elle est en réalité pleine de jeunesse et de vie ? En réalité, le visage de l’Église, c’est nous : c’est nous qui faisons sa visibilité ; mon Dieu, composez en nous à votre Église, un visage vraiment vivant10. »
9Cette vocation est d’un même mouvement ecclésiologique et œcuménique : seul un tel visage peut séduire les chrétiens séparés. La suite est bien connue. Professeur d’ecclésiologie au Saulchoir à partir de 1932, le père Congar est sollicité par ses confrères du Cerf pour conclure l’enquête de La Vie Intellectuelle sur les raisons de l’incroyance contemporaine. Il en attribue pour une large part les torts à une Église trop sûre d’elle-même, alors qu’elle est en déficit d’incarnation ou de catholicité, et trop intransigeante envers le monde ambiant11. D’où la décision de publier, non pas un nouveau traité de l’Église, mais une série de substantiels matériaux préparatoires. « Après quelques hésitations quant à l’éditeur et quant au titre, La Vie Intellectuelle du 25 novembre 1935 annonc[e] la fondation, aux Éditions du Cerf, de la collection “Unam Sanctam”12. » Le xxe siècle étant appelé à devenir « le siècle de l’Église », le jeune Congar rêve « d’études théologiquement profondes, et d’une théologie toute nourrie de substance biblique et traditionnelle, et qui seraient cependant accessibles au large public des laïcs instruits et du clergé paroissial », pour faire « mieux connaître la véritable nature de l’Église13 ». Un prospectus de lancement enfonce le clou : la meilleure réponse à l’incroyance et à la division des chrétiens est qu’une « notion de l’Église large, riche, vivante, pleine de sève biblique et traditionnelle » pénètre la catholicité. Dans cette optique, « Unam Sanctam » vise « à mieux faire connaître la nature, ou si l’on veut, le mystère de l’Église14 ».
10Quatre volumes ne tardent pas à sortir, dont le directeur de collection souligne l’apport en janvier 193915. Œuvre titanesque d’un homme seul et qui le restera, forte de cinquante volumes en 1964 quand paraît Chrétiens en dialogue, un quart de siècle après Chrétien désunis, la collection Congar est plus le fruit du Saulchoir selon Chenu, qui lui en confère le label dans une lettre enthousiaste16, que des Éditions du Cerf qui l’accueillent avec gratitude, mais sans y contribuer autrement que de façon matérielle. Il faut la captivité de Congar, en 1940-1945, pour que Chifflot prenne le relais, mais avec l’« accord explicite » de celui-ci et parce qu’il travaillait depuis des années avec lui au Saulchoir17.
11« Unam Sanctam » promeut le Cerf au sein de l’édition religieuse d’une double manière : par la qualité et la nouveauté des œuvres produites, bien sûr, mais aussi par l’écho de quelques-unes d’entre elles dans un public plus large. Plusieurs des titres que publie la collection font événement dans le petit monde des théologiens sans pour autant devenir des succès de librairie. Chrétiens désunis du père Congar (1, 1937), livre vite épuisé et pas réédité, ouvre dans le monde francophone le chantier de l’« œcuménisme catholique » que le jeune théologien prospecte depuis 1935 dans les « Cahiers pour le protestantisme », tirés à part de La Vie Intellectuelle. La Théologie de l’Église selon saint Paul, du professeur de Louvain Lucien Cerfaux (10, 1942), contribue à la redéfinition de l’Église en termes de mystère et non plus seulement d’institution. Le Schisme de Photius. Histoire et légende, de l’abbé François Dvornik (19, 1950), fait litière de bien des idées fausses autour de la séparation religieuse entre Orient et Occident. Vraie et fausse réforme dans l’Église de Congar (20, 1950), vite introuvable lui aussi, trace les grandes lignes du réformisme sans rupture qui aboutira à Vatican II. Tous ces volumes, et quelques autres, opèrent des percées qui sont loin de faire l’unanimité : cinq des titres de la collection sont retirés du commerce sur décision romaine entre 1939 et 195418. Leur fortune éditoriale est diverse, mais chacun contribue pour sa part au passage d’une définition de l’Église comme institution inégalitaire, hiérarchique et parfaite, selon Robert Bellarmin, à une définition en termes de vie, de mouvement et de mystère, que le jeune Congar emprunte pour beaucoup au théologien allemand du xixe siècle Johann Adam Möhler, dont la réédition de L’Unité dans l’Église devait inaugurer sa collection (2, 1938).
12Seuls quelques titres de celle-ci échappent au sort commun : Jalons pour une théologie du laïcat de Congar (23, 1953), crédité de 14 000 exemplaires au 1er décembre 196419 ou Concile et retour à l’unité de Hans Küng (36, 1961), qui bénéficie de la curiosité pour la future assemblée. Mais rien de comparable avec l’écho de Catholicisme. Les aspects sociaux du dogme (3, 1938) du père de Lubac, crédité de 20 000 exemplaires en quatre rééditions20, avant sa publication dans la collection de poche « Foi Vivante » (13, 1965), et de cinq traductions en langues étrangères (allemand, anglais, espagnol, hollandais, italien)21. Il fallait la boulimie de lectures du père Congar et son flair, pour repérer dans la Chronique Sociale de France deux articles peu connus du théologien jésuite. Il fallait sa ténacité pour convaincre celui-ci, non sans mal, de les coudre avec d’autres dans un livre composite22, mais qui incarne de façon saisissante le nouveau visage souhaité pour l’Église : tout à la fois traditionnel, car nourri aux sources bibliques ou patristiques du christianisme et recentré sur son fondement christologique ; mais ouvert aux requêtes communautaires et spirituelles du public issu de la renaissance catholique des années 1920 et 1930. D’où son succès, emblématique de celui de la collection qui a su l’accueillir.
13Celle-ci n’est pas pour rien, jusque dans le détail de certaines formules adoptées, dans la redéfinition de l’Église comme peuple de Dieu et Corps du Christ par la constitution Lumen Gentium du concile Vatican II, à laquelle le père Congar a beaucoup travaillé. Aussi « Unam Sanctam » trouve-t-elle une fin en forme d’apothéose sous sa direction, avec la série de grands commentaires des textes du corpus conciliaire par quelques-uns de ceux qui ont contribué à les rédiger. Cette série est d’ailleurs inaugurée, en 1966, par une monumentale trilogie sur L’Église de Vatican II qui ausculte Lumen Gentium sous toutes ses coutures.
« Rencontres » et le mouvement missionnaire
14Aucun des onze premiers cahiers de « Rencontres », n’est un vrai livre, né de la plume d’un auteur unique. Le douzième rompt avec cette pratique. Il s’agit de La France, pays de mission ? des aumôniers parisiens de la JOC Henri Godin et Yvan Daniel. La transformation du rapport présenté en avril 1943 au cardinal Suhard, sur le détachement religieux des milieux ouvriers de son diocèse, en un volume qui gomme ces attaches locales pour embrasser la France entière est aujourd’hui bien connue, tout comme la part respective des deux auteurs dans la version finale : l’ossature est de Godin et les preuves chiffrées sont de Daniel23. Mais les conditions de sa publication dans « Rencontres » demeurent obscures24. Logiquement l’ouvrage aurait dû revenir aux Éditions ouvrières, liées à la JOC, auxquelles Godin a donné ses travaux antérieurs. Hypothèse la plus plausible : le père Chenu auquel il a soumis ses chapitres au fur et à mesure de leur rédaction et qui lui a fourni un nihil obstat en aurait parlé à Maydieu qui aurait obtenu l’aval des censeurs habituels de « Rencontres », les pères Noble et Courtois, ainsi que du provincial Motte, pour le glisser dans sa collection, ce qui n’allait pas de soi25.
