Chapitre II. De Saint-Maximin à Juvisy
p. 31-45
Texte intégral
1Il faut un accident de l’histoire pour que le thomisme spéculatif et mystique du père Bernadot et de sa revue accouche, au terme d’une improbable manœuvre canonique, d’une autre revue, La Vie Intellectuelle, près de Paris et non plus à Saint-Maximin. Cette surprenante bifurcation dans la vie et dans l’œuvre du religieux dominicain résulte de la conjonction de deux péripéties partiellement indépendantes l’une de l’autre. La première tient aux conflits qui minent le couvent de Saint-Maximin durant les années 1920 et qui y rendent difficile le maintien du fondateur de La Vie Spirituelle. La seconde est la condamnation de l’Action française de Charles Maurras par le pape Pie XI en 1926-1927. Partiellement indépendantes seulement, car le nationalisme intégral de l’Action française ne manque de partisans, ni au couvent d’études ni dans la province de Toulouse. Pour dénouer la situation de blocage qui en résulte, Pie XI tranche dans le vif par une décision peu soucieuse des constitutions dominicaines qui transplante dans la province de France le père Bernadot et son adjoint, le père Lajeunie, pour y créer une nouvelle revue vouée à la défense du pape et de ses décisions, violemment attaqués par les fidèles de Maurras.
Enjeux thomistes
2La Vie Spirituelle du père Bernadot relève de l’un des foyers de la « grande famille des thomistes » en cours de structuration, celui dont les deux piliers sont le père Garrigou-Lagrange et Jacques Maritain. Ce dernier a créé au lendemain de la guerre des Cercles dont « les membres s’engagent à étudier saint Thomas dans la mesure du possible » et « font le vœu privé de s’adonner à la vie d’oraison1 ». Ces Cercles sont dotés en 1922 d’un règlement intellectuel, d’une discipline religieuse avec l’opuscule De la Vie d’oraison, rédigé par Jacques et Raïssa, d’une assise juridique enfin, avec l’Association des groupes d’études thomistes, créée en 1925. Le cercle fondateur se réunit un dimanche par mois chez les Maritain, à Versailles puis à Meudon. Depuis 1922, le père Garrigou-Lagrange prêche chaque année une retraite pour les membres des Cercles d’études thomistes, dont il est le théologien de référence. Bernadot, qui fréquente à l’occasion le mythique foyer Maritain, s’intéresse aux Cercles dans la perspective qui est la sienne :
« J’aurais seulement à vous demander un éclaircissement pour savoir si l’association est réservée à ceux que j’appellerais les intellectuels de profession (professeurs, écrivains…) ou si vous pouvez admettre aussi des hommes qui veulent s’inspirer du thomisme dans leur vie, sans avoir proprement à l’enseigner (comme des officiers) », écrit-il à Maritain le 18 mai 1922.
3La réponse est positive. Même s’il constitue une pépinière de vocations religieuses et sacerdotales, le foyer de Meudon, véritable « arche de Noé » selon Michel Fourcade, accueille une majorité de laïcs, hommes et femmes, venant de tous les horizons, avec une forte présence des écrivains et des artistes. Son thomisme est identique à celui de La Vie Spirituelle : aussi rigoureux sur le plan intellectuel qu’il est ouvert sur le plan spirituel2.
4Bien que les deux courants se côtoient au sein de la Société thomiste, née elle aussi en 1922, cette mouvance se distingue nettement d’une autre, qui entend restituer saint Thomas à son contexte et approcher son œuvre avec les méthodes de la critique historique, au risque d’en relativiser la portée. Maritain et Garrigou-Lagrange, qui a naguère préféré l’Angelicum au Saulchoir, invitent au contraire à se plonger dans le texte de saint Thomas sans se soucier du contexte, mais avec l’aide du commentaire de Jean de Saint Thomas. Le cœur de la seconde tendance se trouve au Saulchoir de Belgique, couvent d’études de la province dominicaine de France, avec sa Revue des Sciences Philosophiques et Théologiques (1907), son Institut historique d’études thomistes (1920-1921), sa Bibliothèque thomiste (1921), enfin son Bulletin Thomiste, né en 1923 comme organe de la Société thomiste et supplément bibliographique de la Revue Thomiste publiée par la province de Toulouse, mais qui s’en est émancipé : assez incisif, il ne craint pas d’égratigner certaines autorités de l’autre courant. Il peut bientôt se prévaloir de la caution d’Étienne Gilson, titulaire de la chaire d’histoire de la philosophie médiévale en Sorbonne depuis 1921, qui noue des liens fructueux avec le Saulchoir dans la seconde moitié des années 19203.
5Bien que la contribution de Maritain à La Vie Spirituelle soit encore modeste, trois courts articles avant 1927, Bernadot admire son œuvre philosophique et le considère comme un maître doté d’un véritable « ministère », bien qu’il ne soit pas prêtre4. De son côté, le philosophe se convainc, lors d’un passage à Saint-Maximin pour Pâques 1924, que le studium de la province de Toulouse pourrait occuper dans son camp le rôle moteur que joue le Saulchoir dans l’autre. Si quelques familiers de Meudon entrent dans la province de France, comme Yves Congar ou Pierre Couturier, Maritain en oriente d’autres vers Saint-Maximin, avec l’idée précoce d’en faire un des lieux de la réaction intellectuelle et spirituelle « antimoderne » dont il rêve :
« Le monde se meurt de l’absence d’apostolat intellectuel, nous laissons prendre par les ennemis de Dieu toutes les positions de l’intelligence, et après nous nous essoufflons à les reconquérir, pendant que les autres vont plus loin. […] Est-ce qu’il n’y a donc rien à faire ? Est-ce qu’il n’est pas possible que l’esprit de saint Thomas anime une compagnie choisie d’hommes voués par nature à la pure vérité ? Est-ce que S. Maximin ne pourrait pas entreprendre une telle œuvre, quand ses ouvriers seront assez nombreux »,
6écrit-il le 20 février 1924 à l’abbé Léopold Lavaud, prêtre du diocèse de La Rochelle qui va y prendre l’habit le 24 septembre. Tout à la fois novice et professeur, comme il l’était au grand séminaire de La Rochelle, Marie-Benoît Lavaud se joint au père Lajeunie, lui aussi professeur de théologie5, et au père Bernadot, prieur du couvent depuis 1923, pour former le trio maritainien de Saint-Maximin, dont le recrutement est en pleine expansion6.
