Révolution, Contre-Révolution et mémoire collective en terre de frontière religieuse. Le sud du Massif central
p. 61-75
Texte intégral
Introduction
1Le sud du Massif central permet une étude de cas originale des « expériences contre-révolutionnaires ». L’espace que nous étudions correspond à la bordure méridionale du Massif central, le long d’un arc qui, de l’Ardèche aux monts de Lacaune, dans le Tarn, englobe les montagnes du « croissant protestant », les Cévennes, ainsi que les hautes terres de la Margeride, de l’Aubrac et des gorges du Tarn et Causses, dont l’attachement au catholicisme ne fut jamais ébranlé. Ici, le poids de la frontière religieuse est déterminant, car ancré dans les mentalités ; l’appartenance confessionnelle détermine les contours de l’identité collective, de même que le milieu naturel particulièrement hostile, et que tous les contemporains qualifient de « montagne » ou encore de « haute montagne », malgré des altitudes moyennes de l’ordre de 500 à 700 mètres, qui ne correspondent plus aujourd’hui à notre définition de la montagne.
2Ces hautes terres du sud ont été contre-révolutionnaires au sens où l’entendaient les contemporains, c’est-à-dire rétives, montrant un « esprit public » déplorable, s’arc-boutant contre des pans entiers de la politique mise en œuvre par la Révolution, politique religieuse et conscriptions militaires focalisant les oppositions. Dans ce dernier cas, des départements comme l’Aveyron et la Lozère collectionnent des chiffres record en matière de désertion et de refus de la conscription, d’après les études menées par Allan Forrest1. Plusieurs événements connaissent un retentissement national, quoique sans commune mesure avec ceux qui affectent la Vendée ou la Bretagne. La « Bagarre » de Nîmes, qui éclate en juin 1790, est de ceux-là, de même que les trois camps de Jalès (1790-1792) qui lui font suite, et qui affectent les départements de l’Ardèche, du Gard et de la Lozère. L’insurrection de l’Armée chrétienne du Midi, au mois de mai 1793, derrière Marc-Antoine Charrier eut également un écho national et mobilisa les Gardes nationales et les Volontaires des départements du Midi.
3La Contre-Révolution est donc bien présente dans ces montagnes réfractaires, et le terme de chouans ne paraît pas inapproprié pour désigner ces montagnards farouchement hostiles à toute irruption de l’État dans la vie politique locale. Néanmoins, toutes les tentatives contre-révolutionnaires, complots, insurrections paysannes ou prises d’armes, ont échoué. Il faut comprendre pourquoi. Comment expliquer que la révolte de la Vendée ait engendré une terrible guerre civile, alors que les nombreux soulèvements populaires qui éclatent tout au long de la Révolution dans le sud du Massif central n’ont ni débouché ni sur une véritable chouannerie, ni permis aux nombreux projets d’insurrection contre-révolutionnaire de se concrétiser ? Cette question nous conduit à attacher la plus grande importance à la définition des termes et concepts de résistance populaire à la Révolution et de Contre-Révolution, et des liens souvent ambigus entre les deux.
4Si l’on se place maintenant en aval de la Révolution, on est frappé des similitudes qui existent entre la Vendée et les montagnes du sud du Massif central2. Comme pour l’Ouest, la tourmente révolutionnaire a contribué à figer des attitudes et des partis pris politiques qui ne se démentent pas depuis. Lozère et Aveyron sont connus pour leur cléricalisme et leur vote conservateur. En revanche le Gard, les Cévennes et les régions où les protestants sont influents, sont bonapartistes en 1815, nous aurons l’occasion d’y revenir, et républicains, puis socialisants, à la fin du xixe siècle et jusqu’à nos jours. Ainsi peut-on affirmer que l’opposition à la Révolution a bien façonné des sensibilités politiques sur la longue durée3. Mais c’est ici l’antagonisme confessionnel qui joue un rôle déterminant. Cette fracture n’est ni créée ni révélée par la seule période révolutionnaire. Elle résulte des progrès de la Réforme dans le Midi au début du xvie siècle, et des nombreuses guerres de religion qui s’y sont déroulées. Il est utile d’observer, une fois la Réforme implantée, la géographie et les modes de fonctionnement des guerres religieuses. Ainsi, nous pouvons relever un certain nombre de constantes, du xvie au xviiie siècle, et rechercher les traces de ces continuités pendant la Révolution, ou du moins leur survivance. Les Lumières et le règne de la Raison ont-ils entamé la rigidité de ces fronts religieux, ou bien les retrouve-t-on intacts, voire réactivés, lors de la Révolution ?
Religion et politique : le poids de la mémoire
5Les contemporains, du moins les plus éclairés, l’élite des notables et des responsables politiques, ne mettent pas en avant les différences religieuses. La plupart participent à ce grand courant des Lumières qui fait triompher la Raison de l’obscurantisme et ne veut rien rappeler des guerres de religion. Il faut attendre la violence des conflits et des émeutes pour voir à nouveau l’appartenance confessionnelle publiquement brandie. L’année 1789 et les élections de 1790 ne permettent pas de déceler un rejeu de l’antagonisme religieux ; les maires, souvent en place depuis longtemps, multiplient les déclarations enthousiastes en faveur des idéaux de la révolution, sans que rien ne permette de mettre en doute la sincérité de ces discours. Certes, les protestants ne font pas partie de ces municipalités, puisqu’ils en ont été écartés par les édits royaux de 1663 à 1685 ; l’Édit de tolérance ne provoque pas de bouleversement dans ce domaine. Les familles protestantes des petites villes et des bourgs de tout le pays sont pourtant les plus riches et les plus instruites, et elles aspirent à prendre une part plus active dans la construction de cette France nouvelle. Mais on ne saurait encore parler de conflit, ni même de tension.