15Après avoir obtenu, non sans mal, l’imprimatur fin juillet 1943, le volume paraît à Paris et à Lyon le mois suivant. Son retentissement est considérable, malgré la chape de plomb de l’Occupation : 130 000 exemplaires en cinq éditions, meilleure vente de la maison hors Bible, dont une dans la collection de poche « laïque » 10/18 en 1962. Son succès provoque une double reconversion de « Rencontres » qui en change profondément la nature26. Vers le livre au sens plein du terme, d’abord, mais sans esprit de système, la collection étant considérée comme un complément à La Vie Intellectuelle ressuscitée en 1945 :
« Certaines études d’un même auteur ne peuvent que perdre à être dispersées dans plusieurs numéros. Certains thèmes d’actualité exigent d’être traités par plusieurs auteurs ensemble, sous diverses perspectives, et avec une densité qui risque d’alourdir une revue. Certaines positions ne prennent leur sens qu’appuyées sur une riche documentation qui serait fastidieuse dans une revue. À ces discussions et essais s’ouvre la collection “Rencontres” », est-il expliqué en annexe du vingtième numéro27.
16Vers le mouvement missionnaire ensuite. De même qu’« Unam Sanctam » devient la référence en matière d’ecclésiologie, « Rencontres » devient la référence en matière de mission intérieure, alors en pleine ébullition, dans une Église que le père Chenu veut « en état de mission ». La Mission de France est créée en 1941, la Mission de Paris en 1943, le Centre pastoral des missions à l’intérieur (CPMI) en 1951. De Problèmes missionnaires de la France rurale (16 et 17-18, 1945) de l’abbé Fernand Boulard28 au Journal d’une mission ouvrière 1941-1959 du père Jacques Loew (55, 1959), elle publie la plupart des grands textes missionnaires des années de l’après-guerre : Paroisse, communauté missionnaire, de l’abbé Georges Michonneau sur l’expérience du Sacré-Cœur de Colombes (21-22, 1946)29 ; Au cœur des masses de René Voillaume, « apporté par le père Henry30 », sur « la vie religieuse des petits frères de Foucauld » (33, 1950, 90 000 exemplaires au 1er décembre 1964, deuxième meilleure vente de la maison) ; Essor ou déclin du clergé français ?, de Fernand Boulard (34, 1950) ; Ville marxiste terre de mission (50, 1957), de Madeleine Delbrêl, sur Ivry la Rouge31. S’engouffrant dans le succès inattendu de La France, pays de mission ?, qui y est arrivé un peu par hasard, la collection « Rencontres » devient ainsi la caisse de résonance, en France et bien au-delà, du mouvement missionnaire, si caractéristique du paysage religieux hexagonal des années 1940-1960.
17Cette série missionnaire donne son image de marque à la collection, mais sans exclusivité. Le père Maydieu, qui y publie son Catéchisme pour aujourd’hui (42, 1954), accueille des volumes très divers, sur l’actualité politique, scientifique ou ecclésiale. « Rencontres » publie ainsi trois essais méconnus de Fulbert Taillard sur Le Nationalisme marocain (23, 1947), de Lucien Rambout32 sur Les Kurdes et le droit (24, 1947) et de Paul-Émile Sarrazin sur La Crise algérienne (29, 1949). Elle défraie la chronique religieuse en publiant dans une collection catholique des Positions protestantes qui attireront l’attention des censeurs romains (20, 1946) ; Les trois tentations de l’apostolat moderne de l’abbé Henry Duméry, dont plusieurs ouvrages seront mis à l’Index en 1958 (28, 1948) ; ou L’Offensive des sectes du père Chéry (44, 1954), très actif dans la collection. Celle-ci s’essouffle quelque peu aux débuts des années 1950, le père Maydieu consacrant l’essentiel de son énergie au sauvetage de La Vie Intellectuelle, menacée de disparition.
18Inquiet de l’isolement du catholicisme français dans l’Église de la fin du pontificat de Pie XII, il prépare cependant la reconversion de sa collection vers l’international : elle fournira l’information durable que la jeune Actualité religieuse dans le monde, vouée à l’événement, ne peut donner33. « Les catholiques étrangers n’ont-ils rien à nous dire ? », demande-t-il34. Convaincu du contraire, il multiplie les voyages en Europe et en Amérique du Nord pour bâtir des volumes destinés à présenter d’autres Églises locales aux lecteurs français. Il ne voit pas le résultat de ses efforts : Catholicisme allemand (45, 1956) et Catholicisme anglais (53, 1958) paraissent après sa mort prématurée en 1955. La collection lui survit et s’illustre notamment par la publication du recueil Des prêtres noirs s’interrogent, contribution notoire à la décolonisation confessionnelle de l’Afrique (47, 1956)35. Elle compte 71 titres quand elle s’arrête, en 196636, après avoir publié la thèse d’Aline Coutrot sur Sept (61, 1961) ou celle du jeune cistercien Bernard Besret sur le couple Incarnation ou eschatologie ? (66, 1964). Moins ambitieuse intellectuellement qu’« Unam Sanctam », mais tirée à 10 000 exemplaires37, « Rencontres » a tout autant contribué à la renommée éditoriale des Éditions du Cerf, au carrefour de la foi et des événements. Or les deux collections sont moins le fruit d’un effort concerté que d’initiatives personnelles, menées à bien de façon solitaire. Il en va autrement de la réalisation des projets du père Chifflot, élaborés au cœur des « années noires ».
Le plan Chifflot
19Moins connu que Maydieu et surtout que Congar, car il n’a guère publié, le père Chifflot a pourtant joué dans le développement éditorial du Cerf un rôle décisif38. Assigné boulevard La Tour-Maubourg, alors qu’il aurait pu devenir lecteur au Saulchoir, sa grave insuffisance rénale lui a évité d’être mobilisé en 1939. Il contribue donc aux modestes publications de guerre de la maison, « Rencontres » et Fêtes et Saisons, tout en réfléchissant à l’avenir. L’interruption des revues le porte à « concentrer [ses] efforts sur l’éditions de livres », pour lui « donner les mêmes ambitions qui étaient déjà celles des revues39 ». Aussi médite-t-il un vaste projet éditorial qui prend forme au tournant des années 1942 et 1943, dans l’atmosphère de pénurie et de contrainte du Paris occupé. Il s’appuie sur une conception du rôle des Éditions du Cerf qu’expose une lettre fondatrice au provincial Motte du 5 mars 1945 :
« La tâche essentielle de cette maison est de servir la vie de l’Église en France, d’être le moyen d’expression d’une pensée catholique dans ce pays et en quelque sorte d’être l’organe intellectuel de l’Action catholique. Cela suppose de notre part un contact permanent […] avec tous les aspects importants de cette vie de l’Église, et cela suppose d’autre part que nous nous appuyions avec humilité fraternelle sur les équipes théologiques mieux outillées et plus compétentes que nous en chaque domaine spécial. Notre rôle propre serait […] d’aider les chrétiens et les hommes de bonne volonté de France à poser leurs problèmes et à devenir sensibles aux lumières que peuvent leur donner des travailleurs spécialisés, et d’autre part d’apporter à ces travailleurs spécialisés certains besoins et certaines exigences venues du monde où nous vivons et dont nous pouvons leur apporter le témoignage. »
20Vaste programme ! Il a auparavant été détaillé dans quatre documents : un « État des Éditions » du 19 novembre 1942, un « Rapport sur l’activité des Éditions du Cerf depuis l’armistice » du 25 mai 1943, un rapport pour le chapitre qui se tient à Paris en juillet 1943 et qui réélit le père Motte comme provincial, enfin un « Rapport sur les Éditions » du 13 octobre 194340.
