Le bassin de Montluçon-Commentry
Un bastion ouvrier face à la désindustrialisation
p. 275-286
Texte intégral
1La désindustrialisation qui affecte la France dans les années 19801 frappe de plein fouet la Lorraine ou le Nord -Pas-de-Calais mais aussi de multiples bassins de moindre envergure géographique2. Il en va ainsi de la région urbaine formée autour des villes de Montluçon et Commentry, nées de l’extraction charbonnière et du développement industriel. Elles sont riches d’une histoire politique qui en fait des lieux emblématiques du mouvement ouvrier. Commentry a été la première municipalité socialiste du monde en 1882 avec Christophe Thivrier. Le centenaire de cet événement est célébré en grande pompe en 1982, avec la venue du Premier ministre, Pierre Mauroy, enfant du Parti et Premier ministre d’Union de la gauche. Georges Rougeron accueille Pierre Mauroy en mettant l’accent sur l’exemplarité de Commentry : « Tout ici est chargé d’histoire, une histoire qui appartient au patrimoine commun de la nation comme apport original à sa diversité, qui appartient, comme un exemple, au patrimoine commun des prolétaires du monde. » Le vieux maire socialiste définit là un véritable lieu de mémoire. Pierre Mauroy conforte l’édile dans sa légitimité : « Vous êtes bien l’héritier de Thivrier3. » Une plaque est apposée à la mairie pour inscrire l’événement et un déjeuner réunit le Premier ministre et les militants locaux4. Montluçon, conquise par les socialistes en 1892, est gérée dans les années 1980 par un maire communiste, Pierre Goldberg, ainsi que les deux villes voisines de Désertines et Domérat. C’est donc un véritable bastion du mouvement ouvrier qui est confronté, durant le premier septennat de François Mitterrand, à une crise économique très dure. L’objet de cette communication est de dégager les réactions des forces de gauche à l’échelle locale mais aussi du pouvoir en place au niveau national face à la perte massive d’emplois, provoquée notamment par le dépôt de bilan de Dunlop, principal employeur montluçonnais.
Le paysage politique local : une gauche ouvrière
2Les quatre municipalités du bassin ouvrier sont détenues par la gauche, sans interruption depuis la Libération pour trois d’entre elles (Commentry, Désertines, Domérat) et pratiquement sans discontinuer à Montluçon. Dans cette dernière ville, le passage à droite du maire socialiste en 1970 permet à une coalition centriste de gérer la commune jusqu’en 1977. Cette année-là, une liste d’Union de la gauche l’emporte par 15194 voix et 53,28 % des suffrages exprimés contre la liste conduite par le maire sortant Maurice Brun. Le communiste Pierre Godlberg devient maire de Montluçon. Élu député en 1978, il est devancé en 1981 par l’un de ses adjoints socialistes, Albert Chaubard, qui profite de la vague rose. Un peu abusé par les effets de celle-ci, le nouveau député se lance à l’assaut de la municipalité en 1983. Le premier tour livre un résultat sans appel : la liste communiste recueille 12194 voix, soit 45,80 % des suffrages exprimés, alors que la liste socialiste n’en obtient que 7141 (26,82 %). Les deux listes de droite totalisent 7287 suffrages seulement (27,36 %), ce qui illustre la domination écrasante des forces de gauche. Au second tour, celles-ci se réunissent mais le rapprochement entre communistes et socialistes, contraint, n’entraîne pas d’effet mobilisateur, puisque la liste d’union recueille 15229 suffrages (58,8 % des suffrages exprimés) contre un total théorique de… 19335 ! Outre l’amertume des électeurs socialistes et l’anticommunisme d’une large partie d’entre eux, ce résultat explique aussi pour partie le faible score des droites au premier tour. Divisées entre RPR et UDF, celles-ci sont parties au combat sur deux listes concurrentes, et une fraction de leur électorat s’est vraisemblablement portée sur la liste socialiste, qui pouvait faire figure de rivale principale du maire sortant communiste. L’Union de la gauche a prévalu dans les trois autres villes, Commentry, Désertines et Domérat.
