Conservatisme, journalisme, et opinion publique sous la Restauration : le paradoxe du succès de Joseph Fievée
p. 193-204
Texte intégral
1Se pencher sur la carrière du journaliste Joseph Fiévée sous la Restauration, est une façon de poser la question des relations entre cette profession, d’une part, et la tradition contre-révolutionnaire ou conservatrice, de l’autre. La presse périodique en France est certes née en 1631 de l’initiative de la monarchie – Richelieu fut le parrain de la Gazette de France, premier journal publié en France – mais son essor au dix-huitième siècle fut lié au mouvement critique et anti-autoritaire des Lumières. L’exaltation de l’opinion publique comme instance de légitimation après 1750 eut lieu aux frais de l’autorité du trône et de l’autel, et, comme la presse se posait comme organe de ce nouveau pouvoir, ce médium de communication allait être identifié avec la tradition libérale1. La dépendance de la presse, comme industrie, sur le marché la liait à un domaine dont les règles furent en opposition avec ceux d’une société hiérarchisée où les valeurs n’étaient pas mesurées par l’argent. En plus, le développement de la presse fut étroitement lié à l’élaboration du rôle social du journaliste. D’après le mythe fondateur de sa profession, le journaliste devait penser et écrire librement, en dehors de toute contrainte ; s’il acceptait de dépendre d’une instance extérieure à sa propre conscience, ce ne pouvait être que celle du public et de son opinion.
2Il est vrai que les ennemis des philosophes avaient fait appel à l’arme de la publicité et qu’il y avait au dix-huitième siècle une tradition de journalisme polémique – celle de Fréron et de Linguet – qui parlait au nom des valeurs de l’autorité et de la tradition et qu’on peut regarder comme une anticipation de la presse contre-révolutionnaire. Ces journalistes très individualistes se trouvaient cependant souvent en opposition avec la politique du gouvernement. Linguet irritait les ministres de Louis XVI au point de se faire embastiller pendant deux ans, et le récit coloré de ses souffrances fut l’un de textes qui mina le plus l’autorité de la monarchie dans les années 17802. Avec la destruction en 1789 des assises naturelles de la résistance au courant révolutionnaire – l’autorité du roi, les parlements et les États provinciaux, l’Assemblée du clergé, etc. – et la proclamation de la liberté de la presse, des journalistes avaient essayé de prendre les relais de ces institutions, et de retourner cette nouvelle liberté contre ses créateurs3. L’abbé Royou, continuateur de Fréron et rédacteur de l’Ami du Roi, grand journal contre-révolutionnaire des premières années de la Révolution4, fut un lien vivant entre la presse anti-philosophique de l’Ancien Régime et cette presse d’opposition, et plusieurs autres journalistes payèrent de leur tête leur dévouement à la monarchie. De Thermidor au coup d’État du 18 fructidor an V, la presse contre-révolutionnaire domina nettement le marché à Paris et dans la plupart des départements. Sous Napoléon, la presse, surtout le Journal des Débats, continua de servir comme point de ralliement pour ceux qui gardaient l’espoir d’un retour des valeurs détruites en 17895. Aux yeux des théoriciens contre-révolutionnaires, cependant, cet « inter-règne » pendant lequel les journalistes avaient joué un rôle si important fut un épisode irrégulier qui ne pourrait servir de point de référence dans une société bien constituée. Y aura-t-il de la place pour des journalistes dès que le roi aurait été rendu au trône et les usurpateurs de sa puissance chassés ?
3Sous la Restauration, l’idéologie conservatrice des Ultras prônait le retour à une société hiérarchisée, encadrée par ses élites naturelles. Dans le schéma idéalisé des penseurs comme Bonald et Lamennais, il n’y avait aucune légitimité pour un phénomène comme l’opinion publique, définie comme le résumé des débats publics entre citoyens égaux. Une société encadrée par le roi, l’aristocratie et le clergé n’avaient pas besoin a priori de journalistes, ces spécialistes de la manipulation de l’opinion publique dont la Révolution avait montré, du point de vue contre-révolutionnaire, le pouvoir funeste. Certains royalistes de 1815 mesuraient tout le danger que représentait le recours à la presse, comme le baron de Frénilly, qui refusait l’invitation à rédiger un journal royaliste après les Cent-Jours. « Ennemi né des journaux et de la liberté de la presse, » écrivit-il plus tard, « je goûtai peu l’idée de me battre pour le bon sens et le bon droit avec l’arme de la destruction6 ». On sait cependant que les fervents d’une « vraie » restauration furent déçus par les résultats du retour de Louis XVIII, et qu’ils se trouvèrent vite dans une situation paradoxale, où leurs meilleures chances d’exercer le pouvoir venaient de leur habilité à utiliser les moyens de la nouvelle politique constitutionnelle, comme leur majorité dans les Chambres après les élections de 1815, et l’influence des journaux dévoués à leurs vues, comme le Journal des Débats des frères Bertin et la Quotidienne. C’est cette situation, où la campagne pour le retour à une société hiérarchisée devait passer par un appel à l’opinion publique, qui permit à un outsider, un écrivain dont le succès fut un bel exemple du principe révolutionnaire des carrières ouvertes aux talents, de s’imposer comme le plus célèbre porte-parole de l’opinion contre-révolutionnaire dans les années 1815-1820.
