Conclusion
p. 233-237
Texte intégral
1À quoi trinquent les danseurs français et soviétiques immortalisés sur la photographie de couverture de cet ouvrage ? À l’amitié entre les peuples ? À la paix ? Au ballet, et à sa longue histoire, qui leur permet d’être réunis pour fêter le début d’une série de spectacles annoncés comme exceptionnels et historiques ? Nous sommes le 3 mai 1954, sous les ors et les chandeliers du Foyer de la danse de l’Opéra de Paris lorsqu’ils se rencontrent pour la première fois en chair et en os. Galina Oulanova, dans une robe noire simple, longueur midi, ceinturée à la taille, coiffée d’un chapeau en velours noir, a enlevé l’un de ses gants en cuir pour tenir sa coupe de champagne. Entourée des danseurs français Lycette Darsonval, Michel Renault et Liane Daydé, Galina Oulanova est la véritable star de la soirée. Pourtant, elle ne correspond guère à l’image d’une étoile internationale, peut-être la plus grande étoile de sa génération : discrète, elle porte des chaussures plates, tout comme les autres danseuses soviétiques et peu de bijoux. Elle ne restera pas longtemps pour les mondanités parisiennes. Cette photographie fait partie d’une série disponible en ligne1 et nous révèle les coulisses de l’échange entre les deux ballets. On y voit des visages soviétiques souriants, curieux, applaudis par les danseurs de l’Opéra de Paris. Et pourtant, quelques jours plus tard, la joie de la rencontre sera balayée par l’annulation de la tournée des danseurs soviétiques à cause de la chute de Diên-Biên-Phu.
2Cet épisode, l’annulation de la tournée, au cœur de l’Opéra de Paris, est symbolique du parcours que nous avons proposé dans la guerre des étoiles, qui a analysé les rapports multiformes qu’entretiennent ballet et politique pendant la guerre froide, entre frictions et rapprochements. Une guerre bien relative au niveau des danseurs, professionnels de la danse de l’Est comme de l’Ouest, qui voient la tournée comme un moment d’intense travail physique, d’échanges avec leurs collègues et d’opportunités artistiques. Comme le rapporte Beryl Grey dans son livre-témoignage au retour de son séjour au Bolchoï et au Kirov en 1957, une maîtresse de ballet lui confie « qu’[elle] ne sait pas parler anglais mais qu’ils ont un langage commun2 », celui du ballet. Cela ne signifie pas pour autant qu’il s’agit de tournées apolitiques. Au niveau international, ce combat sur scène entre compagnies a bien eu lieu, porté par les vicissitudes de la chronologie politique. Maïa Plissetskaïa évoque, par exemple, dans son autobiographie, ce souvenir d’un Khrouchtchev nauséeux de revoir Le Lac des cygnes :
« Des visiteurs d’au-delà des mers, des chefs d’État étrangers ont pris de plus en plus souvent le chemin de Moscou. Ma foi, on aurait bien dit le commencement du dégel. On les emmenait tous au Bolchoï. Au ballet. Et presque toujours au Lac des cygnes. […] Khrouchtchev est toujours dans la loge avec les hôtes de marque. Des Lacs, il en a vu à rendre gorge. Vers la fin de son règne, il s’est ainsi plaint à moi lors d’une réception : “Quand je me dis que ce soir, je vais encore voir Le Lac, j’en ai le cœur au bord des lèvres. C’est un ballet admirable, mais il y a des limites à tout. Après, la nuit, je rêve de tutus entrelardés de tanks… ”3. »
3Plus qu’une anecdote, cet extrait incarne et résume bien, lui aussi, des aspects qui traversent les tournées de ballet. Tout d’abord, un aspect macroscopique qui apparaît désormais comme une évidence. Au-delà une image romantique et convenue de danseuses en tutus, le ballet est une vitrine essentielle et un instrument clé de la diplomatie culturelle, qui porte au développement d’une véritable « dancing diplomacy4 », une diplomatie dansante, pendant la guerre froide. À partir de 1954, les tournées de ballet réciproques se multiplient, se répondant l’une à l’autre5 et devenant un vecteur d’échanges culturels à travers un Rideau de fer nettement moins hermétique qu’il n’est souvent pensé : plutôt un « rideau de nylon6 » qui laisse passer les tournées. La tournée de ballet est au cœur des échanges culturels internationaux de la guerre froide : soigneusement préparée et négociée dans les moindres détails, chaque tournée est un événement dont le déroulement fait l’objet d’une attention particulière de la part des ministères des Affaires étrangères des différents pays et d’un monitorage attentif.
4Ensuite, l’épisode montre que ce n’est pas uniquement dans le contenu qu’il véhicule que le ballet fonctionne en tant qu’outil de propagande. Les ballets à coloration politique et à contenu purement idéologique sont rares. Union soviétique, France, Grande-Bretagne, tout comme les États-Unis, se mobilisent pour envoyer leurs troupes danser les uns chez les autres. Il y a clairement un but de propagande, de rayonnement international ou de lutte contre certains stéréotypes. La propagande se fait dans la bonne conduite des danseurs, la qualité de leur exécution, la richesse des décors et des costumes, la grandeur des scènes et des théâtres.
