Ma conception du métier préfectoral
Entrées d’index
Index géographique : France
Texte intégral
1Vous m’avez demandé d’intervenir sur ma conception du métier préfectoral telle que je la perçois dans un monde en mutation profonde. Au fond, quelle est sa spécificité, quelles sont ses valeurs propres par rapport à d’autres métiers ? J’essayerai d’apporter quelques réponses, forcément partielles dans le cadre de cette intervention.
2Vous savez qu’avant d’intégrer le corps préfectoral j’ai poursuivi une partie de ma carrière dans d’autres ministères : au ministère de l’Équipement, notamment, avant d’avoir en charge la délégation à l’aménagement du territoire.
3Ma première réaction est de dire qu’il est difficile de parler de « métier » lorsqu’on se réfère au corps préfectoral. La notion de métier est souvent liée à un apprentissage, à la recherche d’une certaine perfection à l’intérieur d’un cadre assez bien défini. Les compagnons charpentiers pouvaient, eux, s’enorgueillir à juste titre de bien connaître leur métier. Un préfet doit – c’est la différence – s’adapter à de nombreuses situations, il doit « faire face » et cela avec la volonté de toujours servir l’intérêt général.
4Je pense pour ma part qu’il y a une place importante, dans la fonction, pour la recherche de cet équilibre entre l’intérêt général tel qu’on peut le concevoir et les réalités du terrain. Il ne s’agit pas de fabriquer la meilleure charpente s’appuyant un nombre d’or mais de réaliser le meilleur ouvrage possible selon les situations.
5J’évoquerai, maintenant, quelques enjeux qui me paraissent essentiels.
6La recherche du meilleur service du public est un premier objectif. C’est une question de mentalité : l’administration préfectorale n’est plus, depuis longtemps, enfermée dans une tour d’ivoire. Elle est au contraire sollicitée de toutes parts soit de par ses fonctions régaliennes (délivrance de titres, sécurité) soit de par ses missions d’aménagement, de médiation et de recherche d’une meilleure cohésion sociale et territoriale. Il est essentiel que le préfet soit à l’écoute des besoins et des aspirations. Cela suppose une administration moderne, active et surtout attentive. Rien n’est pire – lorsqu’on est sollicité sur un problème important – que de renvoyer, sans contrôle, sur d’autres : le préfet se doit d’assurer pleinement sa mission d’aménageur, de développeur et de médiateur.
7S’agissant de la modernisation des services, elle s’appuie d’abord sur les hommes et les femmes, et ensuite sur les technologies, particulièrement les nouvelles technologies.
8Il est clair que le préfet ne peut rien faire seul, ou bien peu de choses. Il doit s’appuyer sur ses collaborateurs et sur l’ensemble des personnels du cadre national de préfecture. Il est essentiel pour le préfet de bien posséder les techniques du « management » qui lui permettent de mobiliser et d’engager ses services.
9Cela suppose des relations de confiance avec le personnel et ses représentants, basées sur le fait que le préfet n’est pas en recherche « d’instants de gloire » mais au contraire – qu’il soit poussé par les vents ou qu’il ferraille – sur la nécessité de maintenir bien ferme le cap sur le bien public, autre dénomination plus ancienne de l’intérêt général.
10Pour cela, il n’y a guère de recettes. Au-delà du « management » c’est, je crois, la conviction intime, la rigueur de cette recherche qui fait naître chez les collaborateurs la même envie de servir. Finalement c’est peut-être ce mot de « service » qui l’emporte, selon moi, sur la notion de métier. À quoi sert en effet le savoir s’il n’est pas au service d’un idéal ?
11La mobilisation des collaborateurs est essentielle. Elle n’est pas suffisante. Il faut que le préfet sache utiliser à bon escient le sextant et la boussole et, aussi, de plus en plus, l’outil informatique.
12Il faut, en effet, être attentif aux nouvelles technologies et les intégrer pour un meilleur service.