7Les insuffisances de la province de Toulouse accélèrent le mouvement. Au chapitre de novembre 1924, Bernadot hérite de la Revue Thomiste, en fort mauvais état avec moins de 400 abonnés, et abandonne peu après sa charge de prieur pour pouvoir s’occuper à plein temps des revues. Fort du succès de La Vie Spirituelle, il fait figure de sauveur. Bien à tort. Henry Donneaud et Philippe Chenaux ont reconstitué cet essai infructueux de revitalisation de la vénérable publication7. Il n’est donc pas question de revenir en détail sur cet épisode malheureux. Il suffit de rappeler le soutien de Maritain à Bernadot pour faire échec à la tentative d’OPA du Saulchoir sur la revue, par l’intermédiaire de la Société thomiste. Et surtout l’accord du philosophe pour son essai d’ouverture en direction d’un public moins spécialisé et plus diversifié, « selon un programme que vous connaissez pour l’avoir conçu avec le P. Bernadot », lui rappelle Lajeunie le 31 juillet 1925. Promu secrétaire de rédaction, avec l’aide du père Lavaud, celui-ci fournit des précisions sur un tel projet dans une autre lettre à Maritain, du 30 novembre de la même année. L’essentiel de l’innovation aurait consisté dans l’introduction, à côté des articles de fond et de la partie bibliographique, de réflexions sur l’actualité intellectuelle préservées d’un double écueil : « Je crois qu’il faut éviter deux excès : 1) tomber dans l’information ; 2) rester trop en dehors des courants actuels », écrit Lajeunie. « J’inclinerais pour la création d’un organe d’initiation à part, quitte à renforcer la Revue Thomiste actuelle », ajoute-t-il toutefois. Philippe Chenaux avait donc raison de voir dans l’échec de l’équipe Bernadot pour dynamiser la Revue Thomiste l’un des jalons de la naissance, trois ans plus tard, de La Vie Intellectuelle. Cette mutation se heurte au double refus des fondateurs, Gardeil et Mandonnet, comme des confrères du père Bernadot, qui n’admettent pas qu’une revue savante de niveau universitaire devienne peu ou prou un organe de vulgarisation. C’est donc l’échec : bien que directeur en titre jusqu’au printemps 1928, Bernadot consacre l’essentiel de ses forces à La Vie Spirituelle et laisse la gestion d’une Revue Thomiste quasiment inchangée au père Lajeunie.
8La tentative avortée de dynamisation de la Revue Thomiste participe toutefois des origines lointaines de La Vie Intellectuelle. On n’en est pas encore là en 1925-1926. Maritain continue de conseiller Bernadot pour La Vie Spirituelle dans le sens d’une ouverture qui ne lâche rien sur le terrain doctrinal : il ne fallait pas refuser de publier un article sur l’abbé Bremond, quitte à critiquer son Histoire littéraire du sentiment religieux8 ; il faut faire écho à l’échange Cocteau-Maritain, signe « du mouvement profond, de l’inquiétude et de l’angoisse qui travaillent les jeunes esprits dans ces milieux. Là où est le désordre, Dieu fait abonder la grâce9 ». Dans l’ensemble, Bernadot et les siens répondent positivement aux sollicitations du philosophe. Première déception toutefois en 1926 : après avoir accepté de s’en charger avec lui, le trio de Saint-Maximin bat en retraite sur deux ouvrages suggérés par Maritain : une « Histoire du thomisme » de large diffusion pour la collection « La Vie chrétienne » dont s’occupe Maurice Brillant, chez Bernard Grasset ; et une « Histoire de la renaissance thomiste » depuis Léon XIII que le même Brillant proposerait à Bloud et Gay10. Au grand dam de Maritain, et des historiens à sa suite qui ne disposent toujours pas d’un tel travail, le forfait de Lajeunie et de Lavaud, en première ligne pour le second volume, conduit Bernadot à commettre « le crime que vous redoutiez : je lui [Brillant] ai donné l’adresse du Saulchoir11 ». Sans plus de succès d’ailleurs… La formule en dit long sur les rapports entre écoles thomistes au milieu des années 1920. À cette date, et malgré ce contretemps, des liens solides se sont noués entre Maritain et Saint-Maximin. Le philosophe est devenu, pour Bernadot et ses deux amis, avec le père Garrigou-Lagrange, non seulement un conseiller écouté, mais un véritable maître à penser. Les deux années qui suivent représentent toutefois un saut qualitatif de grande ampleur dans leurs rapports : jamais ceux-ci ne seront plus étroits qu’en 1927-1928. Par deux fois au cours de ces années décisives, l’influence ecclésiale croissante de Maritain va peser de façon déterminante sur la trajectoire des pères Bernadot et Lajeunie
La crise de Saint-Maximin
9Elle est bien connue depuis les travaux d’André Laudouze et de Jacques Prévotat, centrés tous deux sur l’affaire des sanctions contre l’Action française12. La correspondance Bernadot-Maritain et les souvenirs du père Lavaud mettent toutefois en lumière ses aspects spécifiquement religieux13. Il y a au studium depuis 1921, date du retour du père Thomas Pègues à Saint-Maximin comme régent des études, un problème proprement dominicain qui oppose deux conceptions de la vie religieuse et donc deux styles conventuels : l’un plus rigide, voire plus rigoriste, pour une observance littérale de la règle et des constitutions ; l’autre, sinon plus laxiste, du moins plus accessible aux requêtes de l’extérieur, bien incarné par les entreprises du père Bernadot. L’abbé Journet met le doigt sur la difficulté, quand il écrit à Maritain le 16 août 1925, au sujet de la Revue Thomiste : « Mais il est à craindre que les O. P. […] soient peu sympathiques aux initiatives du P. Bernadot, qui travaille en dehors d’eux et fonde des revues “personnelles”14. » Le principal intéressé ne se fait d’ailleurs guère d’illusion sur sa cote locale : « Je crois qu’on me prend de plus en plus pour un sort de demi-fou, aventureux, ou quelque esprit dangereux, jamais satisfait de ce qui existe, toujours prêt à faire du nouveau. Il semble qu’on soit surtout préoccupé de m’empêcher de nuire », confesse-t-il à Maritain le 28 juin 1927. Faute de compétences, mais aussi de sympathie, ses confrères de Saint-Maximin et de la province de Toulouse ne donnent qu’une contribution modeste à La Vie Spirituelle, pour laquelle Bernadot a trouvé plus de ressources dans la province de France. « Ceux qui n’ont jamais compris la nécessité de l’organisation de la revue telle qu’elle a été réalisée par le P. Bernadot continueront plus que jamais à en poursuivre la destruction », écrit ainsi Lavaud à Maritain le 24 mars 1928.
