Chapitre I. Lignages, cité et tribus aux premiers siècles de Rome (viiie-ve siècle av. J.-C.)
p. 41-64
Texte intégral
1Parler de Rome lorsqu’il s’agit d’étudier les origines de l’État en Europe n’a rien de nouveau, et beaucoup d’excellents auteurs s’y sont exercés depuis longtemps. Il est en revanche moins courant d’intégrer la Rome des premiers siècles dans une étude sur l’Europe avant l’État, en essayant de lui trouver des points communs avec des sociétés européennes non étatiques postérieures, ou ayant connu d’autres voies et formes d’accès à l’État. La Rome monarchique et celle des premiers siècles de la République, comportait-elle quelques-uns des éléments non étatiques ou pré-étatiques d’organisation de la société et du territoire identifiés en introduction ? La réponse à la question n’est pas facile, d’autant plus que les difficultés posées par la faiblesse de la documentation sur cette période ont été maintes fois soulignées. En 1967, Georges Dumézil esquissait un tableau peu optimiste sur nos connaissances de la plus ancienne période de Rome : « La plus vieille Rome était divisée en 3 tribus, chacune divisée à son tour en 10 curies. Tout le reste est plein de mystères1. » Le constat reste largement d’actualité de nos jours même si la recherche récente, en particulier avec les progrès de l’archéologie, a permis de mieux préciser la situation évoquée à l’époque par le grand linguiste et philologue. De nombreux historiens distinguent ainsi au moins trois périodes au sein des premiers siècles de l’histoire romaine : la période archaïque proprement dite, avant la domination étrusque (xe ou viiie-viie siècles suivant les auteurs), la période des rois étrusques (616-509), puis les tout premiers temps de la République (fin du vie siècle-milieu du ve siècle). C’est au sein de ce cadre chronologique que nous conduirons notre réflexion.
Voisinage, curies et gentes
Le voisinage dans la Rome archaïque
2Les historiens d’aujourd’hui s’accordent à reconnaître l’importance du voisinage à toutes les époques de la civilisation romaine, tout en déplorant la faiblesse de la documentation sur le sujet. À partir d’exemples pris essentiellement durant la période impériale, Marguerite Ronin note que « le voisinage est une notion récurrente dans le droit romain2 ». Et pour la Rome des premiers siècles, Michel Tarpin souligne la proximité entre vicanus et vicinus, mots qui remontent tous les deux à une racine indo-européenne de type *wik, *weik, *woik. Les deux mots dérivent en commun de vicus dont le sens transparaît encore dans les langues indo-iraniennes actuelles, et qui désigne une « “unité formée de plusieurs familles”, intermédiaire, selon Émile Benveniste, entre lat. domus et gens », autrement dit entre la maison et le lignage3. Michel Tarpin rappelle aussi que le grec oἶκoϛ, issu comme vicus de la racine *wik, *weik, *woik, ne désignait pas seulement à haute époque « la maison en tant qu’habitat mais aussi la communauté qui l’habite ». Dans la Rome républicaine, vicanus ne désignait que l’habitant du vicus, c’est-à-dire essentiellement celui d’un village ou d’un quartier en dehors de toute considération relative à la parenté. Le mot vicinus serait en revanche resté plus proche du sens originel, puisqu’il contenait l’idée d’une communauté d’habitants. L’auteur pense même pouvoir établir le temps de l’apparition du vicinus, lorsqu’il écrit qu’« il a dû se produire, dès les premières étapes de l’urbanisation des sociétés italiques, un moment où le voisin, l’habitant de la maison voisine, n’était plus un parent ou un allié. Il a fallu alors différencier le voisin “étranger” de celui auquel on pouvait être allié par le sang ou par le nom4 ».
3D’autres mots en usage dans la Rome archaïque faisaient aussi allusion au voisinage et à la parenté. Jeanine Cels Saint-Hilaire note que le mot adfines renvoyait à la fois aux « voisins » et aux « parents par alliance », et qu’il pourrait avoir évoqué des associations de familles vivant à proximité les unes des autres. Elle passe toutefois sur la séparation diachronique entre voisins apparentés et voisins non apparentés que retient Michel Tarpin, au profit d’une hypothèse plus large et plus synchronique sur les relations de voisinage : « certaines familles ont pu très tôt nouer entre elles des relations de voisinage, assez étroites pour être vécues comme des relations de parenté – pour une part fictives5 ».
4Dans les relations entre la famille conjugale et le voisinage, composé ou non de personnes apparentées, le rôle de la religion apparaît précocement. Chaque famille avait ses lares familiaux sous l’autorité du pater familias, « tandis que les groupes de voisinage – les adfines que séparaient les mêmes limites – se trouvaient sous la tutelle des lares de carrefour, les lares compitales6 ». De même, « Varron signale que la jeune mariée devait déposer un as sur l’autel du lare familial et un autre sur le compitum voisin, marquant ainsi l’intégration de la jeune femme à la fois dans la famille et dans le groupe de voisinage7 ». Et Denys d’Halicarnasse liait le culte des Lares à des associations de voisinage8. Il est impossible de déterminer l’époque de la Rome ancienne dont parlent Varron et Denys, qui ne citent pas leurs sources, mais ils évoquent une société dans laquelle les relations de voisinage étaient formalisées et insérées dans un maillage territorial que la religion contribuait à marquer. Ils suggèrent aussi que certaines fonctions remplies par le voisinage pouvaient interférer avec celles exercées par l’autorité publique. Ainsi, lorsque Denys évoque « la dissolution des regroupements locaux à Rome par Tarquin le Superbe, il cite côte à côte les phratries et les “voisinages”9 ».
5Mais à quoi servait le voisinage ? Les Romains de la très haute époque étaient avant tout des agriculteurs-éleveurs, et l’un des problèmes auquel ils furent confrontés, comme leurs successeurs dans une bonne partie de l’Europe médiévale et moderne, fut de rendre compatible les deux aspects de cette activité. Varron et Pline l’Ancien avancent que dès l’époque royale le pater familias était propriétaire de sa maison et d’un espace de culture qui s’étendait autour, que les deux auteurs présentent aussi comme inaliénable et soustrait à la division. Le second signale que l’heredium, c’est-à-dire la parcelle cultivée par chaque familia, désignait le jardin et le verger10. Mais depuis Mommsen, beaucoup d’auteurs pensent que cet espace était insuffisant pour assurer la subsistance d’une famille, et qu’il devait être au moins complété par l’exploitation collective de terres destinées notamment au pâturage. Pour Ella Hermon, l’ager romanus antiquus des débuts de la République aurait été encore composé « en majorité de forêts et de pâtures, aires communes […] à côté des zones destinées à l’exploitation agricoles de type familial ». À cela s’ajoutait des parcours de transhumance « à courte et moyenne distance sur les collines du Latium vetus et en suivant le parcours de la via Salaria » (fig. 1)11.
Fig. 1. – L’ager romanus et son environnement au ve siècle av. J.-C.
6Ces espaces, surtout consacrés aux besoins de l’élevage et collectivement utilisés par les exploitants, auraient constitué l’ager publicus, dont plusieurs auteurs signalent qu’il aurait été largement un espace pastoral, un ager compascuus12. Nous sommes peu renseignés sur l’exploitation familiale de la haute Antiquité romaine, mais la configuration « espace privé agricole – espace collectif destiné à l’élevage et à d’autres activités pastorales et agro-pastorales » était fréquente dans les agricultures européennes pré-étatiques, avec des spécifications diverses13. Dans de nombreux cas, nous y reviendrons, l’espace collectif était géré par l’assemblée des hommes libres propriétaires, qui était aussi un organe de représentation face aux instances supérieures de la société. L’idée d’une communauté d’habitants contenue dans le mot vicinus, et dans celui désignant la localité où ils demeuraient, le vicus, se rapprocherait de cette configuration.
Origine et développement des curies
7Soutenue par plusieurs auteurs, l’hypothèse d’une exploitation collective d’une partie de l’espace agro-pastoral fait entrer indirectement en scène les deux institutions les plus anciennes de la société romaine : les curies et les gentes. Leur contenu et leur évolution respectifs, ainsi que leurs liens réciproques, ont toutefois donné lieu à des interprétations divergentes, tant à partir de la relecture de la tradition littéraire romaine que des découvertes archéologiques plus ou moins récentes.
8Certains historiens comme Janine Cels Saint Hilaire et Bernhard Linke pensent que les curies seraient apparues dans le Latium dès les xe-ixe siècles av. J.-C. ou même peut-être avant14, en un temps où la contrée aurait été divisée en « communautés de villages15 ». L’origine probable de leur nom, ko-wiriya16, c’est-à-dire l’« assemblée des hommes », a d’ailleurs été interprétée comme un signe de leur ancienneté. Janine Cels Saint Hilaire souligne aussi leur aspect agricole et paysan, et note leur lien avec certains rites et fêtes agraires archaïques, en particulier les fornacalia associées initialement au mondage de l’épeautre17. Sans leur attribuer toujours une antiquité aussi haute, la plupart des auteurs s’accordent à reconnaître que les curies réunissaient aux vie-ve siècles l’ensemble des citoyens romains mâles : le peuple des Quirites18. Ces indices semblent suffisants pour affirmer que les curies furent originellement l’émanation d’une « communauté », répondant à « la nécessité […] pour les habitants de se réunir afin de régler les problèmes communs sans qu’apparaisse pour autant, du moins à haute époque, et de manière nette, la domination de quelques-uns sur l’ensemble du groupe19 ». Il s’agit d’une définition assez proche de celle de la « communauté de voisinage », et l’assemblée dans laquelle ces problèmes étaient débattus au sein de chaque curie, l’assemblée curiate ou les comices curiates, n’était sans doute guère éloignée d’une « assemblée de voisinage ».