21Le deuxième définit ce que pourrait être l’objectif de la branche édition d’une maison jusque-là vouée aux revues : « l’exploitation plus méthodique et plus définitive du terrain conquis » par celles-ci, qui n’a été auparavant qu’une « exploitation partielle ». « Assez complète » aux yeux de Chifflot dans le domaine couvert par La Vie Spirituelle, elle l’a beaucoup moins été dans celui de La Vie Intellectuelle. Son ambition demeure alors limitée : « il ne s’agit pas pour nous de devenir une “grande maison d’éditions” », mais de parfaire l’« exploitation du terrain conquis par les revues »… quand elles pourront reparaître : leur travail « crée l’atmosphère hors de laquelle notre activité d’éditions perdrait son sens41 ». Quelques mois plus tard, le rapport présenté au chapitre provincial est autrement ambitieux, alors que l’éviction du père Boisselot par la récente visite apostolique vient de conférer à Chifflot des responsabilités inattendues : le père Constant Dorange, nommé supérieur de la maison par Rome, n’ayant aucune expérience éditoriale, il fait fonction de directeur. Sa description de la « structure du Cerf » commence certes par évoquer une souhaitable reprise des revues, mais elle estime « nécessaire de doubler ces périodiques par des livres qui doivent être de deux sortes : a) des livres pour le grand public » du type de ceux des collections « Témoins de Dieu » à Paris ou « La Clarté-Dieu » à Lyon ; b) « des livres de tenue scientifique », sur le modèle des volumes d’« Unam Sanctam ». Vient ensuite le paragraphe essentiel :
« Nous voudrions être « les presses universitaires catholiques » en France, c’est-à-dire publier à la fois sur le plan catholique des ouvrages comme “Histoire et Civilisations” [sic] (Halphen et Sagnac) ou comme la Bibliothèque de Philosophie, et des brochures à la portée de tous comme la collection Que Sais-je ?, la Bibliothèque du Peuple42. »
22Le secteur « livres » du Cerf ne doit donc pas rester une annexe du secteur « revues », mais devenir une maison d’édition à part entière, dotée d’une double exigence : d’accessibilité pour satisfaire le public populaire de Fêtes et Saisons ; de qualité scientifique pour tenir la comparaison avec les Presses universitaires de France, fondées par un groupe de professeurs de l’enseignement supérieur dès 1921, mais refondées en 1939 par la fusion de quatre éditeurs scientifiques, sous la houlette de Paul Angoulvent43. Dans l’entre-deux prend place la « vaste nébuleuse des “Classiques Chrétiens” » : sur le modèle de la Pléiade ou de la Collection Budé, cette collection devait récapituler « tous les représentants de la pensée chrétienne depuis les auteurs inspirés jusqu’aux penseurs modernes », et même aux « hérétiques44 ». Faute de se concrétiser, le projet verra se détacher de lui « pour former un projet indépendant », aussi bien les « Sources Chrétiennes » que la Bible de Jérusalem45.
23C’est dans un tel cadre en effet que le père Chifflot suggère cinq pistes éditoriales, dont trois ne se concrétiseront pas dans l’immédiat. Pas de collection de « grande théologie » ou de « théologie vivante » pour le moment, sur le patron de certains des volumes de la collection « Unam Sanctam ». Un projet de ce type a été élaboré en 1939 au Saulchoir, mais avec Aubier, pas avec le Cerf. La guerre et la crise du couvent d’études l’ont fait tomber à l’eau : ce sont les jésuites de Fourvière qui feront affaire avec Aubier, en 1944, pour leur collection « Théologie ». Pas non plus de collection historique sur les grandes crises de l’Église, dans laquelle le père Henri-Marie Féret aurait publié un « Febvre catholique » sur Luther46. Pas non plus d’« Unam Sanctam missionnaire » pour le moment : la collection « L’Église et le monde » dirigé par le père Jean de Menasce et par dom Alexandre Gillès de Pélichy, bénédictin de Saint-André-les-Bruges, ne voit le jour qu’en 1947 et n’a pas le développement souhaité47. Reste la spiritualité, illustrée par la collection « L’Eau Vive », fondée à Lyon par le père Duployé, ou par la collection « Le Cœur et la Croix », qui prend en 1944 le relais de « Chrétienté » dans le domaine de la spiritualité conjugale, avec notamment Femmes d’absents (2, 1945), La Femme éternelle de Gertrud von Le Fort (6, 1950) ou la réédition de Compagnons d’éternité du père Carré (11, 1951). Reste surtout, intuition majeure de Chifflot, le retour aux sources bibliques et patristiques du christianisme.
« Sources Chrétiennes »
24Les Pères de l’Église sont à n’en pas douter des « classiques chrétiens ». Inquiet de la possible concurrence de ce projet avec celui d’une collection de textes des Pères grecs qu’il prépare avec Henri de Lubac, Jean Daniélou rencontre en août 1941 le père Boisselot qui le tranquillise : les « Classiques Chrétiens » ne feront pas d’ombre à la future collection jésuite48. Au cours de l’hiver 1941-1942, changement de décor : Stanislas Fumet annonce que ses Éditions du Livre Français n’auront pas les moyens de publier les Pères grecs, comme il s’y était engagé. Lors de la discrète réunion lyonnaise au cours de laquelle le père de Vaux aurait évoqué l’éventualité d’une nouvelle traduction de la Bible49, le père Chifflot propose les Éditions du Cerf pour assurer la relève. D’abord réticent, Daniélou accepte après avoir rencontré le dominicain à Paris. « Nous nous sommes très bien entendus et je pense que l’accord ne fera pas difficulté, écrit-il au père de Lubac le 3 février 1942. La collection gardera toute sa physionomie. Il s’agira seulement d’un changement d’éditeur. » Un contrat est rapidement signé entre les deux jésuites et le père Boisselot, directeur du Cerf. Ainsi la Contemplation sur la vie de Moïse de Grégoire de Nysse, éditée par Daniélou, sort-elle en décembre 1942, premier volume de la collection « Sources Chrétiennes », aux Éditions du Cerf et de l’Abeille50.
25Personne ne peut alors deviner l’ampleur que prendra cette collection, mais Chifflot, qui a eu le flair de l’accueillir, voit d’emblée loin et large. Il pousse à la publication du texte grec en regard de la traduction, pour que les volumes acquièrent d’emblée une valeur scientifique. Dans la perspective du projet de « Classiques Chrétiens », il prospecte déjà du côté des Pères latins et des Pères médiévaux51. Et il refuse de se cantonner à un rôle passif dans l’entreprise. « Ce serait une erreur de croire que l’éditeur n’est, dans une telle affaire, qu’un simple commerçant. Nous faisons observer simplement que c’est par le Cerf que la collaboration de “Sources Chrétiennes” a été élargie hors du cercle de Fourvière, à un milieu de travail aussi important que Louvain (université et Mont-César)52. » Ses voyages en Belgique d’avril 1942 et de février 1943 ont en effet convaincu bénédictins et professeurs de la prestigieuse université de rejoindre l’équipe initiale.
26Inédite, la collaboration entre les jésuites lyonnais et les dominicains du Cerf se révèle exemplaire, notamment celle du père Claude Mondésert, responsable de la collection à partir de 1950, avec le père Vincent Vergriete, assigné boulevard La Tour-Maubourg en 1946. La collection « Sources Chrétiennes » se taille rapidement une réputation enviable, grâce à des volumes comme l’Épitre à Diognète que lui procure l’historien Henri-Irénée Marrou en 1952 (n° 33). La querelle de la « nouvelle théologie », dans laquelle elle est accusée, à tort, par les dominicains de Toulouse d’opposer au thomisme de l’École un platonisme chrétien, contribue paradoxalement à lui donner une audience bien éloignée de la modestie de ses origines. Avec cinquante titres à son actif en 1958 et cent en 1965, elle devient, elle aussi, une référence dans son domaine et elle contribue puissamment au mouvement de retour aux Pères, d’Orient surtout, qui est une des lignes de force de la théologie du second xxe siècle.