13En Île-de-France, depuis quelques mois, nous avons un site Internet, nous avons aussi un SIT1 Intranet. Cela permet à la fois de rapprocher les services et de maintenir les liens avec le public, les usagers, en fait avec nos compatriotes car les frontières, les murailles, sont tombées.
14La révolution des nouvelles technologies – car il faut bien parler de révolution – a changé radicalement notre « relationnel » : la préfecture n’est plus un guichet avec ce que cela pouvait comporter parfois de froideur et de distance.
15Désormais, on le sait, un préfet peut être interpellé par des « e-mail », un usager peut commander sa carte grise ou son certificat de non-gage par Minitel ou sur son micro-ordinateur.
16Le préfet est, heureusement, descendu depuis bien longtemps dans le « siècle » et n’a plus de privilèges de Cour. Au-delà des discours, il doit faire en sorte que la préfecture soit, réellement, au quotidien, un service public.
17S’agissant des collaborateurs de préfecture, il est important que cette nouvelle mentalité, ouverte, attentive, et moderne, soit bien ancrée. Cela va demander, au-delà des convictions du préfet et de son équipe, des programmes de formation pour que disparaisse « l’esprit guichet ».
18Il est possible que je heurte des sensibilités mais l’on ne peut exiger des préfets qu’ils s’adaptent aux exigences de notre société sans que les collaborateurs, l’ensemble des fonctionnaires fassent – et je sais qu’ils le font – le même effort.
19Cela serait pure démagogie d’affirmer de grands principes si ces principes n’étaient pas assimilés par le « corps social » des préfectures ou bien par les fonctionnaires des services déconcentrés de l’État qu’il revient au préfet de coordonner et d’impulser.
20Au-delà du service public au quotidien, il y a les situations de crises qui sont des situations de « rupture » auxquelles il faut faire face en affirmant plus que jamais l’autorité et la capacité de réaction et de mobilisation de l’État.
21C’est en ce domaine, me semble-t-il, que le préfet peut donner le meilleur de lui-même.
22À cet égard je voudrais dire deux ou trois choses : la réactivité à une situation de crise suppose à la fois une certaine intuition (c’est la part de « caractère » du préfet) mais aussi une bonne remontée de l’information (c’est sa capacité à coordonner et à mobiliser les services). Elle est surtout directement tributaire de l’expertise qui est faite, au-delà des premières appréciations qui peuvent être divergentes. Il est vital à cet égard – j’ai eu l’occasion de le rappeler lors de notre dernière assemblée du corps préfectoral – que des services comme le COAD2 du ministère de l’Intérieur viennent en appui pour aider à la prise de décision.
23À l’époque de l’informatique et des nouvelles technologies, il est indispensable que le préfet dispose de l’exacte analyse d’une situation et des solutions possibles sachant qu’il lui revient, bien sûr, d’arbitrer et de trancher en dernier recours.
24Certes, il y a toujours une part d’improvisation mais elle ne saurait tenir seulement en une apparition plus ou moins médiatique sur un écran de télévision.
25Le préfet est souvent seul et, dans cette solitude, la gesticulation ne compte guère : il a besoin d’expertise et de plages de décisions. Je ne veux pas, bien sûr, incriminer les médias, mais un préfet n’est pas un jongleur. Il se doit de réagir comme un chef d’entreprise ou un chef d’état-major, encore faut-il que l’état-major fonctionne et soit bien constitué.
26C’est peut-être en cela que repose de plus en plus la part de responsabilité des préfets : tester comme un chef d’entreprise les « états-majors » et s’assurer de leur efficacité en toute occasion.
27La décentralisation n’a finalement pas, contrairement aux craintes exprimées, porté atteinte à l’autorité et à la légitimité des préfets. Cela d’autant qu’un large mouvement de déconcentration a renforcé la capacité de mobilisation, autour de lui, des services de l’État.
28Rien n’est donc venu, à mon sens, altérer la nature du dialogue avec les élus même si les modalités en ont changé. Cette relation est essentielle car ils incarnent la nation. Il est clair que le préfet doit être à l’écoute des élus locaux : il ne saurait se sentir seul, porteur d’un intérêt général désincarné.