9Les curies ne seraient toutefois pas restées immuables, puisque des curiae novae auraient succédé à des curiae veteres20. Cette évolution aurait correspondu à la fixation du nombre des curies à trente, et à leur intégration dans le cadre des trois tribus primitives. L’on retrouverait ici « la plus ancienne Rome » de Georges Dumézil, car la tradition attribue à Romulus la création des tribus primitives vers le milieu du viiie siècle av. J.-C. Le même roi aurait également doté les curiae novae de cent unités d’exploitation, susceptibles de fournir cent combattants chacune21. Les troupes à pied auraient été recrutées sur la base des curies, et les centuries de cavaliers au niveau des tribus22, confirmant ainsi que la tribu était devenue l’échelon territorial supérieur de la curie. Autrement dit, à une première configuration d’« en bas » ayant associé les curiae veteres à la communauté des habitants libres et au voisinage, aurait succédé une configuration d’« en haut », caractérisée par l’apparition des tribus comme unités administratives supérieures, la réorganisation romuléenne de l’exploitation agricole et l’alignement du recrutement militaire sur celle-ci, au sein des curies réorganisées. D’autres données confirmeraient cette interprétation.
10L’aspect agricole de la réforme aurait accompagné une plus grande intégration de l’espace rural avec l’apparition du pagus : « la formation de ce tissu social et territorial […] de la domus (cabane) en passant par le groupement de cabanes (vici) aboutit à une assiette territoriale plus large, la somme de plusieurs vici, qui constitue le pagus23 ». Festus Grammaticus indique que les pagi auraient été les centres territoriaux des tribus24. De son côté, Michel Tarpin souligne que la création du pagus aurait répondu à un objectif censitaire, et qu’elle remonterait peut-être au second roi de Rome Numa Pompilius (715-673 av. J.-C. ?)25. La transformation par le haut des curies aurait donc fait partie d’une importante réorganisation du territoire romain, désormais fondée sur trois niveaux territoriaux : vicus-pagus-tribu. Institution « centrale », la tribu pourrait avoir été l’élément principal d’un TPE associé à la « fondation de Rome ». Mais dans cette reconstitution, la relation entre les curies et les deux premiers niveaux territoriaux n’apparaît pas clairement, et les gentes en sont totalement absentes.
Origine et développement des gentes
11Pour Léon Homo, la gens était « un groupement de familles particulières dont les membres savaient – ou prétendaient – remonter à un ancêtre commun, avait son culte familial, sa sépulture commune, son chef […]26 ». Plus récemment, certains auteurs ont réinsisté sur la patrilinéarité des gentes et sur l’extensivité de cette parenté par les mâles27. D’autres ajoutent que les gentes seraient issues des « groupes de voisinage28 », et que leur apparition aurait été plus tardive que celle des curiae veteres. Ils soulignent aussi la concordance entre l’affirmation des gentes comme élément structurant de la société, et une transformation onomastique qui toucha non seulement les Romains, mais dans tous les peuples de l’Italie centrale aux viiie-viie siècles : Étrusques, Osques, Sabins, Latins, Marses, Péligniens et Falisques. À la dénomination unique et non transmissible du nom de l’individu, qui était en vigueur jusque-là, succéda une dénomination double : le nom particulier de l’individu devint prénom et s’y ajouta un nom qui devait se transmettre de père en fils. Et au vie siècle, « le système de dénomination par un nom gentilice et un prénom est pleinement constitué non seulement chez les Étrusques, mais dans toute l’Italie centrale, où le nom unique est devenu l’exception29 ».
12Les transformations dont aurait témoigné cette évolution seraient à rapprocher de celles des curies. À la société relativement égalitaire des curiae veteres aurait succédé une « consolidation des différenciations sociales », et la mise « sous la domination héréditaire d’une famille particulière et de son chef, le patron de la gens, (de) tous les autres chefs de familles ravalés à la condition de clients30 ». Ce mouvement aurait suivi ou accompagné des innovations dans les techniques militaires, qu’on retrouverait dans la réforme des curiae novae. À partir des viiie-viie siècles, les curies n’auraient plus été les « assemblées des hommes » sans distinction qu’elles auraient été à une période antérieure, mais uniquement celles des membres des gentes. Ce mouvement aurait témoigné d’une convergence entre l’apparition des gentes et les éléments « centraux » liés à la « fondation de Rome ».
13Aux premiers temps de la République, deux anecdotes célèbres rapportées par Tite-Live, Plutarque et Denys d’Halicarnasse, et dont l’authenticité n’est pas remise en cause par les auteurs d’aujourd’hui, nous en disent un peu plus long sur les gentes. Vers 505 av. J.-C., le Sabin Attus Clausus est installé par le Sénat avec sa gens, la future gens Claudia, probablement en partie sur le territoire de Fidènes situé entre le Tibre et l’Anio :
« Attus Clausus, qui depuis fut appelé à Rome Appius Claudius, se voyant, comme chef du parti de la paix, opprimé par ceux qui excitaient à la guerre, et incapable de résister à leur faction, s’enfuit de Regillum suivi d’une foule nombreuse de clients (Plutarque et Denys d’Halicarnasse donnent un effectif total de 5 000 hommes, plus les femmes et les enfants), et vint se réfugier à Rome31. »
14Une vingtaine d’années après, un autre récit illustre le rôle militaire de la gens dans un contexte à peu près opposé au précédent. En 479 av. J.-C., la gens Fabia prend à son compte la guerre contre les Véiens :
« La gens Fabia se présente au Sénat, et le consul – Kaeso Fabio – parle en son nom… Au sortir du Sénat, il retourne chez lui, accompagné de toute la troupe des Fabii, qui était restée sous le vestibule de la curie attendant le senatus consulte […]. Le lendemain, les Fabii prennent les armes […]. Le consul sort et trouve toute sa gens réunie en ordre de marche. Il se place au centre et fait lever les enseignes. 306 guerriers, tous patriciens, tous d’une même gens… s’avançaient contre un peuple tout entier […]. Derrière eux marchait la troupe de leurs parents et de leurs sodales (4 000 hommes au total selon Denys d’Halicarnasse)32. »
15Le caractère peut-être le plus remarquable de ces deux textes est qu’en faisant sortir les gentes de leur anonymat relatif des siècles précédents, ils montrent la puissance qu’elles conservaient à une époque où d’autres forces sociales avaient émergé à Rome. Ils mettent aussi en avant la forte structuration des gentes autour de leurs chefs, l’influence dont ceux-ci bénéficiaient encore dans les affaires de la cité, notamment à travers le nombre de personnes qui dépendaient d’eux, et les initiatives qu’ils prenaient au nom de celle-ci (Caesus Fabius), ou les avantages que la cité leur octroyait (Appius Claudius). Ils permettent enfin, dans une certaine mesure, de pénétrer la structure des gentes en les plaçant sur un plan plus général.
16Pour Alain Testart rappelons-le, le lignage est « un groupe de parenté unilinéaire […]. Un lignage patrilinéaire est par exemple l’ensemble de tous ceux qui peuvent retracer leur filiation par les hommes […] d’un ancêtre commun33 ». À côté de ce trait lié proprement à la parenté, le lignage possède aussi, pour l’auteur, au moins trois caractéristiques principales : 1) le partage d’un même mode de vie entre ses membres, « avec entraide, travaux ou gestion en commun » ; 2) une solidarité politique et juridique vis-à-vis de l’extérieur ; et 3) une structure d’autorité autour du chef de lignage34. Les gentes romaines correspondaient-elles à cette définition ? Nous savons qu’elles étaient des groupes patrilinéaires dont les membres se réclamaient d’un ancêtre fondateur commun, le plus souvent légendaire, ce qui correspond au premier trait souligné par Testart. Les récits ci-dessus semblent en outre s’accorder avec la troisième caractéristique dégagée par l’auteur, même si celui-ci insiste surtout sur la cohésion intrinsèque du groupe (autour de la vendetta et de la dette collective), alors que les récits de Tite-Live et de Denys d’Halicarnasse ne mettent en avant que le leadership du chef. Mais la caractéristique « partage d’un même mode de vie entre les membres du lignage » mérite d’être précisée pour la gens romaine.