Le secteur biblique
27Les Éditions du Cerf ont lancé la collection « Témoins de Dieu », inaugurée en juin 1942 par l’ouvrage du père Ernest-Bernard Allo, Paul, apôtre de Jésus-Christ. Ses petits volumes, de l’ordre du « Que sais-je ? », présentent chacun une figure de la Bible avec l’ambition de « réconcilier pour une lecture totale de [celle-ci], le père Lagrange et Claudel53 ». Ils auront un certain succès : seize titres parus en 1958 sous la plume de biblistes réputés, mais dotés d’une bonne plume : outre le père Allo, l’oratorien Gaston Brillet, le professeur de Louvain Lucien Cerfaux, le sulpicien Albert Gelin (deux ouvrages chacun) et surtout le prêtre parisien Jean Steinmann (quatre volumes sur Job, David, Daniel et Qohélet). Il arrive même que le sujet d’un de ces volumes recoupe l’actualité la plus chaude : le débat autour de l’engagement de prêtres dans la vie ouvrière n’est pas étranger au succès inattendu des Pauvres de Yahvé d’Albert Gelin en 1953.
28Aussi utile soit-elle, cette collection ne saurait être qu’une « pierre d’attente ». « Il y a un large effort à faire dans le domaine biblique, sans faire aucunement concurrence aux Études bibliques de Gabalda54, écrit Chifflot en mai 1943. Un des aspects essentiels de cet effort biblique serait l’édition même de la Bible, soit des livres de la Bible selon l’esprit de “Classiques chrétiens” soit l’édition d’une Bible destinée à remplacer Crampon », seule édition catholique en langue française à l’époque, jugée médiocre et difficile à trouver. La première hypothèse tombera avec le projet de « Classiques Chrétiens », mais pas la seconde. « Pour cela, la collaboration qui s’impose est celle de Jérusalem. […] Il faudra donc, dès que les communications avec Jérusalem seront possibles et dès qu’on pourra acheter du papier bible, suivre cette question de près55. »« Esquissé dès 194156 », le projet de ce qui deviendra la Bible de Jérusalem apparaît sous la plume du père Chifflot dans ses rapports de novembre 1942 et mai 1943, comme une sorte de pari sur l’avenir dans un présent bien sombre.
29Seule la fin des hostilités permet de le relever. Le projet « a été formulé expressément au début de 1945, dans une lettre au père de Vaux [directeur de l’École biblique] que j’avais prié le P. Motte, alors Provincial, de lui remettre à son premier voyage d’après-guerre en Orient », écrit Chifflot quatre ans plus tard :
« La réponse positive du P. de Vaux a permis de mettre dès les mois suivants l’organisation sur pied. Le voyage du P. de Vaux en France (été 45) a été l’occasion de former le comité et de se mettre d’accord sur le principe de l’édition. Mon voyage en Palestine (mars 46) a permis de préciser la méthode de travail et de signer le contrat définitif avec l’École biblique. On signait en même temps les contrats avec les premiers collaborateurs57. »
30La précision de ce résumé dispense de retracer par le menu les prodromes de l’aventure. Retenons-en le rôle fondateur de la lettre au père Motte du 5 mars 1945. Après y avoir évoqué le travail biblique en cours au Cerf, dans la collection « Témoins de Dieu », ainsi que l’émergence d’un mouvement biblique au sein du catholicisme français, dont il vient de montrer la pertinence dans La Vie Intellectuelle renaissante58, Chifflot poursuit : « Je voudrais contribuer, dans mon rôle d’éditeur, à fournir à la France une digne traduction de la Bible ». « Organe intellectuel de l’Action catholique », l’équipe du Cerf n’a pas pour cela de compétences spécifiques. « Et c’est ici que j’en viens à demander au père de Vaux et à ses frères de Jérusalem leur concours. » Il ne s’agit certes pas de les distraire de leur travail scientifique, mais il semble qu’une « collaboration de leur part à l’édition de la Bible […] ne représenterait pas pour eux du temps et des forces dérobées à leur tâche principale », argumente Chifflot qui suggère une fusée à trois étages. Plan a : publication des différents livres de la Bible en fascicules, sur le modèle des volumes de « Sources Chrétiennes », avec une traduction soignée et un appareil critique sans prétention scientifique (une bonne introduction et quelques notes explicatives). Plan b : « Une Bible en un, deux ou trois volumes maniables et typographiquement très soignés, analogues à ceux de la Pléiade », qui rassemblerait l’ensemble avec les mêmes critères, notamment celui d’une traduction dont l’exactitude ne doit pas entraver la lisibilité. Plan c : des « éditions populaires du Nouveau Testament, complet ou par livres séparés, et de certains des livres de l’Ancien en fascicules réduits, pas chers » et à réécrire dans un style accessible, « sans pour autant tomber dans les adaptations ou paraphrases de l’abbé Godin dans le Missel Jociste59 ».
31Le père Chifflot suggère la prise en charge des plans a et b par l’École biblique de Jérusalem, qu’il s’agisse de la supervision du projet, de certains aspects de sa réalisation, de la révision scientifique du travail ou de l’établissement de la liste des collaborateurs. La nécessaire garantie scientifique et littéraire du projet implique la constitution d’un comité où se rencontreront les représentants de diverses disciplines pour définir « certaines règles d’édition ». L’École biblique accepterait-elle la direction d’un tel comité ? Une réponse positive ne va pas de soi comme en témoigne après coup le père de Vaux. « Je dois dire que, lorsqu’il me soumit son projet, j’hésitai d’abord à y engager l’École […] je considérais que notre mission propre dans l’Église était de pousser toujours plus avant une étude scientifique de la Bible », et non « d’y ajouter une œuvre de vulgarisation dont je mesurais l’ampleur60 ». Le directeur de l’École biblique finit néanmoins par se rendre aux arguments de Chifflot et par accepter le pilotage d’une entreprise dont il serait intéressant de faire un jour l’histoire. Il suffit d’en retracer ici les grandes étapes. Le travail est entrepris sous la responsabilité d’un comité de direction de douze membres dans lequel figurent, outre les pères de Vaux et Benoit de l’École biblique, mais pas le père Chifflot, cinq exégètes de renom et quatre intellectuels laïcs : Albert Béguin, Étienne Gilson, Henri-Irénée Marrou et Gabriel Marcel, plus Michel Carrouges, employé des Éditions du Cerf ; et d’un comité de révision de onze membres dans lequel apparaît Chifflot aux côtés de Marrou ou de la sœur dominicaine Jeanne d’Arc. La liste des trente-trois principaux collaborateurs, auxquels sont attribués les différents livres, montre que le projet mobilise la quasitotalité des spécialistes catholiques de langue française, dominicains bien sûr, mais aussi religieux de diverses congrégations ou prêtres séculiers ; et donc les divers courants du mouvement biblique. Dans son rapport d’étape du 15 octobre 1949, Chifflot signale notamment la disponibilité des sulpiciens Émile Osty et André Robert, de l’oratorien Paul Auvray, du jésuite Joseph Huby jusqu’à sa mort en 1948, d’Étienne Gilson et d’Henri-Irénée Marrou, « plus que jamais61. La collaboration d’universitaires est en effet précieuse pour améliorer la qualité littéraire de la traduction.