6C’est en 1790 qu’éclate l’incident qui embrase tout le Midi. En juin, alors que le débat suscité par la motion Dom Gerle agite les esprits, la « bagarre » de Nîmes met aux prises les « cébets », littéralement les mangeurs d’oignons, gens du peuple, tous catholiques, et les Gardes nationales, au sein desquelles les protestants sont majoritaires. Les soldats sont entraînés dans la bataille, et le bruit court que les protestants veulent exterminer les catholiques. Le contexte s’y prête, au moment où les évêques de France protestent massivement contre la Constitution civile du clergé, et où les couvents sont vidés de leurs moines. Le peuple catholique nîmois redoute immédiatement de voir se répéter un autre massacre, dont l’écho résonne toujours dans les rues étroites qui enserrent l’évêché, malgré plus de deux siècles écoulés. Le 29 septembre 1567, veille de la Saint-Michel, au cœur des guerres de Religion, trois seigneurs huguenots auraient pris la décision de massacrer les prêtres et les notables catholiques ; ces derniers furent nombreux à se réfugier auprès de l’évêque. Mais le palais épiscopal fut assailli et pris par les protestants. Au milieu de la nuit, on décida de massacrer tous les prisonniers et les cadavres furent jetés dans le puits de l’évêché, qui fut entièrement comblé.
7Le massacre de la Michelade fut un traumatisme profond, dont les générations se transmirent les récits, horribles, et nous retrouvons sa trace, intacte et toujours aussi vivante dans les mentalités populaires de la fin du xviiie siècle. Non seulement on rappelle ce souvenir dans les rues de Nîmes, au cœur de la bagarre, mais aussi au cours du premier camp de Jalès, réuni au mois de juillet ; l’argument reste mobilisateur et provoque les frissons de l’assemblée. Il fallait mobiliser les hommes et effrayer les gardes nationaux, dont beaucoup avaient répondu à la convocation sans en comprendre les enjeux. C’était faire de la Révolution une nouvelle guerre de Religion, ce qu’elle deviendra pour bien des paysans et des montagnards dès qu’elle s’attaquera à la réforme de l’Église.
8Si, de leur côté, les catholiques ravivent les peurs anciennes, les protestants retrouvent les réflexes de solidarité éprouvés maintes fois au cours des guerres de religion. Dès que la nouvelle de la « bagarre » est connue dans les garrigues au-dessus de Nîmes, puis dans les Cévennes, des colonnes se forment spontanément, les villages et les bourgs protestants de la Gardonnenque mobilisent leurs Gardes nationales et tous les patriotes pour voler au secours de Nîmes. C’est un scénario qui s’est répété tout au long des xvie et xviie siècles : les protestants des villes de la plaine du Languedoc ont toujours recruté des hommes dans les Cévennes et les gros villages protestants des garrigues. Par la suite, le duc de Rohan s’est appuyé sur ces petites cités huguenotes au pied des montagnes pour défendre le Languedoc menacé par les armées royales. Puisant ses hommes dans les Cévennes, il a toujours veillé à maintenir ouverte la route de la montagne qui lui permettait de circuler entre Alès et Montauban. Le chapelet de villes et bourgs, qui sont autant de portes des Cévennes (Saint-Jean du Gard, Le Vigan, Saint-Hippolyte du Fort, Ganges, Millau, Castres…) lui permettait de se ravitailler, de réorganiser ses troupes et de repartir à la conquête des villes de la plaine. En 1628, alors que tous ces points cédaient devant les troupes de Louis XIII, Saint-Affrique subit victorieusement un siège sévère, au cours duquel les femmes et les filles se distinguèrent dans la lutte contre les armées royales, participant avec éclat à la victoire finale4. Autre région de contact, la région de Millau et Saint-Affrique est sans doute l’une des plus intéressantes de tout le sud du Massif central pour étudier les rejeux de la mémoire. Il est remarquable de constater combien se reproduit, à quelques exceptions près, la géographie du temps des troubles religieux, figée, dirait-on, pour plus de deux siècles, et même davantage.
9Dans un tel contexte, la politique religieuse de la Constituante ne pouvait que déchaîner des orages dans les régions méridionales. En Lozère, en Aveyron et dans le Tarn, le refus du serment est massif : en Lozère, il concerne près de 80 % des prêtres. Dans le Gard ou l’Hérault, l’influence des villes de la plaine explique des proportions d’assermentés plus élevées, mais ne dépassant pas un tiers du clergé local5. Dans ces deux départements, les réfractaires sont assez facilement remplacés ; en revanche, dans les départements de la montagne, il n’y eut jamais d’Église constitutionnelle. Le soutien sans faille des populations aux prêtres réfractaires explique largement cet échec. Les prêtres sont, à la fin du xviiie siècle, massivement recrutés au sein des populations locales, et les familles paysannes sont de mieux en mieux représentées. Bien insérés dans un réseau familial particulièrement solide dans ces régions de montagne, ces prêtres adhèrent aux valeurs des sociétés villageoises, même s’ils sont issus des familles les plus riches6. Ce ne sont pas des étrangers, issus d’une bourgeoisie lointaine et peut-être un peu méprisante mais des enfants du pays. Enfin, ces prêtres incarnent la résistance au protestantisme ; ils sont les garants des valeurs traditionnelles et de l’intégrité de la religion des ancêtres, donc de l’identité culturelle de la communauté. La proximité du « péril protestant » avive cette fonction, et l’étude des émeutes contre l’application de la Constitution civile du clergé vient confirmer l’importance de ces « fronts religieux ».
