La Grande Guerre des préfets de Maine-et-Loire
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Texte intégral
1La première guerre mondiale est un conflit de type nouveau qui implique la mise en œuvre totale et permanente pendant plus de quatre années de toutes les énergies nationales. Dans cette mobilisation tous azimuts les préfets sont naturellement appelés à jouer un rôle essentiel qui les entraîne, avec une bonne part d’improvisation tant la situation présente des caractères inédits, à intervenir dans tous les domaines de la vie politique, économique et sociale, plus systématiquement et surtout plus ouvertement qu’ils ne l’ont jamais fait, surtout dans un département à l’histoire et aux habitudes spécifiques comme le Maine-et-Loire.
2La guerre est conduite par l’État et le gouvernement en charge de la défense du territoire et des intérêts vitaux de la nation. Représentant l’un et nommé par l’autre le préfet conduit la guerre dans le département – celle des civils, celle donc de « l’autre front » – chargé d’abord et comme toujours de l’application des directives et de la politique gouvernementales. Il n’y a rien dans cette mission qui soit tout à fait nouveau et nous restons là en terrain connu. Mais si qualitativement la mission ne change guère sur ce point, sur le plan quantitatif, elle se charge lourdement avec une augmentation exponentielle des initiatives et règlements divers qui ont fort impressionné les contemporains. Là où l’État, quoique présent restait discret, il se fait lourdement omniprésent, là où il se contentait d’observer, il surveille, alors qu’il en restait à l’incitation, il ordonne, il ne se contente plus de freiner ou de conseiller, il interdit et menace. Dureté des temps et nécessité de la défense nationale obligent, le pouvoir central renforce donc sa présence et son action et donc son représentant est partout, tout le temps. En terre angevine cela n’est pas sans poser problème et l’activisme des préfets1 est facilement assimilé à un empiétement sur les usages locaux et à une atteinte aux libertés : un notable local, Olivier de Rougé, dénonce ainsi la persistance des réquisitions de produits agricoles en avril 1918 : « Si la réquisition se comprend fort bien au début d’une guerre alors qu’il faut bien parer au plus pressé, il est étonnant qu’au bout de trois ans on soit encore réduit à ce système qui ne doit être que transitoire et ne doit pas être un mode normal d’approvisionnement »2.
3De surcroît ces interventions sont effectuées au nom de la République, régime encore très mal accepté dans le département encore largement représenté par des élus monarchistes qui sont fort loin au moment où éclate la guerre d’avoir renoncé à leur hostilité à la « gueuse » et à un travail de sape du régime3. L’administration préfectorale tout entière a bien sûr pleinement conscience de cette situation : « Certains… regrette le sous-préfet de Cholet en février 1916, voudraient entretenir les querelles politiques et profiter des événements pour mettre en cause le régime et ses représentants ». Ses nouveaux collaborateurs qui ne connaissent pas cette situation particulière sont dûment chapitrés par le préfet : le contrôleur général des stocks agricoles, arrivé en mars 1918 se rappelle : « Un grand nombre de régions du département m’avaient cependant été signalées par le préfet dès mon arrivée comme particulièrement difficiles ». Que peut redouter un préfet tant soit peu au fait de l’histoire de la province et qui craint avant tout de se retrouver dans un mauvais cas, c’est-à-dire à la tête d’un département qui rechigne à l’effort de guerre. Il doit être tenté de faire des rapprochements entre deux situations, celle qu’il vit et celle de la révolution. On ne peut représenter la République sur les bords de la Loire en 1914 sans être taraudé par la similitude des deux situations : un pays envahi, un régime mal accepté bandant toutes les énergies pour la défense nationale, d’abord au moyen de lourdes levées d’hommes à travers le plat pays rétif de toute éternité à de telles ponctions. Et, pour faire monter le mécontentement et agiter le secteur par le sabre ou le goupillon des notables influents qu’on croit enclins à tort ou à raison au complot. De là à s’imaginer que les circonstances de la guerre soient l’occasion d’un surgeon de la révolte vendéenne de 1793, il n’y a qu’un pas qu’un haut fonctionnaire de la République, soucieux de ne pas être pris de cours a dû envisager. C’est bien pourquoi les deux préfets auscultent avec passion l’opinion publique de ce département réputé difficile. Certes renseigner le gouvernement sur l’état d’esprit des indigènes fait partie depuis toujours de leur mission, mais les conditions locales renforcent singulièrement cet aspect de leur travail.