3Les trois maires communistes sont tous nés entre 1931 et 1939. Originaire du monde rural, Pierre Goldberg devient ouvrier des PTT, où il est secrétaire du syndicat des ouvriers des lignes ; il adhère au PCF en avril 1961, est élève d’une école centrale du parti durant un mois et intègre le bureau fédéral en 1966 comme responsable fédéral à l’éducation. Il participe au secrétariat fédéral après 19685. Conseiller municipal de Montluçon grâce à un scrutin partiel en 1972, il est élu conseiller général en 1973, maire en 1977 et député en 1978. Les maires de Désertines et Domérat, Gérard Ranoux et Jean Desgranges, présentent plusieurs traits communs. Ouvriers (SNCF pour le premier, mécanicien pour le second), ils adhèrent tous deux au PCF en 1956 et pénètrent rapidement dans ses organes fédéraux. Gérard Ranoux entre au comité fédéral PCF de l’Allier en 1959 et au bureau fédéral en 1962 ; il devient secrétaire fédéral à la propagande en 1965. Il exerce aussi des responsabilités syndicales en tant que secrétaire du syndicat CGT des cheminots de Montluçon en 1959 et secrétaire de l’Union locale CGT de Montluçon en 19616. Jean Desgranges, dont un frère, ouvrier agricole et résistant, fut tué durant l’Occupation, apparaît davantage comme un homme d’appareil : permanent du PCF depuis 19627, il est secrétaire à l’organisation, puis secrétaire de la fédération de l’Allier. Candidat aux élections législatives de 1973 dans la circonscription de Moulins, il est élu conseiller municipal de Domérat en 1976, suite au décès du maire communiste Albert Poncet ; Jean Desgranges devient alors, sans coup férir, maire de la commune. Il succède en 1985 à l’ancien président communiste du conseil général Henri Guichon au poste de conseiller général du canton de Montluçon Nord-Ouest. Dans la petite ville de Commentry, c’est un socialiste de la vieille école, Georges Rougeron, qui détient la mairie. Ancien secrétaire parlementaire de Marx Dormoy durant l’entre-deux-guerres, secrétaire du Comité départemental de Libération, il est conseiller général depuis 1945 et maire de Commentry depuis 1947, année où il a repris l’Hôtel de ville aux communistes. Il a présidé le conseil général de l’Allier durant 28 ans (de 1945 à 1970 puis de 1976 à 1979) et siégé au Sénat de 1959 à 1971. En 1977, il intègre des communistes dans sa municipalité et c’est sur une liste d’Union de la gauche qu’il est reconduit en 1983, tout comme ses collègues communistes de Domérat et Désertines. Ces quatre édiles composent le portrait d’une gauche encore largement liée au mouvement ouvrier de la première moitié du siècle et fortement impliquée dans la vie militante.
Crise économique et tensions sociales
4La situation économique du bassin industriel est mauvaise. Dunlop perd 900 emplois entre 1976 et 1981. Le plus fort de la crise intervient toutefois au cœur des années 1980.
De Dunlop à Sumitomo
5L’usine Dunlop emploie 2783 salariés à Montluçon, soit 8 % de l’emploi montluçonnais. Le groupe, en perte de vitesse par rapport à des concurrents internationaux de taille plus importante et aux stratégies plus agressives, dépose le bilan le 6 octobre 1983. La nouvelle frappe de stupeur la population locale, peu au fait de la situation réelle de l’équipementier sur le marché mondial. Le 11 octobre, un comité de soutien se forme et réunit 36 associations et 5 000 adhérents. Le 14 octobre, une manifestation rassemble 10 000 à 20 000 personnes selon les estimations. Une pétition de 18000 signatures est adressée au Premier ministre. Le 20 octobre, le conseil municipal de Montluçon se réunit en session extraordinaire, dans une ambiance survoltée. Les actions se poursuivent quelques semaines durant. Le 19 décembre, le train Bordeaux-Lyon est bloqué.
