Chapitre VI. Turbulences de guerre
p. 141-163
Texte intégral
1L’avenir des Éditions du Cerf paraît bien sombre au lendemain d’une défaite qui entraîne la dislocation du pays et l’occupation de sa moitié nord par le vainqueur. Les publications sont à l’arrêt et l’équipe est dispersée : le père Boisselot, qui n’a guère eu le temps de prendre ses fonctions directoriales, est prisonnier en Allemagne. Après avoir erré en zone libre, les pères Duployé et Louvel s’installent à Lyon et le père Carré à Pau. Le père Lajeunie, réfugié lui aussi dans le Midi, souhaite se consacrer tout entier à l’œuvre de saint François de Sales. Seuls les pères Chifflot et Maydieu réintègrent rapidement la maison du boulevard La Tour-Maubourg où la perquisition allemande n’a saisi que la brochure Hitler contre le pape de Kurt Türmer1. Aussi le père Motte s’interroge-t-il sur la voie à suivre : « Il est bien difficile évidemment de voir clair actuellement dans la situation et de s’orienter pour l’avenir », écrit-il le 14 août 1940 de Clermont-Ferrand au père Bernadot. Faut-il faire reparaître les revues ? « Pour La V[ie] I[ntellectuelle] il ne peut être question de rien pour l’instant ». En revanche « la reprise de La Vie Spirituelle ne se heurte pas aux mêmes difficultés » : elle serait d’un grand secours pour aider à conjurer la morosité ambiante2. Mais où et avec quel personnel ? À Paris sous occupation allemande ? Ou bien à Limoges, à Lyon ou à Marseille en zone libre ? À ces questions, cruciales, les réponses ne manquent pas. Dans le contexte si particulier de l’automne 1940, où une nouvelle donne paraît possible sur les décombres, les trois provinciaux, les membres de l’ancienne équipe de La Tour-Maubourg et quelques outsiders ont tous leur petite idée. D’où une floraison d’échanges et de projets sur ce que pourraient être des éditions dominicaines dans une France vaincue.
Les grandes manœuvres
2L’exode a conduit nombre de religieux parisiens dans les couvents des provinces de Lyon et de Toulouse où ils ont été chaleureusement accueillis. Ces retrouvailles, et la pénurie des compétences, raniment l’idée d’une collaboration interprovinciale en matière de publications. Certains projets ont des allures de revanche sur la ligne et sur la direction antérieures des Éditions du Cerf. Tel est initialement le cas de celui du père Duployé, qui se démène entre Saint-Maximin, Vichy et Lyon pour obtenir l’aval des provinciaux. Dans sa version la plus incisive, il propose d’« abandonner complètement l’équipe de l’ancienne Vie Intellectuelle », et donc d’en exclure le père Maydieu, pour la faire repartir en zone sud sous la direction d’un trio Lebret (Lyon), Duployé (Paris) et Bruckberger (Toulouse), dans le cadre d’un « Projet de reprise des Éditions du Cerf par les trois provinces dominicaines françaises3 ». Après le refus du père Bruckberger, qui entend mener sa propre affaire de façon autonome, son « Projet d’une reprise des Éditions du Cerf en France libre par les Provinces de Paris et de Lyon » du 21 novembre 1940, « révisé par les pères Lebret et Duployé », et qui aurait « la pleine approbation du P. Cathelineau4 », provincial de Lyon, est tout à la fois moins ambitieux et plus sage, puisqu’il réintègre le père Maydieu dans le jeu et qu’il réserve « le droit des Éditions du Cerf au monopole de l’édition dominicaine sur le territoire des Provinces intéressées ». Des Éditions profondément modifiées dans leur structure, puisque dirigées conjointement par le père Maydieu et par le père Lebret, s’il accepte ; mais aussi dans leur orientation : Duployé estime « indigne d’une revue dominicaine de vouloir poser des problèmes pour la seule satisfaction de poser des problèmes. Il ne s’agit pas uniquement d’éveiller des curiosités mais de former des esprits ». Une équipe mixte Lyon-Paris, installée dans une maison de zone sud à déterminer, publierait La Vie Intellectuelle et La Vie Spirituelle avec l’aide d’un comité de rédaction comprenant des professeurs des couvents d’études du Saulchoir et de Saint-Alban Leysse. Entre les deux écueils de l’esprit de chapelle et de l’éclectisme, elle poursuivrait le recentrage de La Vie Intellectuelle entrepris avant-guerre. « Le domaine de la V[ie] I[intellectuelle] sera exactement celui de le l’ancienne V[ie] I[ntellectuelle] », au prix toutefois d’une prise de distance par rapport au politique : « réaction contre certaines catégories de base d’avant-guerre, transcendance par rapport aux partis politiques, aux options politiques, aux régimes politiques », bien qu’une « démolition des idoles s’impose d’urgence et une désolidarisation du passé5 ».
3La volonté de revanche est plus nette dans les plans du père Bruckberger, religieux haut en couleurs de la province de Toulouse et secrétaire de rédaction de la Revue Thomiste6. Il propose la création chez Gallimard, connu par Georges Bernanos, d’une « revue de doctrine et de culture » qui serait une sorte de NRF catholique. Baptisée sans fard Catholicité, elle s’appuierait sur le thomisme de Saint-Maximin pour prendre le contre-pied de la défunte Vie Intellectuelle7. Avec ce projet resurgit la défiance de la province de Toulouse à l’encontre de l’équipe du Cerf et de certaines de ses prises de position récentes, dans le contexte de la table rase de 1940 :
« Le groupe “Vie Intellectuelle” et “Sept” a eu des écarts qui ont attiré les avertissements de Rome. Indépendamment de ces cas extrêmes, l’orientation générale de la pensée et spécialement dans les Billets non signés engageant la responsabilité de la Revue, ont [sic] soulevé des critiques extrêmement graves qui ont compromis le prestige de l’équipe dirigeante. Si elle garde son esprit d’avant-guerre elle ne répond pas à ce qu’attend la France si cruellement déçue. Et si elle veut prendre nettement une autre orientation, l’équipe qui la dirigeait avant guerre […] n’est plus qualifiée. D’une collaboration dans ces conditions, la Province de Toulouse ne peut pas prendre la responsabilité »,
4précise le « Rapport sur la question des revues » envoyé à la curie généralice après le chapitre provincial de décembre 19408.
5Bien que peu désireux de voir renaître La Vie Intellectuelle, le père Motte se doit de défendre les intérêts de sa province. Il oppose d’abord au projet Bruckberger celui d’une revue interprovinciale appuyée sur les trois couvents d’études et dirigée par un trio composé du père Maydieu pour Paris, du père Lebret pour Lyon et du père Bruckberger pour Toulouse. Il ne peut s’agir selon lui, droit d’aînesse oblige, que d’une reprise, à Paris, de La Vie Intellectuelle sous l’égide des Éditions du Cerf et sous la direction du père Maydieu. Son offre se réduit bientôt à une éventuelle association de Toulouse à l’accord Paris-Lyon en cours de négociation, pour reprendre La Vie Intellectuelle, La Vie Spirituelle et Chrétienté9. Il reçoit un soutien décisif du maître général Gillet, ancien provincial de France. « Nous avons trop agi jusqu’ici en ordre dispersé, et, à cause de cela, nous avons gaspillé nos forces » qu’il faut au contraire conjuguer, écrit-il aux pères capitulaires de la province de Toulouse sur le point de se réunir à Saint-Maximin. « Par exemple fondons une seule Revue intellectuelle, une seule Revue spirituelle, une seule Revue chrétienne populaire où collaboreront les trois Provinces pour décupler leurs forces d’apostolat10. » On comprend que son intervention ait été « très mal vue » dans la province de Toulouse11. D’accord pour collaborer à la reprise de La Vie Spirituelle et d’un magazine populaire, le chapitre de Saint-Maximin confirme son appui au projet Bruckberger. Après un contre-rapport du père Motte, la décision de Rome tombe, brutale et sans appel le 28 février 1941 : fort de l’avis des plus hautes autorités romaines (le cardinal secrétaire d’État Maglione et le pape lui-même ?), le père Gillet interdit toute publication chez Gallimard, qui a fait figure de repoussoir, et souhaite la coopération des trois provinces à la reprise d’une revue qui ne peut être que La Vie Intellectuelle12. Il ne sera pas suivi sur ce dernier point : malgré de nouveaux contacts entre provinciaux, la chaise réservée à Toulouse demeure vide13.
6Les pourparlers entre Lyon et Paris sont plus fructueux. Dès sa nomination en août 1939, le père Boisselot a demandé l’aide des Lyonnais14. La réponse ne peut être que positive, de la part d’une province dépourvue d’organe de rayonnement. Le père Chéry, qui n’a pas été mobilisé, reprend d’ailleurs du service au Cerf pendant la « drôle de guerre ». Aussi le père Cathelineau propose-t-il le 15 janvier 1940 une gestion interprovinciale des éditions pour laquelle il donnerait Lebret ou un autre religieux. Mais le père Motte répond que « la question interprovinciale lui semble une question grave à ne pas décider à la légère ». Le 28 janvier, il se confirme qu’on envisage la « question d’organisation interprovinciale. Le P. Cathelineau la désire. Peut-être pourrait-il envoyer le P. Montuclar [sic]. Il pense à [la] fusion de V[ie] C[hrétienne] et autres revues du Rosaire si Toulouse marche ». La paix venue, un père de Lyon pourrait s’installer boulevard La Tour-Maubourg et les trois provinciaux s’y réunir une ou deux fois par an15.
