L’Association pour l’autobiographie (APA) et le don de soi
p. 59-70
Texte intégral
1« Don d’archives » : cette expression résonne pour moi de manière ambiguë, entre vie et mort : « don » me fait penser à « don du sang » ou à « don d’organes », à l’idée d’une transfusion de vie, ou bien à un échange entre deux personnes vivantes, à un acte réciproque, avec un contre-don, alors que l’idée d’archives serait plutôt liée à l’idée de mort ou, disons, de survie fantomatique, de classement sans retour. Au seuil de cette petite présentation d’un essai d’archives vivantes, celles de l’Association pour l’autobiographie (APA), je voudrais évoquer le moment tragique du tri, en renvoyant au beau livre de Lydia Flem, Comment j’ai vidé la maison de mes parents1. Quand meurent les parents, il faut non seulement les enterrer ou les incinérer, mais « débarrasser », « vider les lieux », souvent dans la hâte, parfois dans le conflit, toujours dans la tristesse ou l’accablement. Certes, la vie elle-même est tri permanent, nous passons notre temps à éliminer, jeter ce qui est mort, à l’exception d’une petite strate de papiers ou d’objets gardés comme traces, signes que cela a été. Mais ce qu’on garde ainsi dans la vie courante n’est encore que virtuellement archives. Les choses ne le deviennent que lorsque, par un acte volontaire, elles sont à la fois coupées pour de bon de la vie mais préservées de la mort, stockées dans un espace intermédiaire de survie, de purgatoire, de limbes.
2Dans un second livre, Lydia Flem a publié des extraits des lettres échangées par ses parents sous le titre Lettres d’amour en héritage2. L’héritage est une transmission, réglée par la loi, avec une marge d’initiative laissée au transmetteur, et le mot s’applique en général aux biens mobiliers ou immobiliers. Le petit décalage du titre crée ici la surprise, une surprise heureuse. Il s’agit d’hériter des lettres, mais surtout de l’amour lui-même, de lui répondre, de le prolonger. Un don pareil peut-il se concevoir entre inconnus ? Il a fallu à Lydia Flem tout son talent, et tout son amour, pour transmettre en héritage au public l’amour de ses parents. Au bout de combien de temps un texte personnel (journal, lettre, récit) cesse-t-il d’être radioactif, c’est-à-dire vibrant pour son auteur et ses proches d’un sens et d’un enjeu qu’il ne saurait avoir pour des étrangers, et peut-il acquérir le statut d’archives ? Au bout de combien de générations et de transmissions ? Une personne vivante aurait-elle l’idée de faire don de son intimité aux Archives de son département ? La série « J » accueille certes les archives de familles et de particuliers, mais surtout d’associations et d’entreprises, et très rarement les archives personnelles d’un individu vivant. Les personnes qui font un don transmettent un patrimoine qui leur est cher, qu’elles ont souvent contribué à constituer en archive, venant d’une collectivité dont elles sont membres ou héritières, mais le plus souvent elles n’en sont pas les auteurs, encore moins le sujet. D’autre part les archives peuvent toujours refuser un don, ou le trier…
3C’est en constatant la détresse de donateurs potentiels que l’idée m’est venue en 1991 de créer l’Association pour l’autobiographie et le patrimoine autobiographique (APA)3. C’était vers la fin des années 1980. Passionné par les « écritures ordinaires » du xixe siècle, écumant le catalogue de la cote Ln27 à la Bibliothèque nationale, j’avais eu l’idée de lancer, dans la presse et à la radio, un appel aux archives privées conservées dans les familles : « Si vous avez dans vos archives familiales des journaux, correspondances, récits du xixe siècle, cela m’intéresse, écrivez-moi. » On m’a écrit, comme je m’y attendais, mais aussi comme je ne m’y attendais pas. J’ai reçu plusieurs lettres désolées : « Je vous écris pour vous dire que je n’ai pas chez moi d’écrits du xixe siècle ! » Après quelques phrases embarrassées, la personne dévoilait ses batteries : « Mais j’ai chez moi quelque chose qui devrait vous intéresser… » Et c’était, bien sûr, son autobiographie ou son journal à elle. Elle jouait la confusion : « Je l’avoue, je ne suis pas du xixe siècle, mais vous devriez tout de même me lire… » La première fois j’ai souri. La chose se répétant, j’ai pris au sérieux ces appels au secours de donateurs sans donataires, ces archives en perdition. Il y avait là une demande à laquelle la société contemporaine ne donnait guère de réponse.