17Les gentes Claudia et Fabia comprenaient au moins quatre catégories de personnes, dont trois sont clairement mentionnées dans les textes cités. À côté des chefs des gentes, figuraient en premier lieu les hommes du lignage en âge de combattre, nommés les patriciens par Tite-Live, mais que d’autres textes nomment aussi gentiles35. Ils constituaient les membres proprement dits de la gens et semblent avoir été soumis à l’allégeance à son chef, comme le prouve l’épisode de Caesus Fabius. La seconde catégorie, les sodales, n’est pas à confondre avec les clients, recouverts dans le second texte par le vocable parientes. Le nom désigne probablement un groupe de jeunes hommes, dont l’épisode de Caesus Fabius semble illustrer la définition qu’en donne Ella Hermon : « À l’origine gentilice du terme sodales, il faut ajouter une acception militaire […] qui peut donner consistance à une expédition de iuvenes dans le cadre du ver sacrum36 ». Les sodales entretenaient sans doute un lien personnel avec leur patron, peut-être fondé sur la fides, la fidélité à la parole donnée. Ils étaient peut-être aussi une version romaine des accompagnants armés, qu’Alain Testart relève autour des chefs et des princes dans différentes aires culturelles au cours de l’histoire, y compris en Europe, et dans lesquels il voyait le dispositif militaire susceptible de conduire ces derniers à la formation d’un État37. Le texte n’indique toutefois pas qu’ils accompagnaient Caesus Fabius lui-même, mais les gentiles des Fabii. La quatrième catégorie de personnes non mentionnée dans les deux textes de Tite-Live et de Denys d’Halicarnasse, mais sans doute présente dans les deux gentes, était constituée par les esclaves, qui étaient probablement à l’époque assez peu nombreux. Enfin, la définition qu’Alain Testart donne du lignage par rapport au clan, lorsqu’il précise que le premier possédait « une cohésion et une force38 » absentes chez le second, n’est pas contredite par les deux récits.
Le territoire romain
L’ager publicus entre les gentes et les curies
18Si l’ager romanus antiquus était principalement consacré aux activités agro-pastorales des Romains, l’expression n’indiquait pas qui en était propriétaire. En revanche, deux territoires sont mentionnés dans les sources qui indiquent bien un type de propriété : l’ager gentilicius et l’ager publicus. Nous possédons peu de renseignements sur l’apparition de ces derniers, et les divergences des auteurs à leur sujet tournent autour de l’importance qu’ils accordent plus ou moins directement à l’intervention de l’État dans l’organisation du territoire romain. Certains historiens pensent que l’ager publicus aurait été postérieur à l’ager gentilicius et sa création en partie au moins dirigé contre lui. Pour Gérard Chouquer, l’ager publicus aurait trouvé essentiellement son origine dans les assignations ou occupations de terres par la jeune République, à la suite de l’expansion romaine des ve-ive siècles39, et cette évolution aurait fini par faire disparaître l’ager gentilicius. Carlos Amunátegui Perelló partage dans l’ensemble ce point de vue, mais il fait remonter l’apparition de l’ager publicus aux rois étrusques, au vie siècle. C’est à eux qu’il attribue le début de la politique de conquête et d’ouverture de l’espace exploitable, dont auraient bénéficié principalement les Romains extérieurs aux gentes40.
19Pour ces deux auteurs, l’ager gentilicius aurait donc représenté à l’origine le seul cadre légal pour l’appropriation des terres cultivables et exploitables, et aucun membre de la communauté ou de la société romaine n’aurait pu bénéficier de ces dernières sans être membre d’une gens. À l’inverse, l’ager publicus aurait résulté d’une décision de l’autorité royale ou républicaine, en vue d’écarter les gentes du monopole du contrôle de l’espace agro-pastoral. L’analyse de Chouquer et d’Amunátegui Perelló n’est toutefois pas partagée par tous les historiens. Attilio Mastrocinque et Thibaud Lanfranchi font remonter l’existence de l’ager publicus à une période antérieure aux assignations de terres liées à l’expansion territoriale des rois étrusques ou de la jeune République, ce qui revient à réduire le rôle de l’État dans l’émergence de l’ager publicus, et à y réintroduire les curies à côté des gentes. Mais tandis que pour Attilio Mastrocinque, l’ager publicus n’aurait jamais appartenu individuellement aux gentes et aurait été contrôlé primitivement par les curies, qui auraient été composées de groupes de gentes possédant collectivement les terres41, Thibaud Lanfranchi pense au contraire que l’ager publicus aurait été étroitement contrôlé par les gentes, alors que les curies n’auraient été qu’« un système de répartition des citoyens marquée par les structures gentilices42 ».
20De son côté, Michel Humm renonce à prendre parti sur l’antériorité respective de la propriété curiale ou gentilice au sein de l’ager romanus antiquus. Pour lui, il apparaît simplement « que le mode normal d’exploitation de la terre se pratiquait à l’origine dans le cadre gentilice ou dans celui des curies, et qu’il s’agissait d’une exploitation collective des terres gentilices ou curiales43 ». L’auteur soutient aussi que les deux dimensions principales des curies, peut-être héritées du temps des communautés de villages ou du passage de ces dernières à la ville aux viiie-viie siècles av. J.-C., se maintinrent probablement au moins jusqu’au ve siècle :
« Un certain nombre d’indices suggèrent que dans les premiers temps de la République, l’unité administrative de base, et sans doute aussi le critère d’appartenance à la citoyenneté, avait encore été la curie : par définition, les citoyens romains constituaient le peuple des Quirites (Populus Romanus Quiritium), mot qui devait désigner les membres des curies ; les premiers magistrats de la République avaient sans doute été investis par les comices curiates […] »,
c’est-à-dire par l’assemblée des curies44. L’hypothèse écarte le problème des relations entre les curies et les gentes, mais elle souligne implicitement le rôle des premières dans la mise en place de l’entité romaine, et par conséquent dans les rapports de celle-ci à la terre. Cette position est proche de celle de Christopher John Smith, qui insiste sur le rôle prolongé des curies comme représentant « le plein corps citoyen » de la société romaine45, jusqu’après la disparition de la monarchie à la fin du vie siècle.
21L’incertitude sur le rôle respectif des gentes et des curies dans les origines de l’ager publicus pourrait signifier qu’un balancement exista dans la Rome pré-étatique entre un « parti lignager » et un « parti démocratique ». Des exemples proches ont en effet été recensés dans la littérature ethnologique. Dans son étude des communautés villageoises Bwa du Mali et du Burkina-Faso, Jean Capron a montré la coexistence d’un modèle lignager et d’un modèle villageois, le tout à partir d’un fonds commun globalement lignager, et d’une proximité géographique entre les différentes communautés. L’organisation villageoise était minimale lorsque le lignage l’emportait sur les relations de voisinage, mais autrement,
« il existe au-dessus des lignages une forte structuration du village […]. Les prérogatives du chef de village sont plus importantes que dans le modèle lignager (rôle dans les attributions de terre, dans la déclaration de guerre). Enfin, le village est solidairement tenu en cas de guerre, tous les lignages qui le composent étant alliés, et ne pouvant se déchirer dans les querelles intestines, comme on le voit ailleurs46 ».
22Cet exemple pourrait jeter un double éclairage sur les relations entre les gentes et les curies dans la Rome archaïque. D’un côté, l’existence d’un fonds commun lignager au sein d’une société essentiellement agro-pastorale montrerait la compatibilité entre une forme d’organisation collective, peut-être initialement fondée sur des liens de voisinage et ayant débouché sur la formation des curies, et l’organisation lignagère47. De l’autre, l’émergence d’un « principe supralignager » contribuerait à expliquer les hésitations des historiens sur le rôle respectif des gentes et des curies dans l’accès à l’ager publicus, du moins si l’on admet que celles-ci étaient l’expression d’un rassemblement collectif des hommes libres, non tenus exclusivement entre eux par les liens du sang et gérant des affaires communes. L’apparition de la monarchie aurait pu ressortir aussi du « principe supralignager », car beaucoup d’historiens admettent que la « fondation de Rome » aurait résulté de la décision collective des gentes de se doter d’un chef aux prérogatives importantes, en mettant de côté leurs querelles intestines.
L’urbs et l’ager dans la Rome archaïque
23Il n’existe pas d’unanimité chez les auteurs sur la superficie de la Rome archaïque et le nombre de ses habitants. Dans une synthèse déjà ancienne, Gérard Chouquer et François Favory signalaient que l’ager romanus antiquus de la Rome royale, ou même de la première Rome républicaine, n’aurait pas excédé « une zone d’environ 8 km autour de la ville48 », soit à peu près 200 km2 (fig. 1 et 2).
Fig. 2. – L’ager romanus et les voies au ve siècle av. J.-C.
24Dans la tradition romuléenne, la curia nova aurait regroupé cent patri familiarum possédant chacun à titre privé un heredium (propriété patrimoniale) de deux jugera, soit environ 0,5 ha. Si l’on admet que la superficie de 200 km2 était principalement destinée à l’exploitation agricole, chaque curie (sur les trente) aurait donc disposé d’environ 660 ha pour les terres individuelles et collectives, et chaque pater familias d’une part proportionnelle de 4 ha sur l’ager publicus, qui incluait le compascuum, c’est-à-dire le pâturage des animaux avec son corollaire le jus pascendi, le droit d’envoyer les animaux au pâturage49. Mais il s’agit d’une estimation à effectifs constants et hors de toute autre division des terres, comme celles appartenant aux temples et à la royauté, et n’incluant pas la superficie urbaine50. D’autres auteurs font état de superficies plus importantes, mais sans motiver clairement les raisons de leur choix. Carlos Amunátegui Perelló note que l’ager romanus antiquus serait passé de 150 km2 à une époque indéterminée à plus de 800 km2 au début de la République51. Filippo Coarelli est sans doute celui des historiens contemporains qui donne la superficie la plus importante au territoire romain vers la fin du vie siècle avec 2 000 km52, soit entre les 1 500 km2 que Colin Renfrew assigne à l’ESM et les 2 500 km2 de l’Athènes du ve siècle. Ces divergences s’accompagnent aussi de désaccords sur le chiffre de la population romaine au vie siècle, qui varie de 20 000 à 50 000 habitants selon les auteurs53. Pour les expliquer, outre l’absence de sources, l’on peut évoquer le manque de clarification par les auteurs entre les besoins d’une économie agro-pastorale qui semble avoir caractérisé la plus ancienne Rome mais évolua par la suite, et les modalités de la « fondation de Rome ». Ces deux aspects posent aussi le problème des relations entre l’urbs, la ville, et l’ager.