10Dès le mois de janvier 1791, la ville de Millau connaît une émeute violente, au cours de laquelle le peuple catholique s’oppose à la publication du décret sur la Constitution civile du clergé7. Les émeutes sont plus tardives, mais bien plus nombreuses, en Lozère à partir du printemps 1791. Le scénario, bien connu maintenant grâce au travail de T. Tackett sur le serment de 17918, se répète à l’identique dans une trentaine de communes du département. C’est souvent l’arrivée du prêtre constitutionnel qui provoque le soulèvement de toute la communauté ; on l’accueille à coups de pierres, avec des injures et des menaces. Les autorités locales sont complices ou absentes. La municipalité d’Ispagnac, dans les gorges du Tarn, préfère remettre sa démission en bloc plutôt que de prendre des mesures contre les auteurs d’un attroupement hostile au curé constitutionnel. Lorsque le prêtre revient, accompagné par la Garde nationale de Florac, presque entièrement composée de protestants, c’est l’insurrection, la troupe est mise en fuite ! Comment s’étonner ensuite que l’on reproche à ce prêtre d’être un calviniste9 ?
11En Lozère, les zones de contact sont les plus agitées : en premier lieu, les gorges du Tarn, où le contact avec les Cévennes protestantes est immédiat ; puis la grande route royale, qui relie les Cévennes à Mende, le chef-lieu comptant plusieurs émeutes de ce type. Voies de communication, ville où les patriotes sont naturellement plus nombreux et mieux organisés grâce aux clubs : la proximité du danger, la présence de « l’autre » stimulent les réactions de défense des communautés villageoises. En revanche, sur les montagnes de la Margeride, au nord, les émeutes sont beaucoup plus rares, ce qui ne signifie pas que les populations acceptent la loi de la Nation, bien au contraire. Mais dans ces terres froides et éloignées, il n’y a ni protestants, ni « intrus », ni patriotes zélés. La Révolution ne vient que rarement perturber la vie des communautés rurales10.
12Au-delà de l’anecdote, ces troubles sont intéressants pour leurs prolongements tout au long de la Révolution. L’unanimité des premiers temps est rompue, et nous ne pouvons pas nous contenter de penser qu’elle n’était qu’une entente de façade destinée à être rapidement brisée. Ces affrontements contraignent les contemporains à vivre la Révolution sur un mode confessionnel, quasi déterministe : les protestants seraient nécessairement révolutionnaires et patriotes, puisque la Révolution, allant bien au-delà de l’Édit de Tolérance, rend à la communauté réformée son droit à l’expression et lui permet de revenir à la vie politique11. Si les catholiques ne sont pas nécessairement contre-révolutionnaires, ils ne peuvent qu’être hérissés de méfiance vis-à-vis d’une réforme de l’Église qui leur paraît s’inspirer d’idées protestantes. Le combat dépasse la simple défense du prêtre et de la tradition, combat qui est déjà essentiel aux yeux de très nombreuses communautés rurales en France ; il devient combat identitaire. L’affrontement, déformé par la mémoire collective des guerres civiles passées, est vécu sur le mode de l’extermination proclamée. Et le discours enflammé des prêtres réfractaires restés au pays reflète cet enjeu vital. Pour les protestants, le souvenir douloureux de la proscription, des dragonnades et de la répression qui ne s’est atténuée que très tard à la fin du xviiie siècle, justifie la peur d’un échec de la Révolution. Pour les catholiques, le pouvoir rendu aux protestants, leur place même au sein de l’Assemblée, ne peuvent que signifier la mise en œuvre d’une vengeance préparée de longue date. De plus, pendant les guerres de Religion, la victoire de l’un des deux partis a toujours provoqué l’élimination et la proscription de l’autre. La tolérance n’était pas une valeur positive au temps de ces guerres civiles. Elle ne semble guère avoir triomphé des peurs collectives à la fin du siècle des Lumières12.
13Les mois qui suivent les premiers troubles religieux voient se renforcer la cohésion de chaque « front ». Le principal épisode de la guerre contre les châteaux, dans le Midi, éclate au printemps 179213, dans un contexte particulièrement troublé : en février, la ville de Mende est secouée par une « bagarre », au cours de laquelle les patriotes sont chassés et violemment attaqués ; plusieurs milliers de paysans affluent pour soutenir les chefs royalistes. Les départements voisins, craignant que la guerre civile ne gagne tout le Midi, lèvent des volontaires. Le 25 mars, soixante-neuf d’entre eux, majoritairement issus des communes protestantes du Gard, périrent dans le Rhône. C’était un accident, mais la thèse du complot se répandit comme une traînée de poudre, et l’on vit des troupes d’hommes, guidés par les gardes nationaux, parcourir la région, brûlant les châteaux, brisant les marques de féodalité, détruisant les terriers sur tout un territoire emblématique de la Réforme, de la Gardonnenque aux Cévennes.
14Les commissaires dépêchés par le département pour ramener l’ordre et punir les émeutiers paraissent mal à l’aise dans leur mission, ne pouvant aisément se résoudre à retourner l’arsenal répressif contre les plus fermes soutiens de la Révolution, dans un Midi si réceptif aux complots contre-révolutionnaires.