5Vus d’en haut, du point de vue étatique et gouvernemental, les danseurs sont ainsi amenés à endosser une double casquette. D’un côté, ils sont des porte-drapeaux de leur pays, dont la conduite doit contribuer au « prestige » et au rayonnement international. Ambassadeurs culturels, on les renvoie ou les retire en cas de crise diplomatique : en témoigne justement l’ajournement des spectacles de la « troupe » soviétique à l’époque de Diên-Biên-Phu en 1954 à Paris – dont les danseurs semblaient bien pacifiques sur les photographies – ou l’annulation de la tournée britannique en URSS suite à la crise hongroise et à celle de Suez en 1956. Les infractions de ces ambassadeurs culturels aux attentes de la diplomatie sont, en revanche, très rares et, lorsqu’elles ont lieu, comme lors de la défection de Noureev, elles n’ont pas de répercussions sensibles sur les relations diplomatiques et culturelles. La défection de 1961 apparaît, en ce sens, comme un épisode isolé qui ne représente aucunement une césure dans une histoire des tournées de ballet. De l’autre côté, la tournée étant aussi une occasion de glaner des informations sur le pays hôte, les danseurs peuvent devenir des informateurs, dont les témoignages font l’objet d’usages différents, y compris un usage politique à des fins propagandistes. Il s’agit d’un aspect qui ressort de certaines sources et qui mériterait certainement d’être approfondi, la dimension du renseignement étant associée à tous les métiers qui voyagent.
6Dans la conclusion de La guerre froide vue d’en bas, Henry Rousso se demande « où est la guerre froide ? » et « comment en parler dès lors qu’on quitte le niveau international et quelques secteurs bien précis, comme la politique étrangère ou la défense7 ». On a tenté d’apporter une réponse à cette question en sortant d’une vision uniquement politico-institutionnelle pour prendre en compte le travail des compagnies et des danseurs professionnels dans la machine à tournées. La recherche a ainsi porté à « descendre » régulièrement dans des lieux relativement clos, comme les opéras et les studios de danse. Pour les acteurs de ces lieux (responsables de théâtre, chorégraphes, danseurs), la tournée est certainement un moment de visibilité artistique pour se faire connaître sur la scène internationale et conquérir un nouveau public de fidèles. Cela explique aussi que les tournées de ballet ne soient pas uniquement le fruit de négociations diplomatiques. Les négociations sont un processus lent et complexe, mettant en scène une pluralité d’acteurs qui n’ont pas les mêmes objectifs ni les mêmes agendas. La place de l’acteur commercial, que nous n’avions pas anticipé au début de cette recherche, est à noter : les imprésarios prennent de plus en plus de poids et s’imposent comme des intermédiaires qui comptent. Une histoire transnationale et diachronique des imprésarios nous apparaît, en ce sens, comme un chantier futur fécond. Mais la tournée n’est pas uniquement une vitrine et un moment de rayonnement international.
7Vue d’en bas, elle est aussi un voyage qui permet de découvrir des pays et des lieux souvent mythiques (qu’il s’agisse de Paris, Londres ou Moscou, la « Mecque » de la danse), de faire du tourisme, de prendre des cours de danse et d’échanger avec des confrères. En confirmant le rôle du ballet en tant qu’outil de diplomatie culturelle, la guerre froide a favorisé ces échanges. L’histoire des tournées de ballet porte ainsi à questionner l’idée de bipolarité comme séparation étanche entre deux blocs : au contraire, les échanges ont lieu, sont nombreux et témoignent de relations artistiques régulières, comme une continuité de l’histoire longue du ballet. Les compagnies de ballet traversent régulièrement les frontières et les danseurs conservent leur rôle traditionnel de passeurs culturels, se forgeant un regard nouveau sur leurs collègues ou échangeant côte à côte, d’égal à égal. Beaucoup de choses se jouent en dehors de la scène, dans l’intimité des studios de danse, des voyages, des jours de relâche, des réceptions au champagne, qui permettent des échanges plus informels. C’est surtout à travers les autobiographies des étoiles que nous avons pu mesurer l’importance de ces transferts, dont les modalités concrètes ainsi que les échos techniques, chorégraphiques ou d’interprétation restent à étudier. Bien que notre recherche n’ait que marginalement pu intégrer la perception des « autres » danseurs – les anonymes des corps de ballet – nous avons essayé de sortir d’une histoire d’étoiles en intégrant les grandes figures de la danse dans l’histoire du collectif des compagnies dont on a tracé le parcours.
8Certes, ce parcours s’éloigne peu d’une approche événementielle, la reconstitution d’une chronologie fine des tournées de ballet étant une conditio sine qua non pour une histoire de la danse pendant la guerre froide. Grâce à ce travail, nous disposons maintenant de jalons plus solides pour analyser les tournées dans leur complexité et dans leurs dynamiques transnationales.
