Chapitre V. La fin de l’ère Bernadot
p. 117-139
Texte intégral
1 Sept à peine supprimé, le père Padé sonne l’alarme. « Et maintenant je suis ennuyé pour nos revues, écrit-il au père Gillet le 9 septembre 1937. Ni la Revue Spirituelle ni la Revue Intellectuelle [sic] ne font leurs frais depuis l’augmentation du papier et des salaires. » En additionnant le remboursement du prêt pour l’immeuble de La Tour-Maubourg, le dédommagement du publicitaire André Lecomte, « qui perd tout avec la disparition de Sept », les indemnités aux employés et le remboursement des abonnements interrompus, il prévoit un minimum de 600 000 francs à trouver sans tarder. « Cela peut être la ruine des revues et de la maison du Cerf », conclut-il. En fait, l’arrangement trouvé avec Temps Présent limite cette somme aux 400 000 francs avancés par le père Bernadot qui passe désormais une bonne partie de son temps à trouver de l’argent frais auprès de ses amis de Paris et de province. Moins alarmiste, une « Note sur les projets des Éditions du Cerf », de quelques mois postérieure, confirme pourtant la situation précaire de l’entreprise. La suppression de Sept la prive des deux tiers de son chiffre d’affaires (1 600 000 francs sur 2 400 000). Or le revenu des publications restantes, La Vie Intellectuelle, La Vie Spirituelle et L’Art Sacré, ou des livres, ne suffit pas « pour assurer l’équilibre financier d’une maison dont les frais généraux […] sont d’environ 400 000 francs par an1 ». La Vie Spirituelle elle-même connaît des difficultés : elle aurait perdu 1500 abonnés et, pour la première fois de son existence, elle appelle au secours afin d’éviter la disparition2. Il faut donc faire preuve d’imagination pour surmonter cette mauvaise passe.
2C’est d’autant plus nécessaire que le père Bernadot dispose désormais d’une équipe renforcée risquant de se retrouver au chômage technique. Trois jeunes religieux de la province de France ont en effet été assignés à la Maison Saint-Dominique entre 1936 et 1938, même s’ils ne consacrent pas toute leur activité aux Éditions du Cerf. Ambroise-Marie Carré, né en 1908, est entré au noviciat d’Amiens en 1926 après avoir été l’élève de l’abbé Petit de Julleville et l’auditeur captivé du père Sanson à Notre-Dame ; profès en 1927, il a été ordonné en 1933 malgré une santé fragile. Il est nommé secrétaire de rédaction de la Revue des Jeunes en 1936, mais aussi aumônier des étudiants en droit parisiens, et il entame une carrière prometteuse de prédicateur. Sa contribution au travail du Cerf se limite alors à quelques articles et au suivi des « Cahiers de la Vierge ». De deux ans son aîné, Gustave Duployé, né en 1906, a été ordonné prêtre pour le diocèse de Paris le 17 décembre 1932. Le 5 janvier 1933, il est entré au noviciat d’Amiens et a fait profession simple un an après sous le nom de Pie-Raymond. Il rejoint l’équipe Bernadot aussitôt après sa profession solennelle effectuée au Saulchoir le 6 janvier 1937. Caractère difficile, il peine à collaborer avec le père Maydieu pour La Vie Intellectuelle et vit mal les secousses de la maison, au point de solliciter en vain son retrait3. Thomas-Georges Chifflot, né comme le père Carré en 1908, est breveté de l’École polytechnique. Il est entré chez les dominicains en 1930 : profès l’année suivante, prêtre en 1935, il est assigné à la Maison Saint-Dominique en 1938, tout en étant chargé d’enseigner le traité De Deo uno au Saulchoir. Il est gravement handicapé par la maladie qui a obligé de lui retirer un rein.
3L’indispensable relance des Éditions du Cerf va prendre deux voies différentes qui reflètent les divergences de vues entre les membres d’une équipe maintenue en l’état par les supérieurs. « Puisque le P. Maydieu reste à la V[ie] I[ntellectuelle], au moins jusqu’à nouvel ordre, n’est-il pas préférable que je m’occupe exclusivement de nos fameuses “conférences” et du “Bulletin de liaison” qui me paraît pouvoir devenir très important ? », écrit Boisselot à Bernadot le 28 octobre 1937. Pendant que Maydieu guide la revue dans des eaux plus calmes, avec le soutien d’une pléiade d’intellectuels laïcs, le tandem Bernadot-Boisselot prolonge la veine populaire de Sept par une série d’initiatives moins exposées, mais tout aussi ambitieuses potentiellement.
Chrétienté
4Le père Boisselot envisage un programme de cours et de conférences à trois niveaux : « pour nos fidèles », pour des militants et pour un large public, sorte de « club du faubourg catholique ». Le lien entre ces activités serait assuré toutes les semaines par un bulletin sur quatre pages au format de L’Aube ou de La France Catholique. Bien distinct du « fatras » ou du « syncrétisme tiède » auxquels risque d’être contraint Temps Présent (qui n’est pas encore paru…), ce bulletin essaierait de « dégager une ligne directrice », « donnerait des mots d’ordre, organiserait des campagnes pour atteindre des objectifs précis » ; il serait ainsi « le centre du futur groupement, et son principe ». Il n’est d’ailleurs pas interdit de rêver :
« Et puis, petit bulletin deviendra grand, pourvu que Dieu lui prête vie… Qui sait si, un jour, il ne deviendra pas purement et simplement “l’hebdomadaire de l’ordre catholique” en fusionnant avec Temps Présent ? Pourquoi, en tout cas, ne serait-il pas, très vite, ce bulletin populaire que vous avez toujours rêvé pour soutenir les finances de la maison ? », écrit-il au père Bernadot le 28 octobre 1937.
5Lui aussi orphelin de l’hebdomadaire supprimé, Boisselot envisage bel et bien de faire une sorte de Sept en réduction, lisible et militant. Un mois plus tard, l’entreprise est placée sous l’étiquette Chrétienté, titre confessionnel écarté pour Temps Présent. Le mot et la chose sont dans l’air du temps : le père Chenu publiera « Dimensions nouvelles de la chrétienté » dans La Vie Intellectuelle le 25 décembre 19374. La « Maison de Chrétienté » du boulevard La Tour-Maubourg abriterait les activités parisiennes des « Groupes Chrétienté » et la rédaction du bulletin que le père Boisselot voit comme « un produit bâtard des Cahiers d’Action Religieuse et Sociale des jésuites et des dossiers de l’agitateur communiste » pour former, sans le titre, « l’Action catholique de (et dans) l’opinion publique5 ».
6Un tel souci d’émulation avec le mouvement communiste, en pleine expansion dans le contexte du Front populaire, donne le ton d’une publication qui veut intéresser hors de l’Église et qui indique comme mot d’ordre à ses lecteurs : « Soyez apôtres6. » L’objectif ultime est bien de « refaire une “chrétienté” », mais une chrétienté profane selon la formule définie par Jacques Maritain dans Humanisme intégral7. À partir de décembre 1937, la Lettre de La Tour-Maubourg devient l’organe des « Groupes Chrétienté », héritiers des Amis de Sept et parallèles aux Amis de Temps Présent avec lesquels ils se retrouvent lors des messes mensuelles à Notre-Dame. Une première liste d’adresses de leurs animateurs en province, publiée par la Lettre de La Tour-Maubourg en février 1938, qui fournit cinquante-quatre noms pour quarante départements et territoires d’outre-mer, suggère des filiations et des affiliations multiples, sinon concurrentes : dix-huit des correspondants cités étaient les responsables locaux des Amis de Sept8. Les risques de double emploi n’étant pas minces, la Lettre de La Tour-Maubourg demande aux « Groupes Chrétienté » d’éviter de se présenter comme un « mouvement spécialisé9 », sans abandonner l’ambition d’en faire une sorte d’Action catholique de l’opinion publique.
7La « Maison de Chrétienté » commence ses activités en fanfare, avec le concours du Centre dominicain d’études russes Istina, par des journées d’études mariales orientales, appuyées sur une exposition, en février 1938. Elle inaugure en même temps les cours de religion du père Louvel, sorte de catéchisme supérieur à destination d’un public cultivé, et l’école de formation des conférenciers de Joseph Folliet. Les « Journées de Chrétienté », tenues dans une maison religieuse de l’agglomération parisienne, permettent d’approfondir un aspect essentiel de la foi chrétienne : le sacrement de l’eucharistie le 13 novembre 1938 ou la référence à la Bible le 29 janvier 1939. Le père Chéry emmène chaque été une trentaine de membres des « Groupes » à la découverte de la Belgique (1937), de la Suisse (1938) ou de l’Irlande (1939), tandis que le père Louvel organise pour eux des pèlerinages sur les champs de bataille de la Grande Guerre ou au sanctuaire de La Salette. Un accord avec André David, éditeur et publiciste converti qui a fondé au théâtre Marigny les Conférences des Ambassadeurs, permet de donner la parole, dans le même cadre, aux « Grandes voix de Chrétienté ». Inaugurées par Mgr Bruno de Solages, ces manifestations connaissent quelques succès majeurs : la conférence de Maritain sur « Les Juifs parmi les nations » le 5 février 193810 ou l’« Hommage à Pie XI » du 22 février 1939, dans lequel interviennent, outre Bernadot, Jacques Maritain, Robert d’Harcourt et Jean Le Cour Grandmaison11. Les lecteurs de La Vie Intellectuelle ont rapidement la primeur des textes prononcés. Des tournées de conférences en province permettent aux dominicains du Cerf de soutenir l’activité des « Groupes ». Ainsi se développe à partir de La Tour-Maubourg, une activité de formation et d’information par la parole qui n’était pas dans les priorités initiales du père Bernadot. Elle ne remplit pas les caisses, mais elle prend le relais du travail d’animation effectué autour de Sept.