6Le PCF et la CGT espèrent que Michelin, entreprise née en Auvergne et dont le siège social est toujours implanté à Clermont-Ferrand, va reprendre Dunlop8. En fait, l’équipementier est peu soucieux de récupérer une usine de Montluçon vétuste et peut difficilement justifier cet investissement alors qu’il a licencié 352 salariés à Clermont-Ferrand le 20 avril 1983. C’est finalement l’entreprise japonaise Sumitomo qui rachète Dunlop le 1er mai 1984. Elle bénéficie de conditions très avantageuses. En effet, si elle apporte 100 millions de francs, elle en reçoit dans le même temps 60 de la part de l’État. De plus, elle rachète le stock de pneus pour 200 millions (alors qu’il est estimé à 370 millions9). Sumitomo s’engage à investir 300 millions (dont 80 à Montluçon) en trois ans. Le bilan social de la transaction est dévastateur. Le changement se traduit par 1307 licenciements, la fermeture de l’atelier poids lourds10 et l’abandon des activités autres que la fabrication de pneus. 129 salariés sont reclassés dans des entreprises locales, 15 mutés sur d’autres sites ; 298 départs à 55 ans ont lieu avec indemnisation du FNE (Fonds national pour l’emploi). Les salariés qui conservent leur emploi perdent la prime d’ancienneté, le 13e mois et les deux jours de « congés maison » pour les fêtes locales. Le nouvel employeur abandonne également la cité Dunlop, vaste ensemble de logements réservés aux salariés. Un journaliste local le constate avec un jeu de mots facile : « Dunlop est aujourd’hui sur les jantes11. »
Un bassin exsangue
7Le dépôt de bilan de Dunlop se révèle dévastateur pour les 91 sous-traitants qui totalisent 1800 salariés, ainsi que les huit entreprises de transport, les 10 entreprises du BTP et les 14 prestataires de services avec qui travaillait l’entreprise, qui laisse une dette de 11236000 francs12… La SNCF passe de 1200 tonnes/mois en 1983 à 332 en 1986. Fait plus anecdotique en apparence, mais révélateur des bouleversements engendrés sur l’équilibre local, l’EDSM, club de football de deuxième division jusqu’en 1982, se retrouve privé d’une grande partie de ses ressources, qui provenaient de la société Dunlop ou de son Comité d’établissement. Les difficultés financières du club entraînent sa descente en troisième puis en quatrième division. Lors de la reprise de Dunlop, Sumitomo est exonéré de taxe professionnelle pendant cinq ans, ce qui représente un manque à gagner de 10400000 francs pour Montluçon mais aussi de 4800000 francs pour Domérat et 2200000 francs pour Saint-Victor.
8La situation démographique du bassin est fortement affectée par les fermetures successives d’usines et pertes d’emplois dans les entreprises qui licencient. Les recensements de population illustrent ce processus13. Commentry compte 10203 habitants en 1975, 9399 en 1982, avec une présence significative d’étrangers, héritage des vagues d’immigrants venus travailler dans les mines et usines de la petite ville (581 en 1975 et 442 en 1982). Sa population tombe à 8000 habitants lors du recensement de 1990. En 15 ans, Commentry perd 21,91 % de sa population de 1975. Il en va de même à Montluçon, qui passe de 56500 habitants en 1975 à 50064 en 1982. Le processus est donc antérieur à la reprise de Dunlop et témoigne d’une désindustrialisation plus globale. En 1990, c’est toutefois le déclin du pneumatique dans la ville qui explique en grande partie une nouvelle baisse sensible, avec 44235 habitants seulement. Entre 1975 et 1990, Montluçon perd donc 21,71 % de sa population. Les deux vieilles villes ouvrières accusent un même débours d’environ un cinquième de leurs habitants en 15 ans. La saignée est profonde. Les deux petites villes limitrophes de Montluçon, Désertines et Domérat ont progressé, mais dans une mesure qui ne suffit pas à rétablir l’équilibre : les quatre villes du bassin industriel accusent une perte de 16 % de leur population globale entre 1975 et 1990, alors même que la périurbanisation des campagnes voisines est trop faible pour compenser cette diminution et que le département de l’Allier dans son ensemble perd des habitants (de 378406 en 1975 à 357700 en 1990).
L’affaire Clavaud, un conflit social aux échos nationaux
9La reprise de Dunlop par Sumitomo engendre aussi une suite imprévue, dont le scénario n’est pas sans rappeler celui des rabcors, ces correspondants ouvriers de L’Humanité d’entre-deux-guerres14. Le quotidien communiste, dans son numéro du 15 janvier 1986, publie sous la plume du journaliste Jean Santon un article sur le travail de nuit d’un ouvrier posté à Dunlop (devenu Sumitomo), Alain Clavaud. Ce dernier est licencié par lettre du 23 janvier 1986, après un entretien préalable, avec dispense d’effectuer le préavis. La direction de l’entreprise lui reproche d’avoir livré des informations confidentielles et préjudiciables. Elle pointe notamment le fait qu’il a révélé toucher « 10 francs par pneu ». Le conseil de prud’hommes de Montluçon, présidé par le juge départiteur, prononce le 24 novembre 1986 la nullité du licenciement et ordonne la poursuite de son contrat de travail.