4Par sa naissance et par sa conduite jusqu’à 1815, Joseph Fiévée (1767-1839), fils d’un maître de postes, ne paraissait nullement destiné à un tel rôle. Comme tant de jeunes membres du Tiers État, il avait embrassé la Révolution à ses débuts et avait profité des changements qu’elle apportait pour faire carrière d’abord comme imprimeur, ensuite comme écrivain et journaliste. Il était l’auteur d’une pièce patriotique et anti-cléricale à succès, Les Rigueurs du cloître (1791) et l’un des principaux journaux girondins, la Chronique de Paris de Condorcet, sortait de ses presses. Arrêté mais vite relâché pendant la Terreur, il rentrait dans la politique après Thermidor en devenant rédacteur d’un journal et en tenant un rôle de meneur dans sa section du Théâtre-français. Poursuivi pour ses activités sectionnaires après l’insurrection contre-révolutionnaire du 13 vendémiaire IV, il abandonnait la politique et se consacrait entièrement au journalisme. Il faisait partie d’un cercle d’écrivains, jeunes pour la plupart, qui allait dominer la presse de droite jusqu’aux environs de 1830 : parmi ses camarades de lutte, on trouve les frères Bertin, futurs propriétaires du Journal des Débats, et Michaud, futur rédacteur de la Quotidienne7. Le coup d’État du 18 fructidor V interrompait les activités de Fiévée et de ses collègues. Il refaisait surface après Brumaire et s’accommodait assez vite du régime napoléonien Son talent d’écrivain attirait l’attention au plus haut niveau. En 1802, le Premier Consul l’engageait comme correspondant secret ; il continuait ce travail jusqu’à 18138. On pensait à lui pour un poste dans la commission de surveillance de la presse au moment de la deuxième Restauration, mais il décida très vite de se fier à son talent d’entrepreneur des idées et de prendre une route indépendante9.
5Dès l’automne de 1815, Fiévée lançait son propre journal, la Correspondance politique et administrative. Distribué à des intervalles irréguliers, la Correspondance échappait à la censure imposée aux publications à périodicité fixe. Avec ses autres travaux journalistiques, comme sa série de volumes annuels sur les sessions parlementaires, la Correspondance permettait à Fiévée de s’imposer comme le journaliste contre-révolutionnaire le plus en vue dans les premières années de la Restauration. La Correspondance politique et administrative faisait suite à la correspondance secrète que son auteur avait entretenue avec Napoléon de 1802 à 1813 et qu’il devait publier à la fin de sa vie10. Sous Napoléon, Fiévée avait compris que la seule audience à laquelle un écrivain pût s’adresser librement était le souverain lui-même. Cette correspondance, dont l’existence était connue à l’époque, mais dont le contenu restait secret, prenait fin en 1813, après que Fiévée ait prédit la chute de l’Empire ; son auguste interlocuteur lui ménageait une retraite comme préfet de la Nièvre. Au moment de la première Restauration, Fiévée avait essayé de reprendre cette espèce de journalisme confidentiel en adressant des notes sur les problèmes politiques du jour au comte de Blacas, familier de Louis XVIII. Malgré sa liaison bien connue avec Napoléon, Fiévée était assez bien vu à la cour ; on se souvenait des services qu’il avait rendus à la bonne cause autour de l’année 180011. Il gardait sa préfecture jusqu’au début des Cent-Jours. Mais il avait vite compris que ses lettres confidentielles au comte de Blacas n’allaient avoir aucun impact sur la politique du nouveau gouvernement. N’ayant pas l’autorité arbitraire de Napoléon, et entouré des ministres qui n’avaient pas l’intention de laisser le roi libre de suivre les conseils d’un individu privé, Louis XVIII ne pouvait être ce public dont le statut extraordinaire avait donné un reflet de gloire à Fiévée pendant l’Empire. Au moment de la deuxième Restauration, on essayait de le neutraliser en l’invitant à faire partie d’une commission de surveillance pour la presse. Fiévée, qui avait exercé la fonction de censeur auprès du journal de ses amis les frères Bertin pendant quelques années sous Napoléon, n’avait pas toujours rejeté par principe de semblables travaux. Mais après quelques jours de réflexion, il prenait une décision qui déterminerait toute la suite de sa carrière : il n’allait pas s’intégrer dans l’administration, même celle du roi légitime, il reprendrait son rôle de journaliste vivant du succès de ses œuvres12.