4Ce qui complique la tâche du représentant de la République c’est qu’on ne lui demande plus seulement de faire en sorte que le régime et ses lois soient au moins tolérés, il faut en plus qu’il sache entraîner sans résistance excessive les populations à participer à un effort de guerre d’une ampleur jamais vue, de nature à marquer profondément leur vie quotidienne. Non seulement huit millions d’hommes sont mobilisés aux armées – 93 649, soit pour le seul Maine-et-Loire qui voit ainsi 83,31 % des hommes de 10 à 40 ans en 1911 happés par le front ! –, mais on demande aux civils restés à l’arrière d’alimenter un intense effort de guerre dans le contexte d’un conflit qui prend dès 1914 une dimension industrielle. Angers compte 21 usines qui travaillent pour l’armée, employant 6 952 personnes dont la moitié sont des femmes. Il faut aussi que ces mêmes civils, cette fois dans les campagnes qui ont livré 55 745 paysans aux armées, alimentent les troupes alors même que la main d’œuvre rurale est rare et chère. Cela se réalise au moyen de lourds prélèvements opérés à l’occasion de réquisitions : on apprend ainsi en 1915 que le cheptel du département a été ponctionné à hauteur de 45 % de ses effectifs d’avant la guerre ! En plus de ce qui constitue déjà un considérable effort s’ajoute une longue théorie de charges spécifiquement liées à la guerre : d’abord l’accueil, le ravitaillement et le soin des quelques 50 000 à 60 000 soldats blessés hospitalisés qui se succèdent dans les 112 établissements sanitaires et hospitaliers de la province dont les 3/4 ont été créés à cette occasion. La prise en charge de réfugiés ensuite, dont l’arrivée en Anjou est l’occasion de réaliser que contrairement aux certitudes qui semblaient animer le pays tout entier, le territoire national est largement envahi et occupé : ils sont de 5 000 à 32 000 suivant les périodes, répartis à partir de la capitale où ils sont dans un premier temps accueillis, dans la quasi totalité des communes du département. Si l’on veut être complet sur l’effort demandé aux civils, il faut aussi évoquer les multiples emprunts destinés trouver les ressources du plus coûteux des conflits que le pays ait jamais eu à financer. En 1918 plus de 38 000 Angevins se sont décidés à souscrire. Nombreuses et variées sont aussi les journées durant lesquelles on sollicite l’obole des populations pour les multiples catégories d’acteurs ou de victimes de la guerre, des Belges aux Serbes, des prisonniers aux troupes coloniales, des tuberculeux aux orphelins… Dans ce considérable effort collectif demandé aux populations, incessant pendant les quatre années de la guerre et varié dans ses formes, on rencontre de manière permanente l’administration préfectorale : au moment de la mise en place lorsqu’il s’agit d’annoncer et d’organiser, puis lorsqu’il faut passer au stade de la réalisation et de son suivi, enfin au moment du bilan. C’en est au point qu’écrire l’histoire de la préfecture c’est faire quasiment le récit de celle de la guerre elle-même dans la province.