10L’entreprise fait appel. L’affaire est traitée par la cour d’appel de Riom qui rend un arrêt le 2 mars 1987. Elle confirme la réintégration d’Alain Clavaud. Pour asseoir sa décision, elle se fonde sur le fait que « d’après la réglementation en vigueur, les pneus doivent porter de façon très lisible la marque et le nom de la firme qui les a produits » et que les reproches faits à l’ouvrier d’avoir signalé que les pneus d’avion qu’il fabriquait au moment du reportage étaient destinés à Mirage ne constituent donc pas « une faute portant préjudice à l’employeur ». L’entreprise se pourvoit alors en Cassation tandis qu’Alain Clavaud reprend le travail le 5 mars 1987. La Cour de cassation rejette le pourvoi le 28 avril 1988. Alain Clavaud est donc définitivement réintégré, ce dont se félicite L’Humanité du lendemain15. L’ouvrier a été largement soutenu par le quotidien communiste dans lequel ses propos lui ont valu ce licenciement, le journal lançant notamment une pétition qui aurait recueilli « plus de 80000 signatures16 ». L’affaire Clavaud est restée exemplaire. La revue juridique de la CGT, Le Droit ouvrier, lui consacre plusieurs articles, en mars 1987 et juin 1988 notamment. Michèle Thimert l’évoque encore dans L’Humanité en 199517.
11Localement, elle atteste la vigilance de l’entreprise Sumitomo et la pression qui pèse désormais sur des salariés davantage surveillés, dans un contexte de licenciements. Lors de la reprise de Dunlop, 23 salariés représentants du personnel sont licenciés (18 de la CGT, 7 de Force ouvrière), signe d’une attitude nouvelle dans une entreprise où les syndicats avaient une réputation de toute-puissance. L’affaire Clavaud marque une volonté de surveillance accrue et, si l’ouvrier en cause est réintégré, grâce à la justice française, les autres salariés comprennent le message délivré par la direction qui intime le silence dans les rangs, tout en introduisant à Montluçon des pratiques jusque-là inédites, en provenance du Japon (nombreux stages, cercles de qualité, suggestions formulées par les salariés). Le directeur de L’Humanité, Roland Leroy, estime qu’« elle jette une lumière crue sur les conditions contemporaines de la lutte des classes, sur les méthodes patronales des années 1980 ». Selon lui, « la décision de licenciement, les arguments utilisés par la firme japonaise au cours du procès, constituent la preuve que la “restructuration” à la japonaise comporte le savant dosage entre la “participation” ouvrière et le renforcement brutal de l’exploitation, la répression de toute activité contestatrice ». Dirigeant communiste chevronné, Roland Leroy considère que « la promotion des cercles de qualité, les billevesées sur l’intéressement des travailleurs, ou l’actionnariat populaire, vont de pair avec une offensive de très grande envergure contre les droits des travailleurs ». Il en tire une leçon de plus vaste portée : « La grande bourgeoisie française, les forces politiques qui la soutiennent, sont engagées dans une vaste entreprise de remodelage de la société qui nécessite la liquidation des acquis sociaux et démocratiques. Pour instituer durablement une société à plusieurs vitesses, il leur faut briser le syndicat et le parti révolutionnaire18. »
L’État face à la crise : discours et pratiques
12Face à la désindustrialisation qui affecte l’ouest de l’Allier, l’État s’efforce d’agir. Montluçon devient pôle de conversion, au titre des « zones d’emploi sinistrées », comme deux autres villes du pourtour du Massif central, Roanne et Saint-Étienne. Le président de la République lui-même vient rencontrer les acteurs économiques locaux et les élus. François Mitterrand effectue un voyage présidentiel en Auvergne le 6 juillet 1984. Il prononce tout d’abord le matin une allocution devant le conseil régional, le comité économique et social et les conseils généraux de la région, réunis à Clermont-Ferrand19, puis préside durant l’après-midi une réunion de travail sur le pôle de conversion à l’IUT de Montluçon. Il annonce un certain nombre de mesures et s’efforce par sa parole de montrer qu’il existe un traitement politique de la crise industrielle.