L’exemple de Saint-Affrique : guerres de Religion
ou de la Révolution ?
15Petite cité industrieuse dans le sud du Rouergue, Saint-Affrique est un bon exemple de ces villes gagnées par la Réforme au xvie siècle et qui conservent une minorité protestante active et riche au-delà de la Révocation. Entourée de campagnes profondément attachées au catholicisme, la ville aborde la Révolution avec un mélange d’espoirs et de conservatisme craintif. Les suffrages portent un abbé à la tête de la municipalité, et la méfiance des classes populaires vis-à-vis des protestants est telle que les plus notables sont systématiquement écartés des postes de responsabilité ; aussi trouvent-ils au sein de la Société des Amis de la Constitution un cadre dans lequel ils peuvent exprimer leur patriotisme. Club protestant, municipalité catholique : le schéma se retrouve dans de nombreuses cités mixtes des marges des Cévennes. Les conflits sont savamment évités jusqu’à l’arrivée du curé constitutionnel, en juillet 1791, mais la violence des troubles qui se déchaînent brutalement ne peut laisser aucun doute sur l’intensité des tensions qui les ont précédés.
16Ces tensions ont été alimentées par des incidents violents dans toute la région, le premier étant l’émeute de Millau en janvier 1791. Au printemps, tout le pays est secoué par des troubles contre la publication du décret sur le serment des prêtres. En juillet, lors de l’arrivée de « l’intrus » à Saint-Affrique, chaque camp a fourbi ses armes. Les officiers municipaux protestants sont seuls à assister à la messe du prêtre constitutionnel, et à suivre la procession autour de la croix ! Au dehors, le peuple catholique murmure, menace, crie. Très vite, Millau est averti, et envoie sa Garde nationale, presque entièrement composée de protestants. Pendant trois jours, ces soldats s’acharnent sur les femmes catholiques ; plusieurs sont battues, fouettées publiquement, portées à l’envers sur le dos d’un âne, ou jetées à la rivière14. Le traumatisme est profond, les antagonismes de plus en plus irréductibles tracent une frontière intérieure infranchissable, où la mémoire et les peurs collectives alimentent des haines mal éteintes.
17De rixes en incidents, la réconciliation semble de plus en plus difficile. Quelques mois après ces scènes de violences, une patrouille de la Garde nationale de Millau approche de Saint-Affrique : la panique s’empare aussitôt de la population qui s’arme, mue par la peur autant que par le désir de vengeance. Les villages voisins sont alertés, et envoient des détachements de leur Garde nationale pour protéger les catholiques menacés. Les appels au massacre retentissent dans les rues, on crie qu’il faut en finir avec les protestants ; un homme dit « il fait ce soir clair de lune, dès que la nuit sera plus sombre nous commencerons par les enfants et nous finirons par les pères15 ». Ce à quoi les protestants répondent : « Autrefois on nous pendait, nous protestants, mais maintenant notre temps est venu, nous prenons notre revanche », et une femme, qui annonce l’arrivée de troupes venues des Cévennes, évoque des rues qui seront « couvertes de sang ». Ces appels au massacre ne sont pas seulement incantatoires, ils traduisent l’escalade de la violence entre les deux communautés, qui semble devoir culminer à la fin de l’été 1792.
18Au mois d’août 1792, un groupe de jeunes notables protestants se réunit, de nuit, aux limites de la ville. Ils décident de former un « pouvoir exécutif » qui se chargera d’aller punir les aristocrates, et même de les exterminer, si nécessaire. Très vite, ce groupe se dote d’un uniforme, entièrement noir, composé d’un chapeau à large bord rabattu sur les côtés, d’une redingote noire, d’un bâton triangulaire portant des signes distinctifs, et d’un nerf de bœuf. Sur le bâton était attaché un ruban aux trois couleurs patriotiques, « Vivre libre ou mourir » était inscrit en gros caractères, ainsi qu’un numéro, correspondant à l’identité de celui qui portait le bâton. En entrant dans le groupe, qui se fait rapidement appeler la « Bande Noire », chacun perd son identité pour ne plus être connu que par son numéro. Les expéditions de la Bande Noire, qui durent du mois d’août au mois de novembre 1792, sont entourées d’un rituel très particulier.
19Les réunions se font le soir, après 9 heures, dans un moulin. On y décide de l’identité de celui qui doit être puni ainsi que de sa peine. Deux ou trois représentants du groupe se rendent chez la victime, et lui annoncent le jugement qui vient d’être prononcé ; les peines sont codées à l’aide de chiffres allant de 1 à 33. Ainsi, ce n’est pas le châtiment lui-même qui est annoncé, mais le numéro qui le désigne, ce qui est fait pour dramatiser l’annonce et terroriser les victimes. Peu après, la Bande arrive, la porte est enfoncée et la victime rouée de coups de bâtons ou de nerf de bœuf, si possible dans la rue. Tout est fait pour solenniser le châtiment, en particulier le silence dans lequel il se déroule : pas de cris, pas d’excitation à la colère, rien qui puisse faire de cette sorte de cérémonie un « mouvement populaire » au sens classique du terme.