10Sur cette opposition dominicaine se broche une opposition thomiste entre Bernadot et Pègues. Le directeur des revues n’est pas philosophe ni théologien de métier, mais il suit en la matière ses maîtres Garrigou-Lagrange et Maritain qui interprètent la pensée du Docteur Angélique à la manière de son commentateur Jean de Saint Thomas. Pègues, pour sa part, propose un commentaire littéral de la Somme théologique auprès duquel le thomisme mystique de Garrigou-Lagrange paraît d’une grande audace. « Je tremble que la direction [de la Revue Thomiste] ne passe entre les mains du P. P[ègues] qui s’en servirait pour ses dadas », écrit ainsi Bernadot à Maritain le 9 janvier 1925. Et il le conjure d’éviter que la revue ne devienne « un supplément du “Commentaire littéral” ». Mais ce différend n’a pas encore dépassé le point de non-retour, puisqu’une réconciliation Garrigou-Pègues intervient lors de la retraite thomiste de septembre 1925, sous les auspices de Maritain15.
11Pour que le torchon brûle véritablement, il faut donc l’affaire de l’Action française. Certes, Bernadot et les siens ont été jusqu’en 1926, comme Maritain lui-même, des « compagnons de route » du mouvement maurrassien, mais bien moins engagés auprès de lui que d’autres religieux dominicains, à commencer par le père Pègues ; et plus lucides que celui-ci quand interviennent les premières mises en garde de Rome. Sans qu’on dispose de documents nouveaux sur ce point, on peut faire l’hypothèse selon laquelle le groupe Bernadot a connu la même évolution que Maritain en la matière (plus difficilement peut-être chez Lavaud). Le conflit éclate lorsque La Vie Spirituelle, qui n’a guère l’habitude d’intervenir sur les questions d’actualité, prend fait et cause pour Pie XI dans son conflit avec l’Action française. Bernadot précise lui-même, en novembre 1926, que « ce qui séparera toujours le catholique du protestant », c’est « l’obéissance au pape16 ». Quatre mois plus tard, la revue publie un article embarrassé de Garrigou-Lagrange, qu’il aurait hésité à signer17, sur le pouvoir indirect du pape en matière temporelle, et surtout un bref texte de Maritain, mais le plus important de lui qu’elle ait publié jusque-là, dont le titre dit tout : « De l’obéissance au pape. » Plus convaincant que Garrigou sur le pouvoir indirect, le philosophe souligne aussi les raisons proprement religieuses de l’intervention de « la suprême autorité18 ». Son petit article, rédigé dans l’urgence, annonce Primauté du spirituel, qui paraîtra quelques mois plus tard.
12Le projet d’ouverture de la Revue Thomiste paraît donc compromis par une ambiance locale de plus en plus conflictuelle entre Pègues et le trio maritainien. Aussi Bernadot décide-t-il d’en appeler à l’autorité supérieure, ce qui lui avait si bien réussi en 1919. De son propre chef, il se rend à Rome en mai 1927 pour y proposer aux autorités dominicaines et vaticanes la création d’une nouvelle revue. « J’ai reçu un très bon accueil soit à la Maison Généralice soit au Vatican où le Saint-Père m’a accordé une audience privée très encourageante », écrit-il à Maritain le 4 juin. « À Rome on a nettement approuvé le projet (le P. Général et le Pape). » Rien du Vatican dans la documentation accessible, mais une longue lettre du maître général Bonaventure de Paredes, datée du 24 mai, dépourvue de toute ambiguïté. Il y souhaite que le père Bernadot entreprenne « dès demain la réalisation [du] projet, car le salut des âmes ne souffre pas de retard19 ». Quel projet ? La création d’« un organe de culture générale thomiste » en deux parties : des « articles de fond exposant les points principaux de la doctrine catholique » qui « devront chercher à résoudre, selon les principes et la méthode de saint Thomas, les problèmes qui agitent la société contemporaine » ; et des « chroniques pour tenir le clergé et les fidèles cultivés au courant du mouvement des idées, des faits et des œuvres dans le monde chrétien et chez les incroyants, et les guider dans le jugement à porter sur les faits et les écrits », ceci dans des registres aussi différents que les sciences, les arts ou la littérature20. La parenté d’un tel projet avec celui d’élargissement de la Revue Thomiste est difficilement contestable.