8Conformément au vœu de Boisselot, la Lettre devient en juin 1938, sans rupture dans la numérotation, un journal de format réduit sur seize pages intitulé Chrétienté, avec Lettre de La Tour-Maubourg en sous-titre. Le ton et le contenu de ce mensuel sont proches de ceux des derniers numéros de Sept : appel à une « mobilisation permanente » pour diffuser les publications du Cerf, bien sûr12, mais aussi pour convaincre amis et voisins de la pertinence des solutions proposées par la foi chrétienne : une foi engagée qui n’hésite pas à prendre parti dans les grands débats du temps. Comme la Lettre avant elle, Chrétienté est une publication militante qui fournit des schémas d’étude précis et argumentés : contre la « main tendue » communiste (février 1938), sur « l’impossible sympathie pour le communisme » (mars 1938), sur « L’Église en face d’Hitler et du racisme » (juin 1938) ou sur « L’antisémitisme devant la conscience chrétienne » (avril-mai 1939). Dans la droite ligne des encycliques pontificales de mars 1937, Chrétienté renvoie dos à dos les deux systèmes totalitaires affrontés.
9Cette intense activité de persuasion n’est pas sans retentissement dans l’opinion, bien qu’il soit délicat d’en mesurer l’effet. Elle s’appuie sur les nouveaux outils éditoriaux mis en place pour pallier la suppression de Sept. La « Note sur les projets des Éditions du Cerf » déjà citée énumère trois pistes, dont deux seulement seront explorées : « L’encyclopédie religieuse », collection de « petits livres brefs et pratiques apprenant au grand public “comment prier”, “comment assister à la messe”, “comment lire l’Évangile”, “qu’est-ce que la liturgie” », ne voit pas le jour. La collection « Chrétienté » en tient-elle lieu ? Elle démarre en 1938 avec le petit ouvrage du père Carré sur le sacrement de mariage, Compagnons d’éternité, promis à un bel avenir éditorial13. En revanche, le projet d’une série de brochures « paraissant chaque quinzaine sur 32 ou 40 pages et traitant des sujets d’actualité dans un esprit chrétien, à la manière des articles de fond de La Vie Intellectuelle » dans laquelle elles pourront puiser, a bien été suivi d’effet. Intitulée « Qu’en pensez-vous ? », cette collection bon marché est inaugurée le 15 juillet 1938 par Hitler contre le pape de Kurt Türmer, suivi des Juifs parmi les nations de Maritain, reprise de sa conférence du théâtre Marigny. Ces deux titres en prouvent le ton militant, qui consonne avec celui du bulletin. Suivront Le bombardement des villes ouvertes, La guerre de Chine, L’Église et la révolution sociale de Pierre-Henri Simon, Le germanisme en marche d’André Sidobre (Maurice Schumann), La France veut-elle vivre ? de Joseph Aynard (sur la dénatalité) ou Benito Mussolini d’André Sidobre (Maurice Schumann également). La liste des titres parus entre 1938 et 1940 donne une bonne idée du projet éditorial : fournir au lecteur un argumentaire catholique bref, mais de qualité, qui lui permette de prendre position dans les crises internationales du moment, contre les dictatures agressives et les dangers qu’elles représentent pour la paix. L’absence de sources empêche de mesurer l’efficacité de ces brochures : Bernadot prévoyait un tirage de 10 000 exemplaires et une large diffusion par les Messageries Hachette. Ces objectifs ambitieux ont-ils été atteints ? Difficile de le savoir. Les brochures témoignent à tout le moins d’un effort significatif de discernement au service de l’opinion catholique.
La Vie Chrétienne avec Notre-Dame
10Le second projet réalisé est d’une autre nature :
« La création d’une nouvelle revue […] qui aura pour but de favoriser l’apostolat du Rosaire. Cette revue, consacrée à la Sainte Vierge, portera le titre La Vie chrétienne avec Notre-Dame14. Elle paraîtra tous les mois sur seize pages, en héliogravure15, et sera conçue comme une revue de spiritualité, très populaire sans toutefois tomber dans la fadeur d’un trop grand nombre de bulletins de piété16. »
11Plus épais que prévu, le premier numéro de la revue, tiré sur les presses de l’Intransigeant, paraît sur 32 pages en juillet 1938, pour le congrès marial de Boulogne. Il s’agit d’un magazine mensuel illustré dans lequel la photographie, de très bonne qualité par le procédé de l’héliogravure, joue un rôle essentiel. Chaque livraison comporte une double page centrale dans laquelle le texte, phrases de commentaire ou citations d’écrivains, est réduit à sa plus simple expression, laissant presque entièrement le champ aux photos : ainsi « Notre corps chrétien » (n° 2, novembre 1938) ou « Neiges chrétiennes » (n° 4, janvier 1939). Dans La Vie Chrétienne avec Notre-Dame, les photographies sont bien plus que des illustrations : une pédagogie autonome par l’image. Ces photographies appartiennent à deux grands registres : celui de la vie quotidienne, aux champs principalement, mais aussi dans les quartiers populaires des villes, avec de nombreux portraits d’anonymes de tous âges ; celui de l’histoire de l’art, avec la fourniture d’un véritable musée sur papier à des lecteurs qui ne fréquentent guère les galeries du Louvre : reproductions en noir et blanc de chefs-d’œuvre, peints ou sculptés, de l’art chrétien du Moyen Âge au xviiie siècle. Les citations de grands spirituels (Tauler, Thérèse d’Avila) et d’écrivains catholiques (Claudel, Péguy), procurent un contrepoint littéraire à cet enseignement par l’image.
12La Vie Chrétienne avec Notre-Dame est une revue de spiritualité complémentaire des autres publications du Cerf. Jusqu’à la déclaration de guerre, elle ne comporte quasiment pas d’allusion à l’actualité. Une seule exception : la double page photo de mars 1939 oppose sans ambiguïté la jeunesse chrétienne, avec citation de l’abbé Cardijn, fondateur de la JOC, à la jeunesse païenne, avec citation de Baldur von Schirach, führer des Jeunesses hitlériennes17. Le magazine part d’un constat et d’une carence. Le constat est celui d’un renouveau, depuis la Grande Guerre, de « la vie surnaturelle » en France, où « la grâce coule à pleins bords ». La carence est celle d’un encadrement théologique solide pour cet élan, spécialité de l’Ordre des frères prêcheurs18. La revue diffuse donc la dévotion dominicaine qu’est le Rosaire, mais pas exclusivement : le culte des autres figures de Marie et le culte des saints y sont à l’honneur. Le traitement de ces dévotions n’a rien de larmoyant ni de pesant. Les textes publiés sont brefs, percutants et destinés à un public manifestement peu frotté de théologie. Ainsi le père Bernadot reprend-il la plume pour des « Notes de direction » rédigées en langage de tous les jours : « Ma vocation, c’est l’amour » (juillet-août 1938), « Il faut aimer Dieu avec son cœur » (novembre 1938) ; mais aussi pour des conseils pratiques : « Évitez le gaspillage » (février 1939).
13Sans périodicité régulière, un certain nombre de rubriques reviennent fréquemment : « La liturgie vécue » surtout, qui explique mois après mois le sens des fêtes de l’année liturgique ; « En famille » qui donne des conseils de bon sens pour la prière commune ou la sensibilisation religieuse des enfants19 ; « Dans cette vallée de larmes », rubrique consacrée aux malades20, comme la « Chronique du bon samaritain » est consacrée aux nécessiteux21. La revue, on l’aura compris, cultive la piété populaire, mais sans succomber à ses excès : elle conseille par exemple aux parents de renoncer au Père Noël et de placer le rituel des cadeaux dans la lumière de la Nativité22. Sans trop insister, pour ne pas faire tort aux organes des mouvements d’Action catholique spécialisés, elle exprime sa « hantise des masses », sur fond de photographie d’une foule ouvrière en casquette (mai 1939), et fait de la publicité aux grands événements de l’Action catholique : le congrès du dixième anniversaire de la JAC, par exemple, avec quatre pages de photographies sous le titre « Je suis un paysan » (juin 1939).