La défense de la politique économique du gouvernement
13Lors de sa venue en Auvergne, François Mitterrand assume clairement ses choix économiques : « C’est en effet à une politique de modernisation de l’entreprise que nous avons donné une priorité, priorité parfois cruelle parce qu’il faut bien choisir là où se trouve la compétition de demain si l’on veut que la France vive, qu’elle s’enrichisse et que finalement les emplois se créent, et non pas en entretenant artificiellement ce qui n’est pas capable de survivre. »
14La priorité accordée de manière délibérée à l’entreprise est donc affichée par le président de la République20. François Mitterrand, dans une région en proie à de graves difficultés, s’efforce toutefois de dissiper les craintes les plus vives en ajoutant « qu’il n’y a pas de secteur condamné » mais « une insuffisance de technologies modernes ». Il admet également l’intervention de groupes industriels étrangers, tel Sumitomo « pour atténuer à Montluçon les conséquences sur l’emploi de la mise en dépôt de bilan de Dunlop », même s’il reconnaît qu’« il faut faire attention naturellement à ce que cela ne se produise pas au détriment des industries nées de la région21 ». Le président de la République se défend de vouloir faire des promesses (« ou bien on est sûr que les choses vont se faire, et on le dit ; ou on n’est pas sûr et on se tait »). Il assume le fait que les pôles de conversion soient une réponse partielle à la crise généralisée : « c’est vrai qu’il faudrait décider que la France toute entière est un pôle de conversion », mais « il faut aller là où la nécessité l’exige ». il souligne au passage son action personnelle pour le bassin montluçonnais :
« Est-ce oublier le reste ? Non. C’est étaler dans le temps les mesures nécessaires. Sur 14 points de France, on aperçoit l’éventuelle injustice, le 15e, le 16e, le 17e pourraient être choisis, mais, comme lors d’un incendie, il appartient aux responsables de choisir l’endroit par lequel on attaquera le feu si l’on ne peut pas déployer l’ensemble des forces sur le champ entier de l’incendie. C’est une question de bonne pratique. Je crois donc utile qu’un pôle de conversion ait été décidé pour Montluçon. Et lorsque cela a été décidé, je me souviens, pour beaucoup de raisons, d’avoir estimé nécessaire cette adjonction. »
15François Mitterrand justifie cette priorité car « la ville de Montluçon est la plus gravement blessée par la crise qui s’étend sur toute la région et au-delà de la région ». Cela étant, il avertit ses auditeurs de ne pas se méprendre sur le rôle de l’État, qui « n’est pas un industriel ». Les entreprises nationales elles-mêmes « doivent gérer, investir, c’est-à-dire prévoir, organiser selon l’idée qu’elles se font ». Il ajoute que, « si l’on devait transformer les sociétés nationales, les entreprises nationales, en fonction publique, vous assisteriez à une déformation grave, c’est-à-dire à la substitution par une bureaucratie de tout ce que représentent les forces vives de la nation, et en particulier de l’entreprise, à commencer précisément par les travailleurs ». Il insiste en affirmant que « les entreprises publiques ne sont pas faites pour remplir des obligations qui ne sont pas les leurs. Elles ne peuvent pas inventer des solutions qui ne sont pas de leur ressort. C’est la restructuration industrielle voulue par le gouvernement qui permet de mieux gérer le pays. » La conclusion est donc limpide : « On ne peut donc pas toujours pas tout attendre. » L’entreprise publique « n’est pas une façon d’empêcher le chômage ou de récupérer les chômeurs ». François Mitterrand a conscience qu’il « faut maintenant arrêter le train lancé à pleine vitesse, le train de la destruction du tissu industriel » mais se refuse à « développer l’idée que l’entreprise nationale peut échapper à la crise et peut artificiellement créer des postes de travail alors qu’elle doit assurer son propre équilibre » car « ce serait aboutir à la mise en cause, donc à l’échec, de l’ensemble d’un secteur que j’ai moi-même considérablement élargi, ce que je suis d’ailleurs très heureux d’avoir fait, en dépit des reproches qui me sont adressés ».
L’aménagement social de la modernisation économique
16Lors de ces deux discours, le président de la République s’efforce de mettre en lumière les actions de l’État en matière d’accompagnement social des mutations économiques du moment, particulièrement des effets dévastateurs de la désindustrialisation.