L’intercession de Maritain
13L’évolution de la situation à Saint-Maximin n’en facilite guère la réalisation, le père Pègues continuant d’y donner le ton ; or, comme régent, il est aussi le censeur des périodiques. « Vous comprendrez que je suis dans l’impossibilité de songer à une revue nouvelle, tant que cette affaire n’est pas réglée », écrit Bernadot à Maritain le 4 juin 1927. Et le 28 juin : « Les Supérieurs de la Province s’opposent à sa réalisation. » Les tensions s’exaspèrent au cours de l’été qui suit, avec comme échéance la reprise des cours au studium le 14 septembre : ou bien Pègues garde son poste de régent, et les amis de Maritain devront partir ; ou bien il n’est plus régent, et tout redevient possible. Telle est l’alternative que Bernadot ne cesse de marteler auprès du philosophe de Meudon. Solution proposée pour en sortir du « bon côté » ? Une intervention personnelle de Maritain à Rome, forte de l’accueil positif qu’y aurait reçu sa Primauté du spirituel. « Pour nous, votre visite pourrait être décisive. D’abord vous pourriez faire décider la création de la revue nouvelle laquelle ne verra pas le jour sans une intervention du Vatican, ou au moins du nonce. Ensuite on saurait à quoi s’en tenir sur la question Pègues », lui écrit Bernadot le 9 août. Alors que Maritain hésite, ses amis de Saint-Maximin le pressent de partir dans une série de missives dont la dramatisation va croissant, jusqu’au chantage à la maladie ou au départ de l’Ordre de Bernadot21. On n’a pas relevé moins de neuf courriers de ce type entre le 9 août et le 3 septembre.
14Après bien des hésitations, le philosophe se décide au voyage ad limina, dont il a heureusement tenu le journal, aujourd’hui publié22. Ce voyage, on le sait, est décisif dans l’évolution de la crise de l’Action française, puisque le philosophe en revient chargé par Pie XI d’expliquer les sanctions et de répondre ainsi aux critiques de Maurras ou des siens. En décembre 1927 paraît donc aux éditions jésuites Spes Pourquoi Rome a parlé, avec les contributions, quelque peu divergentes dans le détail, des pères Bernadot et Lajeunie. Ce voyage est tout aussi décisif, dans un premier temps du moins, pour Saint-Maximin. Le 7 septembre, jour de la seconde audience privée de Maritain auprès du pape, part de la Curie généralice des frères prêcheurs le message du vicaire général Casas qui exclut Pègues de la régence comme du couvent et y maintient Bernadot avec possibilité d’écrire contre l’Action française dans le sens pontifical et de diriger La Vie Spirituelle23. Tout en traînant les pieds, les autorités de la province de Toulouse finissent par s’exécuter pour Pègues, mais appliquent à la lettre les directives romaines pour Bernadot : comme elles ne soufflent mot du sujet, il reçoit « défense de [s’] occuper de la fondation de la nouvelle revue ». D’où sa tentation de renoncer et de remettre le projet entre les mains de Maritain. « N’en parlons plus. Si vous pouvez la [la revue] faire autrement, j’en bénirai le bon Dieu, et je vais prier pour cela. » Autrement dit, l’éviction de Pègues n’a rien arrangé, bien au contraire : Bernadot et les siens sont jugés, à bon droit, responsables de cette éviction. « Nous sommes mis en quarantaine. Nous sommes traités comme des mauvais religieux dont le contact est dangereux24. » Lajeunie ne peut s’entretenir en privé avec ses étudiants. Impossible pour lui et pour Bernadot de se concerter avec Lavaud, dont la situation se complique du fait qu’il est déjà lecteur sans avoir fait sa profession solennelle.
15D’où l’idée d’un transfert de l’équipe à Paris avec les publications, ce qui n’est pas une mince affaire. Forts de l’accueil favorable réservé par Pie XI à Pourquoi Rome a parlé, ses amis dominicains pressent instamment Maritain de reprendre son bâton de pèlerin pour arracher une seconde fois la décision à Rome. Début 1928 probablement, Lajeunie récupère l’idée maritainienne du « groupe d’écrivains déjà formés pour entraîner les jeunes et les former et qui collaboreraient avec vous dans une grande communion d’idées et de sentiments avec le Saint-Siège », mais à Paris et non plus à Saint-Maximin. « Vous n’avez plus qu’une chose à faire pour occuper vos vacances de Pâques, lui écrit Lavaud le 24 mars 1928 : boucler votre valise et prendre le train pour Rome, demander une audience au Saint-Père et négocier notre transfert à Paris. Ne rentrer que la chose réglée », le tout assorti d’un nouveau chantage à la santé ou au départ du père Bernadot25.
16Ainsi promu une seconde fois au rang d’ultime recours, Maritain n’obtempère pourtant pas. Le transfert, qui ne peut venir que de la Curie généralice, intervient néanmoins le 22 avril 1928, sur pression personnelle du pape. « Vite un mot pour vous dire que le P. Provincial arrivant de Rome vient de communiquer à la communauté que le P. Lajeunie et moi sommes assignés à Paris avec La Vie Spirituelle et que nous pouvons partir immédiatement », écrit Bernadot au philosophe le 1er mai. Le rôle de Maritain dans cette seconde péripétie d’un épisode peu banal dans l’histoire des ordres religieux n’est pas aussi clair ni aussi déterminant que pour la première. Il est cependant précoce, comme le prouvent les interventions du philosophe auprès du nonce à Paris, Mgr Maglione, notamment son rapport du 31 août 1927, calqué sur l’argumentaire fourni par Bernadot le 2826. Et il revient à la charge début 1928 :
« Voilà ce qui est convenu : je vais lui [nonce] préparer une notice très complète sur le projet de revue (1° sa nécessité et son importance ; 2° ce qu’elle sera). Quand je lui aurai remis cette note il la transmettra au Vatican avec une lettre explicative. Puis s’il va lui-même à Rome aux environs de Pâques, il se chargera de tout. […] Sinon, quand le Père Gillet [provincial de France] ira à Rome, c’est par lui que la question devra être portée devant le Saint-Père, le Nonce lui préparant les voies »,
17écrit-il à Bernadot le 28 février, en lui demandant d’envoyer les documents en question. « Il faudrait mentionner que vous resterez de la province de Toulouse et serez simplement délégué à Paris, où la Vie Spirituelle serait seulement transférée », précise-t-il. Tel est d’ailleurs le compromis primitivement adopté27.