20Cette affaire est à la fois d’une grande richesse et d’une non moins grande complexité. Les membres de la Bande Noire sont tous des fils de familles protestantes. Ils ont en moyenne entre 25 et 30 ans ; ils s’attaquent aux représentants du conservatisme et de la communauté catholique, poussent les officiers municipaux à la démission, fouettent les femmes les plus impliquées dans l’émeute contre le curé constitutionnel… Les menaces sont claires : tous ceux qui n’assistent pas à sa messe seront bastonnés, ce qui ne peut qu’encourager l’amalgame entre calvinisme et Église constitutionnelle !
21Mais tous les actes de cette Bande Noire ne sont pas aussi politiquement limpides : deux, ou peut-être trois femmes sont violées, une femme enceinte est frappée gravement ; certaines propriétés ne semblent être attaquées que dans le but de permettre à un des membres de l’accaparer ou de régler de vieux contentieux. Les pressions exercées à l’encontre des électeurs ne sont pas à prendre à la légère : alors que Saint-Affrique compte plus de 600 citoyens actifs, le maire, qui est par ailleurs le chef de la Bande Noire, n’est élu que par 41 voix. La municipalité est donc suspendue par le Directoire du département et une enquête est ordonnée. Mais les commissaires refusent de croire en une nouvelle guerre de Religion et proclament leur indignation d’hommes des Lumières :
« Nous sommes bien loin de croire ce qu’on a voulu nous persuader, que deux partis dont la religion alimente la haine ne cherchent qu’à s’entrenuire. Quoi ! À la fin du xviiie siècle, la religion servirait encore de prétexte à la haine ? Le fanatisme, ce monstre à plusieurs têtes, en aurait-il encore quelqu’une qu’on dut abattre ? »
Les ambiguïtés de la Contre-Révolution dans le Midi
22Les Gardes nationales des villages catholiques envoyés à Saint-Affrique pour défendre leurs frères menacés, brandissaient un drapeau sur lequel était écrit : « Démocrates pour la Constitution, Aristocrates pour la Religion ». On ne saurait mieux exprimer les difficultés auxquelles étaient confrontés les paysans catholiques de ces régions de frontière religieuse, face à la Révolution. Le serment exigé des prêtres, puis les décrets dirigés contre les réfractaires avaient déjà distendu les liens entre ces paysans et la Révolution, le décret du 24 février 1793 allait achever de les rompre et donner naissance à une formidable mobilisation populaire.
23Ce sont les zones de montagne qui sont touchées, la Margeride, le Rouergue méridional, les monts de Lacaune. Ces révoltes mobilisent les jeunes concernés par le recrutement, elles s’étendent sur plusieurs jours et couvrent souvent un territoire assez vaste. Ce sont des mouvements de grande ampleur, qui débouchent parfois sur des « camps » organisés, mais pas sur une véritable guerre. En Lozère, les jeunes de Rieutord-de-Randon refusent tout tirage, toute autorité, et comme partout ailleurs, renvoient le soin de défendre la patrie à ceux qui l’ont mise en danger : « Nous ne voulons point de maire, ni d’officiers municipaux, ni fournir aucun homme. Que ceux qui ont mangé le bien des émigrés aillent combattre les ennemis […] ». En quelques jours, une dizaine de communautés se soulèvent, et on voit souvent des prêtres réfractaires, nombreux dans la région, à la tête des attroupements. La solidarité des membres de la communauté est sans faille : les troupes envoyées dans le pays rebelle se heurtent non seulement aux jeunes, qui sont alors plusieurs centaines, mais aussi aux aînés et surtout aux femmes, qui repoussent une patrouille de gardes nationaux à coups de pierres. Les liens entre les émeutiers et la Contre-Révolution sont ambigus mais réels : les jeunes affirment que trois hommes sont cachés, qui viendraient bientôt les commander ; qu’il ne faut rien apporter, que les armes et les vivres seraient fournies16. Ces mystérieux chefs n’apparaîtront pas, et, après deux semaines de troubles et de rébellion, le tirage est organisé partout le 24 mars 1793.
24Dans le Rouergue, deux régions sont touchées par ces révoltes de la jeunesse, le pays de Saint-Affrique dès le 10 mars 1793, et le district de Séverac, au nord de celui de Millau. Dans le district de Saint-Affrique, la jeunesse qui refuse de tirer le sort s’attaque violemment aux deux commissaires venus proclamer le décret et surveiller les opérations ; qu’il s’agisse de deux protestants très engagés dans le mouvement jacobin n’est pas un détail anodin. Comment s’étonner que les jeunes révoltés dénoncent un complot protestant, affirmant que le décret que l’on veut publier est « un papier fabriqué par les protestants de Saint-Affrique ».
25Le soulèvement de Lapanouse, village situé à une lieue à peine de Séverac, mobilise plusieurs centaines d’hommes, tous âges confondus, et débouche sur un véritable « camp » rassemblant plusieurs milliers de paysans17. Après plusieurs jours d’agitation, les chefs locaux de la « réaction » tentent d’organiser ce mouvement désordonné et hésitant, et l’assaut est donné contre les forces publiques. Mais il est déjà trop tard, les autorités ont réussi à mobiliser les Gardes nationales de tous les districts environnants, les paysans sont arrêtés, de même que plusieurs royalistes.