32Les premiers des quarante-trois fascicules paraissent en 1948, non sans critiques qu’il faut conjurer. Pourquoi ne pas avoir commencé par l’édition complète ? Ne faudrait-il pas développer l’annotation ? Pourquoi les fascicules sont-ils si chers ? Quand paraîtra la Bible complète ? Ne faut-il pas mieux répondre au besoin de lecture « chrétienne » de la Bible ? Une Lettre de la Tour-Maubourg est tout entière consacrée aux réponses à ces objections, alors que seuls neuf fascicules sont parus62. Il faut aussi gérer les risques de concurrence, avec la Bible dite du cardinal Liénart notamment, simple révision d’une traduction précédente qui paraît en 195163. « La Sainte Bible traduite en français sous la direction de l’École biblique de Jérusalem », titre officiel partout abrégé en « Bible de Jérusalem », date pour sa part du début de 1956 (imprimatur du 29 octobre 1955). « Même lorsque les accidents humains semblent conduire à l’étouffement, tant que la Parole de Dieu restera présente et vivante dans l’Église, c’est qu’il y aura dans l’Église le principe même de la liberté », écrit le père Chifflot, aux prises avec les suites des décisions romaines de 1954, dans sa lettre d’accompagnement du volume au père Congar64, qui en accuse réception avec émotion de sa pénitence de Cambridge :
« J’ai commencé cette journée sous le signe d’une immense joie : j’ai reçu au courrier de ce matin un exemplaire de la “Bible de Jérusalem”. Cela a tout ensoleillé pour moi. Non seulement c’est un beau livre. Non seulement j’y vois l’aboutissement d’un travail admirable – et combien dominicain ; mais je suppute l’immense œuvre de construction de l’Église dont cette publication va être le départ et la garantie65. »
33Le théologien voit juste. La publication de la Bible de Jérusalem est un événement en soi, par le coup de fouet qu’elle donne au mouvement biblique dont elle devient le principal outil de travail, mais aussi un événement pour les Éditions du Cerf dont elle devient rapidement, et de loin, la meilleure vente. Le premier tirage prévu, de 30 000 exemplaires, se révèle vite insuffisant : la souscription ouverte du 1er octobre au 30 novembre 1955 récoltant à elle seule 36 000 adhésions, il faut porter le tirage à 50 000 et retarder la sortie d’un mois et demi66. Au total, 760 000 exemplaires de la Bible de Jérusalem ont été écoulés au 1er décembre 1964, dont 330 000 dans la petite édition de poche concédée à Desclée de Brouwer, très maniable bien que de lecture malaisée ; 790 000 exemplaires de ses différents fascicules et 1 400 000 des « Quatre Évangiles à l’usage du peuple chrétien » au format de poche67.
34Faute d’avoir pu obtenir l’assignation au Cerf du père Louis-Marie Dewailly, passé par l’École de Jérusalem, le père Chifflot pilote lui-même le secteur biblique de la maison, que vient renforcer en 1946 la collection « Lectio Divina68 ». Contrairement à ce que son nom indique, elle est moins dédiée à une lecture spirituelle de la Bible, de type monastique, qu’à son étude technique et théologique. La collection n’a pas de best-seller. Tirés à 4 000 exemplaires ses volumes s’écoulent lentement, et rares sont ceux qui bénéficient d’une réédition. « N’ont de succès que les ouvrages, soit donnant une synthèse de théologie biblique [Louis Bouyer, La Bible et l’Évangile, 8, 1951], soit des ouvrages très techniques [Lucien Cerfaux, Le Christ dans la théologie de saint Paul, 6, 1951], soit des ouvrages de vulgarisation d’une lecture facile [Albert Gelin, Les idées maîtresses de l’Ancien Testament, 2, 1948]69. » Les liens noués par le père Chifflot avec l’exégète de Louvain Lucien Cerfaux en font l’un des collaborateurs les plus étroits des Éditions du Cerf : membre du comité de direction de la Bible de Jérusalem, il donne un ouvrage majeur à « Unam Sanctam » et deux à « Lectio Divina » sur la théologie de saint Paul, ainsi que deux volumes à « Témoins de Dieu », sur la communauté apostolique et sur l’église des Corinthiens. « Lectio Divina » s’attache aussi la collaboration du prolifique abbé Steinmann, qui n’y signe pas moins de six ouvrages sur les prophètes. Forte de quarante titres en 1964, elle s’honore d’avoir publié des travaux aussi différents que l’Essai sur la pensée hébraïque de Claude Tresmontant (12, 1953, réédité en 1962) ou Les Paroles de Jésus dans le sermon sur la montagne du protestant allemand Joachim Jeremias (38, 1963).
Le mouvement liturgique
35Le plan Chifflot ne prévoyait rien en matière liturgique. Et pourtant deux de ses confrères, le père Aimon-Marie Roguet, connu pour ses prédications radiophoniques, et son ami le père Pie-Raymond Duployé, membre de l’équipe du Cerf, fondent le 20 mai 1943, lors d’une réunion boulevard La Tour-Maubourg, le Centre de pastorale liturgique. À la différence des bénédictins, les dominicains français ne se sont guère fait connaître par leur activité liturgique. Ils peuvent cependant se prévaloir de l’écho des messes dialoguées des Amis de Sept, puis de Temps Présent, à Notre-Dame ou de l’audience acquise par les albums de Fêtes et Saisons sur le calendrier liturgique et sur les sacrements. Un peu par hasard, le père Duployé a découvert le mouvement liturgique de langue allemande, qu’il s’est employé à faire connaître en France, dans sa petite collection « La Clarté-Dieu70 ». Alors que la rencontre fondatrice, présidée par le bénédictin belge Lambert Beauduin, ne rassemblait pas que des dominicains, le procès-verbal du père Chifflot précise que « les Éditions du Cerf prennent en charge le Centre de pastorale liturgique », tout à la fois lieu d’édition et foyer d’un mouvement dont « la direction intellectuelle et spirituelle » sera assumée par les pères Duployé et Roguet, « qui en ont pris l’initiative ». Le Centre est donc partie intégrante des Éditions jusqu’au 1er octobre 1946, date à laquelle il acquiert d’un commun accord son autonomie et se constitue en association loi 1901, ses activités dépassant de beaucoup le cadre d’une maison d’édition71. Pourtant, « aux yeux du public et en réalité, le CPL demeure […] essentiellement une entreprise dominicaine de la Province de France », constatent ses directeurs en juillet 194772.
36Entre-temps, les Éditions du Cerf ont pris en charge les deux instruments de diffusion de ses activités : d’une part la collection d’études liturgiques « Lex Orandi », inaugurée par la publication des actes des premières journées du CPL tenues à Vanves du 26 au 28 janvier 194473 ; d’autre part la revue trimestrielle La Maison-Dieu, titre imposé non sans mal par le père Duployé au père Maydieu, qui démarre en janvier 194574 et devient rapidement, avec plusieurs milliers d’abonnés75, l’organe du mouvement liturgique français. Dans la revue comme dans la collection, il s’agit de promouvoir la liturgie, de la messe dominicale au premier chef, comme lieu de formation spirituelle des fidèles, à égale distance d’une reconstitution archéologique n’intéressant que les érudits et d’un esthétisme élitiste, mais aussi d’« élucubrations » modernisantes sans rapport avec le donné traditionnel76. Pour éviter ces deux maux, dont le second paraît le plus dangereux, le mouvement liturgique se veut lui aussi un retour aux sources, bibliques et historiques de la prière de l’Église. La collection « Lex Orandi » accueille, avec les actes des journées du CPL, des études fortement ancrées dans la « théologie traditionnelle77 », comme celles du bénédictin allemand Odo Casel, dont elle fait découvrir la « théologie du mystère » à un lectorat francophone78. La collection acquiert pignon sur rue avec un titre qui est pour elle l’équivalent de Catholicisme pour « Unam Sanctam » : Le Mystère pascal de l’oratorien Louis Bouyer, dont Duployé fait un des inspirateurs du CPL : quatrième volume de « Lex Orandi » en 1945, cette méditation sur la liturgie des trois derniers jours de la Semaine Sainte rencontre un public qui dépasse largement celui des spécialistes : avec 29 000 exemplaires écoulés au 1er décembre 1964, le livre devance même Catholicisme, du père de Lubac, comme meilleure vente de la maison pour un ouvrage de théologie ; après quatre rééditions, le livre passe en 1965 dans la collection de poche « Foi Vivante » dont il est le sixième volume. Avec une petite quarantaine de titres en 1964 et des ouvrages du théologien italien Divo Barsotti, La Messe de Romano Guardini (21, 1957), la Liturgie des premiers siècles de Josef Andreas Jungmann (33, 1962)… ou la première traduction française d’Edward Schillebeeckx79, la collection devient rapidement une référence en matière d’études liturgiques. La bibliothèque liturgique des Éditions du Cerf, qui n’a d’égale que sa bibliothèque biblique, est complétée par la création, en 1952, d’une collection de vulgarisation, « L’Esprit liturgique », et d’une collection scientifique « Études liturgiques », ainsi que par la création, aux côtés de La Maison-Dieu, des Notes de pastorale liturgique, en 195480.