7Un nom revient de façon répétée dans ces échanges : celui du père Louis-Joseph Lebret. Ancien officier de marine, ce Breton né en 1897 est entré dans la province dominicaine de Lyon en 1923 et y a été ordonné prêtre en 1928. Il s’est fait connaître ensuite par la fondation du Mouvement de Saint-Malo, promoteur d’une organisation corporative des pêches maritimes dans la Manche. C’est un familier de Juvisy où il a organisé deux rencontres en 1935 et 1936 pour la création d’un Centre d’études doctrinales. Les réticences conjointes du père Maydieu et du père Tonneau, professeur au Saulchoir, ont fait capoter le projet, ce qui lui a déplu. Affecté durant la drôle de guerre à la Marine marchande, puis chargé par Vichy d’organiser les pêches méditerranéennes sur un mode corporatif à partir de Marseille, il est peut-être à l’origine des offres de collaboration interprovinciale du père Cathelineau. Aussi le père Maydieu, envoyé par le père Motte en zone sud, « avec les pleins pouvoirs » pour étudier une reprise conjointe, conclut-il avec lui le 26 décembre 1940 les « accords d’Agde », tout en prenant acte avec regret du cavalier seul de Toulouse16.
8Dans leur version Maydieu, ces accords prévoient la reparution à Lyon de La Vie Spirituelle sous la direction du père Louvel et de « Cahiers de La Vie Intellectuelle » sous la direction du père Duployé, avec dans les deux cas une censure du père Lebret. Les deux revues formeraient à Lyon « le premier noyau d’une maison d’éditions, établi sous forme d’association (loi 1901) sous la direction de P. Bernard ». Le supérieur religieux de cette maison serait le père Marie-Ignace Montuclard17. Enfin Maydieu serait heureux que le père Alain-Zacharie Serrand, alors prieur du couvent de Saint-Malo, puisse venir l’aider six semaines tous les deux mois pour la confection des futurs cahiers « Rencontres18 ». La version Lebret insiste sur l’autonomie des activités lyonnaises : Éditions du Cygne dans cette première version, dont Duployé et Louvel ne seraient plus que les secrétaires sous la direction de Montuclard ; mais aussi projet d’« Économie et Humanisme », « Centre d’étude des complexes sociaux » porté par Lebret, dont les accords devraient permettre l’implantation en zone nord19. Après plusieurs ajustements entre Motte et Cathelineau, on en arrive début février 1941 à la solution suivante : « une collection sans périodicité fixe paraîtra par ici [c’est-à-dire à Paris], répondant au double domaine de la V[ie] S[pirituelle] et de la V[ie] I[ntellectuelle] ; à Lyon seront édité la Vie Spirituelle (d’ores et déjà relancée, P. Louvel) et des Cahiers non périodiques de vie intellectuelle : les PP. Louvel et Duployé y travaillent avec l’appui du P. Lebret et sous la direction du Père Montuclard20 ».
9L’attelage ne tarde pourtant pas à boiter côté lyonnais. Non seulement le père Lebret ne joue pas le rôle prévu, tout occupé qu’il est par la fondation d’« Économie et Humanisme », mais il préfère les Éditions du Livre Français de Stanislas Fumet aux Éditions dominicaines pour la publication d’un recueil de ses articles21. De plus, on ne s’improvise pas éditeur : le père Montuclard, très pris par son embryon lyonnais de communauté, n’a aucune expérience en la matière. Pour ne pas jouer seulement les utilités, il prend au père Duployé, qui ne tardera pas à réintégrer La Tour-Maubourg, la direction des futurs cahiers « Rencontres ». Les liens avec Paris étant difficiles à cause de la ligne de démarcation, il cherche surtout de l’aide, comme Lebret d’ailleurs, auprès de la province de Toulouse, en dépit de « tendances intellectuelles pas absolument identiques22 ». Mais quand le jésuite Pierre Chaillet se félicite, le 4 juillet 1941, dans l’hebdomadaire lyonnais de Fumet Temps Nouveau, que le premier cahier « Rencontres », Contemplation, se situe dans la continuité de La Vie Intellectuelle, le thomiste de Saint-Maximin Jean-Hervé Nicolas proteste : Montuclard lui avait certifié qu’il n’en serait rien23. Boisselot de son côté, rentré de captivité en juin 1941, réprouve « l’alliance trop ouverte » de Lebret « avec un gouvernement qui risque de n’être que provisoire », celui de Vichy24. Dans ces conditions, les Éditions du Cygne, vite rebaptisées Éditions de l’Abeille, dont les locaux sont inaugurés dans le centre de Lyon, 9, rue Mulet, le 28 juin 194125, ne sont pas la « cellule de travail autonome » que souhaitait le père Duployé : elles sont devenues en mai 1941, sur leur demande, un « relais commercial26 », une succursale lyonnaise des Éditions du Cerf, qui leur fournissent des manuscrits et leur procurent la denrée rare qu’est devenu le papier. Sans perdre cependant toute latitude : pour se dédouaner auprès de Toulouse, Montuclard refuse à Maydieu « le deuxième cahier parisien » de « Rencontres », Traditions de notre culture27. Aux protestations lyonnaises contre l’impérialisme du Cerf, Boisselot et Maydieu opposent le non-respect des promesses initialement faites et le maintien d’une « ancienne méfiance » envers l’équipe de La Tour-Maubourg28.
10Aussi une nouvelle réunion de conciliation et de partage des tâches est-elle nécessaire. Elle se tient les 10 et 11 novembre 1941 au Cerf, en présence des provinciaux de Lyon et de Paris ainsi que des pères Boisselot et Maydieu d’un côté, Lebret et Serrand de l’autre, mais pas du père Montuclard. Bien que le père Dupuy n’ait pu venir, il est entendu que la province de Toulouse, dont les intérêts sont représentés par le père Cathelineau, « est partie aux débats, avec l’égalité des droits ». Sur proposition du père Boisselot, la maison de La Tour-Maubourg deviendrait maison interprovinciale, sous la houlette d’un comité de coordination composé des trois provinciaux qui en désignerait le supérieur. Le seul effet concret de cette disposition, la chaise réservée pour Toulouse à Paris et à Lyon restant vide, est l’affectation à Paris du père Serrand les vingt premiers jours de chaque mois à compter du 1er janvier 1942. Les Éditions lyonnaises de l’Abeille demeurent une succursale des Éditions du Cerf. La décision majeure de la réunion est toutefois la reconnaissance de l’indépendance d’« Économie et Humanisme », dont les statuts ont été déposés en septembre 1941. Contrairement aux intérêts du Cerf et de l’Abeille, le père Lebret, qui se défie de La Tour-Maubourg depuis l’échec de leur collaboration avant guerre, y fonde un service d’édition et une revue bimestrielle éponyme dont le premier numéro est daté d’avril-mai 1942… Six mois plus tard paraît à Lyon, fin octobre 1942, le premier cahier Jeunesse de l’Église du père Montuclard. Cette sortie quasi simultanée souligne la faillite des accords interprovinciaux : les publications des deux mouvements créés par deux religieux de la province de Lyon, dont l’influence sur le catholicisme français sera considérable, échappent aux Éditions du Cerf, ce qui est tout de même un comble29. Le « capitaine » Lebret et le visionnaire Montuclard sont des fondateurs, trop indépendants pour se contenter d’être des partenaires.
11Le père Carré, pour sa part, obtient du père Motte l’autorisation de faire reparaître à Pau la Revue des Jeunes. Bien modeste, sur sa soixantaine de pages, elle s’adresse surtout, à partir du 15 novembre 1940, aux membres des mouvements de jeunesse et aux jeunes foyers. Le père Forestier, aumônier national des scouts de France, lui donne chaque mois un éditorial et Louis Charvet, installé à Marseille, plusieurs contributions. Assez favorable au départ à certains aspects de la « Révolution nationale », en matière d’organisation sociale corporatiste notamment, sous la plume du père Lebret, elle s’en écarte par son refus des tentatives de jeunesse unique. Avec la caution de Mgr Saliège, archevêque de Toulouse, et la collaboration d’Étienne Borne ou de Robert d’Harcourt, anciens de La Vie Intellectuelle, elle flirte ensuite, non sans humour, avec la Résistance. « Même vaincu, un peuple qui produit des œuvres immortelles devant l’Histoire devient le vrai vainqueur de ses adversaires » : cette citation, publiée en troisième de couverture du numéro du 15 juin 1941, est extraite… du discours d’Hitler au congrès de 1935 du parti nazi. On peut donc à bon droit inclure la petite revue du père Carré dans la « littérature de contrebande » qui fait discrètement passer, au risque de la censure, le message patriotique de Jeanne d’Arc ou de Péguy dans une prose en apparence conforme aux vœux du régime de Vichy. Alors que l’équipe de La Tour-Maubourg continue de redouter une concurrence, le chapitre provincial de 1943 accorde au père Carré la permission de poursuivre la publication de sa revue et de diriger, aux Éditions du Cerf, deux collections sur le mariage30.