6En faisant ce choix, Fiévée renouait avec la carrière qu’il avait poursuivie sous le Directoire et dans les premières années du Consulat. La formule qu’il choisit était cependant unique. Il ne s’intégrait pas dans l’équipe de l’un ou l’autre des journaux des Ultras, bien qu’il fournissait souvent des articles aux Débats et qu’il détenait un tiers de la propriété de la Quotidienne ; sa pratique de correspondance privée lui avait donné l’habitude d’une tribune exclusive, où il pouvait s’exprimer à son aise sur des sujets de son choix13. Il ne promettait pas non plus de traiter toutes les questions du jour, en effet il débutait en 1815 en imprimant pour le public les notes qu’il avait composées pour le comte de Blacas en 1814. Dans ses articles, il discutait des principes et non pas les péripéties de la politique. Mais sa publication ne ressemblait pas du tout à un manuel de doctrine. Fiévée ne faisait pas l’exposition d’un système de pensée rigoureusement élaboré ; il annonçait à plusieurs reprises qu’« en politique et en administration il n’y a point de vérités absolues, qu’il n’y a que des vérités relatives14… ». D’après lui, il ne faisait que « prévoir les conséquences inévitables de tel ou tel principe adopté, parce qu’il est impossible que tel principe admis n’entraîne pas avec lui toutes les conséquences qu’il renferme15 ».
7Il est remarquable qu’une formule journalistique tellement décousue ait rencontrée tant de succès. La Correspondance politique et administrative ne présentait aucun des traits qui font normalement la réussite d’un périodique. Le ton de l’écriture ne variait guère, l’éventail des thèmes traités était très restreint et les mêmes sujets revenaient souvent. Fiévée ne parlait pas des personnalités, et il ne cachait pas à ses lecteurs le fait qu’il remplissait plusieurs numéros en recyclant ses publications antérieures à 1815. Mais Fiévée comprenait très bien l’art d’expliquer des questions politiques de sorte que tout le monde pouvait les comprendre. Le critique qui l’accusait de s’adresser à des lecteurs « dont l’attention et la patience ne peuvent guère se soutenir au-delà des bornes d’une brochure » croyait l’insulter ; en fait, il admettait que Fiévée pratiquait très bien son métier16. Le grand atout de l’entreprise était sa singularité, son refus des règles ordinaires du jeu journalistique, qui lui donnait une place à part dans le champ journalistique de la Restauration. Fiévée offrait à ses lecteurs le spectacle d’un homme qui paraissait parler en toute liberté, sans calculer les conséquences de ses articles, et qui n’hésitait ni à critiquer le gouvernement, ni à contredire ses propres alliés. Il était fier d’être « un parti à moi seul », et d’ailleurs il était convaincu que même ceux qui partageaient ses idées avaient trop peur de son intelligence pour l’inclure dans leurs entreprises. « Isolé, fier, d’une réputation faite et d’un talent reconnu, que voulez-vous qui me prenne pour associé ? » écrivait-il à un ami17.
8Il n’y avait pas de doute que le journal de Fiévée faisait partie de la presse ultra, mais il appuyait ce mouvement d’une façon originale. Il affichait volontiers ses origines roturières et faisait souvent référence à sa liaison avec Bonaparte, dont il parlait toujours avec respect. Il ne partageait pas l’enthousiasme de la plupart des Ultras pour la religion et l’Église catholique, dont il parlait assez peu ; sa condamnation du projet pour un nouveau Concordat en 1817 faisait scandale parmi les orthodoxes18. D’autre part, ses articles sur la liberté de la presse étaient si fréquents qu’ils laissaient l’impression que cet ennemi de la Révolution avait embrassé l’un de ses principes essentiels. D’après Fiévée, la liberté de la presse était une conséquence inéluctable du gouvernement représentatif. Face à une administration qui, d’après lui, continuait toujours les pratiques autoritaires héritées du régime napoléonien, les vrais amis de la monarchie étaient obligés de prendre des positions libérales, surtout en matière de législation de presse – une position qui était sans doute dans l’intérêt momentané du parti ultra après 1815, mais qui était encore plus dans l’intérêt personnel de leur meilleur journaliste.