25Commentant l’arrivée d’Attus Clausus sur le territoire romain, Jeanine Cels Saint-Hilaire note que « le soin est laissé à Appius Claudius de faire aux familles de sa gens la distribution de terres […] au nord de l’Anio et vers le mont Sacré […] », tandis que lui-même et les membres de sa familia reçoivent un espace « dans la ville, où réside l’aristocratie, pour y construire sa demeure54 ». L’auteure signale en effet qu’il aurait existé une rupture au sein des gentes entre le patron et sa familia d’un côté, autorisés à construire une maison à l’intérieur du pomerium de la ville – « une bande de terre continue, qui s’étendait devant et derrière (la muraille) en un double boulevard55 », et le reste des gentiles, réduits à exploiter une parcelle de terre dans l’ager et exclus de la résidence urbaine. L’idée que l’urbs n’aurait été peuplée que par les patrons des gentes et leurs familles pourrait être rapprochée de l’opposition précoce entre la civitas et le pagus, qui se prolongea jusqu’à la fin de la période républicaine. Pour Michel Tarpin, les pagani auraient été soit des non-citoyens, soit des citoyens incomplets56, mais l’auteur ne ramène pas l’opposition à une coupure interne au sein des gentes, ni même à une séparation entre celles-ci et les clients. Dans cette opposition, il est difficile aussi de reconnaître le rôle et la place des curies et leurs relations avec les gentes, autrement dit celles entre l’ager gentilicius et l’ager publicus. En revanche, la séparation matérielle entre le patron de la gens et sa familia d’un côté, les gentiles de l’autre, rappelle un peu le « clan » écossais du début des Temps modernes, avec le phénomène de l’appauvrissement des parents les plus éloignés du chef et leur sortie possible du « clan » (chap. viii).
Autour de la « fondation de Rome »
26Pour illustrer sa première définition de la « société étatique » – « dans la société étatique, et dans celle-ci seulement, la violence est organisée à part du reste de la société, à part de ce que l’on appelle dans la tradition du libéralisme du xixe siècle la “société civile”57 », Alain Testart, nous l’avons vu, utilise l’exemple de la potestas du maître sur l’esclave dans la Rome républicaine, auquel il joint d’autres exemples également domestiques. Ainsi, « il suffira de rappeler les procédures courantes de la justice romaine qui impliquent que le plaignant mette lui-même (ou avec ses hommes) la main au collier du défendeur, et même l’autorise à emprisonner dans ses geôles privées celui qui a été condamné58 ». Mais l’action de Caesus Fabius et de son armée gentilice montrerait que la société romaine des premiers temps de la République conservait encore des traits d’une société non étatique, selon la définition même qu’en donne Alain Testart : une société dans laquelle « chacun des groupes significatifs […] dispose lui-même de la propre violence dont il est capable, l’organise à son gré et en use souverainement59 ». Pourtant, si Caesus Fabius utilise la force armée de sa gens, ce n’est sans doute pas seulement parce que les terres de celle-ci se trouvent à proximité du territoire de Véiès, et que sa position éminente de consul l’assure d’obtenir l’accord du Sénat (fig. 2). À supposer même que cette considération eût été présente, la décision de Caesus revint de facto à mettre sa troupe au service de la jeune République. L’anecdote semble contredire en partie la définition qu’Alain Testart donne de la « société étatique », au moins en qui concerne l’État romain. Elle montrerait que celui-ci serait né non de l’acquisition par « en haut » d’un monopole de la violence légitime, mais de la volonté des gentes d’organiser l’État en contenant la violence au sein même de la société, et en la reportant éventuellement sur l’ennemi extérieur, comme dans les villages Bwa du Mali et du Burkina-Faso étudiés par Jean Capron. Dans cette initiative, le rôle des chefs des gentes aurait été essentiel.
27Cette hypothèse, compatible avec la dépendance pour dettes et l’accompagnement militaire comme conditions d’accès à l’État relevées par Alain Testart, permettrait peut-être aussi d’éclairer sous un autre jour le problème de « la fondation de Rome », et on pourrait l’associer à la disparition de la vendetta étendue.
La vendetta restreinte et son contexte
28Au milieu du ve siècle av. J.-C., un article de la loi des Douze Tables établit que « si un dommage corporel a été causé, et qu’il n’y a pas eu accord, il y aura le talion60 ». Aldo Schiavone rattache la formule au moment délicat du passage de la vendetta privée au régime obligatoire du « paiement du prix du sang ». Selon l’auteur, elle signifie qu’à cette époque la loi de la cité, la lex, n’avait pas complètement pris la place de l’ancien droit coutumier, qui donnait à la famille de la victime le droit d’exercer elle-même la vengeance sur le meurtrier61. De son côté, Raymond Verdier note qu’« une fois le meurtrier déclaré sacer, le meurtre se retournait contre son auteur et le par-jure subissait le parri-cide, c’est-à-dire le contre-meurtre de la part d’un proche de la victime […] : le paricidas était le vengeur de sang, chargé de l’exécution du meurtrier62 ». De notre point de vue, la description pose plusieurs questions. Quelles étaient les personnes impliquées dans la vendetta ? À quelle époque la situation décrite se mit-elle en place dans l’histoire de Rome ? Les autorités romaines eurent-elles un rôle dans la vendetta et lequel ?
29Au temps de la loi des Douze Tables et a fortiori avant, nous ignorons jusqu’à quel degré de parenté les proches de la victime pouvaient accomplir la vendetta. Mais la loi des Douze Tables désignait la seule vendetta restreinte, à laquelle s’appliquent les commentaires ci-dessus d’Aldo Schiavone. Si les relations entre la vendetta étendue et la vendetta restreinte, nous l’avons dit, ont trop peu retenu l’attention des anthropologues, les travaux d’Emrys Peters aident à introduire le cas de la Rome archaïque. À partir de ses enquêtes sur les Bédouins de la Cyrénaïque, l’auteur distinguait la vengeance entre des tribus rivales (feud, bloodfeud) (pour nous vendetta étendue), et les meurtres liés à la vendetta villageoise (pour nous vendetta restreinte). Dans celle-ci, conscients de leur co-dépendance, les habitants accepteraient la nécessité de la modération pour vivre ensemble : « Les hameaux et les villages sont des unités résidentielles dans lesquelles la vengeance (feud) doit être exclue […]. La vendetta, semblable à la vengeance dans les formes de comportement qui caractérisent l’hostilité, est distinctement différente, et apparaît quand les relations liées à la vengeance ne peuvent être tolérées63 ». Chez les Bédouins au contraire, tant l’absence d’un lieu fixe et consacré pour l’exercice de la vengeance que la solidarité et l’indissociabilité entre les membres du patrilignage, en partie liées selon l’auteur au genre de vie, expliqueraient la perpétuation de la vendetta étendue.
30Cette interprétation essentialiste ou fonctionnaliste a ses limites. La vendetta étendue fut pratiquée aussi dans certaines sociétés villageoises européennes (chap. viii), même si le cas inverse – la pratique de la vendetta restreinte dans des sociétés patrilinéaires au genre de vie nomade – semble avoir été inexistant. D’autres exemples africains incitent également à la prudence sur le passage de la vendetta étendue à la vendetta restreinte dans les sociétés villageoises. Les travaux portant sur les sociétés qui évoluent d’un modèle lignager à un modèle villageois d’organisation de la société et du territoire signalent souvent une adaptation nécessaire des règles de la vie commune. Chez les Bwa, nous l’avons vu, « le village est solidairement tenu en cas de guerre, tous les lignages qui le composent étant alliés, et ne pouvant se déchirer dans les querelles intestines ». Mais cette importante différence entre conflits au sein du même groupe et guerre extérieure ne signifie pas pour autant l’abolition de la vendetta étendue dans le premier. Chez les Lobi, un autre peuple du Burkina-Faso géographiquement proche des Bwa, et dans lequel les villages sont également composés de plusieurs lignages vivant côte à côte, la guerre peut être lignagère ou villageoise mais la vengeance entre les lignages reste de type étendu :
« (la guerre) est lignagère et même clanique lorsqu’il s’agit du devoir de vengeance. Si par exemple un Karnbou offense un Palé, celui-ci en colère se venge et, par flèche, tue un Karnbou. Le matriclan Karnbou se doit alors de le venger en tuant à sont tour un Palé. Cette forme d’attaque ne touche généralement pas tout le village. Elle (la guerre) est villageoise si, par exemple, quelqu’un, de n’importe quel autre village et appartenance lignagère, enlève une femme mariée dans le village, dikhér64 ».