29L’intérêt général – qui est la finalité même du service public – ne peut se définir que si l’on est à l’écoute du terrain, des citoyens, de leurs souhaits et même de leurs utopies, tout comme de leurs problèmes et aussi de leurs drames.
30Bien sûr « être à l’écoute » pour un préfet ne signifie aucunement faire preuve de faiblesse – dans l’appréciation qu’il peut faire par exemple du contrôle de légalité – mais tout simplement être attentif, observer et, à partir de là, arrêter son propre jugement. Je m’y suis efforcé dans mes différents postes. Ce n’est pas toujours facile, mais j’ai la conviction que l’on peut arbitrer, trancher dans le vif, à la condition d’expliquer et de ne jamais refuser le contact.
31Un préfet, au-delà d’une mission de « veille » et d’écoute, doit s’efforcer, bien sûr, de promouvoir le développement et l’aménagement de son département ou de sa région.
32Personne ne met en doute le rôle éminent, dans l’aménagement et la structuration de Paris et de la région parisienne du préfet Haussmann et plus récemment de Paul Delouvrier.
33Ces préfets ont marqué le temps de leur empreinte personnelle. Leur vision du développement – portée par une capacité d’imagination et d’action – s’est imposée durablement aux générations.
34Il est vrai que cette mission, essentielle, est de plus en plus partagée avec les élus et balisée par les contrats de plan. C’est là l’occasion pour le corps préfectoral de faire prévaloir le rôle de l’État, sachant que l’État ne peut arbitrer contre la Nation. C’est la nécessaire écoute des élus, la concertation qui permet l’émergence des projets avant la négociation et la prise de décision. Je constate à cet égard que les élus développent – au travers de leurs services ou de conseils – de plus en plus leur capacité d’expertise.
35Dans le cadre de cette coopération, plus rarement, d’un affrontement, il revient au corps préfectoral de mobiliser l’ensemble des services de l’État et, bien sûr, d’éviter que ne se forment des chapelles. L’irrédentisme de tel ou tel service ne peut que nuire à la cohésion et à la crédibilité de l’État.
36C’est bien là, en particulier, la justification essentielle des projets territoriaux que d’assurer la cohérence et la mobilisation des services. Les nouvelles technologies (Intranet, visiocommunication, messageries, etc.) permettent d’assurer une meilleure coordination.
37Il n’empêche que les technologies – si nouvelles qu’elles soient – ne remplacent pas l’homme avec sa foi, ses convictions et son caractère tout comme nos prédécesseurs d’il y a 200 ans. Seulement les leviers pour l’action se sont multipliés et il faut les utiliser à bon escient.
38Ainsi, s’il est essentiel pour un membre du corps préfectoral de mobiliser ses collaborateurs de la préfecture, d’être à l’écoute des élus, il est évidemment aussi important de diriger les services de l’État afin que leur action soit, toute, tendue vers un projet ou un but.
39L’autorité d’un préfet tient de plus en plus à la manière dont il sait animer les services de l’État et les mobiliser, par-delà un projet, sur une certaine déontologie de l’action administrative, mesurée ensuite par des résultats concrets en termes d’emploi, de rééquilibrage économique ou de prise en charge des situations de détresse ou d’exclusion.
40La nécessité d’assurer l’ordre et la sécurité n’est pas une mission nouvelle pour le corps préfectoral. Cela, au contraire, a été, de tout temps, l’une des missions essentielles. Il n’en reste pas moins qu’en ce domaine, les choses ont beaucoup évolué. Le préfet n’est plus seulement le « gestionnaire » des situations de crises. Il doit surtout, de par sa vigilance constante, les éviter sachant qu’il est à peu près responsable de tout – sauf peut-être de la vitesse du vent ! – La diversification des services, leur technicité accrue fait que, aux yeux de l’opinion publique, tout doit être prévu et évalué. C’est ce regard nouveau jeté sur lui qui pourrait être à l’origine d’une frilosité du corps préfectoral mais qui doit, au contraire, le renforcer car il lui confère une nouvelle légitimité.