9Le succès du journal de Fiévée ne gênait pas sans doute les chefs du parti ultra – qui n’était d’ailleurs un mouvement unifié et discipliné. Chaque numéro était favorablement recensé, par exemple, dans la Quotidienne, l’une des gazettes la plus importante de cette tendance. Mais dès que le public eut plébiscité l’entreprise, il n’était plus possible de savoir si ces lecteurs s’étaient abonnés parce qu’ils partageaient les doctrines ultras ou parce qu’ils appréciaient la verve du journaliste. Comme il avait déjà fait du temps de sa correspondance avec Napoléon, Fiévée arrivait à croire que son talent d’écrivain lui avait donné une véritable puissance politique, indépendant de celle du parti qu’il prétendait promouvoir. Ses lettres privées à François Ferrier ont parfois un goût de mégalomanie. Envoyant son Histoire de la Session de 1815 à son ami en 1816, Fiévée l’assurait que « le Ministère s’occupe beaucoup de cet ouvrage… » et insinuait qu’il eût pu facilement avoir un poste ministériel. Il était également convaincu que les Ultras ne pourraient pas se passer de lui : « Il y a un chapitre intitulé Des prétentions des royalistes, qu’un jacobin n’oseroit pas faire et qu’il ne feroit pas aussi sévèrement : eh ! bien, je suis sûr de ne pas me brouiller avec les royalistes ». Il lui arrivait de se convaincre rétrospectivement que « Bonaparte craignoit de m’élever, parce que, disoit-il, le bruit se répandroit bientôt que je le mènerais19 ».
10Le succès de ses écrits empêchait les autres porte-parole des Ultras de s’opposer trop ouvertement à Fiévée, mais ils ne pouvaient douter que leur journaliste vedette devait être surveillé de près. Les hommes en place le ménageaient sans l’aimer. Le duc de Richelieu écrivit qu’« en esprit et en méchanceté [la Correspondance politique et administrative] valait mieux que tout le reste ensemble. C’est dommage que ce Fiévée soit un misérable, car il est plus spirituel que tous ses confrères20 ». Sa célébrité était parfois encombrante à son parti : on risquait toujours de trouver dans les pages des journaux libéraux ou gouvernementaux des morceaux choisis de la pièce à succès que Fiévée avait écrite en 1790, Les rigueurs du cloître, dont l’anti-cléricalisme n’était plus à la mode après 181521. Mais les Ultras ne pouvaient pas se passer de l’homme qui s’était établi comme le plus talentueux de leurs écrivains. Le baron de Frénilly, qui prétend qu’il avait refusé de collaborer avec Fiévée au lendemain des Cent Jours, devait changer d’avis plus tard, puisqu’on les trouve ensemble en 1816 dans la rédaction d’une revue franco-britannique qui essayait de rassembler les Tories des deux côtés de la Manche22.
11Malgré la position que son succès lui avait donnée au sein du parti Ultra, ni Fiévée ni les autres meneurs de ce mouvement ne se trompaient sur les tensions inhérentes à cette liaison dangereuse entre un individualiste dépendant du succès de ses œuvres dans le marché de la publicité et un parti qui prônait les valeurs de la tradition et de la hiérarchie. Fiévée était toujours conscient de sa marginalité dans le monde politique de la Restauration. « Croyez-vous qu’un Ministre me reprochait de m’être trop pressé ? » écrivit-il un jour à son ami Ferrier. « Puis-je oublier que je ne suis qu’un bourgeois, que par injustice on m’avoit rejeté au dernier rang des bourgeois. Si j’avais attendu tranquillement… serois-je dans le cabinet d’un Ministre, causant d’égalité avec des ministres qui ont la bonté de penser à mon sort ?23 » Sa vie privée n’était pas faite pour faciliter son intégration dans les milieux bien-pensants : il affichait ouvertement son homosexualité, vivant, depuis les années du Directoire, en ménage avec l’écrivain Théodore Leclercq, ce qui ne l’empêchait pas de contracter ce qui paraît avoir été son troisième mariage vers 182024.