« Quand on se lance dans la vie, il est toujours des esprits timides ou grincheux, qui vous prédisent mille catastrophes. “Il y a tant de publications déjà”, “nos budgets sont épuisés”, “vous ne saurez jamais faire une œuvre populaire”, “chaque mouvement spécialisé a sa revue très bien faite : qu’y venez-vous ajouter ?”, etc.23. »
14Le relatif succès du magazine dément les avis pessimistes délivrés par les oiseaux de mauvais augure à sa naissance : La Vie Chrétienne avec Notre-Dame affiche un tirage de plusieurs dizaines de milliers d’exemplaires24, avec cinq éditions régionales. Outre Bernadot, Boisselot, Carré ou Duployé et leurs amis Daniel-Rops, Joseph Folliet ou Jacques Madaule, elle dispose d’un vivier de rédacteurs élargi à des religieux « de ministère », comme Thomas Boulay ou Jean Éloy ; et d’un vivier de diffuseurs tenus en haleine par des récollections ou des repas de propagandistes, selon les formules rodées pour Sept. Certes, elle se limite à une vingtaine de pages à partir de mai 1939, ce qui n’est pas un signe de bonne santé : elle ne réussit pas à équilibrer son budget et perd de l’argent. La formule a pourtant séduit un public plus mélangé que celui auquel s’adressent habituellement les Éditions du Cerf. En complémentarité avec Chrétienté et avec les brochures « Qu’en pensez-vous ? », elle constitue le versant religieux de l’effort de diffusion mis en place par les pères Bernadot et Boisselot pour conserver le lectorat conquis par Sept. Il n’est pas sûr qu’ils y soient pleinement parvenus. La Vie Chrétienne avec Notre-Dame, bien oubliée aujourd’hui, fait pourtant figure de brouillon pour les succès à venir que seront Fêtes et Saisons et La Vie Catholique illustrée.
La Vie Intellectuelle après Cordovani
15On chercherait en vain la signature du père Maydieu dans La Vie Chrétienne avec Notre-Dame. Cette absence ne signifie pas qu’il se désintéresse du travail de ses confrères : principal célébrant des messes dialoguées de Notre-Dame, il multiplie aussi les conférences en province. On lui reproche même de se disperser, alors que sa « vie toute entière » est prise par La Vie Intellectuelle25, forte de 4700 abonnés début 1938. Dans sa longue lettre au provincial Motte du 15 mars 1939 et dans son projet de travail pour l’année 1939-1940, il définit, en des termes presque identiques, le double but que la revue doit désormais se fixer : d’abord « travailler à l’élaboration d’une pensée de l’Action catholique en France, laquelle de l’avis de ceux qui la connaissent le mieux […] n’a pas de pensée » ; mais aussi « établir un lien entre la pensée théologique et la pensée laïque », car « entre les deux la rupture est complète, le langage même est différent26 ». Dans un cas comme dans l’autre, la priorité est assez éloignée de celle des pères Bernadot et Boisselot, tournée vers un public plus large que les seules élites. Il ne s’agit certes pas de « légiférer dans l’abstrait », mais de faire « œuvre de vie27 ». Le champ d’action n’en demeure pas moins, conformément au titre de la revue, le domaine de l’esprit.
16Le climat dans lequel travaille Maydieu est tout à la fois moins conflictuel et plus soupçonneux que dans la période précédente. Moins conflictuel ? Les sujets qui fâchaient ne sont plus vraiment d’actualité. Avec la fin de la guerre d’Éthiopie, l’intérêt de La Vie Intellectuelle pour l’Italie mussolinienne décroît : la revue s’inquiète certes de l’impérialisme italien en Afrique et en Méditerranée28, mais bien plus de l’influence croissante sur lui de son allié allemand29. La guerre d’Espagne s’achève elle aussi, par la victoire du général Franco et des siens. La Vie Intellectuelle maintient discrètement ses réserves à l’encontre du camp nationaliste en publiant un article du père Duployé sur Bernanos, « Prophète des “Grands cimetières sous la lune”30 », et des discours d’officiers insurgés qui jettent une lumière crue sur la dictature en cours d’installation de l’autre côté des Pyrénées31. Le Front populaire est mort, remplacé par l’Union nationale de Daladier, que la revue crédite de son effort de redressement matériel et moral. Sans sous-estimer le danger du marxisme ni du communisme, La Vie Intellectuelle ne leur accorde plus autant d’attention. À l’inverse de la presse catholique française, elle donne plus d’écho à la condamnation pontificale du racisme nazi qu’à celle du communisme soviétique. Alors que le Centre dominicain d’études russes Istina a repris sa liberté par rapport aux Éditions du Cerf, c’est au communiste antistalinien Boris Souvarine qu’elle demande de stigmatiser les grands procès de Moscou32. Enfin et surtout, face à la menace croissante du Troisième Reich, l’heure n’est plus à la critique du nationalisme : « il faut maintenant que les catholiques se rendent compte du rôle que joue leur patrie dans la vie chrétienne comme joue un rôle leur métier et leur famille », écrit Maydieu33. Certes, « il faut rester fidèle à l’amour de la paix », mais il faut aussi « veiller au réveil du sens national34 ». Voilà de quoi satisfaire le général de Castelnau !
17Plus soupçonneux ? Maydieu ne peut pas ne pas tenir compte de l’avertissement récemment délivré à La Vie Intellectuelle par le père Cordovani. Il se plaint d’ailleurs auprès du provincial du caractère tatillon de la censure à laquelle il est soumis par les pères Noble et Ducattillon, sans que les formules qu’il propose pour la desserrer soient suivies d’effet35. Pour que la libre collaboration des laïcs mise en œuvre dans les réunions de rédacteurs – quatre au cours de l’exercice 1938-1939, plus de nombreux contacts en province – ait quelque chance de survivre à cette surveillance, il ne craint pas d’élargir la palette de ses collaborateurs. « Il faut les choisir parmi ceux qui représentent les tendances les plus importantes de la pensée catholique en France et l’on doit avoir le continuel souci de ne pas les heurter, bien que souvent on ait à publier des choses qu’ils n’admettraient pas, mais qu’il s’agit précisément de leur faire comprendre36. » Cet œcuménisme et cet irénisme, effet induit du coup de semonce de Cordovani, paraissent bien tièdes aux pères Bernadot et Boisselot.
18Les secteurs qu’entend privilégier le père Maydieu dans la revue sont la situation de la France dans le monde, l’Action catholique et la culture au sens large du terme. Dans l’ensemble, ce triple contrat est rempli, bien qu’inégalement. La Vie Intellectuelle continue de briller dans le domaine de la culture comme le prouve un numéro spécial consacré en 1938 au troisième centenaire du vœu de consécration de la France à Marie par Louis XIII. Paul Claudel, Stanislas Fumet, Francis Jammes, Patrice de La Tour du Pin, Joseph Malègue, François Mauriac participent à un ensemble qui intègre, pour la première fois dans la revue, le philosophe non thomiste Maurice Blondel37. Comme Henri Gouhier pour le théâtre ou André George pour les sciences, Henri Guillemin et Pierre-Henri Simon poursuivent leur collaboration littéraire, en dépit des controverses auxquelles ont donné lieu certaines de leurs prestations antérieures. Et le père Duployé dirige le 25 juin 1939 une section remarquée sur le cinéma, avec un texte de l’exilé allemand Siegfried Kracauer38. Dans le domaine religieux, La Vie Intellectuelle rend fidèlement compte des principales activités des mouvements d’Action catholique spécialisés, mais son originalité est ailleurs : dans l’ouverture œcuménique apportée par les « Cahiers pour le protestantisme » du père Congar, mais aussi dans l’ouverture morale des sections consacrées au mariage : les pères Robilliard, Lavaud et Carré y équilibrent la fin primaire de la procréation par la fin secondaire de l’amour entre époux, avec référence aux thèses contestées du théologien allemand Herbert Doms39. Dans les deux cas, ces audaces suscitent des critiques croisées : les supérieurs maintiennent leurs réserves envers une revue dont Boisselot regrette l’« intellectualisme ésotérique40 ».
19La grande affaire de La Vie Intellectuelle en 1938-1939 est cependant, de façon compréhensible, la situation internationale et la succession des crises qui menacent l’Europe d’une nouvelle guerre. L’évolution belliqueuse du Troisième Reich est au cœur de ses préoccupations. Livraison après livraison la revue dénonce l’emprise du nazisme sur la société allemande, son racisme antichrétien et la persécution qu’il inflige aux Églises, catholique et protestante : elle publie le dernier sermon du pasteur Niemöller avant son arrestation41. Le plus incisif de ses rédacteurs contre « La marche du germanisme42 » est le chroniqueur de politique étrangère Maurice Schumann, qui signe Maurice Jacques ou André Sidobre : il ne cesse de mettre en garde contre tout marché de dupes avec Hitler. La Vie Intellectuelle déplore l’Anschluss, s’apitoie sur le sort de l’Autriche annexée et regrette, sous la plume de Kurt Türmer, les hésitations de l’épiscopat autrichien face à l’agression43. Elle confie ensuite à l’historien Victor-Lucien Tapié le soin de montrer que les germanophones ne sont pas persécutés par Prague et que la disparition de l’État tchécoslovaque serait une catastrophe pour la paix44. Une livraison indignée est d’ailleurs consacrée le 25 mars 1939 à son démantèlement.