La succursale lyonnaise
12Faute d’une documentation suffisante, son histoire demeure mal connue. Son point fort est la publication de La Vie Spirituelle qui redémarre à Lyon dès le mois de janvier 1941, sans son supplément toutefois31. Le mérite en revient au père Louvel, auparavant adjoint du père Lajeunie qui a obtenu en novembre 1940 du père Motte la permission de reprendre sa liberté : avec celui du père Bernadot, son retrait tourne la page des fondateurs. Aidé du journaliste stéphanois Pierre Bernard, Louvel dirige la revue jusqu’à ce que le père Albert Plé vienne le relever en juillet 1943. Il n’aurait pu y parvenir sans le concours de la maison mère, qui lui communique le fichier des abonnés et ses réseaux de distribution. Sans le concours aussi des provinces de Lyon et de Toulouse, la seconde désignant dans chacun de ses couvents un correspondant pour faire connaître la revue32. La partition de la France en zones de statuts différents rend toutefois difficile la diffusion de celle-ci à Paris, où paraissent à partir de 1943, sous la direction du père Henry, qui vient d’arriver, des « Cahiers de la Vie Spirituelle » pour pallier ce déficit. Deux ans après Contemplation, qui invitait au recueillement et à la prière dans une France vaincue, leur tonalité est tout autre : le premier oppose la « Force chrétienne » à la résignation et aux idéologies uniquement fondées sur la force33.
13La Vie Spirituelle lyonnaise bénéficie de la collaboration de théologiens romains, au premier rang desquels le père Garrigou-Lagrange, qui y donne le ton entre 1941 et 1944, jusqu’à un article en forme de bilan pour le quart de siècle de la revue34 ; et de théologiens des provinces de Lyon et de Toulouse, de leurs couvents d’études surtout. Les plus sollicités dans le premier cas sont les pères Bellouard, Mellet et Gerlaud ; les pères Philipon, Hervé et Marie-Joseph Nicolas ou Lavaud dans le second. Sans ces concours, la revue n’aurait pas pu tenir le rythme mensuel que le père Louvel s’épuise à lui conserver. Ils lui impriment une facture très classique qui rappelle ses premiers pas à Saint-Maximin : elle délivre une solide théologie spirituelle fondée d’une part sur le thomisme de l’École et d’autre part sur les grandes figures de sainteté du catholicisme, des Pères de l’Église à Thérèse de Lisieux. Elle bénéficie elle aussi de l’appui de l’archevêque de Toulouse Mgr Saliège, mais les allusions à l’actualité y sont rares. Le père de Lubac y publie cependant en 1942 un article intitulé « Pour le Christ et la Bible » qui manifeste sa réprobation de l’antisémitisme35. Et le père Desroches lui donne en 1944 une longue recension critique de La France, pays de mission ?36.
14Le repli du père Montuclard sur Jeunesse de l’Église fait retomber sur Louvel le poids des Éditions de l’Abeille : c’est lui qui rédige en 1943 les « Notes concernant les ouvrages imprimés en zone nord et portant la firme “Abeille” » dont il souhaite suivre le processus de fabrication de bout en bout, du manuscrit au prix de vente, en accord avec le père Chifflot à Paris37. Au début de la période lyonnaise, il était secondé par le père Duployé, primitivement chargé de la publication des « Cahiers de La Vie Intellectuelle », devenus « Rencontres ». Le père Montuclard ayant revendiqué la responsabilité de ceux-ci, Duployé a reporté son activité lyonnaise sur deux modestes collections à tonalité spirituelle, avant de quitter prématurément Lyon pour Paris. « La Clarté-Dieu », dont le titre évoque le souvenir d’un ancien monastère de Cîteaux en Touraine, se veut « au service du renouveau liturgique actuel », dont elle fait découvrir en France le versant germanophone. Dans une série de brochures accessibles à un large public, les auteurs « cherchent à promouvoir la compréhension des formes et des institutions liturgiques », précise un prospectus de présentation. Inaugurée par Le Mystère de la messe et de la communion du père Gilles Gourbillon, en 1941, la collection publie ensuite de brèves études de Duployé (Le clan routier à la messe, n° 2), du jésuite Paul Doncœur (Préface pour de jeunes chrétiens, n° 4) ou encore la méditation du père Maydieu sur Les Béatitudes en 1943 (n° 6)38. Avec sa belle maquette carrée et son logo où une abeille stylisée pique dans une fleur largement ouverte, la collection « L’Eau Vive » est plus ambitieuse : après deux signatures déjà présentes dans « La Clarté-Dieu », celle du défunt Humbert Clérissac (La Mission de Sainte Jehanne)39 et celle du père Thomas Dehau (Des fleuves d’eau vive), elle publie deux ouvrages du bénédictin anglais Anschaire Vonier, traduits par le père Aimon-Marie Roguet, lui aussi replié à Lyon40.
15En dehors de ces collections, qui continueront à Paris après la guerre41, l’Abeille ne publie de façon autonome que quelques volumes de la collection « Rencontres » :
« S’il vous en souvient le plan ne prévoyait pas la publication de Cahiers de Rencontres de Paris par les Éditions de l’Abeille, mais la publication par les deux maisons de Paris et de Lyon, de Cahiers distincts, conçus de façon autonome. […] C’est pour aider l’Abeille que le Père Maydieu accepta de communiquer tous ses textes à Lyon et de vendre au prix de revient, sans faire aucun bénéfice les Cahiers tout imprimés qu’il avait composés », écrit le père Boisselot le 8 novembre 194142.
16La collaboration entre Paris et Lyon n’est pourtant pas aisée. Mécontent que Maydieu lui ait imposé le premier cahier, Contemplation, Montuclard refuse le second, Traditions de notre culture. Seuls sortent donc uniquement à Lyon un numéro 3, Jeunesses et communauté nationale, et un numéro 4, Le sens chrétien de l’histoire, tous deux en 1941. Bien qu’une ébauche de collaboration s’esquisse ensuite (pour le numéro 8 notamment, Spiritualité de la famille), ces divergences expliquent les écarts initiaux entre les deux séries, qui ne deviennent identiques qu’à partir du numéro 5, Chroniques de La Vie Intellectuelle, sous la surveillance attentive du père Louvel.
17Jeunesses et communauté nationale hésite entre une acceptation de l’œuvre de Vichy et une position discrètement critique. On y trouve une franche approbation des Chantiers de jeunesse, sous la plume d’un de leurs aumôniers, le dominicain Paul Amiable43. Ou dans l’introduction du père Duployé, une phrase qui fait aujourd’hui tiquer : « Deux livres (dont nous n’ignorons pas d’ailleurs les insuffisances) ont établi courageusement le diagnostic de la culture française : L’Homme, cet inconnu du Dr Carrel, et Pleins pouvoirs de Jean Giraudoux. » Mais quelques lignes plus loin, le dominicain refuse les « valeurs biologiques » comme critère moral44… Dans la même livraison, Étienne Borne oppose l’héroïsme chrétien d’une Jeanne d’Arc à l’héroïsme païen45 ; et Rambert George plaide pour le maintien du pluralisme46. Quant au colonel Roullet, il ne craint pas d’affirmer : « L’enfant n’est pas une chose, dont un autre que lui puisse disposer. Il n’appartient ni à l’Église, ni à la famille, ni à l’État47. » D’ailleurs « jeunesse » est bien au pluriel dans le titre, un pluriel qui devait être décliné sous le mode de l’Action catholique spécialisée dans un autre volume, intitulé Jeunesses de France, dont l’« opportunité » disparaît fin juin 1943, pour des raisons de censure probablement. L’ambiguïté n’est plus de mise dans Le sens chrétien de l’histoire, autre cahier lyonnais. Son but est en effet de récuser des philosophies de l’histoire délirantes, en insistant sur le caractère pleinement historique du christianisme, pour lequel « Dieu [est seul] maître de l’histoire », ce qui écarte du même coup les faux dieux et les fausses mystiques48. C’est dans ce cahier que l’inspirateur du scolasticat jésuite de Fourvière, Victor Fontoynont, éclaire « La destinée du peuple juif », par un commentaire pointu du chapitre 11 de l’épître de Paul aux Romains49.