12La marginalité et la précarité de la situation d’un journaliste dépourvu de tout rang social étaient soulignées par le procès de presse subi par Fiévée en 1818. Le ministère Decazes faisait alors la guerre contre les pamphlétaires libéraux, et il n’y a guère de doute qu’il ait voulu balancer ses attaques contre la gauche avec un coup de semonce à droite. Il n’y a guère non plus de doute que Fiévée et la Correspondance politique et administrative aient été choisis pour cette démonstration parce que Fiévée était le seul écrivain ultra d’importance qui n’était ni noble, ni prêtre. Comme tous les procès de presse de l’époque, celui de Fiévée ajoutait à la célébrité de sa victime et fournit une occasion pour son public de le plébisciter – un compte rendu remarquait que Fiévée avait été presque caché dans la salle par « les plumes, les fleurs et les chapeaux des dames qui s’étaient groupées autour de lui, et qui… lui témoignaient, par leurs égards et par leurs discours, le plus vif intérêt25 ». En même temps, cependant, le procès soulignait l’isolement du journaliste : les jolies dames ne l’accompagnaient pas dans la prison où il devait purger sa peine de trois mois. Martyr de la liberté de la presse, Fiévée devenait un héros pour la gauche autant que pour la droite ; l’expérience montrait à tous qu’il avait toujours la possibilité de changer de parti, ce qui n’était pas le cas pour la plupart de ses compagnons d’armes dans le mouvement des Ultras. Fiévée saisit l’occasion de sa condamnation pour proposer un programme qui, d’après lui, permettrait une coalition des royalistes et des « indépendants, » c’est-à-dire des libéraux : l’abolition de toute distinction de classe, la garantie des libertés individuelles, la liberté de la presse, la primauté de la Chambre des députés dans le gouvernement. Les lecteurs ultras ont dû croire que leur journaliste préféré était revenu à ses origines d’homme de 1789. En plus, Fiévée leur conseillait de « ne plus confondre ce qui est d’ordre moral et ce qui est d’ordre politique… », maxime qui contredisait l’un des principes le plus fondamental du conservatisme26.
13Face à ces provocations de leur journaliste vedette, les autres chefs du parti Ultra essayèrent, non pas de l’exclure de leurs rangs, mais de l’intégrer dans un vrai projet collectif où ses tendances individualistes pourraient être contenues. L’abrogation de la censure des périodiques en 1818 ouvrait la voie à la création d’un grand journal de droite, Le Conservateur, réunissant tous les noms célèbres du mouvement. Au début, Chateaubriand jouait le premier rôle ; sa volonté de réconcilier la monarchie et la liberté le rapprochait de Fiévée, bien que les deux hommes n’aient pas apparemment eu beaucoup de contacts avant la création du journal. Mais le nom de Fiévée ne paraissait pas dans les premiers numéros, et une publication rivale annonçait qu’« il y a des paris ouverts sur la question de sa coopération à ce recueil27 ». D’après le baron de Vitrolles, l’un des créateurs du nouveau journal, Fiévée ne fit pas partie de l’équipe rédactionnelle au début ; il aurait été « très reconnaissant d’y être appelé ». Mais le même Vitrolles reconnaît que le Conservateur en avait besoin, non seulement à cause de son talent indéniable, mais parce qu’une rédaction composée seulement des noms comme Montmorency, de Talaru, de Bruges, de Polignac, Chateaubriand et de Castelbajac se ressentait « un peu de son origine aristocratique » et risquait de s’isoler du public28. En effet, Fiévée devient vite l’un des contributeurs les plus actifs, donnant un article dans presque chaque numéro du journal, tout en continuant d’éditer pendant quelques mois sa Correspondance politique et administrative, dont le dernier numéro paraissait le 27 janvier 1819, trois mois après le lancement du Conservateur. Fiévée devenait l’un des actionnaires du journal, détenteur d’un dixième de sa propriété29.