4Que désiraient mes correspondants ? D’une part être lu par quelqu’un, avoir, de leur vivant, au moins un retour sur leur texte. D’autre part, survivre : ils allaient mourir, que leur texte ne meure pas avec eux, soit conservé quelque part.
5Quelles solutions ?
6L’édition ? Il ne faut pas rêver… Il leur restait, certes, le recours à un ersatz, l’édition à compte d’auteur qui, moyennant finances, permettait de toucher un cercle de proches et d’assurer au texte, grâce au dépôt légal, une survie minimum. Aujourd’hui la technologie de l’autoédition s’est tellement développée, est si facile d’accès que chacun peut se faire fabriquer un joli livre à quelques dizaines d’exemplaires, mais ces publications artisanales échappent parfois au dépôt légal.
7Les archives ? Malgré leur apparente ouverture, elles restent le bastion de la notoriété. Il faut que les personnes soient célèbres ou notables, ou aient traversé des événements historiques (la Grande Collecte de 2013-2014 s’est intéressée aux inconnus dans le créneau 1914-1918, mais avant ou après, non). Les écritures ordinaires entrent aux archives à la faveur de leur présence dans des fonds d’archives familiales. Personne n’aurait l’idée d’aller lui-même déposer son journal intime aux archives départementales, même si la chose est théoriquement possible.
8Les familles ? Elles aiment l’histoire familiale, les albums photos, les récits de vacances, mais pas forcément les écrits autobiographiques de leurs membres. La gêne, un souci de discrétion, l’embarras, la hâte qui suit un décès, tout concourt à la dispersion ou à la destruction des écrits personnels. Ce n’est pas un hasard si l’on trouve souvent dans les brocantes des écrits intimes des siècles passés.
9Faute de mieux, mes correspondants s’étaient rabattus sur moi, qui n’en pouvais mais. J’ai bien sûr accepté, par respect humain, ce don quasiment forcé. Mais j’étais mal à l’aise parce qu’on me demandait en retour deux choses que je n’étais pas en mesure de donner : l’approbation du texte, et sa conservation.
10Je devais manifester de l’intérêt pour le texte, de la sympathie pour l’auteur, une forme quelconque d’admiration, ne serait-ce que par politesse. Mais je suis comme tout le monde, j’ai mes limites, mes préférences, je ne suis pas prêt à tout louer, et j’ai dû parfois me forcer. D’autre part conserver chez moi le texte reçu n’était pas une solution pour sa survie. Moi aussi je vais mourir, on videra mes étagères et mes placards.
11Mais la solution m’est vite apparue.
12Pour la lecture, ce qu’un individu isolé ne saurait faire, un groupe le peut : la variété des tempéraments, des idéologies, des goûts, des expériences permet de réagir de manière positive à la plupart des écritures et des histoires ; et dans les autres cas, le dialogue permet de trouver en commun une solution diplomatique. Il fallait donc créer une association.
13Pour la conservation, il coulait de source qu’elle ne pouvait se faire que dans un lieu pérenne. Il fallait donc ancrer cette association dans une collectivité publique.
14En 1988, j’ai découvert l’existence en Italie d’une expérience qui m’a éclairé. En 1984 un journaliste italien, Saverio Tutino, inspiré par le même souci que moi de collecter, valoriser et sauver les écritures ordinaires, avait eu l’idée d’organiser un concours annuel de textes autobiographiques pour alimenter un fonds d’archives d’un nouveau type, entièrement dédié aux écritures personnelles inédites. Il avait réussi à convaincre le maire d’un petit village de Toscane, Pieve Santo Stefano, de se prêter à l’expérience et de mettre des locaux à sa disposition. Les textes reçus étaient lus par une commission de lecture faite de gens ordinaires, habitant Pieve ou les environs. Parmi les 200 textes qui arrivaient chaque année cette commission en choisissait dix qui étaient soumis à un jury national d’écrivains, de critiques ou d’anthropologues, jury qui choisissait le texte auquel était attribué le prix (qui consistait à être publié). Je suis allé à Pieve S. Stefano voir sur place comment cela fonctionnait : tout m’a semblé merveilleux, sauf l’idée du prix, arbitraire et injuste. Certes, le prix valorise l’ensemble des textes, il manifeste que l’écriture autobiographique a de la valeur, est un art, peut être couronnée. Mais il instaure une atmosphère de compétition et génère un grand nombre d’amertumes. J’ai décidé de faire en France la même chose, sans le prix. Et cela a marché.