26Piètre chouannerie, mais dont les conséquences ne doivent pas être sous-estimées. Si les soulèvements populaires n’ont pas débouché sur une véritable guerre, à l’instar de la Vendée, ils créent une situation favorable à la Contre-Révolution, aux complots et à la résistance massive des paysanneries. Désormais, des pans entiers des montagnes échappent au contrôle des autorités révolutionnaires qui maîtrisent mal un espace de plus en plus hostile. Les bois, les gorges, les montagnes sont peuplés de réfractaires : des prêtres y trouvent refuge depuis 1791 ; ils sont rejoints par les plus déterminés des jeunes gens qui refusent de participer à la levée des 300 000 hommes, puis par des « aristocrates », souvent seigneurs de petite envergure, notables ou fonctionnaires sous l’Ancien-Régime, et qui cherchent à entrer en relation avec les agents des Princes. Tout ce monde se retrouve aux côtés de celui qui incarne la Contre-Révolution dans le midi après l’échec des camps de Jalès : Marc-Antoine Charrier, notaire de Nasbinals, petite cité aux confins de la Lozère et de l’Aubrac aveyronnais.
27Marc-Antoine Charrier avait été élu député en 1789, mais son attachement à la personne royale puis à la monarchie et au catholicisme le rejette dès 1791 dans les rangs des ennemis de la Révolution. Ses qualités politiques en font un des principaux espoirs de la Contre-Révolution dans le Midi, mais c’est un général sans troupes, comme le fut le comte de Saillans. Le décret sur la levée des 300 000 hommes vient combler ce vide, et l’on retrouve dans les troupes qui suivent Charrier en mai 1793 bon nombre de jeunes réfractaires ou déserteurs, ainsi que plusieurs de ceux qui ont tenté de donner aux révoltes du mois de mars une plus grande ampleur. La plupart des chefs du « camp » de Lapanouse sont, deux mois plus tard, les lieutenants de Charrier. Mais ils ne sont pas les seuls à se rallier : ces pays de montagne rejettent depuis toujours toute forme de conscription, milice mise en place par Louvois, puis levées proclamées par la Révolution. Le système agro-pastoral ainsi que la pauvreté de ces communautés paysannes rend tous les bras indispensables, et la guerre, au nom d’une Nation qui ne représente rien pour elles, est rejetée par des communautés unanimes et soudées. Ce qui signifie que les jeunes, les réfractaires et les « aristocrates » locaux trouvent auprès des populations un appui quasi inconditionnel : en mai 1793, en haute Lozère, des villages entiers se mettent en marche à l’appel du tocsin. Ils sont plus de 2 000 hommes à répondre en quelques jours à l’appel de Charrier.
28Ce raz-de-marée paralyse les patriotes, déjà très minoritaires, et les villes se rendent pratiquement sans combattre. Quelques heures suffisent pour négocier la reddition de Marvejols, seule véritable ville patriote de la Lozère catholique ; Mende se rend sans combattre, et l’administration révolutionnaire se réfugie… à Florac, dans les Cévennes. Quelques jours s’écoulent, ces victoires trop rapides désorientant les chefs de « l’Armée chrétienne du Midi ». Des troupes réunies en hâte par les départements voisins contre « l’infâme Charrier » convergent vers la Lozère. Les soldats prennent facilement Marvejols, que Charrier avait laissée sans véritable surveillance, mais, devant Chanac, sont renversés par l’armée royaliste, malgré l’équipement de fortune de la majorité des paysans qui la composaient. Or, en dépit de ce succès foudroyant, Charrier licencie son armée et renonce aux combats.
29Cette décision reflète l’ambiguïté fondamentale de l’insurrection, trop isolée pour pouvoir déboucher sur la guerre intérieure que les royalistes comptaient déclencher ; Charrier avait organisé le soulèvement en accord avec les Princes, mais, alors que les troupes étaient prêtes, et que les populations, exaspérées, soutenaient l’insurrection, un émissaire était survenu, et avait demandé à Charrier de retarder de six semaines le soulèvement. Charrier voulait se soumettre, sachant qu’il ne pouvait se passer de l’aide promise par les Princes, mais ses lieutenants, en particulier Claude Allier, un ancien prieur qui avait été à la tête des camps de Jalès, refusèrent le report. Charrier se laissa convaincre, mais refusa d’aller au massacre lorsqu’il comprit que malgré de rapides succès, il ne pourrait tenir tête longtemps aux armées réunies par les départements limitrophes de la Lozère. Ainsi s’achevait la guerre contre-révolutionnaire en Lozère, tentative avortée faute d’une rigoureuse coordination avec les plans des Princes émigrés.
30Mais cette explication ne peut être satisfaisante à elle seule. La détermination des paysans est grande, mais ne semble pas s’inscrire dans la durée et, par ailleurs, la montagne n’est pas au cœur des complots contre-révolutionnaires ; il n’y a que peu de centres urbains, isolés, et de faible importance. Arles, ou à plus forte raison Lyon, concentrent davantage les inquiétudes des autorités révolutionnaires et les espoirs des royalistes. Sans doute aussi, ces montagnes représentent-elles de véritables isolats culturels, homogènes et soudés. On ne trouve pas ici de vraie bourgeoisie, en compétition avec les paysans pour l’acquisition des Biens nationaux ; il y eut au total peu de biens vendus, surtout sur les hautes terres. De plus, les acheteurs, lorsqu’ils appartiennent à la bourgeoisie, ne sont pas physiquement présents, et l’opposition villes/campagnes, qui existe, est secondaire ; elle ne revêt pas l’intensité de celle que P. Bois18 a décrite dans la Sarthe, sauf lorsque la ville est calviniste, mais la nature de l’antagonisme est fort différente alors.