La maison mère parisienne
18Le père Maydieu, prisonnier vite évadé, est de retour à Paris dès le 11 août 1940. Après avoir un temps songé se consacrer à un apostolat en milieu populaire, il n’attend pas l’issue des négociations avec la province de Lyon pour avancer ses pions. On en veut pour preuve le « Récit [de ses] démarches » afin de remplacer les titres disparus, tant auprès des autorités d’occupation que de celles de Vichy50. Le père Chenu, décidément très proche du Cerf, déplore « l’absence complète de journal et d’hebdomadaire tant soit peu inspiré de sens chrétien, alors que pullule une presse… innommable ». D’accord avec Maydieu, il plaide auprès du provincial pour la publication rapide d’une feuille hebdomadaire, « sur le plan proprement religieux, évidemment », c’est-à-dire dépourvue de connotation politique51. Ce projet reprend celui du père Bernadot, baptisé Almanach de France : pour « guérir le moral » du pays et « son intelligence », il faut « un organe très populaire qui, imprimé en héliogravure, userait de l’image autant que de l’idée, et qui trouverait ainsi audience auprès du grand public catholique52 ». Ella Sauvageot et Georges Hourdin, orphelins de Temps Présent, proposent leurs services, mais ils sont chefs de famille. Les dominicains ne sauraient leur laisser la charge de l’entreprise. Le père Maydieu tente donc de fonder, sous le titre de France Vivante, un organe qui prendrait la relève et de La Vie Chrétienne et de Temps Présent : rédigé par les dominicains du Cerf et dirigé par lui, avec Hourdin comme rédacteur en chef, il serait administré par Temps Présent. France Vivante n’a pourtant aucune chance de voir le jour, car ni les autorités d’occupation ni celles de l’Ordre n’en veulent. Dans une lettre au père Motte du 8 janvier 1941, le père Gillet écrit : « il est bien entendu que les Provinces n’éditeront aucun journal, et s’abstiendront de toute politique. Une expérience suffit ». Or France Vivante était présentée comme « une publication populaire mettant à la portée d’un grand nombre les idées simples qui sembleraient, à l’heure actuelle, capables de grouper le plus de Français pour leur rendre le sens de leur vocation », formulation qui risque d’indisposer la censure allemande53. Le projet n’obtient pas l’autorisation demandée.
Fêtes et Saisons
19Alors que des messes dialoguées à Notre-Dame ont repris dès l’automne 1940, tout comme les réunions de Chrétienté boulevard La Tour-Maubourg, il se réduit à la publication pour le 15 août 1941, avec le concours de la Jeunesse agricole catholique, d’un album illustré intitulé Terre de France dont 165 000 exemplaires sont écoulés54. Le succès de l’expérience conduit à la renouveler. Sous le titre Fêtes et Saisons, qui aurait été trouvé par le père Maydieu55, paraissent en 1941 des albums, proches parents de La Vie Chrétienne avec Notre-Dame, tant par la technique d’impression que par la place de la photographie. Sous des formats divers et sans périodicité, car la censure allemande ne veut pas entendre parler de revue56, onze sont publiés sous l’Occupation et trois après la Libération57. Les premiers jalonnent le cycle liturgique : Toussaint, Noël (1941), Carême, Pâques, Pentecôte (1942). Cette collection entend « donner une éducation religieuse populaire aux milieux catholiques en s’inspirant de la liturgie58 », sans autre allusion à l’actualité que les quatre pages dédiées chaque fois à la vie religieuse dans les camps de prisonniers. Le best-seller d’une formule tirée à 100 000 exemplaires en moyenne est d’ailleurs le petit cahier intitulé Nos prisonniers en 1942, avant un autre sur Les femmes d’absents. Ils sont produits en collaboration par les Éditions du Cerf et par les Éditions du Temps Présent : le père Boisselot, rentré de captivité, en assure la direction, aidé de Georges Hourdin pour la rédaction et d’Ella Sauvageot pour l’administration. Le manque de papier et une censure plus tatillonne ralentissent le rythme des sorties, jusqu’à l’interruption signalée fin 1942, pour « des circonstances indépendantes de notre volonté » : un veto des autorités d’occupation59 ? Une reprise est envisagée au printemps 1943 sous la double houlette de Joseph Folliet et du père Maydieu60, mais rien ne se fera avant la Libération. Cette courte expérience n’en a pas moins servi de rodage au trio Boisselot-Hourdin-Sauvageot, appelé à jouer un rôle majeur dans la presse catholique après la fin du conflit.
« Rencontres61 »
20Le père Maydieu n’avait pas qu’un seul fer au feu. Sans négliger l’appui de « nos amis qui sont au Gouvernement », il sollicitait des autorités allemandes la reparution, sinon de La Vie Intellectuelle, du moins de « Cahiers de La Vie intellectuelle ». Bien que la défaite de la France ait été, selon lui, « une défaite de l’intelligence », ces cahiers devaient s’appliquer à certains objets concrets du nouvel ordre à bâtir en évitant « toujours ce qui divise » et en acceptant donc « les problèmes tels qu’ils se posent », sans chercher à faire valoir d’emblée un point de vue chrétien. Pour la rédaction de chacun d’eux, il prévoyait d’ailleurs de solliciter « quelques collaborateurs de tendances divergentes62 ». Au service de l’Église, une série inspirée de La Vie Spirituelle : « l’idée centrale doit (en) être la contemplation », entendue comme « totalité de la vie chrétienne ». Ainsi pourront être contournés les obstacles mis à l’apostolat par l’occupant : « Il semble que l’on ne veuille laisser au chrétien que l’Église et la famille, mais par ces deux pôles la vie chrétienne doit être capable de pénétrer toutes les activités humaines63. » Au service de la France, et face à la menace d’une « révolution nationale-socialiste64 », une série inspirée de La Vie Intellectuelle. Afin de respecter la complexité des questions « techniques » et « culturelles », l’inspiration chrétienne s’y fera discrète, le but majeur de tels cahiers étant « une défense et une discipline de la liberté humaine », vocation profonde de la France, même vaincue. Ils prôneront certes l’unité des Français, mais combattront « toute unification étatiste » et maintiendront « un certain pluralisme, si ce mot n’était pas un peu trop usé et ne traînait derrière lui un trop grand nombre d’idées fausses et abstraites (dignité de la personne humaine et vieux bateaux de la même sorte)65 ». Ces cahiers adaptent donc à une conjoncture imprévue le projet Maydieu de 1939 : produire un organe de réflexion qui arme les chrétiens pour leur action dans le monde et leur permette d’entrer en dialogue avec la pensée ambiante. Afin de faire revivre cet espace autonome permettant de « s’unir et (de) se grouper pour la liberté66 », il faut toutefois passer par les conditions des vainqueurs.
21Or ceux-ci n’autorisent pas les « Cahiers de La Vie intellectuelle » : seulement une collection « Rencontres », titre qui correspond bien au projet Maydieu, mais dont le choix reste mystérieux. Sans doute le feu vert pour une série de volumes séparés était-il plus aisé à obtenir que pour une revue67. L’identification de la collection à la défunte Vie Intellectuelle ne fait pourtant aucun doute : dans sa lettre au père Motte du 7 mars 1943, le père Gillet évoque ainsi « La Vie Intellectuelle, provisoirement Rencontres ». Un premier volume de 160 pages, Contemplation, sort au printemps 194168. Jusqu’à la Libération, douze autres cahiers suivront, dont deux doubles. Ils sont publiés simultanément par le Cerf à Paris et par l’Abeille à Lyon, sous la responsabilité du père Maydieu, aidé des pères Chifflot, Duployé et Serrand. Seuls deux d’entre eux sortent uniquement à Paris : Traditions de notre culture (2, 1941) et Chroniques de la Vie Spirituelle (4, 1941). Outre cette différence majeure, on note quelques petites différences de présentation, jusqu’à ce qu’intervienne une complète homogénéisation à partir du cinquième volume, Chroniques de la Vie Intellectuelle. Les cahiers « Rencontres » sont vendus à la pièce en librairie ou chez les éditeurs par souscription de cinq. Tous sont des recueils autour d’un thème fourni par le titre, sauf le numéro 12, La France, pays de mission ? des abbés Godin et Daniel, paru au cours de l’été 1943.
22Ils sont répartis en trois séries. Les quatre cahiers de la série « Technique » traitent en fait d’un aspect de la réorganisation de la société française après la défaite. Publiés sans imprimatur, ils sont le produit d’une sous-traitance à des équipes non dominicaines : Paroisse universitaire pour Responsabilités de l’école, groupe autour de François Perroux pour L’économie sans abondance ou Travail et salaire. Si le premier prend ses distances avec la politique scolaire de Vichy, au risque de susciter une polémique69, les deux autres sont moins éloignés de la « Révolution nationale » : François Perroux prend nettement parti pour la Charte du travail70. Dans son unique intervention pour cette série, le père Maydieu émet toutefois quelques critiques, au nom de la liberté personnelle, sur le corporatisme de l’économiste, fondé non sur l’État, mais sur des communautés naturelles71. Le père Lebret, pour sa part, proteste contre l’incursion de « Rencontres » dans un domaine qu’il estime être du ressort d’« Économie et Humanisme72 ».