20Tout le problème est de savoir jusqu’où la revue veut aller dans la réponse à la menace allemande. Jusqu’à la guerre ? C’est ce que lui reprochent certains lecteurs qui la soupçonnent de prêcher la croisade ou la guerre sainte. Premier visé, Christianus répond que sa tâche consiste à exposer les principes et non à fournir des mots d’ordre pour l’action, dans un sens ou dans un autre45. Mais il y a bel et bien débat au sein de La Vie Intellectuelle entre la thèse et l’hypothèse. La thèse, c’est que le maintien de la paix est une priorité absolue, qui conduit Christianus au « douloureux jugement de raison » selon lequel il était « moralement sage de céder » à Munich46. Mais pas n’importe quelle paix : une vraie paix respectueuse du droit et de la justice, pas un compromis bancal. Et pas une paix à n’importe quel prix : de Vienne à Prague en passant par Munich, le thème revient comme un leitmotiv : « vouloir la paix, ce n’est pas laisser faire l’infamie » (25 mars 1938) ; « il faut en finir avec l’erreur qui veut que, puisqu’il n’y a pas de guerre, la paix règne » (10 octobre 1938) ; Munich, c’est à la fois « la paix, la défaite et l’humiliation » (10 novembre 1938). Sans être belliciste, La Vie Intellectuelle n’est pas non plus pacifiste : Joseph Folliet et Emmanuel Mounier développent sa position délicate dans deux brochures grand public47. L’hypothèse, c’est que la réaction patriotique et chrétienne à laquelle appellent les publications du Cerf ne reculerait pas devant la perspective d’une « guerre juste » contre la menace totalitaire. « Serons-nous encore capables de vouloir la paix sans trembler devant la guerre ? » (10 octobre 1938) ; « on ne peut désirer la guerre… Mais dans l’œuvre de redressement qui s’impose, il faut bien accepter le risque de guerre » (10 mai 1939).
21D’ailleurs « la guerre des nerfs » ou « l’épreuve de force » ne sont-elles pas déjà commencées (25 avril 1939) ? Tout en présentant comme seule vraie solution une paix fondée sur la justice et sur la charité48, La Vie Intellectuelle prépare bel et bien ses lecteurs à l’éventualité d’une guerre du droit et de la foi contre la dictature et le paganisme. « Comment concilier cette volonté pacifique et la défense de notre pays ? » (10 décembre 1938). La réponse donnée par La Vie Intellectuelle n’est pas univoque, mais elle est différente de celle qu’elle aurait donnée au début des années 1930 : sa critique du nationalisme s’est estompée derrière la promotion d’un patriotisme défensif. Elle tranche ainsi sur le pacifisme de la majorité des catholiques pour lesquels le refus d’une guerre perçue comme idéologique fait figure de dogme. En 1939, bien des nationalistes sont devenus défenseurs d’une paix à tout prix et nombre de pacifistes sont résignés à la guerre. Les dominicains du Cerf font partie de ceux-ci. « Pas pour Dantzig ? », se demande Christianus à l’heure de l’ultime crise. La réponse est nette : « nous devons donc demeurer aussi prêts à la conciliation dans le désarmement qu’inflexibles dans la résistance à l’agression ». En cas de nouveau coup de force, ce sera la guerre, pas de gaîté de cœur, mais parce que Dantzig est devenu le « symbole de la liberté des peuples et de la justice internationale49 ».
La démission de Bernadot
22En mars 1938, le père Bernadot commence la rédaction d’un journal, ce qu’il n’a pas eu le loisir de faire auparavant. Son journal prend vite les allures d’un cahier de doléances déjà perceptibles dans Notre-Dame dans ma vie, émouvant petit livre rédigé fin 1937 sous le coup de la suppression de Sept. « Pas de bonté. Ce n’est pas un père », écrit-il le 1er juillet 1938 du maître général Gillet qui critique, outre la ligne éditoriale de La Vie Intellectuelle, le régime religieux de la Maison Saint-Dominique50. Le père Bernadot est pourtant opposé à tout laxisme dans ce domaine : à Paris comme à Juvisy, le temps de son équipe est haché par les différentes heures de l’office51. Mais il s’afflige de la mort du provincial Jourdain Padé qui, lui, « était un père » : il y voit « un immense malheur » (10 juillet) et « le signal de graves difficultés pour la maison » (12 juillet)52. Celles-ci se précisent au chapitre provincial d’octobre 1938. Un projet de réforme y est présenté, qui critique vigoureusement l’irrespect des constitutions en matière de silence et de clôture par les religieux du Cerf, mais aussi leurs « attitudes amères ou gamines » face aux sanctions récentes et leur posture d’« enfants terribles ». Il suggère leur rattachement au couvent Saint-Jacques qui vient d’emménager dans de vastes locaux d’une clinique, rue de la Glacière : ils n’iraient boulevard La Tour-Maubourg que pour travailler53. Le vœu est écarté, mais le père Bernadot doit plaider au définitoire pour qu’on ne lui retire ni Louvel ni Carré et qu’on lui attribue au contraire un religieux supplémentaire, qui sera le père Chifflot. « Il semble que les dangers dont on nous menaçait soient écartés. Mais il reste Rome », note-t-il le 21 octobre.
23Or Rome se dérobe : « le P. Général est mal disposé pour nous, persuadé que nous n’observons pas la règle », lui transmet le père Antonin Motte, élu provincial au chapitre et moins bien disposé que son prédécesseur envers une maison dont il estime qu’elle vit trop à l’écart de la province (16 novembre). Les commentaires de Bernadot sur la mort de Pie XI prouvent qu’il n’a toujours pas admis les sanctions de 1937 :
« C’est lui qui m’a fait venir à Paris, qui a voulu La Vie Intellectuelle, qui m’a poussé à faire Sept – et puis qui m’a abandonné. Je n’ai jamais su pourquoi. Il a été impressionné par les rapports de mes ennemis. Je ne comprends pas pourquoi l’Église officielle a si peu de cœur, pourquoi elle est si peu mère » (10 février 1939).
24Certes « Pie XI fut un grand pape », mais « il a été dur et injuste pour moi » (22 février). Après avoir espéré l’élection du cardinal Maglione, qui l’a soutenu quand il était nonce à Paris, Bernadot ne nourrit guère d’illusion sur Pie XII : « Personnellement, je n’ai pas bonne impression. Le Cardinal Pacelli était un faible qui laissait tout faire. Ce pourrait être le règne des bureaux et des bureaux des congrégations » (2 mars). Le pontificat pacellien ratifiera au moins en partie le second terme de ce jugement dont la nomination de Maglione comme secrétaire d’État atténue quelque peu la sévérité. Aussi Bernadot écrit-il le 16 mars 1939 au nouvel élu pour lui demander d’oublier la lettre véhémente qu’il lui a envoyée l’année précédente après l’annonce de la suppression de Sept : « Je n’avais pas compris pourquoi l’Église pouvait frapper publiquement un de ses enfants sans l’avertir au préalable. » Au nom du pape, Maglione l’assure que la page est tournée54.
25Les premiers mois du nouveau pontificat confirment les inquiétudes du père Bernadot. La conciliation avec l’Action française lui pose « une question terrible » :
« Me suis-je trompé lorsque j’ai combattu l’A[ction] F[rançaise] et que j’y ai engagé en réalité ma vie, dans la persuasion qu’il s’agissait d’une question de doctrine ? Quelle confiance faut-il donner à l’Église ? L’Action catholique est maintenant considérée à Rome comme un facteur de discorde » (21 mars 1939).
26Le coup est rude pour un religieux qui n’a pas ménagé sa peine contre le mouvement maurrassien, même si La Vie Intellectuelle affecte de « ne pas donner à l’événement […] une importance plus grande qu’il ne le comporte55 ». Bernadot est scandalisé que l’allocution pontificale pour Pâques 1939 ne dise mot de l’agression italienne en Albanie, le jour du Vendredi Saint, alors que Pie XII se félicite une semaine plus tard de la victoire nationaliste en Espagne56. Emmanuel Mounier ne fut donc pas le seul à relever ce premier silence pontifical. Au même moment parvient la décision du Saint-Office de retirer du commerce la réédition par la collection « Unam Sanctam » de L’Unité dans l’Église de Johann Adam Möhler. Décidément rien de bon ne vient plus de Rome…
27Aussi Bernadot annonce-t-il le 16 mars à Maglione la suppression de La Vie Intellectuelle qui, selon lui, ne saurait survivre longtemps à l’avertissement du père Cordovani ; et il veut venir s’en expliquer à Rome. La réponse est négative sur les deux points. C’est Boisselot qui effectuera une visite ad limina fin mai 1939. Le pape fait savoir qu’il entend que la revue continue et qu’il est prêt à y contribuer financièrement57 ; mais avec des conditions qu’explicite le père Gillet, mécontent de la démarche : « C’est toujours, vous le voyez, la même méthode qui continue et qui consiste à agir par-dessus les autorités de l’Ordre, lesquelles devront ensuite endosser toutes les responsabilités », écrit-il au père Motte le 23 mars. Certes, La Vie Intellectuelle doit continuer, mais sans « qu’elle dévie d’une ligne, en matière doctrinale, ni qu’elle s’aventure dans la politique, ni qu’elle prenne parti, comme elle l’a fait à l’égard de l’Espagne ». Il faut pour cela en réorganiser la rédaction, la censure et l’administration. Il faut aussi mettre de l’ordre dans les finances et dans la vie religieuse d’une maison pour laquelle le général hésite entre « la maintenir en l’organisant religieusement, ou n’y laisser qu’une administration en obligeant les Pères à rentrer le soir au couvent », ce qui signifierait la mort du projet Bernadot.