9Les liens transatlantiques restent, par exemple, en grande partie à explorer. Les tournées des compagnies américaines en Europe ainsi que l’implication du New York City Ballet dans le festival L’Œuvre du xxe siècle en 1952 montrent bien l’usage politique que le département d’État des États-Unis fait de la danse pour séduire le Vieux Continent. Les difficultés matérielles d’accès aux sources nous ont jusqu’ici empêchées d’aller au-delà de cet exemple et de ce constat, faisant des États-Unis le grand absent de cette histoire.
10La reconstruction événementielle des tournées a également fait émerger la mise en place, relativement précoce, de relations dansantes entre Union Soviétique et États-Unis, la première tournée du Bolchoï aux États-Unis datant de 1959, celle de l’American Ballet Theatre à Moscou de 19608. À partir des années 1960, ces relations connaissent une intensification importante, qui porte à une multiplication des échanges dont l’histoire mériterait certainement d’être reconstruite.
11La médiatisation des tournées est un autre aspect à creuser. La presse – généraliste comme spécialisée – a été ici utilisée surtout pour reconstruire les événements ou les réactions des critiques. Cette analyse de survol a néanmoins permis d’identifier certaines pistes intéressantes : le monde des critiques de danse semble relativement imperméable aux tensions de la sphère politique. La médiatisation des tournées, que nous avons évoquée ici principalement par l’étude de la presse, mériterait d’être approfondie par une étude des représentations de ballet à la télévision à partir des années 1960. Le « succès » des étoiles et son corrélat, la « starisation » des danseuses et danseurs, mériteraient également un approfondissement. Ceci soulève aussi la question très délicate de la réception et des publics, dont le profil change avec la popularisation du ballet à partir des années 1960. Une histoire des publics de danse au xxe siècle reste à écrire.
12Bien que la routinisation des tournées marque, en quelque sorte, la fin de la guerre froide dans le ballet, l’histoire du rapport complexe entre ballet et politique ne se clôture pas avec le terminus ad quem de notre recherche. D’autres épisodes chauds et fortement médiatisés viennent ponctuer cette histoire. Par exemple, des défections bien connues, comme celle de Natalia Makarova à Londres en 1970 ou celle de Mikhaïl Barychnikov au Canada en 1974 ; ou encore « l’affaire Panov » qui a secoué les milieux artistiques internationaux en 1972. Les programmes d’échanges diplomatiques dans le ballet se poursuivent également jusqu’à nos jours, comme le montre, entre autres, le récent programme « Dance Motion USA » promu par le Bureau of Educational and Cultural Affairs du Département d’État américain9. La question d’un nationalisme dansant demeure d’actualité10 et renouvelle la réflexion sur les tournées de ballet en tant que vecteurs de représentations collectives.
Notes de bas de page
1 Ces photographies ainsi que celles de la tournée de 1954, sous droits, sont disponibles en ligne sur le site de l’agence de photographies Getty Images [www.gettyimages.fr], avec les mots-clés « Oulanova », « Darsonval », « Russian Opera », « Bolchoï » ou « Opéra de Paris », consultées le 13 septembre 2016.
2 Grey Beryl, Red Curtain Up, op. cit., p. 82.
3 Plissetsakaïa Maïa, Moi, Maïa Plissetsakaïa, p. 178.
4 Phillips Geduld Victoria, « Dancing Diplomacy : Martha Graham and the Strange Commodity of Cold-War Cultural Exchange in Asia, 1955 and 1974 », Dance Chronicle, vol. 33, n° 1, 2010, p. 44-81.
5 Didier Francfort fait le même constat dans Francfort Didier, « Tournées musicales et diplomatie pendant la guerre froide », Relations internationales, 2014, n° 1, p. 73-86, p. 76.
6 Péteri György, « Nylon Curtain, Transnational and Transsystemic Tendencies in the Cultural Life of State-Socialist Russia and East-Central Europe », Slavonica, vol. 10, n° 2, 2004, p. 113-123.
7 Buton Philippe, Büttner Olivier et Hastings Michel (dir.), La guerre froide vue d’en bas, op. cit., p. 335-336.
8 Marcy Rachel, « Dancers and Diplomats, New York City Ballet in Moscow, October 1962 », The Appendix, septembre 2014 [http://theappendix.net/issues/2014/7/dancers-and-diplomats-NewYork-city-ballet-in-moscow-october-1962], consulté le 11 septembre 2016.
9 Voir le site du Bureau of Educational and Cultural Affairs du Département d’État des États-Unis [http://exchanges.state.gov/us/program/dancemotion-usa], consulté le 13 septembre 2016. En particulier, voir la vidéo de promotion en ligne « Dance Diplomacy in the XXIth Century » [https://www.youtube.com/watch?v=zu3AW8oydEU], consulté le 13 septembre 2016.
10 Shay Anthony, Choreographic Politics, State Folk Dance Companies, Representation and Power, Middletown, Wesleyan Press University, 2002.
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