23Les deux premiers cahiers de la série « Culture », Traditions de notre culture et Foyers de notre culture sont eux aussi sous-traités, à Gilbert Gadoffre, et dépourvus d’imprimatur. Refusant la coupure de 1940, ils soulignent la continuité de la tradition culturelle française : « sens du diurne » opposé au nocturne, passion de l’héroïsme et omniprésence de l’humanisme. Le couvent médiéval, la cour du roi Henri II ou la Chênaie des Lamennais sont autant de foyers qui témoignent d’une telle continuité dans la diversité. Plus que Responsabilités de l’école, ces cahiers déplorent l’insuffisance de la culture scolaire et préconisent le développement d’« universités collégiales », une décentralisation volontariste ou une meilleure utilisation de la radio. Le père Chifflot en appelle d’une Église qui « se moque de la culture » à une Église qui y prendrait ses responsabilités sans prétendre la coloniser73. Seul à paraître en 1944, le cahier Jeux et poésies n’est pas de pur divertissement : il publie des textes de prisonniers de guerre et présente avec faveur une « littérature de contrebande » aux marges de la Résistance. Alors qu’il joue un rôle important dans la Résistance intellectuelle parisienne et qu’il est emprisonné à Annecy, Maydieu y donne une note de lecture philosophique lourde de sous-entendus74.
24Discrète dans ces deux séries, son influence devient prépondérante dans le secteur de la « Spiritualité », « le plus essentiel » des trois75, puisque « tout le problème de la vie spirituelle ne consiste finalement qu’en cela : saisir que le Christ est notre guide ou notre frère76 ». Une telle priorité est repérable quantitativement : six des quinze cahiers de guerre sont consacrés aux questions religieuses. Elle tend même à s’accentuer au fil des années : trois des six derniers appartiennent à cette série, l’emprise croissante de l’occupant sur le pays rendant très difficile le traitement des problèmes de société. Mais la priorité se manifeste aussi qualitativement, avec l’investissement de tels cahiers par les dominicains, du Cerf ou de cercles proches : neuf des treize auteurs du cahier Contemplation font partie de l’Ordre. Elle se manifeste surtout par une implication croissante de Maydieu, dont la signature figure dans presque tous les cahiers religieux. Bien que l’existence de groupes de travail ou de questionnaires soit attestée dans ce secteur aussi, de même que la collaboration d’autres membres de l’équipe, le père Serrand notamment, la ligne religieuse de « Rencontres » est due pour l’essentiel à son principal animateur, le père Maydieu.
25Le premier cahier annonce d’emblée la couleur : « La Vérité seule nous libérera. C’est sa contemplation dont le monde a besoin » ; mais une contemplation active et qui ne sépare pas : « Il nous faut une levée de contemplatifs, mais de contemplatifs dans le monde77. » Pas de repli individualiste ou piétiste donc. Après démonstration de l’inanité d’une opposition entre personne et communauté, le cahier souhaite leur intégration dans le Corps mystique, nourri aux sources de la Bible, des Pères, de la liturgie ou des sacrements. « Rencontres » ne manque aucun des indices du renouveau théologique qui s’amorce. Une telle option qui bouscule les statuts traditionnels ne va pas de soi, puisque les éditeurs doivent ensuite revenir sur la légitimité (et les limites) des divergences admissibles entre catholiques78. Tous les membres du Corps mystique sont appelés à une telle contemplation : les prêtres à coup sûr, bien que le cahier qui devait leur être consacré n’ait pas abouti, mais aussi les laïcs : se cherche dans « Rencontres » une spiritualité du laïcat qui débouche sur un cahier intitulé Spiritualité de la famille, assez ouvert aux problèmes conjugaux et très sensible à l’absence des prisonniers, aux foyers desquels il est dédié79. Il se termine sur un gros article de Maydieu consacré à « La famille, première cellule de l’Église80 », coiffé in extremis d’une apologie de la virginité par Louvel81. Loin d’être une sorte d’assurance tous risques pour cette vie et pour l’éternité, sur laquelle le fidèle n’aurait qu’à se reposer, la foi n’est-elle pas une quête continuelle jamais pleinement satisfaite ? C’est bien ce que suggère le cahier intitulé Chercher Dieu, en 1943, que Maydieu conclut de manière tout à la fois rassurante et stimulante : « Le chrétien est cet homme qui a trouvé Dieu »… sans pour autant cesser de le chercher82. Un tel effort de pédagogie religieuse a pour but de procurer au lecteur malmené par le vent de l’histoire une manière d’armement spirituel pour lui faire garder le cap. On en veut pour preuve deux textes majeurs de Maydieu : « L’amour de la vérité » dans Contemplation, qui se termine sur ces mots : « Ne dire que la vérité83 » ; et surtout « Chrétiens dans la France souffrante », dans les Chroniques de la Vie intellectuelle. Pour le dominicain, la vocation de la France est de servir la liberté de l’homme84. Certes, liberté ne doit pas être confondue avec licence ; mais le chrétien doit travailler à l’édification d’un « ordre de la liberté » fondé sur les communautés naturelles, sans céder « à la tentation de fixer d’abord le couronnement de la tâche85 ». « Nous avons devant nous un certain temps avant que l’on puisse ouvertement faire de la propagande pour la liberté », écrivait Maydieu à l’usage de ses supérieurs en 194186. « Vivons donc comme des hommes libres », écrit-il pourtant peu après dans « Rencontres », reprenant presque mot pour mot une formule de sa note87. Vérité et liberté : quoi espérer de plus dans le cadre étriqué d’une publication soumise à censure ?
26« “Rencontres” a été une réussite. Très bien accueillie partout, l’affaire est équilibrée financièrement », écrit Boisselot le 5 novembre 1941, alors qu’est annoncé le cinquième cahier. Quelques mois auparavant, le ton était moins optimiste du fait des réserves sur Contemplation : « si on a critiqué la réalisation de “Rencontres”, l’accueil à l’idée est enthousiaste », soulignait pourtant Maydieu peu après le lancement : un gros millier de souscriptions est alors acquis, et les deux mille nécessaires peu après88. Et puis plus rien… Sauf que la collection traverse sans dommage la crise qui secoue sa maison d’édition en 1942-1943, suite à la visite apostolique du père Thomas Philippe. « Je n’ai rien entendu depuis la guerre reprocher aux publications de la maison, que l’insuffisante place faite aux Encycliques dans “Spiritualité de la famille”, ce qui n’équivaut tout de même pas à une erreur doctrinale », écrit à Rome le père Motte pour défendre ses subordonnés89. Et il est entendu : « Pour les revues, il n’y a aucune raison de supprimer Rencontres ; celles-ci doivent continuer », lui répond le père Louis90. Si la collection survit aux remous qui affectent alors la province dominicaine de France, c’est sans doute parce qu’elle connaît un certain succès. On peut relever que huit des dix premiers volumes sont épuisés au début 1946. Les abonnés de La Vie Intellectuelle semblent être restés fidèles à ce qui en tient lieu, tandis que la formule de cahiers à thème séduisait au coup par coup un public plus hétérogène.
27Pas plus que celle des publications jésuites de guerre, Cité nouvelle ou Construire, l’orientation générale de la collection n’est facile à définir. Le seul fait d’obtenir l’autorisation de paraître implique bien des ruses avec la censure. Si les cahiers « Rencontres » ne font aucune concession à la « révolution nationale-socialiste » allemande, on y relève, au moins au début, d’assez nombreuses convergences avec la « Révolution nationale » de Vichy, qu’il s’agisse du travail, de la jeunesse ou de la famille ; mais aussi des réserves, mises en évidence par les critiques qu’elles suscitent : refus d’accabler, voire même de nommer, les coupables de la défaite, ou supposés tels ; volonté de maintenir le pluralisme et des espaces de liberté dans la réorganisation communautaire du pays. La collection manifeste par ailleurs une certaine audace culturelle91. Elle produit surtout un gros effort d’armement spirituel par retour au cœur de la foi chrétienne : le Christ, l’Église comme Corps mystique, les sources de la foi (la Bible, les Pères), les sacrements. Il ne faut pas y chercher plus – une Résistance entre les lignes – mais il ne faut pas lui accorder moins non plus. Les cahiers « Rencontres » ont permis à des catholiques cultivés de ne pas désespérer de la France ni de l’Église pendant les « années noires ».