31Ces deux exemples aident à comprendre comment de provisoire en cas de conflit extérieur, la suspension de la vendetta étendue par les gentes pût devenir définitive lorsqu’il s’agit de « fonder Rome ». La plupart des auteurs relèvent que le nouvel espace urbain fut précocement un espace civil. La muraille (le pomerium) séparait le pouvoir civil (imperium domi) à l’intérieur, du pouvoir militaire (imperium militiae) à l’extérieur, c’est-à-dire dans l’ager65. L’urbs devint à la fois « un lieu de vie et un territoire démilitarisé. La mort en est exclue, les sépultures y sont interdites et les cimetières rejetés hors les murs66 ». Cet espace était aussi celui des gentes, issues de la campagne mais dont les membres disposèrent longtemps seuls de la pleine citoyenneté. Si interdire la mort dans l’urbs était un grand pas vers l’instauration d’une société civile, l’interdiction de la vendetta étendue par les gentes allait dans le même sens. Tuer un tiers à la place du coupable parce qu’il appartenait à la même gens que lui revenait à renouer avec le cycle sans fin des conflits sanglants entre les gentes. Il serait devenu impossible pour celles-ci de partager le même espace urbain, et par conséquent de maintenir le pacte fondateur. En revanche, faire exécuter le seul assassin par un proche de la victime, ou même par un membre de sa propre famille comme cela semble avoir été possible67, et seulement faute d’accord entre les parties en vue d’une compensation, contribuait à fonder la ville, la lex et la société civile.
32L’initiative de Caesus Fabius, lançant son armée gentilice contre Véiès avec l’accord ou au nom de la République, serait une synecdoque des relations entre les gentes et l’urbs : la renonciation à la vengeance par le sang entre les premières, et leur mobilisation commune pour la défense de l’urbs et son extension par la conquête. Là pourrait avoir résidé l’une des autres originalités de la voie romaine dans l’accès à la « société étatique ». L’on peut lui ajouter deux autres attributs du pouvoir du pater familias, qui apparaissent stricto sensu comme la face inverse mais complémentaire de la vengeance familiale, étendue et même restreinte : l’imperium et la vitae necisque potestas.
L’imperium du pater familias et la vitae necisque potestas
33Dans la Rome monarchique c’était le pater familias et non la gens qui représentait le maillon de base de la société romaine, et les sources nous informent qu’il avait aussi son rôle dans les affaires de la cité. Le pater familias exerçait son imperium, c’est-à-dire son pouvoir de commandement, dans l’espace domestique68. Il lui donnait en particulier le droit d’« enfermer ses propres fils, les battre, les contraindre à travailler sur son domaine, les vendre ou les tuer69 », au moins dans certains cas. En partie fondée sur la tradition religieuse, cette autorité était constitutive du ius et de l’identité du pater familias, et elle n’était en principe entravée par aucun pouvoir supérieur. Les pouvoirs du père tendent à compléter le profil de la société romaine primitive, en montrant qu’à côté de la division en gentes la première était composée de cellules familiales autonomes, dont les chefs étaient à la fois les acteurs du droit et ses garants. Cet état de fait, nous l’avons suggéré, apparaît encore dans la loi des Douze Tables au milieu du ve siècle av. J.-C.
34Jean-Christian Dumont signale que les mentions de l’imperium du pater familias ne sont pas antérieures à la fin du iiie siècle av. J.-C.70, mais il précise aussi qu’il « vaut pour toute la latinité et non seulement pour la République et le début de l’Empire71 ». Il ajoute que la comparaison de l’imperium du pater familias et de l’imperium étatique ne relevait pas d’une simple figure littéraire, car « le pouvoir, l’imperium, si l’on envisage la personnalité de ses détenteurs et son champ d’application, peut bien se diviser en deux catégories, le pouvoir de l’État et le pouvoir domestique72 ». Cette affirmation de la dualité des deux pouvoirs ne montre pas seulement l’enracinement de l’État romain dans une société patrilinéaire : elle permet également de faire le lien entre les gentes et les patri familiarum dans la « fondation de Rome ». Car si les premières s’associent pour fonder la ville en limitant leurs conflits réciproques, les seconds deviennent l’élément essentiel de la transmission des valeurs citoyennes au sein des familles.
35En quoi consistait l’interaction de l’imperium du pater familias et de celui de l’État romain ? L’action du premier se fondait sur les mores, les bonnes mœurs, consistant essentiellement pour son détenteur à les faire respecter dans sa propre famille73. L’imperium du pater familias était donc « plus un relais dont la société use pour perpétuer son ordre et ses valeurs qu’un moyen donné au père de famille pour réaliser ses fins personnelles74 », tout en attestant à la fois et indissociablement « l’interaction des modèles étatique et domestique […], l’organisation de la maison ad speciem ciuitatis (et) le caractère parfois paternel du pouvoir central reconnaissable75 ». La possibilité donnée au père de tuer son fils pouvait s’articuler avec les bonnes mœurs, à la seule condition que l’État romain eût de bonnes raisons pour déléguer au premier son monopole de l’exercice de la violence légitime. L’imperium du pater familias apparaît indissociable de la vitae necisque potestas, c’est-à-dire du droit de vie et de mort que pouvait exercer le pater familias sur son fils au nom de l’État, mais seulement dans certaines circonstances précises76. Et la vitae necisque potestas représentait l’ultime conséquence de l’interaction entre le modèle étatique et le modèle domestique :
« Le père qui laisse éclater sa severitas engage avec lui l’État. Par la mise à mort de son fils, par le sacrifice qu’en sa personne il consent du citoyen rebelle, de l’officier indiscipliné ou du magistrat séditieux, le pater manifeste impérieusement un pouvoir qui excède de loin sa domus, qui est une vraie prérogative de droit public […]. Le pater imperiosus (cf. Tite-Live 7, 4, 3) conjoint […] les deux qualités de père et de magistrat. Il fait triompher sur son fils la loi de la cité […]77. »
36Autrement, « la cruauté des pères, lorsqu’elle est attestée, est condamnée. Tuer son fils est presque toujours sacrilège, sauf lorsqu’un père incarne l’État ou que l’État est mal représenté par un fils78 ».
37Si le contrôle au moins partiel de la violence par les gentes dans la Rome des viie-vie siècles montre que l’État ne disposait pas encore du monopole de la violence légitime, l’imperium du pater familias et la vitae necisque potestas signalent que ce monopole resta partagé par le pater familias après la disparition des gentes comme corps constitué à côté de l’État. Le pater familias de la lex avait renoncé à tout autre motif pour tuer son fils que le service de l’État, alors que le pater familias du jus, avant la « fondation de Rome », pouvait tuer son fils comme son esclave dans le cadre et pour des motifs domestiques. Le second aurait eu aussi la possibilité de juger son fils et de le condamner à la peine capitale pour éviter la vengeance d’une autre gens, en cas de crime commis par lui79. Reconnaître que l’imperium du pater familias était « plus un relais dont la société use pour perpétuer son ordre et ses valeurs qu’un moyen donné au père de famille pour réaliser ses fins personnelles80 » signifie que le père disposait d’une parcelle de la souveraineté de l’État, dont ce dernier le laissait juger de l’application. Et pour exceptionnelle et momentanée qu’elle fût dans la vie d’un homme, cette identification entre le pater familias et l’État montre que la continuité du second reposait à ce moment exclusivement sur la décision du premier, qui redevenait alors un peu le « fondateur » de l’État romain. Cette articulation métonymique entre le pater familias et la « fondation de Rome », ou la voie romaine vers la société étatique, serait un indice que la société et l’État romains dans leur maturité avaient conservé une part de leur enracinement patrilinéaire. Nous retrouvons ici ce balancement entre sphère privée et sphère publique – version affinée de la distinction de Jean Capron entre modèle lignager et modèle villageois –, appropriation privée de l’ager et découpage public du territoire, déjà aperçu avec les relations entre les gentes et les curies, qui semble indissociable des origines de Rome.
De la Rome des gentes à la Rome primo-républicaine : gentes-tribus primitives et plèbe-tribus territoriales
38De même que des curiae novae auraient pris place à côté des curiae veteres, des tribus territoriales furent associées aux tribus primitives. Celles-ci, les Tities, les Ramnes et les Luceres, aux noms vraisemblablement d’origine toponymique81, sont toujours considérées par les savants actuels comme constitutives de la première Rome. Ces tribus primitives, rappelons-le, devinrent le mode de dénombrement ou de classement des hommes libres et de leurs familles, pour des fonctions militaires, religieuses82 et administratives, au sein d’une société organisée autour des gentes et regroupées dans les curies. La tradition annalistique romaine, suivie par un certain nombre d’historiens aujourd’hui, attribue la création des tribus territoriales au second roi étrusque Servius Tullius (578-535), c’est-à-dire assez peu de temps après celle des tribus primitives, si celles-ci furent bien l’œuvre de Romulus. L’initiative de Servius Tullius aurait répondu à la volonté d’établir un cadre administratif spécifiquement destiné à la plèbe. Les plébéiens étaient en effet les hommes qui n’avaient pas de gens. Aldo Schiavone y voit au vie siècle « l’ensemble des groupes non aristocratiques, qu’on ne pouvait pas ramener au système de parenté gentilice, réunis par le lien d’une commune identification “plébéienne”83 ». La définition n’incluait pas les clients, qui dépendaient des gentes et formaient un pourcentage non négligeable de la population romaine. Pour la composition de la plèbe, les historiens ont reconnu depuis longtemps que la partie des « populations vaincues et annexées par Rome au rythme même de ses conquêtes84 » à partir de la monarchie étrusque, et qui vint s’installer à Rome pour des raisons diverses, en représenta l’essentiel. Mais ils ont plaidé plus récemment aussi pour une origine plus diversifiée.