Dans la cour des « grands »
37De retour à la tête des Éditions du Cerf entre 1949 et 1954, le père Boisselot se gausse volontiers des noms latins de ces diverses collections, auxquelles le père Duployé voulait ajouter en 1953 « Ossa Humiliata », citation du Psaume 50…
« Nos maîtres et nos amis qui nous ont le plus comblés ont perdu leur temps, par gentillesse pour les directeurs de revue ou pour les auteurs de “Mélanges”, à écrire des articles. Ces articles les ont très souvent empêchés d’écrire des livres. Et ces livres ne seront jamais écrits. Mais les pierres de l’édifice sont là, comme sur un chantier abandonné », écrivait-il alors.
38Il serait facile de les rassembler, sur le modèle des Schriften d’outre-Rhin, dans des volumes qui en montreraient la cohérence. Et d’annoncer la publication en 1954 d’un premier ensemble du père Chenu, avant d’autres de Congar, de Féret ou de lui-même. Ainsi serait « tissé le linceul de pourpre où dorment nos dieux morts », concluait-il dans une belle envolée81. La crise de 1954 coulera un tel projet que reprendra pour partie la collection « Cogitatio Fidei » au début des années 1960.
39Boisselot regrette surtout l’introversion de ces collections : elles concernent toutes l’Église dans sa constitution, sa liturgie ou ses rapports avec les sources, mais non dans ses rapports avec le monde où elle vit. Les Éditions du Cerf manquent d’abord, pour s’ouvrir à celui-ci, d’un véritable instrument philosophique : comme son nom l’indique, l’Initiation à la philosophie de saint Thomas d’Aquin, cours du père Henri-Dominique Gardeil paru en 1952-1953, ne saurait en tenir lieu, mais il constitue un solide outil de formation : 23 000 exemplaires en ont été écoulés au 1er décembre 196482. Philosophe éminent, et directeur du Cerf entre 1946 et 1949, le père Dominique Dubarle a souvent regretté cette lacune sans pouvoir la combler. Il manque aussi à la maison une vraie collection de théologie sensible aux problèmes du temps. La place est occupée de belle manière par la collection « Théologie » de Fourvière, chez Aubier, qui publie depuis 1944 les ouvrages majeurs des pères Bouillard, de Lubac ou Fessard. Difficile de trouver un autre créneau et une équipe capable de rivaliser avec elle : les « Ossa Humiliata » du père Duployé n’avaient pas cette ambition. L’Initiation théologique en quatre volumes publiés de 1952 à 1954 sous la direction du père Henry83, non plus. Fruit de la collaboration d’une quarantaine de théologiens dominicains, des provinces de Paris et de Lyon, elle est conçue comme un manuel de « théologie pour les laïcs », qui suit le plan de la Somme de saint Thomas d’Aquin84. Elle en constitue, pour le père Chenu, « une intelligente lecture » ouverte aux renouvellements qu’appelle le changement de contexte intellectuel85. C’est une remarquable mise à jour des connaissances, pas un instrument de recherche.
40Cette lacune est malgré tout surprenante, car les Éditions du Cerf devraient pouvoir bénéficier des compétences du corps professoral du Saulchoir. Or c’est bien là que le bât blesse. Certes, plusieurs lecteurs ne mesurent pas leur collaboration : le père Congar bien sûr, présent sur tous les fronts éditoriaux, mais aussi le père Camelot, pour les « Sources Chrétiennes », ou le père Liégé. Il s’agit toutefois de contributions personnelles, pas d’une collaboration organique. Le père Congar en rend responsable le niveau moyen des thèses soutenues au Saulchoir, dont bien peu, selon lui, pourraient être éditées. La véritable cause est plus profonde. L’équipe du Cerf, formée par le Saulchoir de Chenu, n’a guère d’atomes crochus avec le Saulchoir normalisé en 1942 et en 1954 : à chaque fois, elle se sent solidaire des exclus, Chenu, Congar ou Féret, plus que de ceux qui leur succèdent. Il faudra attendre que l’effet immédiat de ces crises soit digéré pour qu’une nouvelle équipe de lecteurs propose ses services : alors pourra naître au Cerf, en 1961 avec « Cogitatio Fidei », une vraie collection de théologie.
41Force est cependant de reconnaître l’ampleur du chemin parcouru depuis la guerre. Parties d’un secteur « livres » maigre et sans programme, les Éditions du Cerf se retrouvent vingt ans après en pole position pour le mouvement ecclésiologique (« Unam Sanctam »), pour le mouvement missionnaire (« Rencontres ») et surtout pour le mouvement de retour aux sources bibliques (Bible de Jérusalem et « Lectio Divina »), patristiques (« Sources Chrétiennes ») et liturgiques (« Lex Orandi » et La Maison-Dieu) du christianisme, retour aux sources qui est la voie royale de l’aggiornamento conciliaire. Grâce aux initiatives des pères Congar et Maydieu, mais surtout au plan éditorial élaboré par le père Chifflot en 1942-1943, elles ont pris rang parmi les grandes maisons d’édition de livres religieux en France. Certes, elles sont moins riches en « Que sais-je ? », ou équivalents à fort tirage, qu’en gros ouvrages scientifiques, si l’on file la métaphore avec les Presses universitaires de France. Par les seconds, tirés entre 3500 et 5 000 exemplaires malgré tout, elles jouent un rôle majeur dans l’élaboration et diffusion des idées réformatrices qui font la réputation, contestée, du catholicisme français d’après guerre.
42Et tout ceci avec des moyens pauvres. La pénurie persistante de papier, surtout de papier de bonne qualité, donne triste mine aux premiers volumes des multiples collections nouvelles dont la maquette troque l’ancien logo pour une tête de cerf stylisée. La pauvreté des moyens matériels n’a d’égale que celle des moyens humains. Rapport après rapport, le père Chifflot, rattrapé par sa maladie rénale, demande du renfort à ses supérieurs86. Sans grand succès : alors qu’une douzaine de religieux travaillent désormais aux Éditions du Cerf, deux seulement sont affectés au secteur « livres » : lui-même et le père Vincent Vergriete. Né en 1911 dans le Nord, ingénieur de l’ICAM de Lille comme Henry, celui-ci est entré dans l’Ordre en 1933 et a été ordonné prêtre en 1939. Il est affecté à La Tour-Maubourg peu après son retour de captivité et y joue un rôle aussi important que méconnu aux côtés de Chifflot pendant dix-huit ans, de 1946 à 1964, notamment lors des phases de recrudescence de la maladie de son patron. C’est lui qui subit alors les instances du père Mondésert ou la mauvaise humeur du père Congar. Outre la gestion du secteur biblique, Chifflot supervise l’ensemble du secteur « livres » et occupe de fait les fonctions directoriales au cours de la crise des années 1954-1957. Le titre de second fondateur du Cerf que lui a décerné le père Refoulé n’est donc pas usurpé. Il faut lui rendre la justice d’avoir fait en deux décennies de la « Maison des Revues » une vraie et grande maison d’édition. Il a certes été aidé par l’appétit de lectures dans un monde catholique français en effervescence, mais il a su fournir à cet appétit une nourriture consistante et roborative.