17François Mitterrand révèle ainsi ses discussions avec le président-directeur général de Rhône-Poulenc, car même « ce n’est pas l’État, Rhône-Poulenc », le PDG a été « nommé par nous »… Il reconnaît également que « l’État a ses devoirs » et « ne peut pas s’absenter du péril qui pèse sur le devenir de cette région ». Prenant l’exemple de ce qui est en train de se faire pour la Lorraine, il évoque les pôles de conversion dont Montluçon va faire partie. Le président de la République en profite pour affirmer son attachement à l’Allier, soulignant ainsi la dimension personnelle de son action : « pour beaucoup de raisons j’ai personnellement de nombreux motifs de m’intéresser au développement de cette région. Je serais vraiment très affecté de voir que, sous ma direction, Montluçon n’aurait pas été en mesure de se relever de ses ruines récentes ou anciennes ».
18François Mitterrand énumère alors les entreprises en difficulté dans le bassin industriel, en signalant systématiquement ses interventions. Il ne peut néanmoins sceller leurs limites. Il reconnaît ainsi au sujet d’un groupe américain qu’il « fait ce qu’il veut » : « Qu’est-ce que vous voulez qu’on y fasse ? » Il mentionne aussi la tentation de Potain de concentrer son activité à Moulins au détriment de Montluçon. Il admet que « ce serait très dommage, mais il s’agit là d’affaires privées », reconnaissant ainsi l’impuissance de l’État à cet égard. Mentionnant ensuite Creusot-Loire, il ajoute : « Mais si ces entreprises sont mal gérées, qu’est-ce que vous voulez que j’y fasse ! Et d’un autre côté, on ne peut pas demander que l’État se contente de couvrir des pertes. Il faut aussi qu’il ait des bénéfices, parce que l’État, c’est vous tous, les contribuables22. »
19Si la puissance publique rencontre de nombreuses limites, le gouvernement est tout de même en mesure d’aider, au moins de manière ponctuelle, les collectivités locales. Le président de la République assure ainsi le maire de Commentry, Georges Rougeron, que le Centre polyvalent en projet dans cette ville sera financé à 25 % par l’État, « ce qui représente une somme d’environ 2500000 francs » : « C’est une ville importante dans l’équilibre démographique producteur et productif de l’Allier et c’est une ville qui, historiquement, mérite aussi que l’on s’occupe d’elle23. » Avec une ambition plus globale, l’État apporte son soutien au bassin par le biais d’un contrat de plan, signé le 15 janvier 1985. Il octroie deux millions aux entreprises victimes du dépôt de bilan de Dunlop et dédie 20 millions à la rénovation urbaine.
Les transports et la formation, secteurs privilégiés
20Parmi les actions finalement limitées que l’État peut ou veut engager, les interventions dans les secteurs de la formation et des transports apparaissent privilégiées.
21Dans son discours à l’IUT, François Mitterrand se montre conscient de l’enjeu des liaisons en matière de transport pour l’économie du bassin Montluçon-Commentry. L’ancien élu de la Nièvre joue même de la proximité : « l’autoroute que j’attendais naguère, le long de la Loire et qui est venue jusqu’ici, que je n’attends plus au bord de la Loire, que je voudrais voir déboucher à Montluçon ». En attendant cette arrivée envisagée, il signale que « déjà, les dessertes nord et sud sont assurées, de même le contournement de la ville ». Il est moins affirmatif sur « le problème de la SNCF24 ». Moins coûteuses certainement, les infrastructures éducatives dont il fait l’annonce reçoivent de sa part de plus longs développements.