28De la visite canonique des 14, 15 et 16 juin 1939, effectuée pour obéir au désir de Gillet, le père Bernadot tire un mois plus tard une conclusion radicale : il se retire de l’œuvre qu’il a fondée58. Sa décision a des motifs d’ordre général : le fait que les « choses aient changé », euphémisme pour désigner la mutation du climat politico-religieux symbolisée par la suspension des sanctions contre l’Action française ; l’« antipathie » de Gillet à son égard depuis des années et « la froideur constante » (11 juillet) d’une province qui ne l’a « jamais accepté de bon cœur ». Jugement contestable : Bernadot y a certes nombre d’adversaires, mais aussi des soutiens, du côté du Saulchoir notamment : le père Chenu n’est jamais bien loin quand on évoque le sort des Éditions du Cerf et le studium qu’il dirige leur a donné une pléiade de collaborateurs talentueux. La décision du père Bernadot tient aussi à des raisons précises : sa « situation diminuée et fausse » depuis la visite, puisque directeur en titre de La Vie Intellectuelle, il en est pratiquement exclu : il n’a « composé aucun numéro » depuis plus d’un an et lit les articles « lorsque la revue a été imprimée » (12 août). Sa démission est accueillie avec peine par ses adjoints, y compris par le père Maydieu qu’il accuse de l’avoir dépossédé de La Vie Intellectuelle59. Le père Boisselot, son plus proche collaborateur, est aussi le plus touché, bien qu’il comprenne sa décision et soit tenté de la partager. « Et voici la nouvelle concernant l’A[ction] F[rançaise] et qui aura, j’imagine, achevé de vous décourager. La roue a tourné, et je crois bien que nous n’aurons plus, vous, moi et bien d‘autres qu’à attendre qu’elle tourne en un autre sens », lui écrit-il le 16 juillet :
« Oserai-je vous dire que, d’un point de vue tout personnel et pour la V[ie] I[intellectuelle], j’aime mieux cela. Au moins, c’est clair, et nous n’avons plus rien à y faire, car il est évident que la prudence généralice va fonctionner plus que jamais, et l’on sait dans quel sens. J’éprouve donc, pour l’instant, la démangeaison de vous suivre dans votre retraite : on trouvera dans la province assez de gens proches de l’A[ction] F[rançaise] pour faire la politique religieuse rêvée […] ligotés comme nous sommes, il vaut mieux s’en aller, ne trouvez-vous pas ? On fera retraite, en attendant de reprendre l’offensive dès que les circonstances le permettront ou y contraindront60. »
29La démission est acceptée par les autorités de la province qui remercient Bernadot pour le travail accompli. Son vœu d’une installation à La Bastide-l’Évêque prend la forme d’un congé de longue durée accordé par le père Gillet et non d’une exclaustration, solution brutale qui a un temps été envisagée. Il faut donc lui trouver un remplaçant. En dépit de sa solidarité affichée avec lui, du fait qu’il a été mêlé de près aux crises récentes de la maison, de sa médiocre entente avec Maydieu et de « son orientation d’esprit dans la mesure où celle-ci reste foncièrement celle de la dernière année de Sept61 », le père Boisselot est un successeur tout désigné. Malgré bien des réticences, il accepterait la charge à condition de disposer de l’« autorité indiscutée » de directeur des éditions et de supérieur religieux. Il maintiendrait la répartition des tâches existantes (Maydieu et Chifflot pour La Vie Intellectuelle ; Lajeunie épaulé par Louvel pour La Vie Spirituelle, Duployé pour La Vie Chrétienne avec Notre-Dame), à la condition d’« avoir le contrôle de chaque revue62 ». En août 1939, après avoir consulté et exploré des solutions alternatives, le père Motte nomme Boisselot à la tête des Éditions du Cerf et de la Maison Saint-Dominique, à la grande satisfaction du père Bernadot. Ainsi le « vide énorme » creusé par la démission de cet « homme exceptionnel » paraît-il comblé au mieux de ses souhaits. C’est sans compter avec l’entrée en guerre de la France le 3 septembre.
Bernadot, le retour
30À peine entré en fonction, Boisselot est mobilisé, comme Duployé, Louvel, Maydieu et le père Fleuret qui devait s’occuper avec Duployé de La Vie Chrétienne ou le père Ignace Mennessier qui devait rejoindre La Vie Spirituelle63. La maison est décapitée. Aussi le père Louis, ancien provincial et socius du père Gillet, qui reprend du service comme vicaire du père Motte, mobilisé lui aussi64, demande-t-il au père Bernadot de sortir de son refuge aveyronnais pour assurer la survie de son œuvre. « Impossible de répondre non. Je vais rentrer, mais avec quelle peine », écrit-il dans son journal le 15 septembre 1939. D’autant que la situation de La Tour-Maubourg n’est pas brillante. Avec Lajeunie, Carré et Chifflot65, « il s’agit de reprendre la publication des revues, car tout est arrêté. Mais quelles difficultés ! » (21 septembre). L’année 1939 s’annonce fortement déficitaire et la dette s’élève à 500 000 francs.
31Cahin-caha, les revues reparaissent à l’automne, sans beaucoup d’interruptions : aucune pour La Vie Chrétienne, quelques semaines pour La Vie Intellectuelle, qui reprend le 25 octobre 1939, mais avec une périodicité mensuelle, et pour La Vie Spirituelle qui repart en octobre-novembre. La modification la plus importante concerne la Revue des Jeunes, qui fusionne, non sans mal, avec La Vie Intellectuelle dont elle vient pourtant de s’éloigner : sa rédaction, assurée par le père Carré, s’est installée en janvier 1939, contre l’avis de Bernadot et de Boisselot, dans les locaux de la Bibliothèque des étudiants catholiques, 135, boulevard Saint-Michel66. C’est le père Louis qui, conscient de l’impossibilité de maintenir en temps de guerre deux revues catholiques d’intérêt général, a suggéré la fusion. Celle-ci se concrétise par un titre commun, La Vie Intellectuelle et la Revue des Jeunes et par l’insertion d’une section « Jeunesses » dans La Vie Intellectuelle. C’est trop peu pour le père Forestier, Robert Garric et Louis Charvet, proches du ministre de l’Armement Raoul Dautry, qui estiment que la Revue des Jeunes a été purement et simplement absorbée par La Vie Intellectuelle dont ils contestent l’ouverture et la proximité avec Maritain67. « Tout le monde sait qu’il y a des dominicains de droite et des dominicains de gauche. Nous représentons ceux de droite », aurait dit Louis Charvet, directeur général adjoint d’Air France et vice-président des Équipes sociales de Garric, au père Bernadot qui le rapporte dans son journal (7 janvier 1940). On ne saurait être plus clair. Cet irritant conflit perturbe l’activité de Bernadot durant toute la « drôle de guerre », car la section « Jeunesses » ne parvient pas à s’étoffer.
32Il ne ménage pourtant pas sa peine, avec le renfort occasionnel, dans La Vie Spirituelle notamment, de confrères comme les pères François Florand ou Dominique Mesnard. « En un mois, la maison est remise sur pied et a repris son travail », note de façon bien optimiste son ami Boisselot68. Chacune dans son registre, les revues dominicaines se mettent en état de guerre, sans que leur regain de patriotisme les porte à détester l’ennemi. « Est-ce l’heure de la haine » ? Non, répond le père Carré dans La Vie Chrétienne, car l’amour est plus fort ; et le père Chenu, pourtant convaincu que « la guerre est un mal atroce et stupide », s’efforce de lui trouver un sens dans l’économie du salut : sans renoncer « à défendre devant l’impie la cause de Dieu », il maintient, dans La Vie Spirituelle, le primat de la fraternité chrétienne sur toutes les belligérances69. Elle ne saurait cependant entraîner une démobilisation des énergies. Car la théologie de Christianus70 prouve que la guerre entreprise par la France et ses alliés est une « guerre juste », une guerre de défense du droit, de la justice et de la foi : « ce qui est en cause », selon Paul Vignaux, c’est bien la liberté d’une « vie maîtresse de soi » par rapport à de « pures entreprises de domination », mais aussi une guerre pour la survie de « la civilisation chrétienne71 ». Sans chauvinisme exagéré, mais sans angélisme non plus, les revues du Cerf contribuent donc à la mobilisation spirituelle du pays. Sans éviter complètement le dolorisme induit par les rigueurs du conflit72, elles cultivent l’espérance, celle de Péguy ou des saints protecteurs de la France : Denis, Geneviève et surtout Jeanne d’Arc à laquelle La Vie Intellectuelle (15 mai 1940), La Vie Spirituelle (1er juin) et La Vie Chrétienne avec Notre-Dame (mai)73 consacrent d’un même élan leur dernier numéro, au moment où le sort des armes bascule : « Jeanne, chef de guerre », titre le père Carré alors que « la grande bataille a commencé où la France défend son existence même74 ». Elles ont auparavant contesté la possibilité d’une neutralité dans le conflit de civilisation en cours75 et souligné le martyre de la Pologne, mais avec la conviction « qu’elle vivra libre dans une Europe libre76 ».