14Si ses principes étaient assez proches de ceux de Chateaubriand, Fiévée a dû se sentir bien isolé au comité de rédaction, où il était le seul roturier, le seul membre auquel on pouvait reprocher non seulement des prises de position révolutionnaires mais aussi un engagement avec Bonaparte, le seul collaborateur qui avait subi les rigueurs de la loi pendant la Restauration, et le seul vrai journaliste de métier. Sa participation à cette entreprise collective était une concession au principe individualiste de la reconnaissance du mérite, et son expérience professionnelle était sans doute indispensable à la réussite du journal ; on comptait sur lui la plupart du temps pour une « lettre de Paris » où il réagissait aux derniers événements politiques, travail qui exigeait une habilité qui ne s’improvisait pas. À la fin de l’année 1819, au moment où la rédaction était en train de se scinder sur la question de la collaboration avec le ministère, Villèle se plaignait que « c’est maintenant Fiévée qui le mène, » et qui s’opposait à cette politique que le futur ministre appuyait30. Villèle réussit à imposer sa ligne, et Fiévée abandonnait la collaboration quelques mois avant le dernier numéro du journal31. Le Conservateur se sabordait quelques mois plus tard. Villèle et son parti, qui étaient en train de marchander leur appui au ministère du duc de Richelieu, ne le regrettaient pas : ils croyaient ne plus avoir besoin d’un organe de publicité indépendant, qui servait avant tout à révéler les dissensions parmi les royalistes32. Fiévée n’était pas d’accord, pour des raisons politiques – il s’opposait à la politique de Villèle et appuyait l’idée d’un ministère ultra avec Talleyrand à sa tête – mais aussi, sans doute, parce que cette politique le privait de tout rôle important. Dans une lettre à son ami Ferrier, il parlait avec regret du beau temps quelques années plus tôt, dans les salons du faubourg Saint-Germain, « quand la société étoit formée par des opinions, parce qu’alors j’étois le premier33… »
15Exclu des conseils du parti royaliste, Fiévée eut recours à son arme ultime : l’annonce publique de sa rupture avec ses anciens collègues. Son pamphlet, Quelques réflexions sur les trois premiers mois de l’année 1820, était une critique acerbe de la politique suivie par les Ultras depuis 1815. Les royalistes auraient dû se faire les champions des libertés dès la chute de l’Empire, ils auraient dû abolir la bureaucratie centralisée et entrer franchement dans le jeu du gouvernement représentatif, et surtout, d’après Fiévée, ils auraient dû respecter la liberté de la presse. Ils n’avaient pas compris qu’ils vivaient sous le règne de l’opinion publique, puissance née de l’abolition des privilèges et des distinctions de classe. La censure, acceptée par les royalistes après l’assassinat du duc de Berry en 1820, allait se montrer impuissante, puisque « les journaux ne sont un pouvoir qu’autant qu’ils répondent à la disposition des esprits, aux pensées habituelles de la société, » c’est-à-dire à l’opinion publique. En muselant leurs propres journaux afin de faciliter des négociations secrètes avec le duc de Richelieu, les royalistes avaient méconnu la valeur de la presse et avaient donné l’impression que leurs organes ne parlaient pas franchement d’après la conviction intime de leurs rédacteurs, mais étaient au service d’une stratégie décidée en secret34. Fiévée appuyait sa présentation de ce programme de monarchie libérale avec une argumentation serrée, mais il était évident que la politique qu’il prônait était en même temps un système qui aurait mis les royalistes sous la houlette de leurs journalistes, qui pouvaient citer, comme Fiévée le disait explicitement, le débit de leurs ouvrages comme preuve de la justesse de leurs appréciations35.
16Villèle et les « circonspects » survécurent à ce petit scandale soulevé par le revirement de Fiévée ; ils allaient tenir les rênes de pouvoir de 1822 à 1827, tandis que Fiévée allait se trouver réduit à un rôle de second plan parmi les publicistes de l’opposition ; il finirait comme l’un des rédacteurs du National au lendemain de la révolution de juillet 1830. Mais, comme disait avec justice Pierre Reboul, il avait montré « à beaucoup d’autres le chemin de l’opposition36 ». Il serait suivi dès 1823 par Chateaubriand, qui emporterait avec lui le puissant Journal des Débats, et plus tard par Lamennais. N’ayant jamais su se réconcilier avec le pouvoir de la presse et le rôle important des journalistes, la Restauration signerait en 1830 son arrêt de mort en essayant d’imposer un véritable contrôle sur l’imprimerie.
17Dans l’histoire des mouvements conservateurs en France au dix-neuvième siècle, le cas de Fiévée est unique. I1 n’y eut aucun autre journaliste qui attirait tant de notoriété comme porte-parole des valeurs de la droite et qui changeait de couleur ensuite avec tant de fracas. Mais la tension entre les valeurs conservatrices et les exigences du métier journalistique révélée si clairement dans le cas de Fiévée était toujours latente. Après la fuite de Charles X en 1830, la presse devenait, avec l’Église et leur réseau de notables provinciaux, l’un des principaux atouts du mouvement légitimiste. C’est-à-dire que ce mouvement avait à ménager des écrivains prêts à s’identifier avec sa cause et qui possédaient le talent requis pour conquérir une partie de l’opinion publique. Par ce biais, les conservateurs se trouvaient obligés de défendre la liberté de la presse et l’existence d’un marché journalistique dont les règles ne coïncidaient pas avec l’idéal d’une société corporatiste et hiérarchisée. Dans le « champ journalistique, » pour emprunter un concept de Pierre Bourdieu, il y avait certes toujours un créneau pour la presse de droite, mais l’histoire du recrutement des journalistes nécessaires pour son succès reste à étudier, et l’histoire de la presse contre-révolutionnaire en général mérite plus d’attention qu’elle n’a encore reçue. Comment le conservatisme a réussi à se réconcilier avec ce médium de communication si lié aux valeurs des Lumières et de 1789 est un aspect fondamental de l’histoire de ce courant d’idées dans le monde contemporain.