15Une de mes amies habite la petite ville d’Ambérieu-en-Bugey, près de Lyon. En 1992, la Médiathèque de la ville, nouvellement installée dans un beau bâtiment du xixe siècle, La Grenette, avait beaucoup d’espace disponible. Mon amie a persuadé le bibliothécaire et le maire de se lancer avec nous dans l’aventure. Je me souviens qu’au moment de fonder cette association, des proches ont cru devoir me mettre en garde : j’allais faire la bêtise de ma vie, nous allions être submergés par une marée noire de textes autobiographiques. Je savais qu’ils se trompaient. Donner un fonds d’archives est déjà un geste difficile, mais donner un texte autobiographique personnel, ou qui vous tient de près, est plus difficile encore. On hésite avant de faire la démarche, retenu par la pudeur, mais surtout par la crainte d’être mal compris ou mal apprécié. Et de plus, quand il s’agit de documents familiaux anciens, manuscrits, on hésite souvent à se dessaisir de l’original et on préfère donner une transcription (alors que l’expérience nous apprend combien les transmissions familiales sont aléatoires, je le montrerai pour finir tout à l’heure).
16Toujours est-il qu’il n’y eut pas de marée noire, mais un flux modeste et régulier : en moyenne 150 dépôts par an, au total aujourd’hui un peu plus de 3500 dépôts, soit presque 300 mètres linéaires. Mais ces chiffres sont très relatifs : un dépôt, cela peut être un récit d’une dizaine de pages, mais aussi bien un journal en 160 cahiers de 200 pages, pour prendre les cas extrêmes. Le plus souvent il va s’agir de récits de 100 ou 200 pages. En ce qui concerne les genres, en effet, les textes sont en proportion inverse de leur fréquence dans la réalité : approximativement 75 % de récits, 20 % de journaux, 5 % de correspondances. Le fonds contient peu de textes du xixe siècle (une centaine) ou du premier xxe siècle (sauf pour la guerre de 14-18), c’est essentiellement un fonds couvrant le second xxe siècle et la période contemporaine : à la différence des archives publiques, ce sont des archives du proche présent. Aussi les déposants sont-ils le plus souvent eux-mêmes les auteurs des textes déposés, relation de proximité qui n’existe guère dans les séries « J » des archives départementales. Le don n’est pas simple don d’archives, c’est un don de soi.
17D’où la prudence des déposants. Parfois, avant de déposer, ils viennent en visite préparatoire à Ambérieu s’assurer du sérieux de notre offre, établir un contact humain. Parfois, ayant déposé, ils reviennent des années après vérifier de visu la présence de leur texte dans nos archives.
18D’où l’importance des conditions mises à la consultation. Nous offrons bien sûr aux déposants la possibilité d’interdire pendant une durée déterminée la lecture des textes déposés. Moins d’une centaine ont eu recours à cette possibilité. Dans ce cas-là, non seulement les textes, mais l’acte même de dépôt restent secrets, et rien n’en paraît dans nos catalogues publics. Je parle de « déposant » et de « dépôt », mais il est précisé dans l’acte de transmission que les exemplaires du document sont matériellement donnés à l’APA, mais que la propriété intellectuelle du déposant reste entière (seul il autorise consultation, citation, publication). Il peut arriver que tel déposant soit en conflit avec son fils ou sa fille et craigne qu’après sa mort il ou elle ne se présente à l’APA pour reprendre possession de l’objet et le détruire ! Il a pu arriver que l’APA elle-même s’oppose à la libre consultation de textes auquel le déposant voulait donner libre accès, mais qui portaient atteinte aux droits et à l’intimité de tiers. C’est là le risque des archives vivantes, des archives du présent : peut-être l’APA devra-t-elle un jour avoir recours à un avocat ? Sa ligne sera de conserver fidèlement tout ce qui lui aura été donné, au-delà des turbulences du présent, vers un avenir apaisé.
Ill. 1. – Fonctionnement de l’APA. Conception graphique et crédits photographiques : Association pour l’autobiographie et le patrimoine autobiographique.