18C’est pourtant une transfiliation des deux religieux dans la province de France, procédure tout à fait exceptionnelle, qui intervient à l’automne 1928. Le 14 octobre, le nonce Maglione écrit au maître général Paredes qu’« en vertu des pouvoirs spéciaux qui [lui] sont conférés » les pères Bernadot et Lajeunie sont transfiliés dans la province de France, à laquelle appartiendra La Vie Intellectuelle. La Vie Spirituelle reste propriété de la province de Toulouse bien que sa rédaction soit transférée en région parisienne. L’affaire s’est jouée in fine entre Pie XI lui-même et la Curie généralice des dominicains, le nonce à Paris n’étant qu’un intermédiaire acquis à la décision. Le pape a demandé en juillet au père Paredes, puis en son absence au père Caterini, procureur général, que l’Ordre procède d’urgence à la transfiliation ; le 4 octobre, le cardinal-secrétaire d’État Gasparri a manifesté le mécontentement pontifical dû au retard apporté à l’exécution de cette mesure ; et le maître général a subi la colère de Pie XI lors d’une audience du début novembre ; à la fin du même mois, Gasparri faisait savoir que « Il S. Padre si è determinato di chiedere le dimissioni » au père Paredes, démission qui interviendra le 25 mars 1929. L’affaire Bernadot-Lajeunie est donc la cause immédiate de cette péripétie majeure dans l’histoire de l’Ordre des frères prêcheurs au xxe siècle et de l’élection comme maître général, par le chapitre de septembre 1929, du provincial de Paris, Martin-Stanislas Gillet… qui vient d’accueillir les deux transfuges dans son ressort. Elle confirme le prix qu’attachait le pape à la création de la nouvelle revue et son caractère autoritaire28. C’est lui qui, en dernière instance, a transplanté Bernadot et Lajeunie dans la province de France, avec mandat impératif de fonder une revue pour justifier ses rigueurs contre l’Action française. Lavaud n’est pas du voyage, ce qui n’est pas sans conséquence pour la suite, car il est sans doute la tête pensante du trio maritainien de Saint-Maximin : il fait sa profession solennelle le 25 septembre 1928 et ne semble pas avoir été chaud pour suivre ses deux compagnons. Il sera nommé professeur de théologie à l’université de Fribourg en 193029. Bien que la province de Toulouse conserve La Revue du Rosaire et la propriété de La Vie Spirituelle, la transfiliation de Bernadot et de Lajeunie, assortie du départ pour Paris de la rédaction de la revue, y suscite un traumatisme qui aura du mal à se résorber.
Un accouchement difficile
19Fonder une revue, mais quelle revue ? Tant que Bernadot et Lajeunie sont à Saint-Maximin et que le problème principal est de les en faire sortir, l’accord semble parfait avec Maritain. Il n’en va plus de même dès qu’il s’agit de mettre le projet à exécution30. Bernadot et Lajeunie ne cessent de se référer au « projet primitif », celui que Pie XI aurait approuvé en mai 1927, explicitement catholique et explicitement thomiste dans le sens romain, bien que largement ouvert aux idées et aux événements contemporains. Le titre en serait tout simplement « La Revue catholique », comme l’indique un brouillon non daté de Maritain de l’hiver 1927-1928 : « Directeur Père Bernadot. Secrétaire de rédaction Lajeunie. Contrôle à Paris J.M. » Dès cette esquisse, le philosophe dilate beaucoup le champ des chroniques, seconde partie du périodique en chantier après les articles de fond ; et il les attribue d’emblée à ses amis ou disciples parisiens.
20C’est toutefois sa longue lettre à Bernadot du 28 février 1928 qui précise d’une façon abrupte son point de vue. Il y décline la charge, un temps envisagée, de codirecteur de la revue. « Mais vous ne devez pas la diriger comme dominicain, vous devez la diriger comme vous-même M.-V. Bernadot (la mention O. P. ne devrait même pas être sur la couverture) » ; et avec un comité de rédaction pluraliste, dont Maritain pourrait faire partie et pour lequel il suggère nombre de ses proches (Charles du Bos, André Harlaire, l’abbé Lallement, Louis Massignon, le père Riquet…), mais aussi les jésuites Gustave Desbuquois ou Jules Lebreton. Sur l’orientation à prendre, il précise avec des accents péguystes que « cette revue ne doit pas être une revue de curés, une revue cléricale, de type confessionnel ». « Le contenu de la revue doit être universel, donner sur toutes choses la lumière catholique », explique-t-il à Bernadot. « C’est une grande revue qu’il faut faire, aussi importante que la Revue des Deux Mondes, la Revue Universelle, etc. Ce n’est pas un petit torpilleur, c’est un grand navire de guerre que vous devez vous résigner à diriger. » Dans un tel but, il faut voir grand : un collaborateur laïc en la personne de Maurice Brillant31 ; au moins 500 000 francs de mise de fonds initiale ; et surtout un titre neutre pour lequel Maritain évoque plusieurs possibilités, mais pas celle qui sera finalement choisie.