22François Mitterrand évoque dès le matin la visite qu’il effectuera l’après-midi à « l’Institut universitaire de technologie de Montluçon où me relient au-delà de moi-même bien des souvenirs familiaux25 ». Le chef de l’État explique : « si nous avons choisi d’organiser cette réunion dans un IUT, ce n’est pas par hasard ». Il regrette « qu’il n’y ait pas davantage d’IUT » car « dans plusieurs départements on souffre beaucoup de ne pas disposer de cette structure qui permettrait d’abord de former les jeunes à des disciplines supérieures là où ils vivent, et donc, ensuite de les garder ». François Mitterrand insiste sur leur importance : « Rien de sérieux, rien de durable ne se fera hors de la formation sur laquelle j’insistais il y a quelques instants, de la formation des jeunes aux métiers d’avenir26. » Il choisit l’exemple de l’IUT de Montluçon qui apporte sa contribution à « cette difficile entreprise de conversion par des diplômes », avec succès en raison « de son contact permanent avec un vaste réseau d’industriels et en particulier avec l’ensemble des entreprises de la région de Montluçon » : « C’est bien l’exemple d’une sorte de transfert des technologies vers les PME et les PMI que j’évoquais il y a un instant pour que soit assuré ce transfert dans de bonnes conditions. Songeons à l’université de Clermont-Ferrand, Clermont-Ferrand 2 en particulier qui assure un important soutien scientifique à cet IUT dont nous parlons qui, lui, est éloigné de la capitale régionale. Les laboratoires de Clermont-Ferrand apportent un appui très important aux disciplines enseignées à Montluçon. L’achat de la première machine-outil à commandes numériques pour le département de génie mécanique et productique remonte à 1969. Mais depuis lors, de nombreux matériels modernes ont été acquis à l’aide de différents organismes jusqu’à l’équipement d’un site de conception assisté par ordinateur (CAO) qui fait de l’IUT le seul établissement français à disposer d’un tel système27 ».
23François Mitterrand se dit persuadé que c’est « par une modernisation intelligente et une adaptation, c’est-à-dire par la formation, des travailleurs à ces nouvelles technologies » que l’on peut combattre le chômage, « ce grand mal et ce grand malheur28 ». Pour y parvenir, le président de la République annonce « toute une série d’investissements ». Le principal est la création d’un nouveau département d’enseignement à l’IUT de Montluçon, annoncée dès le matin à Clermont-Ferrand, « dans une spécialité porteuse d’avenir, le génie thermique ». Cette décision « est acquise mais elle dépassera les limites de Montluçon pour servir l’ensemble de la région » car « investir et former, former et investir voici deux termes indissociables dans l’ensemble de vos villes et de vos départements29 ». Quelques heures plus tard, François Mitterrand visite l’IUT de Montluçon et y préside la réunion des acteurs du pôle de conversion. Là encore, il prononce un discours où il confirme cette annonce, « par ma voix, c’est-à-dire tout à fait officiellement » : « Le quatrième département spécialisé, celui du génie thermique, va désormais s’ajouter au génie mécanique, au génie électrique, et au département des services30. »
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24Les années 1980 sont le théâtre « d’une forme de Révolution invisible31 » durant laquelle se substitue un modèle sociopolitique libéral à celui qui avait été consacré au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. Si ce changement s’effectue souvent de manière « presque imperceptible32 », la mutation est parfois plus visible. L’exemple du bassin Montluçon-Commentry, frappé de plein fouet par la désindustrialisation, le montre nettement. Il illustre la brutalité des licenciements et la soudaineté du déclin démographique et jette une lumière crue sur les tensions qui traversent la gauche française. La gauche locale apparaît largement datée, ancrée dans un passé qui disparaît avec rapidité, en décalage avec le discours et les pratiques du PS au pouvoir. La distance entre les deux segments est partiellement compensée par le travail politique effectué par François Mitterrand. Le président de la République fait œuvre pédagogique en venant expliquer les limites (fussent-elles le fruit d’un choix qu’il n’explicite guère) de l’action gouvernementale sur l’économie de marché. Il s’efforce de panser les plaies du bassin montluçonnais par les quelques moyens dont dispose l’État en matière d’investissement public. Par ces gestes et sa présence, il contribue à maintenir des liens dans le manteau déchiré de la gauche française, quelques jours avant le départ des ministres communistes du gouvernement. Le dépôt de bilan de Dunlop et sa reprise par Sumitomo éclairent également un élément important dans la capacité de résistance des salariés aux dérégulations qui se généralisent alors. Roland Leroy le souligne dans sa préface à l’ouvrage consacré à l’affaire Clavaud, cet ouvrier réintégré dans l’entreprise qui voulait le licencier pour avoir évoqué l’exercice de son métier : « Le mouvement ouvrier sait aussi l’utilité des prud’hommes, conquête sociale importante, que le patronat n’a jamais vu d’un bon œil. La juridiction prud’homale joue un rôle positif, malgré ses imperfections et l’influence du CNPF33. » Accompagnement social de la libéralisation économique, traitement politique de la désindustrialisation, existence de boucliers juridiques contre les déséquilibres possibles de l’entreprise : autant de sujets qui interrogent toujours les gauches françaises, encore plus divisées sur ces sujets que par le passé…