19 Mais l’essentiel est ailleurs, dans le « contre-don » que l’APA offre aux donateurs. Nous appelons cela la « lecture en sympathie ». Nous avons mis ce système au point progressivement, mais le principe était là dès le départ : nous nous engageons à lire entièrement les textes déposés et à rendre compte de notre lecture dans des comptes rendus qui seront publiés, les « échos de lecture », regroupés périodiquement en volume-papier sous le titre de Garde-mémoire et consultables en ligne.
20Nous avons quatre grands principes, les quatre « sans » :
21 Accueillir sans trier : nous ne refusons rien à partir du moment où c’est explicitement et directement autobiographique, et inédit ;
22 Lire sans étudier : nous ne sommes pas des chercheurs en quête d’information sur un sujet particulier, ou armés d’une problématique ; lectures multiples et ouvertes ;
23 Apprécier sans évaluer : pas de concours, pas de classement ; chaque texte est pris dans sa propre perspective ;
24 Diffuser sans publier : nous cherchons la micro-diffusion : catalogue raisonné du Garde-mémoire, consultations à Ambérieu, « Prête-mémoire », Cahiers de relecture…
25Notre activité s’est développée progressivement : à l’origine un seul groupe de lecture, quatre actuellement (deux en région parisienne, un à Strasbourg, un à Aix-en-Provence) ; chaque groupe comporte de six à huit personnes, cooptées à partir d’un petit noyau fondateur, et se réunit une fois par mois. Il est bien sûr important que l’activité des groupes soit homogène, obéisse à des principes et des procédures communes. À deux reprises, tous les membres de ces groupes de lecture se sont réunis en séminaire pour quelques jours : en octobre 2000 au château de la Pellonnière, dans le Perche ; en octobre 2007 au Centre Saint-Thomas à Strasbourg. La première rencontre a donné lieu à une publication où se combinent témoignages et réflexion critique sur cette expérience innovante (Lecteurs de vie, n° 20 des Cahiers de l’APA, juin 2001, 64 p.). Plus tard a été mise au point une « Charte des groupes de lecture » (publiée dans La Faute à Rousseau, n° 38, février 2005).
26Le plus simple est de décrire le circuit que parcourt un texte à partir du moment où il nous a été « donné ». Le petit schéma en donne une image fidèle (ill. 1). Les textes doivent parvenir directement ou par la poste au siège de l’Association à Ambérieu, si possible en deux exemplaires lorsqu’il s’agit de textes déjà saisis (cas le plus fréquent). Nous prenons bien sûr en un seul exemplaire tous les manuscrits. L’APA a reçu par ailleurs quelques fonds étendus aux profils variés : fonds Ariane Grimm (tous les écrits d’une jeune fille morte à 18 ans), fonds Jean-Pierre Guéno (collectes thématiques faites pour Radio-France), fonds Jean Donostia (atelier d’un écrivain), fonds Marie-Dominique Pot (art postal), fonds Wiblé (archives d’une famille de Genève), etc. L’APA a peu de dépôts sous forme numérique, audio ou vidéo. Dans le document qui nous sert de contrat (la « déclaration du déposant ») sont précisées l’identité du déposant et celle de l’auteur, décrit le texte, certifié son caractère autobiographique et inédit et fixées ses conditions de consultation. Le dépôt est enregistré sur notre base de données par notre chargée de mission à Ambérieu, Christine Coutard, notre unique salariée. L’APA dispose dans la médiathèque d’Ambérieu (la Grenette) d’une pièce de secrétariat et de locaux de stockage qu’elle a équipés. Pour recevoir les chercheurs elle a l’usage d’une grande salle de consultation et d’exposition qui dépend de la médiathèque. Une fois enregistrés, la plupart des textes, répartis entre les quatre groupes, leur sont envoyés par la poste.
27Les séances des groupes obéissent à un rituel immuable. Premier temps : le responsable présente les nouveaux textes arrivés, il en caractérise en quelques mots le profil et l’enjeu et les fait circuler. C’est un peu comme une vente aux enchères : qui va prendre ? Les membres du groupe se connaissent depuis longtemps, et fort intimement, par le biais indirect de dizaines de lectures antérieures. On feuillette, on hume. Il y a le plaisir de la surprise, l’espoir d’une découverte. On arrive en général assez vite à ajuster le profil du texte avec celui d’un des lecteurs possibles. Chacun de nous a ses spécialités. « C’est plutôt pour toi ! » Parfois il y a plusieurs candidats pour un même texte, parfois aucun, et quelqu’un doit « se sacrifier ». Tout se passe dans l’excitation et la bonne humeur. Quand on prend un texte, on s’engage à en apporter le compte rendu, appelé « écho de lecture », à la séance du mois suivant.