39Comme les plébéiens ne faisaient pas partie des curies, la création des comices tributes – « une assemblée de plébéiens, c’est-à-dire d’hommes libres n’appartenant pas aux gentes85 » – accompagna celle des tribus territoriales. Celles-ci fournirent un cadre dans lequel les plébéiens purent désormais acquérir la terre en pleine propriété, et dans ce but un ager privatus aurait été prélevé sur l’ager romanus86. La réforme de Servius Tullius aurait donc présenté une continuité incontestable avec la situation antérieure : la séquence « comices tributes-plèbe-tribus territoriales-ager privatus » aurait pris place à côté de la séquence « curies-gentes-tribus primitives-ager romanus », sans la faire disparaître. L’une et l’autre auraient témoigné de la forte intervention de l’État dans l’organisation de la société et du territoire romains, en fonction de l’équilibre des forces sociales en présence. En ouvrant à la plèbe l’accès à la propriété terrienne, la création des tribus territoriales était un pas vers la reconnaissance de la pleine citoyenneté romaine pour ses membres, et la formation d’un corps civique unifié. Mais l’initiative de Servius Tullius était tournée contre les gentes, qui conservaient jusque-là un rôle majeur dans l’accès à la terre. De plus, parmi les raisons qui auraient justifié la décision du second roi étrusque, les historiens ont retenu l’élargissement du service militaire. Cet élément, bien qu’utile à l’ensemble de la société romaine, pouvait encore embarrasser les gentes puisqu’elles représentaient jusqu’alors la seule force armée romaine. Lorsqu’elles apparaissent tardivement en pleine lumière, au ive siècle, les tribus territoriales sont sans relation avec les gentes :
« les tribus territoriales étaient des circonscriptions administratives de l’État dans lesquelles les citoyens étaient inscrits par les censeurs au moment des opérations de recensement (census), et qui servaient de cadre au prélèvement de l’impôt direct (le tributum) ainsi qu’à la levée des hommes composant les légions (dilectus) ; ces tribus étaient aussi des unités de vote au sein de l’assemblée du peuple (comitia tributa), où les citoyens votaient, toutes classes sociales confondues, selon la tribu dans laquelle ils étaient inscrits87 ».
40L’initiative attribuée à Servius Tullius a intrigué les historiens. Pour répondre à la question principale que la création des tribus territoriales semble poser – « s’étonnera-t-on de voir la monarchie romaine maintenant en opposition avec la noblesse des gentes, elle qui, au début de l’urbs, en semblait l’émanation ?88 », Alexandre Grandazzi suggère que « l’histoire […] offre maint exemple de forces sociales œuvrant à la création d’institutions qu’elles combattront ensuite89 ». C’est admettre que la monarchie disposait d’une certaine indépendance face aux gentes, mais l’on sait aussi que ces dernières conservèrent assez de puissance pour renverser la première.
41À nouveau, l’exemple d’autres sociétés lignagères nous aidera à mieux situer la spécificité romaine. Celui des communautés villageoises Bwa du Mali et du Burkina-Fasso a montré qu’il pouvait exister au-dessus des lignages une forte structuration du village, et que les prérogatives du chef de village l’emportaient dans ce cas sur celles des chefs de lignages. L’exemple du royaume de Buganda en Ouganda, constitué aux xviiie-xixe siècles et qui s’est maintenu jusqu’à nos jours, illustre un autre cas de figure. Il montre une séparation entre l’organisation lignagère proprement dite et l’organisation du territoire, celle-ci se trouvant aux mains de chefs exerçant une autorité extérieure à celle des chefs de lignage. Un proverbe ganda dit que le chef de lignage « ne commande pas à la terre, mais aux hommes90 ». Mais derrière le proverbe une réalité plus complexe se cachait, qui rejoint en partie les difficultés rencontrées par les historiens pour démêler la part des gentes et celle de la monarchie dans l’évolution de la société romaine aux viie-vie siècles av. J.-C. Georges Balandier note que la séparation n’était ni si nette ni si simple quant à la répartition des droits91 que le proverbe l’affirmait, et que la difficulté principale se situait dans la distinction entre propriété terrienne et souveraineté territoriale. Il apparaît que « les patri-clans et les patrilignages sont liés à des terres où résident les autorités claniques (les bataka) et où se trouvent les tombes des ancêtres révérés. L’héritage et la continuité assurée dans le cadre de la descendance régissent ces relations, mais les clans ne forment pas des unités territoriales92 ». De son côté en effet, le souverain ganda avait en dessous de lui une véritable hiérarchie politique, présentant « divers niveaux déterminés par la compétence et par le ressort territorial : provinces, districts, groupements villageois93 ». Le proverbe ganda n’appuie donc pas l’opinion d’Alain Testart suivant laquelle le territoire « ne sert d’abord qu’à circonscrire la communauté sur laquelle s’exerce le pouvoir », et le Buganda était clairement un proto-État dont la structure explique en partie la longue durée.
42Rapportée au cas romain, la situation pourrait évoquer d’un côté les gentes avec leur assise foncière dans l’ager publicus, et de l’autre le couple tribus primitives/curies, incluant d’autres divisions du territoire comme les pagi : c’est-à-dire autant d’unités de représentation et d’administration créées par une autorité extérieure et supérieure aux gentes. Le roi ganda avait toutefois plus de pouvoirs sur les lignages que le monarque romain en avait sur les gentes, en particulier parce qu’il disposait d’un réseau de chefs et de fonctionnaires. Certains des premiers, nommés bakungu, exerçaient une charge héréditaire ; les seconds, les batongolé, dépendaient du souverain « et étaient surtout attachés aux affaires villageoises94 ». Comme ces charges étaient accompagnées de la cession de biens fonciers à leurs titulaires, cette structure parvint progressivement à se substituer aux patrilignages dans leurs droits sur la terre. Une telle évolution ne se produisit pas à Rome, où les possibilités d’intervention du roi sur l’ager publicus restèrent limitées95. En outre, le monarque ne disposait pas vraiment d’« hommes du roi » et devait compter avec le Sénat et les comices curiates, émanations des gentes, et qui jouaient un rôle important dans le choix du premier. Ces limites contribuent à expliquer la chute de la monarchie. Mais si celle-ci parvint tout de même à marquer de son empreinte l’administration des hommes et du territoire, ce fut obligatoirement avec le soutien des gentes. Comme le note Michel Tarpin à propos des pagi, l’impression dominante est toujours celle de « structures établies par l’autorité romaine en des lieux précis, et destinées à des catégories de population précises96 ». Nous trouvons sans doute ici un autre écho du conflit entre « parti lignager » et « parti démocratique », qui faisait partie des fondements de la société romaine primitive et passait à l’intérieur des gentes.
43Entre la mort de Servius Tullius et les premiers temps de la République, l’ensemble « curies-gentes-tribus primitives-ager romanus » aurait toujours disposé d’une assise solide face à l’ensemble « comices tributes-plèbe-tribus territoriales-ager privatus ». Les gentes contrôlaient encore l’essentiel des terres agro-pastorales97, et leur potentiel militaire, comme leur présence dans les rouages de l’État, leur permettaient d’exercer une emprise déterminante sur la conquête et sur la répartition des terres conquises. Juste au lendemain de la chute de la monarchie, en 508, la conquête de Satricum permit l’installation d’une colonie et l’ouverture d’un ager publicus au bénéfice des sodales de Mars, compagnons de Publicola. Or celui-ci, le premier consul de la première année de la République, appartenait à la gens des Valerii98. Quelques années plus tard, les gentes surent réagir aussi lorsqu’il s’agit d’essayer de calmer la pression de la plèbe, ou même de la clientèle, sur la terre. Pour Michel Humm, la création d’une nouvelle vague de tribus territoriales par la jeune république s’effectua probablement à leur initiative :
« En fait, les nouvelles tribus créées en 496 ou 495 (qui permirent d’aboutir au total de 21) portent presque toutes des noms gentilices (à l’exception de la Clustumina et de la Galeria), ce qui semble montrer qu’elles proviennent pour l’essentiel de domaines auparavant contrôlés par le patriciat, et que celui-ci a peut-être cherché à s’assurer la fidélité de ses clientèles en transformant les anciennes terres gentilices ou curiales en ager privatus99. »
44Ces épisodes inaugurent il est vrai un autre chapitre de l’histoire romaine, notamment marqué par l’émergence du patriciat, la lutte des plébéiens pour l’égalité des droits, et l’introduction de l’esclavage de masse à partir de la première moitié du ive siècle, conséquence de l’expansion territoriale, et qui devait aboutir à l’apparition de la grande propriété fundiaire dans le monde romain.