21La réponse de Bernadot, du 7 mars 1928, est sans ambiguïté :
« Nous ne nous sentons pas capables de réaliser le projet que vous exposez. […] Notre vie, nos études, notre milieu, nos lectures, rien ne nous a préparés à cette direction. C’est un laïque qu’il faut à la tête de cette revue. Nous sommes incompétents sur une trop grande partie du programme et incapables de prendre une initiative, parfois même de juger avec sécurité. »
22Réponse de bon sens : le fossé est en effet trop grand entre une vie conventuelle de province et l’ouverture tous azimuts du milieu Maritain sur la vie intellectuelle et culturelle de la capitale :
« Nous vous faisons confiance, ajoute Bernadot, car vous êtes au milieu du monde et dans de meilleures conditions pour juger des besoins qui pressent le plus. Pourquoi ne commenceriez-vous pas avec M. Brillant […] Notre collaboration ? Vous savez bien que vous l’aurez pour des articles religieux. »
23Mais Maritain, freiné d’ailleurs en cela par son ami l’abbé Journet, n’entend pas sacrifier son œuvre ni ses multiples activités à l’astreinte que représente la charge d’un périodique mensuel. Reste dès lors la disponibilité dominicaine pour le « projet primitif », sous condition du transfert à Paris ou dans sa région : « organisation immédiate d’un organe à caractère religieux selon le programme approuvé par le Pape, et pour la réalisation duquel nous croyons être prêts », confirme Bernadot le 18 mars. Il a paru nécessaire d’entrer dans ces détails pour mettre en évidence les incertitudes qui planent sur le berceau de la future revue.
24Le père Gillet, provincial de France, trouve un point de chute pour les pères Bernadot et Lajeunie à Juvisy-sur-Orge, dans la grande banlieue sud de Paris, au printemps 1928. Ils ne disposent donc que de quelques mois pour sortir la nouvelle revue, tout en continuant la publication de La Vie Spirituelle. Le programme arrêté durant cette ultime phase de gestation entérine le refus de Maritain d’en assumer la charge. Il est donc plus confessionnel que celui-ci ne l’aurait souhaité. Les articles de fond « devront chercher à résoudre, selon les principes et la méthode de saint Thomas, les problèmes qui agitent la société contemporaine ». Les chroniques « auront pour but de tenir l’élite intellectuelle catholique, ou désireuse de connaître le catholicisme, au courant des idées, des faits et des œuvres », en France comme à l’étranger. « Malgré l’adoption d’une pédagogie adaptée à un organe de pénétration » et l’élargissement maximal des curiosités dans les chroniques, pour donner le sentiment au lecteur que « la vie catholique […] est une vie universelle », c’est bel et bien le projet Bernadot-Lajeunie qui l’emporte : « Des auteurs, pénétrés de l’esprit et des principes catholiques […] jugent en catholiques tous les événements intellectuels contemporains32. »
25Maritain a néanmoins bénéficié de concessions importantes : outre la collaboration initiale de Maurice Brillant, l’adoption d’un titre neutre, La Vie Intellectuelle, qui sous-entend une sorte de jumelage avec La Vie Spirituelle, titre à propos duquel Bernadot lui écrit en juin 1928 : « Vous avez obtenu la victoire ». Et il bombarde durant l’été le religieux de suggestions auxquelles son correspondant ne prête qu’une attention intermittente, ce qui lui vaut une épître sévère de 21 pages manuscrites en forme d’ultimatum, qui doit dater du début d’octobre 1928, après la prédication par Bernadot, plutôt que par Garrigou-Lagrange comme à l’accoutumée, de la retraite des Cercles thomistes de la fin septembre, acmé de l’entente entre Meudon et Juvisy. Outre une avalanche de requêtes ponctuelles, le philosophe insiste : sur le risque de commencer dès octobre sans arrières assurés ; sur la nécessité d’un contrôle matériel et doctrinal rigoureux de la copie ; sur le recrutement d’un petit nombre de « conseillers privés » pour ce faire (Roland Dalbiez, Charles du Bos, les abbés Journet et Lallement, Louis Massignon, Jean de Menasce). Faute d’écho suffisant, il récidive le 11 octobre, en brandissant une claire menace de retrait déjà en filigrane dans l’essai de réponse de Bernadot du 16 juillet, suite aux doutes de Garrigou-Lagrange sur l’entreprise : « Ou bien […] me donner les apaisements que je vous demande, ou bien […] me rendre ma liberté et […] ne rien publier de moi, du moins dans les premiers numéros. »
26Bernadot répond le 12 octobre que Rome, via la nonciature, attend avec impatience la sortie de la revue. Et il pratique une surenchère à la démission : « Je vous écris avec l’immense regret de m’être engagé dans cette entreprise. Aujourd’hui je n’aurai pas le courage de le faire. […] Si vous retirez votre collaboration [du premier numéro imprimé, mais pas encore paru], mon parti est pris absolument, je me retire et je supprime la revue ». Tout en maintenant ses exigences de fond, Maritain lâche un peu de lest le 13 octobre, et une solution de compromis est trouvée. Conformément au vœu du philosophe, La Vie Intellectuelle paraît donc fin octobre, « avec la permission des supérieurs », mais sans autre signe de son origine dominicaine que les noms de son directeur, Bernadot, et de son secrétaire de rédaction, Lajeunie, dépourvus du sigle O. P. Pas de trace du comité de rédaction souhaité par le philosophe, en revanche.
27L’apparence de La Vie Intellectuelle naissante est austère, voire minimaliste : titre noir sur couverture couleur brique ; format de 19 × 12 un peu plus grand que celui de La Vie Spirituelle, sommaire copieux de 192 pages ; abonnement à 30 francs pour une parution le 10 du mois ; adresse 35, avenue de la Cour de France à Juvisy. Le liminaire signé M.-V. Bernadot est lui aussi minimal : deux pages assez pauvres qui font l’impasse sur la conjoncture de crise religieuse dont est issue la revue. Il lui donne toutefois une définition explicitement catholique, bien éloignée de ce que souhaitait Maritain. « Notre premier souci sera d’enseigner la vérité », écrit Bernadot, mais une « vérité catholique », « véritablement universelle ». De ce fait, la revue s’intéressera à « tout ce qui préoccupe les esprits contemporains, croyants ou non, à l’étranger comme en France ». Car « la pensée catholique a droit sur tout, et tout ce qui est humain est nôtre ». Ce catholicisme intégral doit éviter à La Vie Intellectuelle l’esprit de chapelle : « nous ne sommes ni de droite, ni de gauche, mais catholiques simplement », c’est-à-dire fidèles à « l’enseignement de l’Église », à la « doctrine traditionnelle » et aux « directives du Pontife Romain ». Pas de précision sur ces directives : le lecteur doit saisir l’allusion de lui-même. Bref, « La Vie Intellectuelle veut être une revue catholique », une revue catholique d’abord face au politique d’abord maurrassien, est-on tenté d’ajouter ; catholique « au sens le plus simple, le plus franc, et aussi le plus vaste du mot ».