28Second temps, donc – le plus long et le plus important : communication et discussion des échos rédigés sur les textes « pris » la fois précédente. La règle veut que l’auteur de l’écho apporte son écho tiré sur papier en autant d’exemplaires que le groupe a de membres, qu’il le distribue, puis que, sans commentaire préalable, il le lise à haute voix. Les commentaires arrivent une fois la lecture achevée : ceux de l’auteur de l’écho, qui précise, nuance, complète, raconte sa lecture, ses admirations, ses réticences, ses agacements parfois ; ceux des auditeurs, qui posent des questions, critiquent des formulations ou des longueurs, suggèrent des corrections. La rédaction de l’écho écrit « en sympathie » fait l’objet d’une discussion très libre, on se reporte à l’exemplaire du texte, on en fait des citations, on compare à d’autres textes lus précédemment, chacun s’exprime.
29Que veut dire « lire en sympathie » ? Les échos de lecture ont deux destinataires différents : d’abord le déposant, qui est le plus souvent aussi l’auteur, auquel l’écho va être soumis pour approbation et éventuellement pour correction, en cas d’erreur ou d’inexactitude. Le respect humain impose qu’on garde pour soi, si l’on en a, ses critiques, ses déceptions et qu’on renvoie à l’auteur une image positive de son texte – et de lui-même. Ce n’est pas là hypocrisie, mais une sorte d’ascèse : faire taire son idéologie, ses préférences, entrer, provisoirement, dans la logique d’un autre. C’est parfois difficile, mais la plupart du temps, quand l’échoteur a été bien choisi, cet exercice de sympathie, par ses contraintes mêmes, se révèle tonique. La règle du jeu est qu’une fois l’écho approuvé par le groupe, l’échoteur l’envoie accompagné d’une lettre personnelle au déposant pour lui demander l’autorisation de le publier dans notre catalogue raisonné, le Garde-mémoire. Presque toujours tout se passe à merveille, le déposant rectifie une ou deux petites inexactitudes, donne son accord, parfois noue amitié avec son lecteur, fait sa connaissance et participe lui-même aux activités de l’APA. Il est très rare que le donateur se fâche, ne soit pas d’accord, corrige un peu partout et finisse par vouloir réécrire lui-même l’écho. Dans ce cas, nous refusons, disant simplement que puisqu’il n’est pas d’accord, nous en prenons acte et que l’écho ne paraîtra pas dans le Garde-mémoire. À ce stade, en général, le déposant cède. Mais s’il demandait à reprendre son texte, nous le lui rendrions immédiatement.
30L’autre destinataire de l’écho, c’est le futur lecteur, en général un chercheur, parfois un étudiant, un journaliste ou un simple curieux, qui va venir à la Grenette à la recherche d’une documentation pour une thèse, une étude, un livre, un reportage. L’écho doit être rédigé pour lui faire imaginer l’allure (le ton, la construction, le rythme) du texte, son enjeu et bien sûr son contenu. Il faut savoir dominer le texte, éviter le résumé, mais utiliser à propos les mots-clefs qui permettront au chercheur d’accéder à un texte correspondant à ses intérêts. Parallèlement à l’écho, il est demandé à l’échoteur de remplir une fiche d’indexation, base des index qu’on trouve aussi bien dans le Garde-mémoire papier que dans sa version électronique.
31Je reviens à la séance du groupe lecture. Une fois son écho lu et commenté, chaque texte est remis aux enchères pour une éventuelle seconde lecture. Le second lecteur n’aura plus à rédiger d’écho, mais sera libre d’écrire ses impressions au déposant. Certains déposants reçoivent donc plusieurs lettres. Le troisième temps de chaque séance, ce sont justement des échanges libres autour de ces relectures. Certains textes finissent, de séance en séance, par avoir été lus par tout le groupe : ce sont nos best-sellers. D’autres en revanche, suscitant moins l’intérêt, n’auront été lus que par un seul lecteur et seront tout de suite renvoyés à Ambérieu. Mais tous auront eu au moins un témoignage de lecture, et une lettre de réponse à leur don.