45En dépit de lacunes importantes dans notre documentation, la possibilité d’observer une société principalement lignagère sur plusieurs siècles, dans l’Europe de l’Antiquité, est sans doute la première originalité de la Rome archaïque. Il faut lui ajouter l’existence précoce d’institutions d’encadrement de la société non directement liées aux gentes. Car contrairement aux jirga afghanes et aux dia-paying groups somali, les curies n’étaient pas, ou pas seulement, des conseils d’anciens ou de sages émanant des lignages. C’étaient des unités d’inscription des hommes libres en vue de leur participation à l’administration politique, militaire et religieuse, de la société romaine, et certains historiens, rappelons-le, ont souligné leur antériorité par rapport aux gentes, au Sénat et aux tribus. Autrement dit, malgré les incertitudes chronologiques qui pèsent sur l’apparition des curies, le souci de l’organisation et de la perpétuation du groupe, à côté des gentes, semble avoir été un trait constitutif de la société romaine archaïque.
46La distinction entre « société lignagère » et « fond commun lignager » aide à rendre compte de cette situation. L’impossible démarcation entre les curies et les gentes dans l’appropriation de l’ager romanus antiquus en aurait été la manifestation précoce, révélant des tensions entre souci d’administration publique et intérêts privés pour le contrôle du territoire. L’existence d’un échelon civique, non obligatoire dans le cadre d’une société lignagère, et pouvant entraîner des conflits dans la gestion de l’ager romanus antiquus avec les intérêts lignagers, semble rejoindre l’intuition d’Alain Testart au sujet de la « tonalité démocratique » qui régnait « partout en Europe pendant les cinq ou six siècles qui précèdent notre ère100 ». Car même si le rôle de l’assemblée curiate « n’était guère défini », les curies constituaient « le cadre de la plus ancienne réunion de citoyens romains […]101 », et l’on peut admettre qu’elles se rapprochaient de l’assemblée du peuple, « réputée souveraine et dont dépendent les grandes décisions » qu’Alain Testart associe à ce contexte « démocratique ».
47Plus tard, la distinction entre curiae veteres et curiae novae pourrait avoir inauguré une nouvelle étape correspondant à la « fondation de Rome102 ». La correspondance numérique entre les unités de découpage du territoire et celles des institutions civiles et militaires (trois tribus, trente curies, la legio comprenant 3 000 fantassins et 300 cavaliers, cent sénateurs puis 300 à la fin de la période monarchique), plaiderait pour la mise en place d’un système d’organisation du territoire et de la société proche d’un TPE. Les analogies entre les institutions de cette période et celles d’autres sociétés européennes anciennes ont d’ailleurs été soulignées. La curie avec ses cent fantassins a été rapprochée de la centaine/huntari germanique qui était aussi, nous y reviendrons, une communauté de voisinage. Une relation entre les trente curies composant les trois tribus a également été proposée avec le trícha cét (trente centaines) irlandais des xiie-xiiie siècles, une unité royale de division du territoire qui servait à la perception de l’impôt, au gouvernement local, à la conscription, et incluait le même nombre de soldats que la légion romaine103. Cette unité territoriale était clairement un pays.
48Parallèlement, l’inexistence – ou la suppression – de la vendetta étendue, comme la mise de l’imperium du pater familias et de la vitae necisque potestas au service de l’État, pourraient signifier que l’emprise des gentes sur la société romaine ne fut jamais complète, ou que le système patrilinéaire en vigueur n’aurait jamais empêché un fonctionnement civil de la société. Autant l’abolition de la vengeance étendue, qu’a fortiori l’autorisation donnée au père de tuer son fils pour des raisons civiques, auraient été incompréhensibles dans les systèmes lignagers de type lybien, afghan ou somali, autant il semble peu probable qu’une autorité extérieure ait été à l’origine de cette initiative à Rome sans le consentement de la société « civile ». La relative faiblesse de la royauté, d’abord promue ou accompagnée par les gentes mais ensuite renversée par elles, invite aussi à reporter essentiellement sur la société « civile » sinon l’abandon de la vendetta étendue, impossible à prouver, du moins la reconnaissance de la seule vendetta restreinte telle qu’elle apparaît dans la Loi des Douze Tables, ainsi que la mise au service de l’État de l’imperium du pater familias et de la vitae necisque potestas. La société « civile » archaïque, dominée par les gentes mais regroupée dans l’assemblée curiate, élabora donc sans doute elle-même les principaux codes de la vie sociale qui furent en partie à l’origine de la « fondation de Rome ».
Notes de bas de page
1 Dumézil Georges, « Les trois tribus primitives », in Dumézil Georges, Idées romaines, Paris, Gallimard, 2013, p. 224.
2 Ronin Marguerite, La gestion commune de l’eau dans le droit romain. L’exemple de l’Afrique romaine et de l’Hispanie (ier siècle avant-ve siècle après J.-C.), op. cit., p. 133.
3 Tarpin Michel, Vici et pagi dans l’Occident romain, Rome, École française de Rome, 2002a, p. 11.
4 Ibid., p. 14.
5 Cels Saint Hilaire Janine, La République des tribus. Du droit de vote et de ses enjeux aux débuts de la République romaine (495-300 avant J.-C.), Toulouse, Presses universitaires du Mirail, 1995, p. 54.
6 Ibid., p. 88.
7 Tarpin Michel, Vici et pagi dans l’Occident romain, op. cit., p. 108.
8 Ibid., p. 14.
9 Ibid.
10 Plin., Nat., 19, 50, cité par Richard Jean-Claude, Les origines de la plèbe romaine, Rome, École française de Rome, 1978, p. 179.
11 Hermon Ella, La question agraire à Rome. Habiter et partager les terres avant les Gracques, Rome, École française de Rome, 2001, p. 129-130.
12 Lanfranchi Thibaud, « Répartition des terres, colonisation et législation tribunicienne au début de la République romaine », Hypothèses, 14, 1/2011, p. 207-218, p. 212.
13 Le problème a été clairement posé, il y a longtemps, par les plus grands géographes ruralistes. Voir notamment Silbert Albert, Le Portugal méditerranéen à la fin de l’Ancien Régime : xviiie siècle-début du xixe siècle. Contribution à l’histoire agraire comparée, Paris, SEVPEN, 1966, p. 1075 sq.
14 Cels Saint Hilaire Janine, La République des tribus, op. cit., p. 33-34 ; Linke Bernhard, Von der Verwandtschaft zum Staat. Die Entstehung politischer Organisationsformen in der frührömischen Geschichte, Stuttgart, Franz Steiner Verlag, 1995, p. 46 sq.
15 Cels Saint Hilaire Janine, La République des tribus, op. cit., p. 35.
16 Ibid., p. 39.
17 Ibid. Le caractère ancien de l’association semble confirmé par les vestiges archéologiques : le blé ne commence à apparaître à côté de l’épeautre qu’à partir du viie siècle av. J-.C., avant de se substituer plus ou moins rapidement à lui.
18 Smith Christopher John, Roman clan. The gens from ancient ideology to modern anthropology, Cambridge, Cambridge University Press, 2006, p. 169, 231.
19 Cels Saint-Hilaire Janine et Feuvrier-Prévotat Claire, « Guerres, échanges, pouvoir à Rome à l’époque archaïque », Dialogues d’histoire ancienne, vol. 5, 1979, p. 103-136, p. 104.
20 Ibid.
21 Capogrossi Colognesi Luigi, La terra in Roma antica: forme di proprietà e rapporti produttivi, vol. 1, Rome, 1981, p. 236.
22 Cels Saint-Hilaire Janine et Feuvrier-Prévotat Claire, « Guerres, échanges, pouvoir à Rome », art. cité, p. 104.
23 Hermon Ella, La question agraire à Rome. Habiter et partager les terres avant les Gracques, op. cit., p. 46.
24 Smith Christopher John, Roman clan, op. cit., p. 191.
25 Tarpin Michel, Vici et pagi dans l’Occident romain, op. cit., p. 191.
26 Homo Léon, Les institutions politiques romaines : de la cité à l’État, Paris, Albin Michel, 1970, p. 17.
27 Comme dans la définition donnée par Christopher John Smith : « L’appartenance à la gens passe à travers la lignée mâle. La gens s’étend au-delà de la famille agnatique pour inclure tous les membres qui ont le même nom et se considèrent comme plus ou moins apparentés » (Smith Christopher John, Roman clan, op. cit., p. 32).
28 Cels Saint-Hilaire Janine et Feuvrier-Prévotat Claire, « Guerres, échanges, pouvoir à Rome », art. cité, p. 113.
29 Cels Saint Hilaire Janine, La République des tribus, op. cit., p. 55.
30 Ibid., p. 54.
31 Homo Léon, Les institutions politiques romaines, op. cit., p. 17 ; Humm Michel, « Tribus et citoyenneté ; extension de la citoyenneté romaine et expansion territoriale », in von Martin Jehne und René Pfeilshifter, Herrschaft ohne Integration? Rom und Italien Republikanischer Zeit, Studien von Alten Geschichte, Band 4, 2006, p. 39-64, p. 45. L’anecdote est racontée par Tite-Live (liv. II 16, 3-6) et Denys d’Halicarnasse (Dion. Hal. ant. V 40).
32 Homo Léon, Les institutions politiques romaines, op. cit., p. 17.
33 Testart Alain, Les morts d’accompagnement. La servitude volontaire I, Paris, Éditions Errance, 2004a, p. 97.
34 Id., Éléments de classification des sociétés, op. cit., p. 109-110.
35 Hermon Ella, La question agraire à Rome. Habiter et partager les terres avant les Gracques, op. cit., p. 23.
36 Ibid., p. 31. L’expression ver sacrum (printemps sacré) désignait une pratique migratoire de la jeunesse mâle (iuvenes), contrainte de quitter la cité à la suite d’un arrangement avec les dieux. Elle prenait en général la forme d’une expédition militaire.