Notes de bas de page
1 Voir surtout Jurgen Habermas, Strukturwandel der Oeffentlichkeit (Frankfurt, 1962 ; traduction française, 1979), et Keith M. Baker, « Public Opinion as Political Invention, » in Baker, Inventing the French Revolution (Cambridge, 1990), 167-99.
2 Hans-Jurgen Lüsebrink et Rolf Reichardt, Die « Bastille » : Zur Symbolgeschichte von Herrschaft und Freiheit, (Frankfurt, 1990), p. 29-32.
3 Sur la presse contre-révolutionnaire, voir les monographies de William Murray, The Right-Wing Press in the French Revolution, 1789-1792 (1986), Jean-Paul Bertaud, Les Amis du Roi (1984), et Jeremy D. Popkin, The Right-Wing Press in France, 1792-1800 (1980).
4 Harvey Chisick, The Production, Distribution and Readership of a Conservative Journal of the Early French Revolution : The Ami du Roi of the Abbé Royou (Philadelphia, 1992).
5 Voir surtout André Cabanis, La presse sous le Consulat et l’Empire (1975) et « Le Courant contre-révolutionnaire sous le Consulat et l’Empire » (dans le Journal des Débats et le Mercure de France), Revue des sciences politiques 24 (1972) p. 11-85.
6 André de Frénilly, Souvenirs du Baron de Frénilly (1768-1828), A. Chuquet, ed. (Paris, 1905), p. 391.
7 Popkin, Right-Wing Press, p. 30-1.
8 La biographie de Jean Tulard, Joseph Fiévée. Conseiller secret de Napoléon (1985), est basée pour l’essentiel sur l’essai autobiographique que Fiévée a publié comme préface à sa Correspondance et relations de J. Fiévée avec Bonaparte (1836). Simone Balayé avait écrit une étude biographique qui aurait donné un portrait beaucoup plus complet de la vie et les activités de Fiévée, mais ce travail reste inédit. Pour la période révolutionnaire, voir Jeremy D. Popkin, « Joseph Fiévée, imprimeur, écrivain, journaliste : une carrière dans le monde du livre pendant la Révolution, » in F. Barbier et al., eds., Livre et révolution. Mélanges de la Bibliothèque de la Sorbonne (9) (1989), p. 63-74. Et pour la période napoléonienne, Popkin, « Conservatism under Napoléon : The political writings of Joseph Fiévée », History of European Ideas, 5 (1984), p. 385-400. La publication en 1993 de la Correspondance de Joseph Fiévée et de François Ferrier (1803-1837), ed. Étienne Hofmann, a ajouté beaucoup à notre connaissance de sa vie et de ses idées.
9 Il démissionna de cette poste après trois jours. AN F 12 293.
10 Joseph Fiévée, Correspondance et relations de J. Fiévée avec Bonaparte (1836). Les lettres de Fiévée à François Ferrier (voir note 8) ont apporté des éclaircissements importants sur le travail de rédaction fait par Fiévée au moment de cette publication. Il avouait avoir réduit le nombre de lettres de 173 à 101, par exemple, en ôtant « des choses privées et non historiques… » (lettre de 21 fév. 1837, dans Hofmann, ed., Correspondance de Fiévée, p. 207). L’exemple d’une lettre publiée dans un périodique obscur en 1817 mais omis dans l’édition de 1836 montre que Fiévée avait aussi mis de côté des lettres trop virulentes contre les libéraux avec lesquels il se liait après 1823. Voir Jeremy D. Popkin, « Conservatism under Napoleon : The Political Writings of Joseph Fiévée », History of European Ideas 5 (1984), 398, n. 17.
11 Sur cet épisode, voir les interrogatoires faits pendant l’arrestation de Fiévée sous le Consulat dans AN, F 7 6872 et sa justification dans CPA, t. 1, p. 4, p. 40- 1
12 D’après les mémoires de Molé, qui n’aimait pas Fiévée mais qui appréciait son intelligence, ce refus témoignait de la sagesse de Fiévée, qui avait mesuré bien avant les autres l’impopularité du gouvernement et anticipé la victoire électorale des Ultras. Noailles, Marquis de, ed., Le Comte Molé (1781-1855). Sa vie-ses mémoires, 6 vs. (Paris, 1930), 1 : 314.