33La « drôle de guerre » n’en finit plus… La tentation est alors forte d’attendre de Dieu un signe en faveur de nos armes dont la justesse ne fait pas de doute77. « Silence de Dieu ? », se demandait d’emblée le père Boisselot. Et il opposait l’intervention, souvent décisive, des prophètes dans l’histoire du peuple juif à la prudence de l’Église romaine en 1939. On sait que, dans une version initiale plus incisive, il regrettait, outre la médiocrité du personnel politique français, « Daladier et consorts », le silence de Pie XII face à l’agression allemande contre la Pologne, les Pays-Bas et la Belgique. La censure d’État a fait sauter le premier grief et la censure d’Église le second : « Ce n’est pas à nous de dire cela », auraient objecté les pères Noble et Ducattillon. « Nous n’avons plus qu’un droit, faire des compliments à l’autorité. Ce n’est pas pour cela que j’ai fondé la revue », commente Bernadot dans son journal le 25 octobre 1939. Aussi le texte publié justifie-t-il « la prudence extrême » de l’Église en matière politique, tout en concédant que si Pie XII a bien « pris position en faveur de la Pologne », il l’a fait « avec toute la discrétion coutumière – et qui est grande », car « une Église qui se serait tue en de telles circonstances se serait trahie elle-même78 ». Une certaine déception pointe sous le vernis des formules, tout comme dans le commentaire par le père Congar de l’encyclique inaugurale du nouveau pape, Summi Pontificatus, qui contiendrait pourtant, selon le théologien, des « paroles extrêmement fortes » contre le IIIe Reich79. L’attente ne mine cependant pas la résolution, alimentée par le témoignage des religieux mobilisés. À la veille de l’épreuve, elle apparaît intacte. « La tranquille résolution du départ était sagesse. Cette sagesse n’a pas été démentie. Aujourd’hui, nous savons que nos plus solides espérances dépendent de notre fermeté », écrit le père Dubarle, « aux armées », en mai 1940. « Il s’agit maintenant de savoir […] ce que valent les Français », lui fait écho Christianus80. On ne saurait mieux dire…
34En attendant, loin de se contenter d’assurer la publication des revues existantes, le père Bernadot ne manque pas de projets. Le premier, suggéré par Maritain, consisterait à combattre l’italianisation croissante de l’Église romaine en vantant à l’étranger les mérites de celle qui est en France : « Il voudrait que j’entreprenne la publication d’une série de brochures pour exposer la situation du catholicisme français », note-t-il le 10 octobre 1939 dans son journal après avoir rencontré le philosophe81. Le départ de celui-ci pour les États-Unis ne met pas fin au projet qui achoppe sur le mauvais vouloir des autorités françaises : le sous-secrétariat à l’Information du socialiste André Février n’en prendrait que mille exemplaires : « c’est pitoyable », commente Bernadot le 3 mai 1940. Son second projet est autrement ambitieux. Certes, il décline le 18 janvier 1940 la direction d’un quotidien catholique se tenant « surtout sur le terrain social » et destiné à remplacer L’Aube de Francisque Gay qui bat de l’aile, offre de Pierre Bernard82 et d’Ella Sauvageot : il s’estime trop mal vu de ses supérieurs et de nombre d’évêques pour accepter. En revanche une Lettre de La Tour-Maubourg sort en mai 1940, après un an d’interruption. Elle annonce la disparition de La Vie Chrétienne et son remplacement par un nouvel hebdomadaire, Chrétienté. Appuyé sur des groupes dont la guerre n’a pas arrêté l’activité (réunions, messes dialoguées, journées d’études), il reprendrait l’objectif initial de La Vie Intellectuelle, puis de Sept : répondre à « l’angoissante question de la déchristianisation des esprits » et pour cela « reprendre à notre compte chacune des valeurs du monde moderne […] et y réintroduire le levain évangélique dégagé de la “gangue” des préjugés et des routines qui le rendaient inefficace ». Tirage prévu ? 100 000 exemplaires, afin de toucher un public plus large que La Vie Chrétienne et de faciliter ainsi la « pénétration dans tous les milieux, même déchristianisés83 ». « Mme Sauvageot nous propose de faire Chrétienté hebdo avec Temps Présent », note encore le 15 juillet 1940 un Bernadot décidément inconsolable de la disparition de Sept au point de continuer à lui inventer des substituts.
35L’attaque allemande du 10 mai 1940 fait sombrer ces projets et les publications du Cerf avec eux. « Que Dieu ait pitié de la France malgré l’indignité de ceux qui l’ont gouvernée », écrit Bernadot le 13 mai. La défaite militaire qui ne tarde pas à se profiler le consterne : « Jamais la France n’a traversé des jours semblables. C’est notre existence qui est en jeu. Et aussi le sort du christianisme en Europe. Nous expions durement notre faute » (28 mai). « Quel désastre, et que de deuils ! Que va-t-il devenir de notre patrie ? » (29 mai). Mais il ne baisse pas les bras : à Paris, puis à Bordeaux, il essaie d’approcher le président du Conseil Paul Reynaud pour l’aider à faire de Chrétienté un journal qui s’efforcerait de « remonter » (16 mai) ou de « maintenir » (14 juin) le moral défaillant. L’avance allemande et la probable occupation de Paris le conduisent à sauver ce qui peut l’être : il confie le 18 mai la caisse des Éditions du Cerf à Ella Sauvageot84, qui se réfugie à Pornic avec sa famille et celle de Georges Hourdin ; il organise le déménagement des machines à clicher et l’exode des employées de l’administration vers Ligugé, auprès de l’imprimeur Aubin. Bien lui en prend, car les couvents parisiens sont perquisitionnés par les forces d’occupation : « à La Tour-Maubourg, on n’a confisqué que Hitler contre le Pape », la brochure de Kurt Türmer, écrit le père Louis au père Gillet le 17 septembre85.
36De La Bastide-l’Évêque où il est replié, Bernadot suit avec anxiété, par la presse et la radio, la fin des hostilités. La demande d’armistice du 17 juin le consterne. « La plus triste journée de ma vie. Pétain a pris le pouvoir et il a demandé la paix à Hitler. Comment Pétain a-t-il pu faire cela ? C’est la fin de notre nation », écrit-il. Pétain n’a pas pris le pouvoir, on le lui a confié. Et il n’a pas demandé la paix, mais seulement un armistice. Il n’empêche. Bien que sensible à la vague doloriste qui submerge la France au lendemain de la défaite86, Bernadot ne succombe pas complètement à l’abattement. Le 19 juin, il prend connaissance de l’appel à la lutte du général de Gaulle ; il comprend le point de vue anglais dans l’affaire de Mers el-Kébir ; et le 18 août, à l’écoute de Maurice Schumann dont il a reconnu la voix sur la BBC, il écrit : « Je ne peux pas m’empêcher d’avoir une profonde sympathie pour ces Français de Londres. Ils sauvent l’honneur. » L’entrevue entre Pétain et Hitler à Montoire l’indigne et il refuse énergiquement la Collaboration. « Hitler est l’ennemi irréconciliable du Christ et de l’Église » ; avant de s’entendre avec lui, il aurait fallu consulter les Français, note-t-il le 5 novembre. Aussi se réjouit-il de l’éviction de Pierre Laval du gouvernement le 14 décembre. Le père Bernadot a tout à fait le profil d’un résistant de la première heure.
37Mais il est confiné à La Bastide-l’Évêque et impuissant. Le père Boisselot est prisonnier et les autres membres de son équipe sont dispersés à travers une France coupée en deux par la ligne de démarcation. Faut-il reprendre la publication des revues, surtout de La Vie Spirituelle qui, au milieu de la déréliction ambiante paraît la plus nécessaire ? Mais où ? À Paris sous occupation allemande ou en zone « libre » ? Il y aurait une possibilité à Limoges, où reparaît La Croix depuis le 4 juillet : l’évêque Mgr Rastouil propose son grand séminaire ou sa maison de campagne. Autant de questions auxquelles le père Bernadot n’a pas les moyens de répondre et auxquelles ses collaborateurs apportent des réponses passablement différentes. Ils le tiennent certes au courant des pourparlers interprovinciaux qui se nouent pour repenser le dispositif des publications dominicaines en France, mais sans l’inviter à y participer.
38Étranger à ces échanges, en médiocre santé, Bernadot sait qu’il demeure contesté au sein de l’Ordre ; et s’il l’avait oublié, un incident rocambolesque viendrait le lui rappeler. Au cours de l’automne 1940, le belliqueux père Garrigou-Lagrange a découvert dans Le Nouvelliste, quotidien catholique conservateur de Lyon, l’annonce de la parution d’un hebdomadaire intitulé Sept jours. Son sang n’a fait qu’un tour : sans prendre la précaution de s’informer, il écrit des lettres indignées au père Gillet et au père Bernadot pour dénoncer la reprise de Sept. Une simple vérification lui aurait permis de constater qu’il s’agissait d’un projet de Paris-Soir, sans aucun rapport avec les dominicains87. Bernadot n’a donc pas de peine à démentir, mais l’épisode lui montre combien Sept suscite encore d’hostilité chez certains de ses confrères, plus de trois ans après sa suppression :
« Il est incontestable que Sept et La Vie Intellectuelle ont une lourde responsabilité dans notre désastre : ils ont contribué à abaisser le niveau du patriotisme, à énerver les idées si nécessaires de force, d’autorité, de tradition ; à fausser les esprits en cachant, volontairement ou non, une partie de la vérité ; à compromettre l’Église en l’abaissant aux pieds d’une République laïque et maçonnique »,
39écrit ainsi le père de Sélancy, promoteur du Rosaire pour la province de France, au père Motte le 21 octobre 1940. Il n’est sûrement pas seul de cet avis dans l’Ordre, en France et à Rome.