43D’un point de vue quantitatif, les Éditions du Cerf figurent désormais parmi les premières firmes françaises de production de livres et de périodiques religieux : entre trente et cinquante titres nouveaux, bon an mal an87, depuis le début des années 1950 ; un catalogue de 476 titres pour 460 auteurs différents en 195488. Après la « grande année » 1963, selon un rapport interne, celle qui la suit, qui n’a pas été moins bonne, peut servir de référence sur le volume des activités de la maison. Dans le rayon des livres, la Bibliographie de la France du 4 décembre 1964 crédite le Cerf de 18 % des nouveautés du secteur religieux et de 15 % de l’ensemble des titres, réimpressions comprises, soit un tirage de 900 000 volumes dont 70 % ont été diffusés dans l’année89. Les ventes de livres constituent alors les deux tiers de son chiffre d’affaires, les périodiques n’en représentant plus qu’un tiers : connue par ses revues avant-guerre, la firme du boulevard La Tour-Maubourg, qui s’est lancée en outre dans la production de disques90, est devenue une maison d’édition à part entière. D’un point de vue qualitatif, elle est, avec les Éditions du Seuil, l’un des débouchés éditoriaux privilégiés des « cent fleurs » du catholicisme français de l’après-guerre. Vingt-six titres du Cerf figurent ainsi parmi les « Cent meilleurs livres » d’inspiration chrétienne publiés depuis dix ans que sélectionne une enquête de la revue bénédictine Témoignages en 1955. Encore ne figurent pas dans la liste, par prudence sans doute, Vraie et fausse réforme dans l’Église et Jalons pour une théologie du laïcat du père Congar, alors proscrit91. Le Seuil vient loin derrière avec seize titres, puis Desclée de Brouwer, neuf, Aubier et Desclée, six chacun. La comparaison avec la vénérable maison Herder, de Fribourg-en-Brisgau, qui dispose d’une ancienneté et d’une assise autrement solide, est sans doute osée, mais elle ne paraît plus ridicule.
Notes de bas de page
1 Expression empruntée au père Refoulé François, « Les Éditions du Cerf : cinquante ans de débats et de combats », Mémoire Dominicaine, n° 5, automne 1994, p. 152 (avec une coquille : « revues » à la place de « livres », qui figure sur le manuscrit).
2 Fouilloux Étienne, « Les paradoxes du catholicisme français, 1940-1945 », Les Chrétiens français entre crise et libération, 1937-1947, Paris, Éditions du Seuil, 1997, p. 217-244
3 « Considérations intempestives présentées par le Département Éditions à la Dinde du 18 novembre 1948 », rédigées par Chifflot à Flavigny, 15 novembre 1948, 6 p. dactyl. (citation, p. 2).
4 Date choisie parce qu’elle précède de peu le plan Chifflot et parce que le premier cahier de « Rencontres », Contemplation, fournit un catalogue des livres publiés antérieurement.
5 Ou encore la traduction par Raïssa Maritain des Dons du Saint-Esprit de Jean de Saint Thomas ; mais aussi M. Loisy et le modernisme du père Lagrange.
6 « Rapport sur l’activité des Éditions du Cerf depuis l’armistice », s. d. [25 juin 1943], p. 2.
7 La Vie intellectuelle, son esprit, ses conditions, ses méthodes, 53e mille lors de sa publication en format de poche dans la collection « Foi Vivante », 8, en 1965.
8 La Crise religieuse au xviie siècle en Russie, Paris, Istina, 1938.
9 Lettre du Mercredi Saint 1949 au provincial de France, le père Avril, citée par Refoulé François, « Les Éditions du Cerf, cinquante ans de débats et de combats », op. cit., p. 153-154
10 Une passion : l’unité. Réflexions et souvenirs, 1929-1973, « Foi Vivante », 156, 1974, p. 14-16.
11 VI, 25 juillet 1935, p. 214-249.
12 Une passion : l’unité, op. cit., p. 45-46. On ne dispose pas de documentation sur ces hésitations.
13 « Une « “Bibliothèque d’Ecclésiologie” : “Unam Sanctam” », VI, « Courrier de la Revue », 25 novembre 1935.
14 Une passion : l’unité, op. cit., p. 46-47 ; voir aussi « Pour une théologie de l’Église », Supplément de la VS, juillet 1937, p. 97-99.
15 Marie-Joseph Congar, « Autour du renouveau de l’ecclésiologie. La collection “Unam Sanctam” », VI, 10 janvier 1939, p. 9-32 ; évaluation théologique de cet effort par Joseph Famerée, L’ecclésiologie d’Yves Congar avant Vatican II, Louvain, Peeters, 1992.
16 « J’y vois un des plus beaux fruits de notre théologie du Saulchoir », lettre non datée de l’été 1937, à la réception de Chrétiens désunis.
17 « Rapport sur l’activité des Éditions du Cerf depuis l’armistice », op. cit., p. 4.
18 Chrétiens désunis ; la réédition de L’Unité dans l’Église de Johann Adam Möhler (2, 1938) ; Esquisses du mystère de l’Église de Congar (8, 1941) ; Vraie et fausse réforme dans l’Église (20, 1950) ; Prêtres d’hier et d’aujourd’hui (28, 1954).
19 Comme Aspects de l’Église, recueil posthume du jésuite Yves de Montcheuil (18, 1949). Sauf indication contraire, tous les chiffres de ce chapitre sont tirés du Dossier « Les Éditions du Cerf », s. d. [fin 1964 ou début 1965], 12 p. dactyl.
20 « On peut considérer comme best-seller en littérature religieuse un ouvrage qui dépasse 10 000 exemplaires, c’est-à-dire qui double le tirage moyen », Luchini Albin, Les chrétiens croient-ils encore au livre ?, Paris, Éditions Économie et Humanisme/Éditions ouvrières, 1967, p. 70.
21 Voir son édition définitive, Catholicisme. Les aspects sociaux du dogme, Œuvres complètes, VII, Paris, Cerf, 2003.
22 Genèse du livre schématisée par Neufeld Karl H. et Sales Michel, Bibliographie Henri de Lubac s. j., 1925-1974, Einsiedeln, Johannes Verlag, 1974, p. 62.
23 Margotti Marta et Raus Rachele, Du mot à l’action. Histoire et analyse linguistique de La France, pays de mission ?, Rome, Aracne Editrice, 2008.
24 « Arrivée un beau jour de l’abbé Godin avec le manuscrit de La France, pays de mission ? », Chifflot, « Considérations intempestives présentées par le Département Éditions à la Dinde du 18 novembre 1948 », op. cit., p. 2.
25 Échanges de correspondance Maydieu-Chenu de juin 1943, qui confirme le témoignage de Chenu, Un théologien en liberté. Jacques Duquesne interroge le père Chenu, Paris, Le Centurion, 1975, p. 134 ; le nihil obstat est du 23 mai ; « le tirage est suspendu jusqu’à ce qu’on ait résolu la question de l’archevêché », journal Chifflot, 9 juin.
26 Langlois Claude, « Rencontres, la collection prestigieuse qui publia en 1956 Des prêtres noirs s’interrogent, texte inédit, 2006, 13 p. dactyl.
27 « La collection Rencontres », après la dernière page numérotée de Positions protestantes, 1946.
28 « On m’a demandé de préparer la suite rurale de l’ouvrage de M. l’abbé Godin, La France, pays de mission ? J’ai accédé volontiers à ce désir, car il fallait à la fois profiter du choc missionnaire qui a été donné par cet ouvrage au clergé et barrer la route à des applications simplistes à la campagne de constatations et méthodes qui visaient expressément un autre milieu », lettre à Mgr Lamy, archevêque de Sens, 15 juin 1944, Centre national des Archives de l’Église de France.
29 Mais aussi quatre autres titres de l’équipe de Colombes : Rétif Louis, Catéchisme et mission ouvrière, 31, 1950, et Michonneau, L’Esprit missionnaire, 32, 1950 ; Pour une action paroissiale efficace : les Fils de la Charité, avec R. Meurice, 43, 1954 ; Pas de vie chrétienne sans communauté, 58, 1960.
30 Rapport de Boisselot sur l’activité des Éditions du Cerf, s. d. [juin 1952], p. 7 ; Henry publie en document dans la VI d’octobre 1953 une copieuse information sur « Les fraternités Charles de Foucauld », p. 128-152.
31 Seule exception : En mission prolétarienne du père Loew, Marie-Réginald en religion, paraît aux Éditions « Économie et Humanisme » en 1946.