31Peut-on s’interroger aussi sur les chefs de cette insurrection, et sur leur conscience de participer à un mouvement d’ampleur au moins nationale ? Car l’échec militaire s’explique avant tout par la désobéissance des « lieutenants » de Charrier ; s’ils refusent de se soumettre aux ordres venus de l’état-major, c’est peut-être parce que leur démarche s’inscrit dans une perspective régionale et refuse de s’effacer devant des impératifs imposés d’en haut. On retrouve là des traces d’un régionalisme très puissant dans le Midi, tant dans le Rouergue, où avait été tentée l’expérience d’une assemblée de notables autonome, peu avant la Révolution, que dans le Gévaudan ou le Bas-Languedoc, attachés à leur passé, leur culture et leurs privilèges. La « raison d’État » convainc mal, tant les patriotes, qui sont peu après tentés par le Fédéralisme, que les contre-révolutionnaires.
32L’épisode de Charrier, ainsi que les troubles liés au refus de la conscription, ont cependant de lourdes conséquences sur l’opinion publique. L’étude des mouvements populaires montre que l’année 1793 constitue une rupture ; le nombre des émeutes chute, du fait de la terreur mise en œuvre par des représentants en mission parfois féroces. La nature même de la protestation populaire est modifiée sensiblement, les mouvements spontanés, mettant en marche toute une communauté d’habitants, se font plus rares, du moins jusqu’en 1797 ; ils font place à une autre forme d’expression de la résistance populaire, plus catégorielle, celle des déserteurs, dont le nombre ne cesse d’augmenter, et qui règnent sans partage sur les « déserts » montagneux. Ces insoumis se font brigands royaux, attaquant les acquéreurs de Biens nationaux, les recettes des impôts, ou les représentants de l’autorité révolutionnaire. Ils constituent des bandes, soutenues par la population, qui les cache et les nourrit. À leur tête, quelques personnages hauts en couleurs se taillent une réputation qui se transforme vite en légende : « Sans Peur », ancien prieur de Colognac, dans les Cévennes gardoises, est de ceux-là. De 1791 à 1804, il parcourt inlassablement les montagnes aux confins de l’Hérault, de l’Aveyron et du Gard, modèle étonnant du prêtre-brigand qui brandit la croix et le fusil. Peut-on parler de « chouannerie » ? Les contemporains n’ont pas hésité, confrontés à une insécurité permanente dans les montagnes, à un brigandage endémique ainsi qu’à un regain des émeutes populaires à partir de 1795. La confusion de la politique religieuse de la Convention thermidorienne puis du Directoire, les conscriptions militaires répétées, conduisent, en effet, à l’exaspération de l’hostilité paysanne à la Révolution.
Conclusion
33Dans les montagnes méridionales, il n’y eut en fait ni guerre civile, ni véritable Contre-Révolution. Mais les hautes terres ne développent pas moins une sensibilité politique cléricale et contre-révolutionnaire appelée à durer plus de deux siècles. Déjà puissante sous l’Ancien Régime, l’Église catholique fait de ces montagnes des bastions où se recrutent en nombre les prêtres, puis les missionnaires. La solidité et le dynamisme de ces bastions ont été accentués par la présence d’une communauté protestante parmi les plus emblématiques de la France : les Cévennes. La proximité de « l’ennemi » pluri-séculaire attise les haines et radicalise les partis pris. Contre-Révolution, ou contre-réforme ?
34L’exemple de Saint-Affrique montre à quel point la Révolution a été vécue comme un rejeu des guerres de Religion, dans ces montagnes où la fracture religieuse devient un prisme au travers duquel tous les événements sont lus et interprétés. Revenons donc un instant à Saint-Affrique, en 1815, au lendemain de l’épopée des Cent jours, alors que la « Terreur blanche » frappe de nouveau les terres du Midi. Au cours d’une émeute violente, le temple protestant est entièrement détruit, tous les meubles et les livres sont brûlés sur la place publique, au milieu des cris de joie et des farandoles. La municipalité et le sous-préfet tentent obstinément d’étouffer l’affaire, mais le préfet exige des informations. Il reçoit alors un passionnant tableau de la situation politique locale, dressé par le procureur du roi :
« Les Mémoires du temps nous ont conservé la tradition et la preuve que la ville avait été livrée aux horreurs de la guerre civile et qu’à différentes époques les catholiques en furent chassés par les calvinistes, qui pillèrent leurs maisons et leurs églises, massacrèrent leurs prêtres & ces faits sont malheureusement transmis des pères aux enfants, et ils ont jeté une ligne de démarcation bien prononcée entre les fidèles des deux cultes » ;
35le procureur achève en disant que la Révolution a encore aggravé les oppositions, comme s’il était naturel de penser que religion et politique vont de pair. Ces arguments finissent par convaincre le préfet, d’abord très réticent, et refusant de croire en une nouvelle guerre de Religion, mais qui décide pourtant, en mars 1816, « qu’il faut envoyer à Saint-Affrique une force étrangère sans souvenir ». On ne peut avouer plus clairement la part prise par la mémoire dans les conflits politiques et les soulèvements populaires de la région !
36La question religieuse est une clé essentielle pour comprendre les mentalités et les comportements populaires dans les montagnes du sud du Massif central où les guerres de Religion ont imprimé sur les mémoires collectives une empreinte indélébile. Peut-on y voir aussi une des causes de l’échec de la Contre-Révolution militaire, en montrant combien les caractéristiques de ces affrontements religieux s’adaptent mal aux impératifs politiques et militaires des Princes ? Rappelons aussi la très faible densité seigneuriale qui caractérise ces hautes terres, où les hommes sont rares. Enfin, ces communautés, qui sont moins isolées géographiquement que culturellement, n’avaient certainement pas intégré la notion d’intérêt d’État ; le sentiment d’appartenance se concentrait dans les solidarités villageoises, sorte de patriotisme de clocher qui se refuse à toute ingérence venue d’en haut, qu’elle soit d’un bord ou d’un autre. Pour les protestants, l’enjeu est tout autre : leur survie dépend de la Loi, donc de l’État, et cela depuis que le duc de Rohan échoua dans ses rêves de Provinces Unies du Midi.