28Le sommaire de la première livraison donne une idée des ambitions du nouveau périodique. « Questions religieuses » en tête, avec un article du père Marie-Joseph Lagrange, fondateur de l’École biblique de Jérusalem et précieuse caution de la revue dans la province de Toulouse. « Religion et cité » ensuite, avec une étude de Maritain sur « Saint Thomas et l’unité de la culture chrétienne » ; puis « Les missions », avec un texte de l’académicien Georges Goyau sur saint Louis ; pas moins de quatre interventions sur « Philosophie et sciences » et de trois sur les « Questions sociales ». La revendication d’universalité n’est pas vaine ! Refus de toute chapelle ? Pas sûr. Les dominicains (Lajeunie et Delos en plus de Bernadot et de Lagrange) et les protégés de Maritain (Aimé Forest et Roland Dalbiez) se taillent la part du lion. Mais Goyau, autre signature de prestige, n’appartient pas au sérail.
29On est cependant loin du vaisseau amiral voulu par le philosophe. Presque tout lui déplaît dans la nouvelle née : une maquette laide, l’absence de relecture attentive, l’organisation générale des matières (« une salade faite au petit bonheur »), la faiblesse de certains articles et surtout l’absence d’un vrai contrôle doctrinal. « Il faut une revue thomiste (je veux dire rigoureusement exacte) avec des collaborateurs qui pour un grand nombre ne sont pas formés à l’exactitude doctrinale », écrit-il dans une note non datée. Devant l’effarement de Bernadot à la réception de celle-ci, Maritain modère ses reproches, tout en exhortant le religieux à jouer pleinement son rôle de « chef d’état-major » : « une revue comme La V[ie] I[ntellectuelle], c’est de la grande industrie, non de l’industrie à domicile », insiste-t-il le 1er novembre. Le 3 décembre pourtant, il se défend d’empiéter sur les prérogatives de Bernadot et de revenir sur la définition du périodique : « La conception “grande revue profane” dont il avait été question autrefois, je la regarde comme enterrée. C’est votre conception de la revue qui est acquise, et il n’y a aucun doute là-dessus. »
*
30Revue catholique d’intérêt général, La Vie Intellectuelle doit trouver sa place dans un paysage éditorial qui n’en manque pas. Plusieurs de ses concurrentes potentielles sont certes en perte de vitesse. Le vénérable Correspondant, qui fut l’organe des catholiques libéraux au xixe siècle, n’est plus que l’ombre de lui-même et disparaît en 1933. Autre disparition, plus proche et combien significative, celle des Nouvelles Religieuses fondées en 1918 dans une optique d’« union sacrée » : dirigées par le dominicain de la province de France Marie-Albert Janvier, proche de l’Action française, elles ont dû faire acte d’obéissance à Pie XI avant de renoncer à paraître… en octobre 1928, c’est-à-dire au moment où sort La Vie Intellectuelle dans un esprit bien différent du leur. De mouvance dominicaine aussi, la Revue des Jeunes mérite de moins en moins son titre : elle cherche un second souffle en février 1929, comme Nouvelle Revue des Jeunes, avec une direction composée du normalien Robert Garric et du père Mannès Chatelain de la province de France. L’existence de deux revues généralistes d’inspiration dominicaine pose bien sûr un problème. Le propriétaire-éditeur Gabriel Beauchesne ayant refusé d’y publier un article contre l’Action française, l’abbé Bruno de Solages rompt en décembre 1931 avec la Revue Apologétique, à laquelle il tentait de donner, depuis 1926, une ampleur plus large que ne le suggère son titre : il ne tarde pas à devenir l’un des auteurs de référence de La Vie Intellectuelle.
31En désaccord philosophique notoire, maritainiens et blondéliens se retrouvent au coude à coude dans le soutien au pape contre l’Action française. Sous la houlette de Paul Archambault, les Cahiers de la Nouvelle Journée ne sont que de périodicité variable, et le Bulletin Catholique International de Maurice Vaussard disparaît à la fin de 1933 ; mais La Vie Catholique, hebdomadaire fondé en 1924 par l’ancien sillonniste Francisque Gay, rivalise d’ardeur avec les amis de Maritain dans l’opposition à Maurras. Thomiste d’origine et de conviction, La Vie Intellectuelle devra tenir compte d’un tel courant : concurrence ou émulation ? Reste la revue qui domine de haut ce paysage en mouvement : les Études de la Compagnie de Jésus, bimensuel de référence fort d’un important capital de confiance et d’un confortable matelas d’abonnés : la revue en annonce 13 000 en octobre 1929. Sa rédaction, de sensibilité plutôt maurrassienne, est cependant assez discrète pendant la crise pour éviter des remous importants. Elle bénéficie par ailleurs de l’engagement aux côtés du pape de jésuites notoires comme le père Gustave Desbuquois, directeur l’Action populaire, ou les frères Albert et Auguste Valensin, disciples de Maurice Blondel. La Vie Intellectuelle devra faire ses preuves avant de pouvoir se mesurer à elle.
Notes de bas de page
1 « Cercles d’études thomistes », statuts dactylographiés, p. 6.