32Évoquons un cas particulier, avant de retourner à Ambérieu. De temps à autre, nos groupes sont confrontés à des journaux personnels énormes, parfois arrêtés, mais le plus souvent « en activité » – comme on dit des volcans. Plutôt que de confier à un unique lecteur une tâche écrasante, nous nous partageons ces journaux : chacun va en lire un volume ou bien, si le journal arrive par livraison annuelle, on se proposera à tour de rôle pour le prendre en charge. S’il est quelquefois difficile de faire la synthèse, c’est une aventure exaltante que cette appropriation collective de la plus individualiste des écritures.
33Voici donc les textes lus et « échotés » revenus à Ambérieu. Les donateurs ont reçu réponse et les échos ont été soigneusement édités dans le Garde-mémoire et mis en ligne. Jusqu’à présent, le pari est tenu : les textes qu’on nous a donnés ont été maintenus en vie. Mais pour combien de temps ? Comment assurer leur survie dans la longue durée ?
34Je me souviens qu’en février 1998 la revue de l’APA, La Faute à Rousseau (no 17), a publié un charmant conte signé Dominique Limagne. Dominique travaillait comme bénévole. Classant chaque semaine dans des boîtes d’archives les nouveaux textes arrivés, elle s’inquiétait déjà du délaissement des plus anciens. Son conte s’appelait « Folle nuit à l’APA ». En voici le début :
Dans le silence de la salle Decour à la Grenette, par une nuit d’hiver alors que tombe la neige, une petite voix se fait entendre.
— J’en ai marre !
Une petite voix qui reste sans réponse. Il est vrai que les nuits à la Grenette sont plutôt silencieuses.
— J’en ai vraiment marre d’être enfermée dans cette boîte en carton. N’y a-t-il pas quelqu’un qui puisse enfin me répondre ?
Le silence continue à être opaque.
— J’en ai marre, ça fait deux ans que je suis là et la boîte en carton dans laquelle je suis enfermée n’a plus jamais été ouverte.
— Moi aussi, j’en ai assez ! répond alors une voix grave. Cela fait bientôt quatre ans que je suis là. Je crois bien que dans quelque temps on va me déménager dans une autre salle froide et sombre. Ça se bouscule ici. J’ai le numéro 2045. Et toi qui es-tu ?
— Le numéro 2462.
— Alors, si je comprends bien, on est tous des numéros ? demande une voix à l’accent belge un peu surprise de se trouver en ces lieux.
— Oui !
— Et moi je suis le numéro 2659 lance une voix tremblotante. Je reviens d’un long voyage à Paris. C’est la première fois que je vais à Paris. J’ai rencontré des personnes fort sympathiques. Comme c’était bien. J’avais l’impression que ce voyage n’allait jamais se terminer. Et puis on m’a remise dans ma boîte. Personne ne sait que je suis claustrophobe. Je crois bien que je vais mourir si ça continue.
— On s’y fait ! dit la voix grave. On s’y fait ! Quand on a fait la guerre, c’est rien.
35Le dialogue s’étend de boîte en boîte, les expériences s’échangent, on dit l’espoir d’intéresser un jour un chercheur, ou le désir, pour un Poilu, d’aller causer avec les Poilus qui sont dans d’autres boîtes, etc. Au petit matin, les gardiens affolés trouvent toutes les boîtes ouvertes et les feuilles mélangées : les archives se sont rendu visite à elles-mêmes…
36 Quand Dominique Limagne écrivait cela, la numérotation du fonds APA n’en était qu’à 700. Aujourd’hui, quand on circule à la Grenette entre les hautes travées de rayonnages remplis de 3500 boîtes pleines de textes qui, certes, ont tous été lus au moins par une personne, parfois par plusieurs, on se demande néanmoins dans quelle mémoire individuelle peut désormais se construire une carte d’ensemble de cet immense pays.