37Peut-on comparer les mentalités et les attitudes politiques de la bordure orientale du sud du Massif central à celles d’autres régions marquées par les guerres de Religion ? Le Poitou semble le permettre, du fait de l’implantation solide de la Réforme aux xvie et xviie siècles, mais l’étude conduite par J. Peret aboutit à des conclusions bien différentes des nôtres19, montrant que la mémoire des guerres civiles explique le patriotisme des protestants, mais pas la mobilisation contre-révolutionnaire des paysans « blancs ». Les hautes terres catholiques qui bordent les Cévennes sont au contraire imprégnées du souvenir des affrontements passés, et la mémoire des massacres20 est un ressort puissant qui explique autant les résistances des paysans catholiques après le serment de 1791, que l’adhésion active des communautés protestantes à la Révolution21.
Notes de bas de page
1 A. Forrest, Déserteurs et insoumis sous la révolution et l’Empire, Paris, 1988, en particulier la carte p. 88.
2 J.-C. Martin, La Vendée de la mémoire (1800-1980), Paris, 1989.
3 En dehors de la Vendée, on peut citer pour les régions du midi l’étude de M. Lapied, sur la naissance des options politiques dans le Comtat : Le Comtat et la Révolution française. Naissance des options politiques, Aix-en-Provence, 1996.
4 Rohan (Henri de), Mémoires du duc de Rohan, sl, 1756, 2 vol.
5 Dans les anciens diocèses de l’Hérault occidental, G. Cholvy montre que la très faible proportion de prêtres réfractaires (20 à 34 %) est due à l’influence du Jansénisme puis du Richérisme qui se développèrent dans la région. L’ancien diocèse de Montpellier, qui abrite une importante minorité protestante, affiche des taux plus conformes au reste de la région, avec 73 % de prêtres réfractaires. G. Cholvy, Histoire des diocèses de France, T. 4, Montpellier, Paris, 1976.
6 T. Tackett, « L’histoire sociale du clergé diocésain dans la France du xviiie siècle », RHMC, T LXXVII, p. 198-234.
7 Archives départementales de l’Aveyron, 1 L 747 et 1 L 748.
8 T. Tackett, La Révolution, la France, l’Église. Le serment de 1791, Paris, 1986.
9 Archives Nationales, F/7/3681/13, F/19/444, AD Lozère, L 192.
10 F. Hincker, « Villeneuve d’Aveyron ou l’a-Révolution », Bulletin des Amis de Villefranche et du Bas-Rouergue, 1989/90, p. 111-120. Un autre exemple est fourni par M. Lapied, op. cit, pour les montagnes orientales du Comtat.
11 Voici ce qu’écrit l’ex-pasteur Samuel François aux citoyens du village de Gabriac, dans les Cévennes, en février 1793 « Je pense qu’un ministre du culte réformé, qu’un protestant quelconque qui n’est pas parfaitement dans le sens de la révolution est un monstre politique, un être contrenature, car il a tout gagné, État civil, droits naturels, existence politique, liberté de conscience […] tout protestant doit être bon républicain et bon patriote […] » BSHPF, 447/10, Affaires locales. Notons néanmoins que ce pasteur fut exclu de ses fonctions par le synode de la province…
12 Barbara De Négroni, Intolérances. Catholiques et protestants en France, 1560-1787, Paris, 1996.
13 A. Ado, Paysans en Révolution. Terre, pouvoir et jacquerie, 1789-1794, Paris, 1996.
14 J.-C. Martin, « Femmes et guerres civiles, l’exemple de la Vendée, 1793-96 », in Clio, Histoire, Femmes et société, n° 5, 1997, p. 98-110.
15 AN F/7/3657/1.
16 Archives départementales de Lozère, 245 II L, pièce 35.
17 Les révoltes contre la conscription en Aveyron ont été étudiées par Claude Petit dans le cadre de deux colloques, Brigands en Rouergue, xie-xixe siècles, Rodez, 1993, ainsi que Guerre et paix en Rouergue, xie-xixe siècles, Rodez, 1999.
18 P. Bois, Paysans de l’Ouest, Paris, 1971.
19 J. Peret, « Des guerres de religion à 1793 : mémoire et guerre civile dans le Poitou et le pays charentais » in La guerre civile entre mémoire et histoire, Actes du colloque de la Roche-sur-Yon, Nantes, 1995, p. 49-55
20 Si les guerres de religion affectent toute la France au xvie siècle, elles se réduisent au Midi et à l’Ouest à l’époque de Louis XIII, mais la guerre des Camisards n’embrasa que les Cévennes, montagne farouchement dressée contre la volonté d’éradication du protestantisme en France.
21 La région de Montbéliard est, de ce point de vue, assez proche de celle que nous étudions : J.-P. Dormois, « Post tenebras lux ? Pourquoi les protestants de Montbeliard étaient-ils si favorables à la Révolution ? », in Revue d’Histoire et de philosophie religieuses, vol. 72, 1992/2, p. 165-190.
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