37 Plus exactement, « Notre thèse générale est que les fidélités personnelles qui assurent le pouvoir personnel sont aussi susceptibles d’y conduire » (Testart Alain, L’origine de l’État. La servitude volontaire II, Paris, Éditions Errance, 2004b, p. 91).
38 Testart Alain, Éléments de classification des sociétés, op. cit., p. 110.
39 Chouquer Gérard, La terre dans le monde romain : anthropologie, droit, géographie, Paris, Éditions Errance, 2010, p. 180 ; Hermon Ella, La question agraire à Rome. Habiter et partager les terres avant les Gracques, op. cit., p. 70, 181.
40 Amunátegui Perelló Carlos Felipe, « Las “gentes” y la propiedad colectiva », Revista de Estudios Histórico-Jurídicos [Sección Derecho Romano], XXXII (Valparaíso, Chile), 2010, p. 39-58.
41 Mastrocinque Attilio, « Propriété foncière archaïque et modèles d’interprétation moderne », in Ella Hermon (éd.), La question agraire à Rome : droit romain et société. Perceptions historiques et historiographiques, Côme, 1999, Edizioni New Press, p. 101-107.
42 Lanfranchi Thibaud, « Répartition des terres », art. cité, p. 209, 215.
43 Humm Michel, « Tribus et citoyenneté », art. cité, p. 42-43.
44 Ibid., p. 51.
45 Smith Christopher John, Roman clan, op. cit., p. 232.
46 Cité par Testart Alain, Éléments de classification des sociétés, op. cit., p. 112-113.
47 Cels Saint-Hilaire Janine et Feuvrier-Prévotat Claire, « Guerres, échanges, pouvoir à Rome », art. cité, p. 103-136. Les auteures rappellent que l’on voit « dans les gentes des groupes de familiae unis à la fois par des liens de voisinage, et vraisemblablement par la même, par des liens de parenté réelle » (p. 105).
48 Chouquer Gérard et Favory François, Les paysages de l’Antiquité. Terres et cadastres de l’Occident romain, Paris, Éditions Errance, 1991, p. 91 ; Chouquer Gérard, La terre dans le monde romain, op. cit., p. 180.
49 Humm Michel, « Tribus et citoyenneté », art. cité, p. 45.
50 Lanfranchi Thibaud, « Répartition des terres », art. cité, p. 209.
51 Amunátegui Perelló, Carlos Felipe, « Las “gentes” y la propiedad colectiva », art. cité, p. 55.
52 Cébeillac-Gervasoni Mireille, Chauvot Alain et Martin Jean-Pierre, Histoire romaine, Paris, Armand Colin, 2003, p. 35-37.
53 Smith Christopher John, Roman clan, op. cit., p. 174.
54 Cels Saint Hilaire Janine, La République des tribus, op. cit., p. 61.
55 Liou-Gille Bernadette, « La fondation de Rome : lectures de la tradition », Histoire urbaine, 2005/2 (no 13), p. 67-83, [DOI:10.3917/rhu.013.0067], [http://0-www-cairn-info.catalogue.libraries.london.ac.uk/revue-histoire-urbaine-2005-2-page-67.htm].
56 Tarpin Michel, Vici et pagi dans l’Occident romain, op. cit., p. 237.
57 Testart Alain, Éléments de classification des sociétés, op. cit., p. 84.
58 Ibid., p. 83.
59 Ibid., p. 84.
60 Schiavone Aldo, Ius. L’invention du droit en Occident, Paris, Belin, 2008, p. 146.
61 Ibid., p. 127-132.
62 Verdier Raymond, « Histoire du monopole étatique de la vengeance en Occident », in Verdier Raymond (dir.), Vengeance, Autrement « Mutations », 2004, p. 145-159, p. 147.
63 Peters Emrys L., préface de Jacob Black-Michaud, Cohesive Force. Feud in the Mediterranean and the Middle East, Oxford, Basil Blackwell, 1975, p. xiii.
64 Père Madeleine, Les Lobi. Tradition et changement. Burkina-Faso, t. 1 : Villages et traditions, Laval, Éditions Siloë, 1988, p. 166.
65 Grandazzi Alexandre, La Fondation de Rome, Paris, Les Belles Lettres, coll. « Histoire », 1991, p. 205, défend, avec d’autres auteurs, l’idée de la création du pomerium par Romulus. André Magdelain attribuait en revanche à Servius Tullius la démilitarisation de l’urbs (Magdelain André, De la royauté et du droit de Romulus à Sabinus, Rome, «L’Erma» di Bretschneider, 1995, p. 13).
66 Jacob Robert, « La question romaine du sacer. Ambivalence du sacré ou construction symbolique de la sortie du droit », Revue historique, no 639, 3/2006, p. 523-588, p. 536.
67 Suarez-Blazquez Guillermo, « Aproximacion al transito jurídico de la patria potestad. Desde Roma hasta el derecho altomedieval visigodo », Anuario da Facultade de Dereito da Universidade da Coruña, no 17, 2013, p. 605-634, p. 615.
68 Dumont Jean-Christian, « L’imperium du pater familias », Parenté et stratégies familiales dans l’Antiquité romaine, Actes de la table ronde des 2-4 octobre 1986 (Paris, Éditions de la Maison des sciences de l’homme), Rome, Publications de l’École française de Rome, 129, 1990, p. 475-495.
69 Schiavone Aldo, Ius. L’invention du droit en Occident, op. cit., p. 144.
70 Dumont Jean-Christian, « L’imperium du pater familias », art. cité, p. 477.
71 Ibid., note 13.
72 Ibid., p. 484.
73 Ibid., p. 493.
74 Ibid., p. 494.
75 Ibid., p. 484.
76 Pour Yann Thomas, la vitae necisque potestas ne semble pas être la conséquence la plus ultime de l’imperium du pater familias. Ce sont plutôt deux pouvoirs parallèles : « Un lien s’établit entre la vitae necisque potestas et l’imperium. Un même visage incarne deux pouvoirs dont l’exercice, aux yeux du peuple romain, offre le même et terrifiant spectacle » (Thomas Yann, « Vitae necisque potestas. Le père, la cité, la mort », Du châtiment dans la cité. Supplices corporels et peine de mort dans le monde antique, Table ronde de Rome, 9-11 novembre 1982, Rome, École française de Rome, Publications de l’École française de Rome, 79, 1984. p. 499-548, p. 516-517).
77 Ibid., p. 512.
78 Ibid., p. 545.
79 Suarez-Blazquez Guillermo, « Aproximación al transito jurídico de la patria potestad », art. cité, p. 615.
80 Dumont Jean-Christian, « L’imperium du pater familias », art. cité, p. 494.
81 Rix Helmut, « Ramnes, Tites, Luceres : mots étrusques ou latins? », Mélanges de l’École Française de Rome, 118-1, 2006, p. 167-175, p. 174.
82 Aldo Schiavone rappelle que les Tites, les Ramnes et les Luceres étaient séparées en Primi et Secundi, ce qui conduisait au choix symétrique de six vestales, selon le récit de Varron et de Festus (Schiavone Aldo, Ius. L’invention du droit en Occident, op. cit., p. 82).
83 Ibid., p. 119.
84 Richard Jean-Claude, Les origines de la plèbe romaine, op. cit., p. 9.
85 Ibid., p. 10.
86 Humm Michel, « Tribus et citoyenneté », art. cité, p. 44.
87 Ibid., p. 39-40.
88 Grandazzi Alexandre, « Des rois de Rome », in Yves-Marie Bercé (dir.), Les monarchies, Paris, PUF, 1997, p. 13-51, p. 43.
89 Ibid.
90 Balandier Georges, Anthropologie politique, op. cit., p. 164-165.
91 Ibid., p. 164.
92 Ibid.
93 Ibid.
94 Ibid.
95 Certains historiens ont même suggéré que Servius Tullius avait abandonné la campagne romaine « à la prédominance complète des gentes » (Cels Saint-Hilaire Janine et Feuvrier-Prévotat Claire, « Guerres, échanges, pouvoir à Rome », art. cité, p. 119).
96 Tarpin Michel, Vici et pagi dans l’Occident romain, op. cit., p. 86.
97 Humm Michel, « Tribus et citoyenneté », art. cité, p. 45.
98 Chouquer Gérard, La terre dans le monde romain, op. cit., p. 181.
99 Humm Michel, « Tribus et citoyenneté », art. cité, p. 45-46.
100 Testart Alain, Avant l’histoire. L’évolution des sociétés, de Lascaux à Carnac, op. cit., p. 488.
101 Hollard-Zirano Virginie, « Vote et territoire dans la Rome antique. Les migrations de la citoyenneté », La vie des idées.Fr, 28 août 2012. ISSN : 2105-3030, [http://www.laviedesidees.fr/Vote-et-territoire-dans-la-Rome.html].
102 Cels Saint-Hilaire Janine et Feuvrier-Prévotat Claire, art. cité, p. 104.
103 MacCotter Paul, Medieval Ireland: Territorial, Political and Economic Divisions, Dublin, Four Courts Press, 2008, chap. vii.
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