Notes de bas de page
1 Pierre Lamard et Nicolas Stoskopf, 1974-1984. Une décennie de désindustrialisation ?, Paris, Picard, 2009.
2 La Lorraine a fait l’objet de multiples études, dès les années 1980 (Anne-Marie Rinaldi, Le processus de désindustrialisation du bassin de Longwy ou la face cachée de la polarisation, thèse de sciences économiques, université de Nancy 2, 1986), et plus récemment : Jean-Luc Deshayes, La conversion territoriale Longwy (1978-2010). Le salariat entre paternalisme et mondialisation, Nancy, Presses universitaires de Nancy, 2010 ; Pascal Raggi, « Industrialisation, désindustrialisation, ré-industrialisation en Europe. Le cas de la sidérurgie lorraine (1966-2006) », Rives méditerranéennes, n° 46, 2013/3, p. 11-28. Sur un autre bassin minier, exclusivement charbonnier, Donald Reid, Les mineurs de Decazeville : historique de la désindustrialisation, Decazeville, ASPIBD, 2009.
3 La Montagne, 13 novembre 1982.
4 Alain Rollat, « Le dernier des “Marianneux” », Le Monde, 11 novembre 1982.
5 [http://maitron-en-ligne.univ-paris1.fr/spip.php?article89262].
6 [http://maitron-en-ligne.univ-paris1.fr/spip.php?page=article_long&id_article=7909].
7 [http://maitron-en-ligne.univ-paris1.fr/spip.php?article22466].
8 Pierre Couderc, Dunlop Montluçon. Des décennies d’histoire partagée, Prémilhat, Pierre Couderc, 2004, 2e éd. mise à jour, p. 185.
9 Ibid., p. 187.
10 La fabrication de pneus pour poids lourds reprend en 1986.
11 La Montagne, 10 octobre 1984.
12 Centre économique, novembre 1983.
13 [http://www.insee.fr/fr/bases-de-donnees/default.asp?page=historique-resultats-statistiques.htm].
14 Alexandre Courban, « Une autre façon d’être lecteur de L’Humanité durant l’entre-deux-guerres : “rabcors” et “CDH” au service du quotidien communiste », Le Temps des médias, 2/2006, n° 7, p. 205-217.
15 L’Humanité, 29 avril 1988.
16 Jean Santon, L’affaire Clavaud. La peur vaincue, préface de Roland Leroy, Paris, Messidor, 1987, p. 9.
17 L’Humanité, 3 mai 1995.
18 Jean Santon, L’affaire Clavaud. La peur vaincue, préface de Roland Leroy, Paris, Messidor, 1987, p. 8.
19 [http://discours.vie-publique.fr/notices/847900700.html].
20 Elle est donc antérieure au changement de gouvernement, qui se produit quelques semaines plus tard. Cette priorité à l’entreprise est visible dans le discours de politique générale de Laurent Fabius le 24 juillet 1984, véritable ode à la modernisation.
21 [http://discours.vie-publique.fr/notices/847900700.html].
22 [http://discours.vie-publique.fr/notices/847900900.html].
23 Cette incise historique renvoie certainement au passé de Commentry comme première municipalité socialiste du monde en 1882.
24 [http://discours.vie-publique.fr/notices/847900900.html].
25 L’arrière-grand-père de François Mitterrand a été éclusier sur le canal de Berry, qui reliait Montluçon au département du Cher.
26 [http://discours.vie-publique.fr/notices/847900900.html].
27 [http://discours.vie-publique.fr/notices/847900700.html].
28 [http://discours.vie-publique.fr/notices/847900900.html].
29 [http://discours.vie-publique.fr/notices/847900700.html].
30 [http://discours.vie-publique.fr/notices/847900900.html].
31 Mathias Bernard, Les Années Mitterrand. Du changement socialiste au tournant libéral, Paris, 2015, p. 9.
32 Ibid.
33 Jean Santon, L’affaire Clavaud. La peur vaincue, préface de Roland Leroy, Paris, Messidor, 1987, p. 11.
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