2 Saisissante évocation de ce milieu par Michel Fourcade, « La saveur des transcendantaux : autour des Cercles thomistes », Feu la modernité ? Maritain et les maritainismes, op. cit., p. 155-187.
3 Duval André, « Aux origines de l’“Institut historique d’études thomistes” au Saulchoir (1920 et suivantes). Notes et documents », Revue des Sciences Philosophiques et Théologiques, juillet 1991, p. 423-448.
4 Lettre du 3 décembre 1923, fonds Maritain, Bibliothèque nationale et universitaire de Strasbourg.
5 Fidèle lieutenant de Bernadot jusqu’en 1941, Marie-Étienne Lajeunie est méconnu. Né à Saint-Sylvestre (Lot-et-Garonne) en 1886, il est entré en 1909 dans la province de Toulouse, à Fiesole. Profès en 1910, il fait ses études théologiques à l’Angelicum et il est ordonné prêtre à Rome en 1914. Il est agrégé en 1921 au corps professoral de Saint-Maximin, pour la philosophie, puis pour la théologie morale.
6 Lavaud Benoît, « Souvenirs en fragments », Mémoire Dominicaine, n° 18, Paris, Cerf, 2004, p. 56-106.
7 Donneaud Henry, « Les cinquante premières années de la Revue Thomiste », Revue Thomiste, XCIII (1993), p. 5-25 ; Chenaux Philippe, « Le P. Bernadot, la “Revue Thomiste” et la crise de l’Action française (1925-1928) », Saint Thomas au xxe siècle, Paris, Éditions Saint-Paul, 1994, p. 109-120.
8 Lettre au père Bernadot du 1er décembre 1924. Le 17 novembre précédent, l’abbé Ludovic Beaudou, prêtre du diocèse de Montauban ami de Bremond, lui écrit qu’il a récemment plaidé sa cause à Saint-Maximin (Duclos Paul, « L’abbé Louis (sic) Beaudou correspondant privilégié d’Henri Bremond », Bulletin de Littérature Ecclésiastique, XC/2, 1989, p. 115).
9 Lettre du 3 mai 1926.
10 Maritain expose cette double éventualité dans sa lettre du 10 avril 1926.
11 Réponse du 10 juillet 1926 à une lettre furieuse du 4 (« C’est une trahison !! »).
12 Respectivement Dominicains français et Action française, Paris, Les Éditions ouvrières, 1989, p. 93-121 ; et Les catholiques et l’Action française. Histoire d’une condamnation, 1899-1939, Paris, Fayard, 2001, p. 486-491.
13 Fouilloux Étienne, « Jacques Maritain, le P. Bernadot et La Vie Intellectuelle », Recherches Philosophiques, III (2007), p. 81-104.
14 Journet Maritain, Correspondance, volume I : 1920-1929, Fribourg/Paris, 1996, p. 310.
15 « Le P. Pègues passera à Meudon pendant la retraite. C’est pour faire la réconciliation avec le P. Garrigou », carte postale de Bernadot à Maritain, 19 septembre 1925.
16 VS, novembre 1926, p. 120.
17 Selon l’abbé Journet qui l’a vu à Rome, Journet Maritain, Correspondance, volume I, 3 mai 1927, p. 492-493.
18 VS, mars 1927, p. 742-754 et 755-757.
19 Copie dans le fonds Maritain, Bibliothèque nationale et universitaire de Strasbourg.
20 « Programme de la revue (approuvé par le Souverain Pontife et le Rme Père Maître Général). Organe de culture générale thomiste », 1 p. dactylographiée, s. d., copie (même source).
21 « D’ailleurs, et je vous le dis dans la plus stricte intimité, le P. Bernadot est “incapable” physiquement de supporter plus longtemps cet état de choses […] il est résolu à partir, si l’atmosphère ne change pas. Je le connais assez pour pouvoir dire : il partira – et Dieu sait où ? Il faut à tout prix éviter ce malheur », lettre de Lajeunie à Maritain du 27 août.
22 « J. Maritain et la condamnation de l’Action française : documents », Cahiers Jacques Maritain, 46, 2003, p. 37-60.
23 Laudouze, p. 112-113, et Prévotat, p. 490.
24 Lettres de Bernadot à Maritain des 2 et 12 octobre et du 15 novembre.
25 « Le P. Bernadot ne peut absolument pas demeurer ici. Physiquement il n’en est pas capable. C’est contre nature. Il quitterait plutôt l’Ordre ».
26 Cahiers Jacques Maritain, 46, 2003, p. 62-70.
27 « Confidentiel : les PP. Bernadot et Lajeunie sont assignés à Paris (tout en restant de la province de Toulouse) avec la Vie Spirituelle. Il s’agira de fonder une revue catholique, analogue à Nova et Vetera (puisse-t-elle être aussi bien faite !) », écrit Maritain à Journet le 11 mai 1928, Correspondance, volume I, p. 564.
28 Copie de documents de la Curie généralice, aimablement communiqués par le père Bernard Montagnes.
29 « Souvenirs », p. 94-108.
30 Fourcade Michel, Feu la modernité ? Maritain et les maritainismes, op. cit., p. 570-586.
31 Jean Goujon, de son vrai nom, est né en 1881 en Anjou. Après des études à Paris où il subit l’influence du père Laberthonnière et du Sillon, il entre au Correspondant dont il est secrétaire de rédaction jusqu’à ce qu’il occupe (brièvement) le même poste à La Vie Intellectuelle. Tout en dirigeant la collection « La Vie Chrétienne » chez Bernard Grasset, il collabore aux Lettres de Gaëtan Bernoville, aux Cahiers de la Nouvelle Journée de Paul Archambault et aux publications de la maison Bloud et Gay, La Vie Catholique notamment. Ce parcours le rapproche bien plus des démocrates chrétiens blondéliens que des thomistes.
32 « Programme de “La Vie Intellectuelle” », 5 pages dactylographiées, copie.
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