41Certes, la chaîne des responsabilités devient infinie : c’est bien là l’une des caractéristiques de notre civilisation moderne : au-delà des droits définis par la Constitution apparaissent une multiplicité de « droits » qui érigent les responsables politiques ou administratifs en « protecteurs » dont un instant de défaillance est souvent condamné.
42Il s’agit là d’une nouvelle éthique à laquelle le corps préfectoral ne saurait se soustraire car, au-delà du droit positif, il y a le droit en mouvement. Cela suppose cependant une grande responsabilité et sérénité tant de la part du pouvoir exécutif que du pouvoir judiciaire.
43Ce « métier » du corps préfectoral, au-delà des contraintes et des défis énumérés, m’apparaît l’un des plus riches qu’il soit. Il permet d’abord d’influer sur le cours des choses : je l’ai ressenti tant à la préfecture de Seine-Saint-Denis qu’à la préfecture de la région d’Ile-de-France. Le constat, par exemple, de la paupérisation du Nord et d’une partie de l’Est de l’Ile-de-France que j’ai pu faire, je me suis donné – ou plutôt le gouvernement m’a donné – les moyens de le combattre. Les aides de l’Union européenne vont permettre de lutter contre ces déséquilibres.
44Je crois en cette mission qui concerne non seulement une région mais aussi un département, une ville, un quartier. Cette mission, même partagée, reste tout aussi noble qu’il y a deux siècles.
45Cette mission, c’est l’autre leçon que j’ai tirée de mes postes successifs, ne peut être conduite seul : elle suppose des partenaires, des contacts, bref un réseau qui ne peut être mobilisé que par la conviction de servir de manière désintéressée. Ce désintéressement est un point fort à l’actif du corps préfectoral.
46La présidence de l’Association du corps préfectoral m’a renforcé dans la certitude de ce désintéressement, de la loyauté et de la capacité d’adaptation des préfets et des préfectures.
47Au-delà des situations difficiles ou douloureuses dont j’ai eu à connaître, j’ai pu vérifier, au quotidien, quelle était la disponibilité du corps préfectoral et, dans les situations de crises, sa réactivité. J’ai, par ailleurs remarqué que tant la diversité des origines que celles des carrières font, de plus en plus, que cette vision élargie est relayée d’une administration à une autre, les préfets sachant passer le relais dans leur périple administratif.
48Pour conclure, je dirai que le sens de l’État c’est – au sein du corps préfectoral – la certitude que l’État faisant corps avec la nation traduit une valeur supérieure à celle de l’individu. C’est la charge et la chance du corps préfectoral, depuis 200 ans, que de vouloir et savoir mettre en valeur cet idéal.
49J’ai donc bien la conviction que notre institution se situe dans la mouvance de nos prédécesseurs. Des moyens nouveaux sont donnés, mais – en contrepartie – un nouvel équilibre des pouvoirs s’est instauré. Le dévouement, j’en suis persuadé, reste lui, intact.
Notes de bas de page
Auteur
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Un constructeur de la France du xxe siècle
La Société Auxiliaire d'Entreprises (SAE) et la naissance de la grande entreprise française de bâtiment (1924-1974)
Pierre Jambard
2008
Ouvriers bretons
Conflits d'usines, conflits identitaires en Bretagne dans les années 1968
Vincent Porhel
2008
L'intrusion balnéaire
Les populations littorales bretonnes et vendéennes face au tourisme (1800-1945)
Johan Vincent
2008
L'individu dans la famille à Rome au ive siècle
D'après l'œuvre d'Ambroise de Milan
Dominique Lhuillier-Martinetti
2008
L'éveil politique de la Savoie
Conflits ordinaires et rivalités nouvelles (1848-1853)
Sylvain Milbach
2008
L'évangélisation des Indiens du Mexique
Impact et réalité de la conquête spirituelle (xvie siècle)
Éric Roulet
2008
Les miroirs du silence
L'éducation des jeunes sourds dans l'Ouest, 1800-1934
Patrick Bourgalais
2008