La crise de 1942-1943
28La vie des Éditions du Cerf est alors difficile du fait des conditions matérielles et morales imposées par l’Occupation : pénuries en tous genres, de papier notamment, censure aléatoire ou tatillonne, pression allemande croissante sur les autorités françaises. Elle est rendue plus difficile encore par les autorités religieuses après la mise à l’Index, en février 1942, de la brochure programme du père Chenu, Une école de théologie : le Saulchoir92. Suite à cette sentence, une visite apostolique est diligentée dans les couvents d’études et maisons d’édition dominicains en France. Le père Garrigou-Lagrange, qui en est chargé, délègue ses pouvoirs en zone occupée au père Thomas Philippe, professeur comme lui au Collège Angélique après l’avoir été brièvement au Saulchoir, mais retenu à Paris depuis 1940. Alors que sa visite à Étiolles est émaillée d’incidents, celle de La Tour-Maubourg se passe sans encombres, de l’avis de père Chenu, exclu du Saulchoir et assigné à Paris-Saint-Jacques, qui aurait pourtant eu intérêt à en signaler les bavures : « la visite canonique récente » y a été « aimablement sommaire » et « conclue sans griefs », écrit-il en octobre 194293. Le père Motte n’en est pas moins inquiet. « Sans trouver la direction actuelle idéale [il] ne voi[t] pas du tout comment la remplacer et [n’est] pas sûr du tout, par conséquent, qu’il y ait avantage à le faire94. »
29La visite est pourtant suivie, sur le rapport de Thomas Philippe dont on ignore la teneur, de sanctions pesantes, énoncées dans une lettre du Saint-Office au père Gillet du 3 novembre 1942, qui peine à parvenir aux intéressés. Il doit écarter de La Tour-Maubourg le père Boisselot, supérieur de la Maison Saint-Dominique et directeur des Éditions du Cerf, et le remplacer par le père Dorange auquel sera adjoint le père Spit (sic pour Spitz). La revue La Vie Intellectuelle devra s’attacher plus aux « vérités d’ordre surnaturel qu’aux problèmes temporels d’actualité ». La collaboration des auteurs laïcs devra être mieux « surveillée et contrôlée ». Pour éviter toute déviation, la censure des pères Noble et Courtois [qui remplace Ducattillon], devra avoir recours au maître général en cas de difficulté. Il conviendrait en outre que les religieux assignés à cet apostolat soient envoyés à Rome pour achever leur formation. Dans La Vie Spirituelle, il faudra éviter d’« intellectualiser la vie intérieure au point de croire qu’on la possède […] seulement après avoir étudié un peu la littérature mystique », et surtout de « tomber dans une fausse spiritualisation de la théologie, en la réduisant à une expérience religieuse », erreur attribuée au père Chenu. Afin d’éviter ces dangers, le comité directeur de la revue devra comporter un théologien compétent qui fasse deux fois par an un rapport sur les articles à publier ou récemment publiés. Ensuite pour « contrebalancer et compléter l’influence de “La Vie Intellectuelle”, il conviendrait que “La Vie Spirituelle” reste sous le contrôle des théologiens du Saulchoir, spécialement du régent du collège » : le père Thomas Philippe nommé à la place de Chenu.
30Dès avant l’annonce officielle de la sanction, celui-ci l’interprétait comme une suite logique des ennuis du Cerf à partir de 1937, avec la suppression de Sept et le risque de suppression de La Vie Intellectuelle :
« Voici qu’après le S[aulchoir], où l’émissaire romain travaille à en retourner les méthodes et l’esprit, la direction des revues (Vie Spir[ituelle]., Vie Int[ellectuelle]., etc.) aux Éd[itions] du Cerf est menacée : le directeur, le P. B[oisselot] va être cassé, sur décision du visiteur. […] Décision prise uniquement sur les préjugés de 1937-1938. […] Ce qu’on veut en effet ici, ce n’est pas éliminer telle personne, mais atteindre un esprit, à la faveur d’un intégrisme doctrinal où trouvent occasion de se satisfaire les rancunes contre la V[ie] I[ntellectuelle] et le P. Bernadot, bête noire des théologiens d’A[ction] F[rançaise]95. »
31Comme n’a pas manqué de le faire remarquer à Rome le père Motte, la décision du Saint-Office présente en 1943, un caractère quelque peu surréaliste. « Ce qui me peine le plus, si vous me permettez cette confidence, écrit-il au père Garrigou-Lagrange le 6 avril, ce sont certains à-peu-près dans la rédaction des conclusions, qui donnent l’impression que les choses ont été vues de loin96. » La Vie Intellectuelle a interrompu sa parution en 1940. D’ailleurs le père Boisselot ne s’en occupait guère, laissant sa direction au père Maydieu qui a fondé en 1941 pour la remplacer la collection « Rencontres », pas mentionnée dans la décision primitive. La prescription contre les laïcs renvoie d’ailleurs plus, comme Chenu l’a souligné97, à la situation de 1937 qu’à celle de 1942-1943. « Nous n’avons pas de père “Spit” mais seulement un père Spitz à donner à La Tour-Maubourg98. » Il faut un autre envoi des conclusions par Gillet pour qu’apparaissent les cahiers « Rencontres ». Quant à La Vie Spirituelle, elle n’est plus publiée à Paris, mais à Lyon sous la direction du père Louvel, avec la collaboration assidue du père Garrigou-Lagrange et de théologiens thomistes des studia de Saint-Alban-Leysse ou de Saint-Maximin qui ne peuvent être accusés d’audaces suspectes. Le provincial regrette surtout qu’on frappe « un de nos points de contact les plus directs et les plus efficaces avec un nombre considérable de personnes influentes, un moyen d’influence religieuse privilégié99 ». Le père Louis répond qu’il n’y a aucune raison de supprimer « Rencontres », mais que les décisions concernant Boisselot, Dorange et Spitz doivent être appliquées sans délai : « le P. Général ne peut rien changer à ces conclusions qui n’ont pas dépendu de lui », mais du Saint-Office100.
32Comme le prévoyait son provincial, le père Boisselot, « fils de l’obéissance101 », se soumet d’autant plus facilement qu’il n’a guère eu le temps de s’imposer à la tête d’une maison dont il regrette néanmoins la démolition par « passion politique102 ». Assigné au couvent du Saint-Sacrement, rue du Faubourg Saint-Honoré, il obtient de prendre quelque repos à Saint-Alban-Leysse, studium de la province de Lyon proche de Chambéry. Il n’en pense pas moins comme le montre le ton incisif des notes pour l’histoire du Cerf qu’il rédige dans sa retraite. Mais « la pelure Dorange », bon mot de l’ami fidèle qu’est Mgr Petit de Julleville, archevêque de Rouen103, ne passe pas sans difficulté. D’abord parce que Constant Dorange, qui vient du couvent du Havre, a été nommé à la succession de Boisselot contre son gré, qu’il l’a d’abord déclinée avant de ne l’accepter que par obéissance104. Ensuite parce que lui et le père Raymond-Marie Spitz, qui ne sont pas lecteurs, à la différence des pères assignés jusque-là boulevard La Tour-Maubourg105, n’ont pas d’expérience en matière d’édition, ce que Dorange n’a pas caché au père Thomas Philippe : « Il m’a bien objecté qu’il ne se sentait pas préparé à cette fonction, mais il s’appuie sur l’obéissance et le secours divin qu’elle lui assure », écrit celui-ci à Gillet le 6 avril 1943, peu avant l’installation de la nouvelle direction du Cerf le 3 mai. Aussi souhaite-t-il avoir des indications précises sur son rôle, car il veut exercer « un véritable contrôle et une direction effective sur les rédacteurs des revues ».
33Enfin et surtout parce que les Éditions du Cerf ne sont pas la propriété de l’Ordre dominicain mais d’une société par actions aux mains de laïcs. Plusieurs d’entre eux, parmi les plus influents, et « très attachés à la mémoire du P. Bernadot », manifestent leur opposition au changement de direction. Tel est notamment le cas de deux sœurs, Mme Chambert et Mlle Marre, hôtesses du père Bernadot à La Bastide-l’Évêque. « Nous avons mis beaucoup d’argent sur cette affaire, beaucoup plus que les 200 000 francs que représentent nos actions, écrivent-elles le 1er mai 1943 au président du conseil d’administration, qui est alors l’industriel picard R. Buvry, autre ami personnel de Bernadot. Nous l’avons fait à cause de l’affection qui nous liait au père Bernadot et parce que nous comptions l’aider à répandre les idées qu’il défendait ». En 1939, elles ont fait confiance au père Boisselot son héritier. Or voilà qu’il est évincé sans que le conseil d’administration ait été consulté. « Ce changement nous inspire les plus vives craintes sur l’orientation qui sera donnée à la maison et nous refusons […] de nous incliner une seconde fois devant ce coup de force si inattendu. » Aussi en appellent-elles à une assemblée générale pour le conjurer, préférant « de beaucoup que la société disparaisse, plutôt que de voir notre argent servir à une cause et pour des personnes que nous ne saurions approuver ». Par lettre du 3 mai au père Thomas Philippe, les administrateurs de la société, R. Buvry, président, E. Sauvageot106 et le Docteur Liacre, s’alignent sur cette position. « Ces “bons laïcs” prétendent bien ne pas vouloir intervenir dans les questions de doctrine, mais ils disent qu’ils ont avancé des capitaux importants pour telle œuvre déterminée, et qu’ils ne veulent pas qu’elle change d’orientation », écrira Philippe à Gillet le 18 mai. « Juridiquement ils sont propriétaires des Éditions du Cerf » et on ne peut rien faire sans eux. Avec 200 000 francs d’actions, soit 400 sur 630, les deux sœurs de La Bastide-l’Évêque détiennent à elles seules près des deux tiers du capital !