40Aussi le père Bernadot ne peut-il nourrir d’illusions sur son rôle dans la reprise des publications du Cerf. Il est néanmoins surpris quand, le 26 novembre à Marseille, le père Motte lui présente les projets de réorganisation établis en son absence. Il serait chargé de la « revue spirituelle populaire Chrétienté », dont il a « conçu l’idée, et entrerait dans le groupe avec ce rôle précis, sous l’autorité des directeurs88 », sans avoir aucune part à la gestion d’ensemble de la maison. Il refuse ce qu’il considère comme un ultimatum et accuse les pères Lebret et Maydieu d’avoir fait de son exclusion une condition de l’accord qui se prépare sur les publications entre les provinces de Lyon et de Paris. S’estimant « débarqué », il juge l’arrangement impossible et confirme à Urbain Falaize, président du Conseil d’administration des Éditions du Cerf, un retrait qui, cette fois, sera définitif89.
41Dans une France traumatisée par la défaite et par l’exode, sa décision ne suscite guère d’écho. Le père Bernadot n’a pas droit à ce que le père Congar jugeait décent de lui accorder en cas de départ, un an et demi auparavant :
« Il faudrait, en toute hypothèse, attacher une très grande importance à ce que ce départ ne revête aucune apparence d’injustice, ou même de manque de “chic” : cette maison est l’œuvre et presque la chose du P. B[ernadot] ; il en a tout le mérite, toute l’idée, il a souffert beaucoup pour elle, il lui a donné sa vie. S’il s’en va, il faudra trouver une manière qui respecte tout cela90. »
42Or le père Bernadot s’en va par la petite porte, sans que justice lui soit rendue. « Je n’arrive pas à comprendre pourquoi le P. Provincial m’a liquidé si vite. Sans moi, la maison n’aurait pas fonctionné durant la guerre », ce qui est une évidence (10 décembre). « Ils se sont servis de moi comme d’un instrument. Et puis ils m’ont lâché et abandonné » (19 décembre). Quelques-uns de ses anciens subordonnés l’ont « trahi », alors qu’il était possible de « réparer en partie le désastre » de Sept par Chrétienté, dont « le succès était sûr » (13 janvier 1941). Le père Bernadot reste obsédé par l’échec de son hebdomadaire et par la volonté de le compenser, alors que la défaite a renforcé le camp de ses adversaires au sein de l’Ordre, ou du moins de ceux de ses frères qui souhaitent solder son bilan et repartir sur des bases neuves. Ils n’imaginent plus cet avenir avec lui.
43Sa peine est immense. « Maintenant je sens venir la fin dans l’inaction, le silence, et cette rude humiliation d’avoir été chassé de l’œuvre qui m’a tant coûté. J’aurai une fin de vie désespéré » (10 décembre 1940). « L’année va finir. Triste année. J’ai cinquante-sept ans. C’est la fin de ma vie. La fin de ma vie active est finie » (sic, 18 décembre)91. Il ne croit pas si bien dire. Alors que les pères Duployé et Louvel lui demandent en vain de les rejoindre à Lyon, où ils se sont installés, et publient dans La Vie Spirituelle ressuscitée un article de lui sur la pauvreté92, il décline toute part au redémarrage difficile de la maison dont il fut le fondateur (13 janvier 1941). Désœuvré, il se met au service de la paroisse de La Bastide-l’Évêque jusqu’à ce qu’un nouvel accident vasculaire cérébral le prive de la parole, le 7 mai 1941, en pleine prédication du mois de Marie. Il en mourra un mois et demi plus tard, le 25 juin, entouré de familles amies, du père Louvel et de quelques autres de ses frères. Ainsi se termine tristement et prématurément, il a tout juste cinquante-huit ans, une vie consacrée depuis près d’un quart de siècle aux revues et aux livres. Avec ses qualités et ses défauts, il a été le créateur et l’inlassable animateur d’un groupe de presse et d’édition dominicaine : toujours en quête d’un nouveau projet, d’une nouvelle publication, sans avoir le loisir d’en assurer la maintenance. Sans lui l’entreprise éditoriale à laquelle l’Ordre doit une bonne partie de sa renommée en France n’existerait pas. Il n’en meurt pas moins exilé de son œuvre au moment où elle tente péniblement de survivre à la catastrophe de 1940. Sa disparition ne suscite guère de commentaires, au creux des « années noires ». Seul le père Boisselot, dépositaire de ses papiers, rend justice à son maître et ami dans un hommage dont la retenue ne parvient pas à cacher l’amertume93.
Notes de bas de page
1 Note non datée (début 1938 ?) et non signée (Bernadot ?), 5 p. dactyl.
2 Circulaire du 15 février 1938. Un document interne lui attribue cependant 8211 abonnés en juillet 1939 ; et le père Plé 7300 en août de la même année, « Les vingt-cinq ans de La Vie Spirituelle », VS, octobre 1969, p. 223.
3 Il argue de son « état chronique de fatigue » auprès du nouveau provincial Motte, le 6 décembre 1938.
4 Page 325-351.
5 Lettre au père Bernadot, 20 novembre 1937.
6 Chrétienté, n° 10, juin 1938, p. 1.
7 « Appel pour une activité nouvelle au service du Christ », Lettre de La Tour-Maubourg, n° 7, décembre 1937, p. 4-6.
8 Coutrot Aline, Un courant de pensée catholique…, op. cit., p. 307-308.
9 N° 8, février 1938, p. 2.
10 VI, 25 février 1938, p. 9-53.
11 VI, 25 février 1939, p. 6-56, avec un portrait du pape par Mgr Saliège, archevêque de Toulouse.
12 « Au travail ! Propagande ! Propagande ! Propagande ! », n° 12, octobre 1938, p. 10-11.
13 Suivront en 1939 : Libres dans le Christ du père François Florand et Construction de la paix du père Thomas Deman.
14 Elle devait s’appeler La Vie Chrétienne tout court, mais le titre était pris par une revue de la province de Lyon ; « il y avait alors des gens qui demandaient si on allait faire une “Vie Intellectuelle avec saint Joseph !” », deuxième entretien inédit avec le père Louvel pour le cinquantenaire du Cerf, mars 1979, p. 4 (carton Louvel).
15 C’est une première pour l’édition catholique !
16 « Note sur les projets des Éditions du Cerf », p. 1 ; il est prévu de commencer avec un tirage de 25 000 exemplaires.
17 La Vie Chrétienne avec Notre-Dame (VCND désormais), n° 6, p. 14-15. « Notre corps chrétien », double page photo de novembre 1938, conteste le « culte frénétique du corps » de Leni Riefenstahl, VCND, n° 2, p. 16-17.
18 Présentation du père Bernadot dans le premier numéro, VCND, juillet-août 1938, p. 1.
19 Boulay Thomas, o. p., « La première leçon de catéchisme », VCND, n° 5, février 1939, p. 13 ; « Le catéchisme en famille », VCND, n° 6, mars 1939, p. 23 ; Cavalin Tangi, « Boulay Thomas », Dictionnaire biographique des frères prêcheurs [http://dominicains.revues.org].
20 « Carnet de notes d’un aumônier de malades », VCND, n° 2, novembre 1938, p. 22-23 ; Chifflot Thomas-Georges, « Le Carême des malades », VCND, n° 6, mars 1939, p. 26.
21 Folliet Joseph, « Le Noël des gens qui sont malheureux », VCND, n° 4, janvier 1939, p. 24-25 ; « Noël dans la zone », VCND, n° 5, février 1939, p. 24.
22 « Le Père Noël », VCND, n° 4, janvier 1939, p. 10-11.
23 « Si nous causions… », VCND, 13, septembre 1939, p. 2.
24 45 000 en juillet 1939, d’après un document interne, mais 70 000 en septembre (?).
25 Lettre au père Motte du 24 juin 1939.
26 Lettre au père Motte du 15 mars ; « 1° Il y a une action catholique, mais il n’y a pas de pensée de l’action catholique. 2° La rupture est presque complète entre la pensée des théologiens et la pensée des laïques », Projet 1939-1940, 17 p. dactyl. (citation, p. 1).
27 Lettre au père Motte du 15 mars.
28 Catrice Paul, « L’expansion italienne » et « Prestige de la romanité », avec de nombreux documents, VI, 1er août 1938, p. 224-265.
29 « Le fascisme et le Vatican en 1938 », article non signé, VI, 10 février 1939, p. 325-350.
30 VI, 10 juin 1938, p. 188-198.
31 Discours du général Yaguë à Burgos, VI, 25 octobre 1938, p. 257-268.
32 « Aveux à Moscou », VI, 10 avril 1938, p. 57-67.
33 Projet 1939-1940, p. 6. L’exemple prouve que la fameuse trilogie, loin d’avoir été inventée par le régime de Vichy, était déjà bien présente, en divers milieux, dans les années 1930.
34 Projet 1939-1940, p. 6.
35 Lettres au père Motte des 15 mars et 24 juin 1939.
36 Projet 1939-1940, p. 4.
37 « Les harmonies mariales », VI, 10 juillet, p. 99-111 ; voir ensuite ses articles dans le supplément de la VS d’octobre-novembre 1939 (« Le problème de l’immortalité personnelle ») et dans la VS du 1er mars 1940 (« La Passion rédemptrice »).
38 « En revoyant des films anciens », p. 414-430.
39 VI, 25 avril et 25 novembre 1938 ; Ambroise-Marie Carré, « Le mariage, état de chasteté », VI, 25 décembre 1938, p. 346-351, en marge de ses Compagnons d’éternité.