13 L’initiative de la Correspondance politique et administrative n’est pas peut-être due entièrement à Fiévée. Dans ses mémoires, le baron de Frénilly, autre militant ultra de l’époque, parle d’une tentative de monter un périodique consacré aux intérêts monarchiques inspiré par le duc de Vitrolles, et dont la rédaction aurait été partagée entre Fiévée et Frénilly. Ce dernier aurait refusé de travailler ensemble avec un homme si taré. Frénilly, Souvenirs, p. 391.
14 CPA, Pt. 2, let. 5, p. 78 (lettre à Fouché, 16 août 1815).
15 CPA, Pt. 4, let. 9, p 2. (lettre de décembre 1814).
16 Anon, Sur quelques paradoxes de M. Fiévée (Paris : Gillé, 1816), p. 3.
17 Fiévée, Histoire de la session de 1815 (Paris, 1816), p. 457 ; Fiévée à Ferrier, lettre de 19 mai 1816, dans Hoffman, ed., Correspondance de Fiévée, p. 134.
18 Alfred Nettement, Histoire de la Restauration, 8 vs. (Paris : Lecoffre, 1860-72), p. 4 : 364-5.
19 Fiévée à Ferrier, 21 juillet 1816, dans Hoffman, ed., Correspondance de Fiévée, 144 ; lettre de 19 mai 1816, dans ibid., p. 134.
20 Cité dans Marquis de Noailles, Le Comte Molé (1781-1855) Sa vie-ses mémoires, 6 vs. (Paris : Champion, 1930), p. 4 : 236 (lettre de Richelieu à Molé, 8 fév. 1819).
21 Voir par exemple la lettre de Paris paru dans le Times de Londres, 18 avril 1818, d’un anonyme qui assurait que Fiévée eût rivalisé avec Camille Desmoulins dans son ardeur révolutionnaire en 1791, cité dans Jacques Barthélemy Salgues, Mille et une calomnies, ou extraits des correspondances privées insérées dans les journaux anglais et allemands pendant le ministère de M. le Duc Decazes, 3 vs. (Paris, 1822), 258. Il était connu à l’époque que la correspondance de Paris imprimée dans le Times émanait des bureaux ministériels de Paris.
22 Frénilly, Souvenirs 397-8. Il s’agit du Correspondant. ou collection de lettres d’écrivains célèbres de France, d’Angleterre et autres pays sur la politique. la morale et la littérature, qui a paru entre août 1817 et avril 1818. (La version anglaise a le titre Correspondent). Voir James S. Sack, From Jacobite to Conservative : Reaction and Orthodoxy in Britain. c. 1760-1832 (Cambridge : Cambridge University Press, 1993), 19, et Pierre Reboul, Chateaubriand et le Conservateur (Lille : Université de Lille, 1973, 76-7.) Fiévée a contribué au moins deux articles, dont l’un fournit le premier échantillon imprimé de sa correspondance avec Bonaparte (« Sur la Correspondance de M. J. Fiévée avec Bonaparte, depuis 1802 jusqu’en 1813, » Correspondant 3 : 191-216.)
23 Hofmann, ed., Correspondance de Fiévée, 146 (lettre de 5 août 1816).
24 C. A. Sainte-Beuve, « Théodore Leclercq, » dans Causeries du Lundi (Paris : Garnier Frères, s.d.), 3 : 529, 531 ; lettre de Fiévée, 7 janv. 1820, dans Hofmann, ed., Correspondance de Fiévée, 163.
25 Annales politiques, morales et littéraires, 26 avril 1818.
26 CPA, Pt. 14, p. 70-2. Ce numéro est paru en décembre 1818.
27 Spectateur politique et littéraire, 3 : 382.
28 Mémoires de Vitrolles, ed. Pierre Farel, 2nd éd. (Paris : Gallimard, 1951), p. 321, 323.
29 Reboul, Conservateur, 87 ; Hofmann, ed., Correspondance de Fiévée, 164 (lettre de 7 janv. 1820).
30 Villèle, lettre de 12 déc. 1819, dans Mémoires et correspondance du Comte de Villèle, 5 vs., 2nd éd. (Paris : Perrin, 1904), p. 290.
31 Reboul, Conservateur, 216 ; voir la version de Fiévée dans Hoffman, ed., Correspondance de Fiévée, 164 (lettre de 7 janv. 1820).
32 Reboul, Conservateur, p. 282.
33 Hofmann, ed., Correspondance de Fiévée, 166 (lettre de 26 avril 1820).
34 Fiévée, Quelques réflexions sur les trois premiers mois de l’année 1820 (Paris : Lenormant, 1820), p. 124, 97, 63.
35 Fiévée, Quelques réflexions, p. 15.
36 Reboul, Conservateur, p. 282.
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