34« Nous sommes en pleine bagarre », écrit le 9 mai à Mme Chambert le père Boisselot. Sans lui cacher que la maison a failli disparaître du fait de l’affrontement entre les supérieurs religieux et les administrateurs, il esquisse la solution du compromis qui sera retenue. Le conseil d’administration réuni le 12 mai, propose en effet à l’assemblée générale des actionnaires convoquée pour le 24 juin de ratifier la transaction suivante. Le père Dorange devient supérieur religieux et responsable intellectuel de la maison. Mais Boisselot, « que les circonstances extérieures obligent à s’absenter », en demeure directeur général ; Chifflot « expédiera les affaires courantes et assurera la continuité », sous la surveillance du président du conseil d’administration qui garantira le respect de la ligne éditoriale antérieure. Le père Thomas Philippe se résigne à cette cote mal taillée qui sauvegarde les apparences. Plus tard, peut-être, sera-t-il possible de faire nommer Dorange directeur des Éditions, mais la solution trouvée apparaît « la seule possible pour répondre aux volontés de Rome et maintenir l’existence de la Société du Cerf », concède le visiteur107. Plusieurs affaires de censure sont cependant l’« indice des limitations à notre travail, du moins à l’expression de son esprit », écrit le père Chifflot après le refus par le provincial d’une réédition de la brochure du père Bernadot, De L’Eucharistie à la Trinité, la préface demandée au père Boisselot ayant selon lui des allures de manifeste108.
35L’affaire n’a que peu d’écho dans une France que l’armistice de 1940 protège de moins en moins de la guerre. Elle n’a guère de répercussion non plus sur les Éditions du Cerf qui tournent au ralenti, bien qu’elles n’aient jamais disposé d’un personnel aussi nombreux. Outre le père Serrand, de la province de Lyon, qui abandonne « Économie et Humanisme » pour les Éditions du Cerf en 1943109, le père Antonin-Marie Henry y est assigné en septembre 1942 : né à Paris en 1911, ingénieur de l’Institut Catholique des Arts et Métiers de Lille, il est entré dans la province de France en 1933, a fait ses études au Saulchoir et a été ordonné prêtre en 1939, avant d’obtenir le lectorat en 1942. Bien qu’un accident survenu pendant sa mobilisation l’ait privé d’une jambe en 1939, c’est une recrue de choix qui fera l’essentiel de sa carrière religieuse boulevard La Tour-Maubourg. L’éviction du père Boisselot et l’arrestation du père Maydieu, pris par les Allemands à la frontière suisse en mars 1944 avec son ami le père Dominique Dubarle, laissent pratiquement la charge de la maison aux mains du père Chifflot. Seuls quelques volumes sortent en 1943-1944, dans des conditions de plus en plus précaires. La Vie Spirituelle continue de paraître à Lyon, sous la responsabilité du père Plé désormais, qui lui imprime une vitalité nouvelle. Difficile d’y déceler les effets des conclusions de la visite de 1943, qui en remettaient la supervision au père Thomas Philippe. Tout juste peut-on y remarquer un regain d’activité de figures spirituelles de la province de France, comme Étienne Hugueny ou Pierre-Thomas Dehau, oncle et mentor des frères Philippe, « découvert par le P. Duployé », mais aussi de lecteurs du Saulchoir comme les pères Camelot, Duval ou Féret.
36La crise a pourtant manifesté l’ambiguïté structurelle des Éditions du Cerf, bien mise en évidence par le syndic de la province de France dans son rapport du 9 juillet 1943 :
« Est-il normal qu’un religieux puisse, sous le couvert d’un conseil d’administration laïc, avoir la direction effective d’une affaire qui échappe complètement à l’autorité religieuse supérieure ? Et la chose est d’autant plus grave que, dans l’esprit public, cette affaire est considérée comme appartenant effectivement à l’Ordre110. »
37Cette dualité difficile à gérer est de fondation : elle a été voulue par le père Bernadot, très soucieux de son autonomie. L’éviction par Rome du père Boisselot fait apparaître pour la première fois, en 1943, la possibilité d’un divorce entre autorité religieuse et autorité éditoriale qui mettrait en péril l’existence même des Éditions du Cerf. Le divorce est évité par un compromis qui ne résout pas le problème : le père Dorange ne réussit pas à s’imposer et le père Chifflot assume de fait la direction de la maison tout en lui étant soumis du point de vue religieux. Cette situation bancale ne saurait durer bien longtemps.
Notes de bas de page
1 Mais trois autres brochures de la collection « Qu’en pensez-vous ? » sont mises sur la liste « Otto » des livres interdits par l’occupant : Le germanisme en marche et Benito Mussolini d’André Sidobre (Maurice Schumann) et La France veut-elle vivre ?, de Joseph Aynard.
2 Lettre au père Bernadot du 14 août.
3 Lettre de Vichy du 30 septembre au père Dupuy, vicaire provincial de Toulouse, qui reprend et corrige celle du 1er septembre au père Motte, plus projet de 3 p. dactyl., ADT.
4 Précision de la main du père Duployé sur la première page du projet, 9 p. dactyl.
5 « Nous ne sommes évidemment ni pour ni contre Pétain. Nous sommes ailleurs », ibid., p. 8 et 9.
6 Fouilloux Étienne, « Une NRF thomiste à Saint-Maximin (1940-1943) ? », à paraître.
7 « Projet de revue mensuelle », Saint-Maximin, 14 novembre 1940, 8 p. dactyl., ADT.
8 4 p., s. d., citation p. 3, ADT.
9 Lettres des 23 et 27 novembre 1940 au père Étienne Dupuy, alors vicaire provincial de Toulouse, ADT.
10 Lettre du 8 décembre, ADT.
11 Le provincial de Lyon Cathelineau en retire l’impression d’un échange début mars 1941 avec le père Dupuy, désormais provincial de Toulouse.
12 Lettre au père Dupuy du 28 février 1941, ADT.
13 La tentative du père Bruckberger pour reprendre le projet, sans Gallimard, tourne court en 1943.
14 Information donnée par le père Serrand dans une lettre écrite au nom de ses supérieurs le 28 octobre 1941.
15 Deux notes manuscrites sans signature (Bernadot ? Boisselot permissionnaire ?), en style télégraphique et de lecture difficile.
16 Lettre au père Dupuy du 29 décembre, ADT.
17 Né en 1904, entré dans la province de Lyon en 1927, il est prêtre depuis 1931.
18 Lettre du 9 janvier à Serrand (carton correspondance Serrand). Né en 1906, Serrand est entré dans la province de Lyon en 1922, il est prêtre depuis 1930.
19 Lettre de Maydieu à Motte, 5 janvier 1941, et « Accords Lebret-Maydieu (Agde, 26-XII-40) » ; sur le détail des pourparlers, voir aussi la lettre de Maydieu à Cathelineau du 21 janvier 1941.
20 « Note sur la question des Revues », du père Motte au père Gillet, 11 février 1941, p. 5.
21 Mystique d’un monde nouveau, Lyon, 1941.
22 Lettre au père Dupuy du 4 mai, ADT.
23 Lettre au père Dupuy du 18 juillet, ADT.
24 Lettre du 5 novembre 1941.
25 Pour l’administration, la rédaction demeurant au couvent lyonnais du Saint-Nom de Jésus, 104, rue Bugeaud, auquel sont assignés les religieux affectés à l’Abeille : outre Duployé et Louvel, Montuclard et Martin de la province de Lyon.
26 Expressions utilisées par le père Duployé dans un document de 1943 ; parmi les personnalités de la région lyonnaise dont il a sollicité le concours financier figurent Descours et Riboud.
27 Lettre à Dupuy du 16 juin 1941, ADT ; seulement « à cause des Pères de Toulouse, et de quelques autres », confirmation de Maydieu à Serrand du 22 août (carton correspondance Serrand).
28 Lettres du père Serrand au nom de la province de Lyon du 28 octobre et réponse du père Boisselot du 5 novembre.
29 Le cadre d’ensemble de ces péripéties est fourni par Pelletier Denis, Économie et Humanisme. De l’utopie communautaire au combat pour le tiers-monde, 1941-1966, Paris, Cerf, 1996 ; et par Keck Thierry, Jeunesse de l’Église, 1936-1955. Aux sources de la crise progressiste en France, Paris, Karthala, 2004.
30 Journal du père Chifflot en date du 29 juillet 1943.
31 Lettre circulaire envoyée de Lyon le 7 février 1941 par les pères Montuclard, Louvel et Duployé.
32 Lettre du provincial Étienne Dupuy au maître général Gillet, 1er avril 1941, ADT.
33 Force chrétienne, juillet 1943, 184 p. (réédition en 1948) ; deuxième livraison : L’Église et le pécheur, novembre 1943, 224 p.
34 « Vingt-cinq ans de doctrine spirituelle », VS, [novembre] 1944, p. 241-248.
35 VS, 1er juin et 1er septembre, p. 542-550 et 201-212.
36 VS, 1er février 1944, p. 135-143.
37 Notes datées du 9 avril 1943, 2 p. dactyl.
38 Moulinet Daniel, « Publications liturgiques dans les années quarante en France : la collection « “La Clarté-Dieu” », Bruno Dumons, Vincent Petit et Christian Sorrel (dir.), Liturgie et société. Gouverner et réformer l’Église xixe-xxe siècle, Rennes, PUR, 2016, p. 61-71.