40 « Notes sur l’histoire du Cerf », où on lit aussi que La Vie Intellectuelle serait devenue « de plus en plus philosophique et littéraire au détriment des questions de politique religieuse et d’action catholique ».
41 « La sagesse de Gamaliel », 10 avril 1938, p. 45-50.
42 VI, 10 octobre 1938, p. 121-150, bientôt repris en brochure.
43 « L’Église et les évêques d’Autriche », VI, 10 mai 1938, p. 397-402.
44 « Sur les Allemands de Slovaquie », VI, 10 mai 1938, p. 407-418 ; « La question tchécoslovaque », VI, 10 juin 1938, p. 211-233.
45 Christianus (Mauriès-de Solages), « Le point de vue de Christianus », VI, 10 janvier 1939, p. 6-8 (après la publication de lettres de Daniel Villey et de Jean Lacroix sous le titre « Christianus prêche-t-il la guerre sainte ? », VI, 10 décembre 1938, p. 189-191).
46 Christianus (Mauriès-de Solages), « Munich et la conscience chrétienne », VI, 10 novembre 1938, p. 340.
47 Respectivement, Pacifisme de droite ? Bellicisme de gauche ? et Pacifistes ou bellicistes ? Les chrétiens devant le problème de la paix, « Qu’en pensez-vous ? » 8 et 9, 1939.
48 Christianus (Mauriès-de Solages), « Pax vobis », VI, 10 avril 1939, p. 6-8 ; Deman Thomas, « La paix chrétienne », ibid., p. 9-25 (et Construction de la paix, Collection Chrétienté, 3, 1939).
49 Christianus (Mauriès-de Solages), « Pas pour Dantzig ? », VI, août 1939, p. 162-164 ; « c’est précisément la liberté de l’Europe qui s’y trouve en jeu », Sidobre André, « L’été 1939 », ibid., p. 207-225 (citation, p. 222).
50 « Vous savez que personnellement je n’aime pas cette maison au point de vue religieux », lettre au père Motte, 23 mars 1939. L’original manuscrit du journal et sa transcription dactylographiée se trouvent dans un carton Bernadot.
51 Témoignage du père Louvel, premier entretien inédit pour le cinquantenaire du Cerf, 8 mars 1979, p. 7-8 (carton Louvel).
52 De façon assez exceptionnelle, La Vie Intellectuelle lui consacre une nécrologie reconnaissante, non signée. « Dans les beaux jours comme dans l’épreuve, le T. R. P. Padé fut l’ami et le protecteur de cette maison dont il considéra toujours les travaux comme l’une des plus authentiques formes de l’apostolat dominicain », VI, 1er août, p. 171.
53 « La maison La Tour-Maubourg », note non datée et non signée (« P. Périnelle ? » à la main), 5 p. dactyl.
54 Lettre du 26 mars.
55 « Soumission de l’Action française », article non signé, VI, août 1939, p. 192-199 (citation, p. 196).
56 La Documentation Catholique, 5 mai, colonnes 547-552 ; le même numéro contient l’échange de télégrammes entre le pape et le général Franco du 1er avril (colonnes 617-618) et le message radio en espagnol du 16 avril, « Avec une immense joie » (colonnes 613-616).
57 Lettres de Gillet et de Maglione à Bernadot, 23 et 26 mars 1939.
58 Lettre au père Motte du 13 juillet.
59 Lettre de Maydieu du 18 juillet et réponse assez vive de Bernadot du 22.
60 Opinion confirmée de façon plus mesurée par lettre au père Motte du 18 juillet.
61 Inconvénients développés par le père Congar dans deux notes au père Motte sur la situation du Cerf après la démission de Bernadot… dans lesquelles il décline sa succession, 18 et 22 juillet.
62 Note sur la réorganisation éventuelle des Éditions du Cerf, 18 juillet.
63 Né en 1908, le père Philippe Fleuret a fait profession en 1931 dans la province de France et a été ordonné en 1935.
64 Rappelé à Rome, il est lui-même remplacé par le père Joseph Périnelle, jusqu’à ce que Motte, démobilisé puisse reprendre ses fonctions.
65 Comme Bernadot lui-même, le premier est trop âgé pour être mobilisé ; et les deux autres sont réformés pour raisons de santé.
66 Points de vue opposés sur ce déplacement de Boisselot et de Carré, lettres au père Motte des 17 décembre 1938 et 22 mai 1939 ; elle a 1697 abonnés (fin 1938), contre 4911 à la VI (en juillet 1939).
67 Lettre de Forestier à Carré du 8 décembre 1939.
68 « Notes sur l’histoire du Cerf ».
69 VCND, octobre 1939, p. 6-7 ; « Chrétien, mon frère… », VS, octobre-novembre 1939, p. 5-14.
70 Christianus (Mauriès-de Solages), « La théologie de la guerre », VI, 25 décembre 1939, p. 338-340 ; « La théologie de la paix », VI, 25 février 1940, p. 177-180.
71 Vignaux Paul, « Ce qui est en cause », VI, 25 octobre 1939, p. 54-66 (citation, p. 56) ; « nous nous battons aussi pour la civilisation chrétienne », écrit également le père Boisselot, « Silence de Dieu ? », ibid., p. 6.
72 Les livraisons de la VS des 1er février et 1er mars 1940 s’interrogent sur les souffrances du Christ et sur celles des chrétiens à sa suite.
73 Le numéro de juin de La Vie Chrétienne était imprimé (à Lille, à Paris et à Poitiers), mais la débâcle a empêché sa sortie (Boisselot Pierre, « Le Père Bernadot », VS, 1er août 1941, p. 103 ; Fêtes et Saisons, février 1946, p. 16).
74 VS, 1er juin, p. 317-328 (citation, p. 317).
75 Delos Thomas, « La neutralité », VI, 15 avril 1940, p. 69-83 (article dans lequel il concède toutefois l’existence de plusieurs niveaux de belligérance…).
76 Gasztowt T., « La Pologne souffre », VI, 25 janvier 1940, p. 181-199 ; citation de Christianus, « Les morts ressusciteront », VI, 15 mars 1940, p. 356.
77 Éloy Jean, « Dieu va-t-il intervenir ? », VCND, janvier 1940, p. 21.
78 « Silence de Dieu ? », VI, 25 octobre 1939, p. 6-19 (citations, p. 14 et 16).
79 « Vigilance de Pie XII », VI, 25 novembre 1939, p. 166-176.
80 Dubarle Dominique, « Vivre avec Dieu en France », VI, 15 mai 1940, p. 189-209 (citation, p. 209) ; Christianus, « Jeanne et les Français », ibid., p. 184-188 (citation, p. 188).
81 « Il faut qu’à Rome et dans le monde on comprenne que le “catholicisme français” représente une force générale, un mouvement spirituel auquel dans le monde entier une part de la vitalité chrétienne est engagée », écrivait Maritain à son disciple Yves Simon le 6 août 1939, Jacques Maritain-Yves Simon, Correspondance, t. 1 : Les années françaises (1927-1940), édition établie et annotée par Florian Michel, Paris, CLD, 2008, p. 384.
82 Ancien du Sillon, directeur du quotidien de Saint-Étienne Le Mémorial, cette personnalité de la presse catholique est président de la Société des Éditions du Temps Présent et vient d’être intégré au conseil d’administration des Éditions du Cerf sur la suggestion de Boisselot.
83 Lettre, n° 15, 24 p., citations, p. 2 et 6 ; leçons tirées d’une enquête auprès des lecteurs de La Vie Chrétienne, envoyée le 15 avril.
84 Ce qui prouve la confiance dont elle est d’ores et déjà investie.
85 AGOP, V 305 ; confirmation par Chifflot, Journal Bernadot, 25 septembre.
86 « C’est la fin de notre pays pour de nombreuses générations » (24 juin) ; « Il en coûtera à la France d’avoir oublié Dieu » (25 juin) ; « jours lugubres », « la fin de notre patrie » (3 juillet).
87 Journal Bernadot, 16 octobre et 3 décembre 1940 ; lettre d’excuses de Garrigou au père Motte, qui a dû le tancer, envoyée de Coublevie le 26 mars 1941.
88 Lettre du père Motte au vicaire provincial de Toulouse Étienne Dupuy, 27 novembre, ADT.
89 Journal, 26 novembre. « Le P. Bernadot, toujours assez fatigué, reste dans l’Aveyron, et s’intéresse seulement de loin à la résurrection de son premier né », La Vie Spirituelle, selon « La Note sur la question des Revues » envoyées au père Gillet par les provinciaux de Lyon et de Paris, le 11 février 1941.
90 Note citée au père Motte du 22 juillet 1939.
91 Le père Boisselot reprend ces formules désenchantées dans « La physionomie spirituelle du Père Bernadot », VS, numéro spécial du 25e anniversaire, [novembre] 1944, p. 232-233.
92 « De la pauvreté », VS, 25 janvier et 25 février 1941, p. 11-17 et 100-107 ; « Dans la pauvreté », Chroniques de la Vie Spirituelle, « Rencontres », 4, 1941, p. 9-23.
93 « Ce fut une des plus grandes et des plus constantes douleurs du Père Bernadot que de sentir les inimitiés le combattre », « Le Père Bernadot », VS, 1er août 1941, p. 97-107 (citation, p. 102).
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