32 Il s’agit en fait du père Thomas Bois, de la Mission dominicaine d’Irak.
33 « Catholicismes étrangers », VI, mai 1953, p. 115-119.
34 VI, juin 1954, p. 6-28 ; « Catholiques français et catholiques étrangers », juillet 1954, p. 6-29.
35 Réédité en 2006 par l’éditeur parisien Karthala.
36 Une nouvelle série, inaugurée en 1977 avec une autre maquette, tournera court.
37 Alors que les collections de niveau universitaire le sont entre 3 000 et 5 000, convocation du père Dubarle au Conseil des Éditions, du 12 décembre 1946.
38 Bien mis en valeur par le père Refoulé, « Les Éditions du Cerf, cinquante ans de débats et de combats », op. cit., p. 152-158.
39 Lettre au père Motte du 5 mars 1945.
40 Respectivement 3 p. manuscrites, 6 p., 12 p. et 5 p. dactyl. ; récapitulatif dans son rapport pour la Dinde du 18 décembre 1946, 40 p. dactyl.
41 « Rapport sur l’activité des Éditions du Cerf depuis l’armistice », op. cit., citations, p. 1, 2 et 3.
42 Toutes collections publiées par les PUF ; la collection historique s’intitule en fait « Peuples et Civilisations » ; rapport cité, p. 6.
43 Tesnière Valérie, Le Quadrige. Un siècle d’édition universitaire, 1860-1968, Paris, PUF, 2001.
44 « Rapport sur l’activité des Éditions du Cerf depuis l’armistice », op. cit., p. 5, et « Rapport sur les Éditions », op. cit., p. 2.
45 « Rapport sur la publication de la “Bible de Jérusalem” », 15 octobre 1949, p. 1.
46 « État des éditions », 19 novembre 1942, p. 3.
47 Abd-el-Jalil Jean-Mohammed, L’Islam et nous, 1947, 1 ; Lu Pierre-Célestin, Souvenirs et pensée, 1948, 2.
48 Carte interzone du père Daniélou au père de Lubac, 11 août 1941, Archives de l’Institut des « Sources Chrétiennes ».
49 Lubac Henri de, « Souvenirs (1940-1945) », Alexandrina. Mélanges offerts à Claude Mondésert, s. j., Paris, Cerf, 1987, p. 9-13.
50 Fouilloux Étienne, La collection « Sources Chrétiennes ». Éditer les Pères de l’Église au xxe siècle, Paris, Cerf, 2011, 2e édition.
51 « Voir Gilson et la Pierre-qui-Vire », pour les premiers ; Gilson, Chenu, Davy, Déchanet pour les seconds (« État des Éditions », 19 novembre 1942, p. 2).
52 « Rapport sur l’activité des Éditions du Cerf depuis l’armistice », op. cit., p. 5.
53 « Rapport sur les activités du Cerf depuis l’armistice », op. cit., p. 5.
54 Titre de la collection de l’École biblique de Jérusalem.
55 « Rapport sur les activités du Cerf depuis l’armistice », op. cit., p. 5-6.
56 « Rapport sur la publication de la “Bible de Jérusalem” », 15 octobre 1949, p. 1 ; Lubac Henri de, « Souvenirs (1940-1945) », op. cit.
57 « Rapport sur la publication de la Bible de Jérusalem », 15 octobre 1949, p. 1.
58 « La question biblique et la vie présente de l’Église », VI, février 1945, p. 24-35.
59 Lettre au père Motte du 5 mars 1945.
60 « Le P. Thomas-Georges Chifflot, 1908-1964 », VS, octobre 1964, p. 517-525 (citation, p. 519).
61 Op. cit., p. 2.
62 « Quelques éclaircissements sur la “Bible de Jérusalem” », 5, octobre 1949, 8 pages (dont deux d’extraits de presse louangeurs).
63 Lettre de Chifflot à Dominique Dubarle du 19 septembre 1949 et « Rapport » cité sur la Bible de Jérusalem du 15 octobre, p. 7-8.
64 Lettre du 1er mars 1956 (carton Chifflot).
65 Fragment du 5 mars 1956, Journal d’un théologien, 1946-1956 (édité et présenté par Étienne Fouilloux), Paris, Cerf, 2000, p. 426.
66 Rapport de Pierre Bernard sur l’activité du Cerf en 1955.
67 Dossier « Les Éditions du Cerf », s. d. [fin 1964 ou début 1965], p. 8.
68 Primitivement appelée « Questions bibliques ».
69 François Refoulé, Rapport du 13 février 1969, p. 7.
70 Pinsk J., Winterswyl A. et Rheinfelder H., Trois essais allemands sur la liturgie, avant-propos et introduction de Pie Duployé, « La Clarté-Dieu », 5, 1942 ; Mesnard Pierre, Le mouvement liturgique de Klosterneuburg, 11, 1944.
71 Sur sa naissance, voir le témoignage engagé du père Duployé, Aux origines du Centre de Pastorale Liturgique, 1943-1949, Mulhouse, Éditions Salvator, 1968 ; et l’étude de Solaberrieta Benoît-Marie, Aimé-Georges Martimort. Un promoteur du Mouvement liturgique (1943-1962), Paris, Cerf, 2011.
72 « Rapport sur le Centre de Pastorale Liturgique » soumis au chapitre provincial, 5 p. dactyl. (citation, p. 5).
73 Duployé Pie (dir.), Études de pastorale liturgique, 1944 (imprimatur 9 octobre).
74 Le liminaire du premier cahier, « Domus Dei », est exclusivement constitué de citations bibliques sur la « maison de Dieu », p. 7-8.
75 6 000 selon Duployé dans son « Rapport sur l’activité générale du CPL » de juillet 1945, chiffre qui paraît fortement surestimé (Aux origines du Centre de Pastorale Liturgique, op. cit., p. 310).
76 Le mot est de Louis Bouyer, dans sa lettre à Duployé du 8 octobre 1943, Aux origines du Centre de Pastorale Liturgique, op. cit., p. 290.
77 Circulaire de présentation d’octobre 1944, ibid., p. 299.
78 Le Mémorial du Seigneur dans la liturgie de l’Antiquité chrétienne (2, 1945) ; Le Mystère du culte dans le christianisme (6, 1946) ; Faites ceci en mémoire de moi (34, 1962) ; La Fête de Pâques dans l’Église des Pères (37, 1963).
79 Le Christ, sacrement de la rencontre de Dieu (31, 1960).
80 « Travaux et besoins du Centre de Pastorale Liturgique », 20 juillet 1955, 4 p. dactyl.
81 « Projet d’une collection aux Éditions du Cerf », Ascension (1953), 2 p. dactyl.
82 Quatre tomes : I. Introduction et logique ; II. Cosmologie ; III. Psychologie ; IV. Métaphysique.
83 I. Les sources de la théologie ; II. Dieu et sa création ; III. Théologie morale ; IV. L’économie du salut.
84 Rapport du père Dubarle au Conseil des Éditions du 12 décembre 1946, p. 2.
85 Lettre au père Henry sur le t. III, 13 mars 1953 (carton Henry sur l’Initiation théologique).
86 Voir notamment sa lettre au père Avril du Mercredi-Saint 1949.
87 43 (1951), 34 (1952), 31 (1954), 46 (1955).
88 Discours de Pierre Bernard, président de la Société, au dîner pour le 25e anniversaire des Éditions du Cerf, le 22 octobre 1954, 6 p. dactyl.
89 Chiffres cités dans le Dossier « Les Éditions du Cerf », 12 p. dactyl., s. d. [fin 1964 ou début 1965].
90 Marque Jéricho, Centre du disque chrétien, créé en 1958 : vingt-trois en 1963-1964, écoulés à 35 000 exemplaires, ibid., p. 10.
91 Témoignages, revue de l’abbaye de La Pierre-qui-Vire, juillet 1955, p. 304-318.
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