39 Contrat entre la province de Lyon, propriétaire littéraire du texte, et les Éditions de l’Abeille du 10 mai 1941.
40 La Clef de la doctrine eucharistique, n° 4, 1942 ; Le Peuple de Dieu, n° 7, 1943.
41 « La Clarté-Dieu » atteint les vingt volumes en 1946, année qui voit paraître le douzième de « L’Eau Vive » : les Notes de direction du père Bernadot.
42 Lettre du père Boisselot du 8 novembre 1941.
43 « La place des Chantiers dans l’éducation nationale », p. 60-69.
44 Ibid., p. 8 et 9.
45 « D’un héroïsme chrétien », ibid., p. 94-100.
46 « Les hypothèses de travail des Équipes sociales », ibid., p. 73-79.
47 « Les mouvements de jeunesse et l’avenir de la Patrie », ibid., p. 92.
48 Grail Augustin, du studium de Saint-Alban-Leysse, « Dieu, maître de l’histoire », p. 41-57.
49 Ibid., p. 105-112
50 « Récit des démarches du Père Maydieu », 7 p. dactyl., s. d.
51 Lettre du 30 août au père Motte.
52 « Note sur la fondation d’une revue catholique populaire », 2 p. dactyl., s. d.
53 Note du père Maydieu « sur l’action que l’on peut mener par des publications dans l’année 1940-1941 », s. d. [fin 1940], 7 p. dactyl., citation, p. 2. Son « Récit » évoquait, comme sujets à traiter : l’organisation professionnelle, la jeunesse ou l’éducation.
54 « Terre de France s’est très bien vendu. Il a fallu un 2d tirage de 110 000 ! », lettre de Maydieu au père Serrand, 22 août 1941 (carton correspondance Serrand)
55 Deuxième entretien inédit du père Louvel pour le cinquantenaire du Cerf, mars 1979, p. 4 (carton Louvel).
56 Ibid., p. 5.
57 Deux en 1941, six en 1942, deux 1943, un en 1944.
58 « Rapport sur les Éditions », 6 p. dactyl., s. d. [daté à tort 1945, automne 1942 sans doute].
59 Rapport de la Maison Saint-Dominique, s. d. [fin 1942], 3 p. dactyl. ; conseil d’administration des Éditions du Temps Présent, 12 décembre 1942.
60 Journal Chifflot, 21 mai, 30 mai et 4 juin 1943.
61 Fouilloux Étienne, « La collection “Rencontres” (1941-1944) », Jean-Augustin Maydieu, Mémoire Dominicaine, numéro spécial II, 1998, p. 73-93.
62 « Note sur l’action qu’on peut mener par des publications dans l’année 1940-1941 », citations, p. 2, 3, 4, 6.
63 « Note sur l’objectif des cahiers », s. d. [début 1941], 13 p. dactyl., citations p. 2 et 3.
64 Ibid., p. 2.
65 Ibid., p. 3 et 4 ; la parenthèse a une forte tonalité « Révolution nationale ».
66 Note de Maydieu sur ce que pourrait être « un apostolat dominicain dans l’Église de France en 1941 », s. d. [après le 18 juin 1941], 16 p. dactyl., citation, p. 10.
67 « Si nous n’avons pas pu répondre, pour les raisons que vous savez […] au désir exprimé par le Vatican et le Rme Père Maître Général, de faire paraître la V[ie] I[ntellectuelle] avec son ancien nom, nous avons pu faire un travail qui en est, en quelque sorte, l’équivalent », lettre de Boisselot du 5 novembre 1941.
68 Son imprimatur date du 19 mars.
69 Sur la responsabilité des instituteurs dans la défaite que Serge Jeanneret reproche à « Rencontres » de ne pas avoir souligné (Voix françaises du 24 octobre 1941) ; réponse non signée dans Chroniques de la Vie Intellectuelle, « Rencontres », 5, p. 86.
70 L’économie sans abondance, « Rencontres », 6-7, p. 152-198.
71 A. M., recension de Communauté, dans Travail et salaire, « Rencontres », 11, p. 194-197.
72 Lettre du père Dorange au père Motte du 29 juillet 1943.
73 « L’Église foyer culturel », Foyers de notre culture, « Rencontres », 9, p. 181-190, citation, p. 181.
74 « Peu d’époques auront connu autant que la nôtre le péché contre le langage, sous la double forme de l’écriture et de la parole. Même le silence, de notre temps semble vicié. Ce qui n’aurait dû servir que la vérité passe totalement au service du mensonge », Jeux et poésies, « Rencontres », 14-15, « Le pouvoir des mots », p. 192-197, citation, p. 192.
75 Contemplation, « Rencontres », 1, deuxième de couverture.
76 Recension de Maydieu, Chroniques de la Vie spirituelle, « Rencontres », 4, p. 89.
77 « Actualité de la contemplation », Contemplation, op. cit., p. 5-10 (citations, p. 6).
78 « Regard sur Contemplation », non signé, Chroniques de la Vie spirituelle, op. cit., p. 82-85.
79 Il devait s’intituler Spiritualité du mariage, d’après une esquisse des Papiers Serrand.
80 Spiritualité de la famille, « Rencontres », 8, p. 200-218.
81 « Mariage et virginité », ibid., p. 219-233.
82 Chercher Dieu, « Rencontres », 13, p. 175-183.
83 Contemplation, op. cit., p. 96-100, citation, p. 100.
84 Chroniques de la Vie intellectuelle, op. cit., p. 7-18.
85 Ibid., p. 17.
86 Note citée sur l’apostolat dominicain, p. 9.
87 « Chrétiens dans la France souffrante », article cité, p. 15.
88 Feuille d’annonce insérée dans Traditions de notre culture, après la page 174 ; « nous avons 2 000 souscriptions pour Rencontres. Tout va bien ! », lettre de Maydieu au père Serrand, 22 août 1941 (carton correspondance Serrand).
89 Lettre au père Louis du 28 septembre 1942.
90 Lettre du 20 avril 1943.
91 Jeux et poésies publie ainsi une chronique de Michel Carrouges sur Georges Bataille (p. 157-164) et une autre d’André Bazin sur les films de Carné, Delannoy et Bresson (p. 172-178).
92 Sur ce contexte, voir Fouilloux Étienne, « L’affaire Chenu, 1937-1943 », Revue des Sciences Philosophiques et Théologiques, 98 (2014), p. 261-352.
93 Brouillon de lettre à Mgr Beaussart, évêque auxiliaire de Paris, du 27 octobre.
94 Lettre au père Louis du 28 septembre 1942.
95 Brouillon de lettre à Mgr Beaussart du 27 octobre 1942.
96 Voir aussi sa lettre au père Gillet du 5 avril, après réception de la sentence.
97 Brouillon de lettre à Mgr Beaussart du 27 octobre 1942.
98 « C’est une grande épreuve d’avoir ainsi l’impression qu’on est jugé de très loin et sur une connaissance très approximatives des données précises », lettre du 6 avril au père Garrigou-Lagrange.
99 Lettre du père Motte au père Louis du 21 octobre 1942.
100 Lettre du 20 avril 1943.
101 Lettre au père Louis du 21 octobre 1942.
102 Lettre à Ella Sauvageot du 9 avril 1943, Sauvageot Jacqueline, Ella Sauvageot…, op. cit., p. 144.
103 Selon le père Spicq dans une lettre à Chenu, s. d.
104 Lettre à Boisselot du 10 avril 1943, qui confirme celle de Thomas Philippe au père Gillet du 6, AGOP XIII 30200/2, dossier 12.
105 Rome envoie une patente de lecteur pour Dorange (remerciement de Philippe à Gillet du 18 mai, ibid.).
106 « Mais il n’y a pas que vous à envisager dans cette affaire, écrivait-elle au père Boisselot le 8 avril. Vous ne pouvez pas me demander de voir avec sérénité l’Église se démolir elle-même ; vous ne pouvez pas me demander de me réjouir en voyant cette maison vouée à une dégringolade certaine. N’oubliez pas que si je vous dois tant depuis mon baptême c’est à La Vie Intellectuelle donc à la maison que je dois ma conversion. […] Tout cela me paraît affreusement grave à un moment où l’Église se compromet à plaisir et où elle va se trouver devant un tournant bien difficile à prendre », Sauvageot Jacqueline, Ella Sauvageot…, op. cit., p. 143.
107 Lettre au père Gillet du 18 mai 1943, AGOP XIII 30200/2, dossier 12. Le père Chifflot a tenu un journal de cette période de crise, du 15 mai au 29 juillet 1943, 7 p. manuscrites, carton Chifflot.
108 Journal en date du 6 juillet 1943.
109 Texte du 12 février [1943], 1 p. dactyl. ; réaction attristée du père Lebret, 6 octobre 1943 (carton correspondance Serrand).
110 Rapport du père Delessalle, 9 juillet 1943.
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