37Certes, les échos de lecture et les index thématiques sont là. Mais de l’index à l’écho, de l’écho à la connaissance du texte lui-même, puis de ce texte à ceux qui peuvent lui correspondre pour constituer une série, la route est longue. Il y faut une certaine expertise. C’est le travail d’orientation qu’accomplit Christine Coutard chaque fois qu’un chercheur s’adresse à nous pour « documenter » l’objet de sa recherche. Nous recevons bon an mal an une quinzaine de visites effectives de chercheurs, mais bien plus de demandes de renseignements. Il s’agit d’historiens le plus souvent, de sociologues parfois, travaillant sur les sujets les plus divers. La chercheuse qui a utilisé le plus largement notre corpus est l’historienne Anne-Claire Rebreyend, dont l’étude a été publiée en 20084. Voici comment elle décrit le corpus qu’elle a constitué :
« J’ai analysé 247 textes inédits de l’APA (191 récits autobiographiques, 15 récits oraux transcrits, 32 journaux intimes, 9 correspondances). Ces textes sont l’œuvre de 216 auteurs (112 femmes et 104 hommes), nés pour près de la moitié entre 1919 et 1939, et issus de tous les milieux sociaux. Les auteurs s’estiment souvent “ordinaires”, “banals”, faisant partie des “Français moyens”. »
38Comment aider les chercheurs à constituer de tels corpus, comment maintenir vivante la mémoire de textes reçus et lus dans un passé qui déjà s’éloigne ? Au bout d’un certain temps l’idée nous est venue de constituer, parallèlement aux groupes de lecture, un nouveau type de groupe : les groupes de relecture. Dans les groupes de lecture, nous lisons les textes dans le désordre de leur arrivée : c’est une surprise permanente. Les groupes de relecture, eux, vont ébaucher un ordre, un classement, une construction. À l’origine de chacun de ces groupes, il y a eu une curiosité, le coup de cœur d’une personne passionnée par un corpus particulier, qui a fait un premier défrichage à partir des Garde-mémoire, trouvé des complices, su organiser un travail qui s’est étendu en général sur plusieurs années. L’organisation est plus compliquée que celle des groupes de lecture. Les textes sont nombreux, parfois une centaine, parfois plus. Ils sont conservés à Ambérieu, alors que les groupes de relecture ont leur centre opérationnel en région parisienne. Voyages des textes, voyages des lecteurs, selon le cas : l’organisation est lourde. Il faut se faire d’abord une vision d’ensemble d’après les échos déjà rédigés, construire une organisation thématique du corpus, rédiger des notices plus courtes et surtout savoir choisir des extraits, ce qui suppose de se plonger dans les textes eux-mêmes pour construire une anthologie articulée sur une présentation analytique. Le but est toujours la réalisation d’un numéro spécial des Cahiers de l’APA. Pour publier les extraits, il faut demander l’autorisation au déposant. C’est l’occasion de contacts chaleureux. Parfois c’est la mélancolie : le déposant est mort, mais ses ayants droit sont heureux de nous voir entretenir sa mémoire. Parfois il n’y a pas de réponse et l’on doit décider pour le mieux.
39Jusqu’à présent sept cahiers de relecture ont été publiés : 1939-1945 (en 2006) ; L’amour dans tous ses états (2009), Maghreb et autobiographie (2010), Paroles de cheminots (2013), Écrire sa guerre : 1914-1918 (2014), Écrire la maladie (2016), La Suisse, 1939-1945 : ombres et lumières (2016). Ces panoramas anthologiques sont précieux : ils font souvent l’objet de présentations publiques, appuyées sur des lectures d’extraits. Ils sont conçus pour être aussi bien un instrument de travail qu’une lecture de curiosité. Leur limite est d’être vite datés : après leur publication, d’autres textes sur le même thème continuent à arriver à Ambérieu. Nous étudions la possibilité de mettre en ligne sur notre site, pour chaque thème, une liste complémentaire de notices, qu’il serait ensuite aisé de tenir à jour. On pourrait aussi établir des listes provisoires de brèves notices sur des thèmes non encore explorés, pour amorcer le travail de nouveaux cahiers.
40Nous travaillons donc dans un espace intermédiaire entre le silence et le calme des archives et le bruit et la compétition du monde de l’édition. Nous cherchons une mini-diffusion qui n’exclue personne. Le rêve d’un éditeur, ce serait de faire lire deux ou trois livres à des centaines de milliers de gens. Le nôtre, de donner la chance à des milliers de textes d’être lus chacun par deux ou trois personnes. À cet effet, nous avons mis au point un dispositif complémentaire, que nous proposons aux bibliothèques publiques : nous leur prêtons pour un ou deux ans une vingtaine de textes (dont nous avons deux exemplaires, et dont le déposant est d’accord) qu’ils proposent à leurs lecteurs en prêt à domicile, comme le reste de leurs livres. Ce dispositif, appelé « Prête-mémoire », ne fonctionne bien que lorsque le bibliothécaire, personnellement convaincu, est prêt à mettre en valeur cette… curiosité.
41Dons d’archives… L’APA reçoit ces dons, mais en retour elle donne le travail de ses dizaines de bénévoles, et de sa salariée. Elle vit, difficilement, des cotisations de ses adhérents. L’idée a donc pu nous effleurer de faire payer le service rendu, idée aussitôt repoussée. Car s’il fallait par exemple, pour avoir le droit de déposer un texte à l’APA, devenir adhérent au moins une année, l’accueil du don deviendrait un service acheté et transformerait le donateur en client, client qui pourrait avoir ses exigences, être mécontent du service rendu, faire valoir ses droits. Nous préférons l’égalité du don, don de l’archive, don de l’archivage, qui laisse à chacun sa liberté.
42 Dons d’archives… Que va-t-il se passer dans un monde où l’archive ne sera plus papier, parce que l’objet archivé n’existera lui-même que sous forme électronique ? Nous sommes déjà dans ce monde, depuis la loi du 1er août 2006, qui étend le dépôt légal à l’Internet et en confie la mission à la BnF et à l’INA. Il y a certes toujours archivage, mais l’idée même du « don » disparaît. C’est presque l’inverse : chaque producteur est archivé le plus souvent à son insu. On pourrait presque dire que l’État se comporte comme un prédateur, et qu’il s’agit de « vol d’archives ». Quand vous mettez fin à votre site, vous croyez en effacer la trace : nenni ! Tout a été aspiré, tout est stocké dans de gigantesques mémoires. Dans ce chaos, où les moteurs de recherche permettront toujours de retrouver tout, la BnF a construit des « parcours anthologiques » qu’elle offre à la consultation au rez-de-jardin de la Bibliothèque François-Mitterrand. Depuis 2009, l’APA participe par ses suggestions à la construction d’un de ces parcours : « S’écrire en ligne : journaux personnels et journaux littéraires. »
43Dons d’archives… Terminons par une aventure qui m’est arrivée. En 2010, j’achète à un antiquaire de Charleville-Mézières un joli petit journal à serrure tenu en 1905-1908 par une jeune fille de la Nièvre, Marie-Louise Duvernoy. Elle rêve mariage, mais d’un mariage après coup de foudre. C’est le journal d’une attente et d’une déception. Le jeune homme qu’elle aime, et dont elle s’est crue aimée, rencontré au mariage d’une amie, ne se déclare pas, ne donne aucun signe de vie pendant un an et demi ! De désespoir, elle finit par abandonner son journal dont la dernière phrase est la citation d’un vers célèbre de G.-A. Masson, « La vie est un oignon qu’on épluche en pleurant ». Les soixante dernières pages restent désespérément blanches. Je transcris, ému, ce beau journal qui fait le deuil d’un amour impossible. Après quoi, je me renseigne sur Internet, et en quelques clics je découvre que six mois après l’arrêt du journal, Marie-Louise a épousé l’élu de son cœur, Pierre Bricaire, vétérinaire. Pourquoi avait-il gardé si longtemps silence avant de se déclarer, impossible de le savoir. Pourquoi les descendants ont-ils mis le journal en vente ? Tout simplement parce qu’à la suite du vidage de la maison de la fille de Marie-Louise, décédée en 2009, sa bibliothèque a été vendue en bloc à un antiquaire et que les descendants n’y ont pas remarqué ce journal dont ils ignoraient l’existence. Que faire ? Je prends contact avec l’arrière-petite-fille, elle-même vétérinaire pour animaux sauvages, et je lui révèle, avec l’existence du journal, l’histoire d’amour de son aïeule. Ma transcription circule dans la famille qui, émue, propose de me racheter le journal. Il n’en est pas question ! Je vais évidemment leur en faire cadeau – don d’archives à l’envers – et verser ma transcription et la numérisation du texte à l’APA, où vous pouvez aller le lire (APA 3201). Le journal est sauvé, même si j’ai bien peur qu’à l’avenir, quelque jour, l’original ne se perde à nouveau…
Notes de bas de page
1 Flem Lydia, Comment j’ai vidé la maison de mes parents, Paris, Seuil, 2004.
2 Flem Lydia, Lettres d’amour en héritage, Paris, Seuil, 2006.
3 APA, 19 rue René Panhard, 01500 Ambérieu-en-Bugey. Site disponible [www.autobiographie.sitapa.org] (consulté le 31 mars 2016).
4 Rebreyend Anne-Claire, Intimités amoureuses, France 1920-1975, Toulouse, Presses universitaires du Mirail, 2008.
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