5Or lorsqu’éclate la guerre, le préfet, en admettant qu’il soit lui même préparé à de tels travaux d’Hercule – ce qui nous paraît fort douteux – est loin d’avoir les moyens matériels et humains d’assumer un tel effort tout simplement parce que l’on table sur une guerre rapidement victorieuse qui doit ramener les Angevins pour fêter la victoire sur la place du Ralliement au plus tard pour Noël. On pense alors pouvoir assumer l’effort de guerre dans le cadre et avec les ressources et moyens existants. Qu’on en juge : le sous-préfet de Segré n’a pas d’automobile pour faire sa tournée des communes en 1914, et son supérieur hiérarchique est un moment immobilisé faute de pneumatiques. Quant au personnel pour gérer les dossiers qui se multiplient, il est insuffisant et raréfié par la mobilisation. Comment faire face par exemple à la crue constante de demandes d’allocations aux familles de mobilisés qui passent de 18 500 à 28 500 en avril 1917 ? Qui va s’occuper de la surveillance des ensemencements puis des récoltes et enfin de la gestion des stocks de céréales à travers tout le département, ce qui implique à chaque étape la vérification de 180 000 dossiers en 1918 ? Pour venir à bout de ces montagnes de papiers dont dépendent rien moins que la survie de milliers de familles et l’alimentation du département, le préfet ne peut compter que sur l’aide de l’autorité militaire qui seule dispose d’une réserve de main d’œuvre dans ses casernes, mais qui – impératif de la défense nationale oblige – répugne à s’en séparer. Tout de même six auxiliaires sont détachés en 1914 pour s’occuper des allocations, puis vingt autres pour les céréales. Mais pour ne pas en faire des « planqués » l’armée les rappelle vite… juste au moment où ils sont devenus efficaces dans leur besogne qu’il faut alors apprendre aux nouveaux arrivants.
6Le bénévolat constitue un autre appui important de l’action préfectorale, irremplaçable pour l’organisation des quêtes et des journées, indispensable pour l’expédition des colis aux soldats ou la mise en place et le fonctionnement d’une structure hospitalière. Tout Saumur s’agite par exemple à l’été 1914 pour porter de 50 à 1 000 les places destinées aux blessés. Louis Anis décrit une activité de ruche : « Partout on blanchi les locaux, on installe les services ; les jeunes gens parcourent la ville avec des voitures pour recueillir la literie, le linge, les objets mobiliers de toute sorte, et des provisions ; les jeunes filles s’occupent au nettoyage ; les infirmières préparent les pansements ; les brancardiers mobilistes s’en vont à Paris et jusqu’à Caen chercher gaze et coton ; les habitants des environs de Saumur offrent des denrées de toute nature ; tout le monde rivalise de zèle… ». Le préfet peut aussi compter évidemment sur la collaboration très active de toutes les administrations de l’État dont l’avantage est qu’elles irriguent les moindres recoins de son département. À Seiches les élèves de l’école primaire gâtent les blessés et un rituel se met en place décrit par le directeur : « Depuis plus d’un an cette œuvre fonctionne et tous les samedis soir à 4 heures, Madame Guérif (qui est chargée de la distribution de linge aux soldats) se rend à l’ambulance accompagnée de six élèves (trois de chaque classe à tour de rôle) porteurs d’objets achetés avec le produit de la quête de la semaine ». Ce bénévolat d’ambulance et cet activisme de quête sont pain béni d’autant qu’ils sont – surtout au début, moins par la suite – largement spontanés. Foisonnants et multiformes, ils risquent d’échapper au préfet qui pourtant est tenu au courant par les différents échelons de l’administration qui ne manquent pas de s’en prévaloir : montrer que les élèves participent largement aux œuvres de guerre est pour toute la chaîne hiérarchique de l’instruction publique par exemple, de l’instituteur à l’inspecteur d’académie un bon faire valoir. « Mes 34 élèves et moi – explique un maître – nous nous sommes toujours fait scrupule d’obéir rigoureusement aux conseils de Monsieur le Préfet et de Monsieur l’inspecteur d’académie. Notre concours est trop désintéressé pour ne pas attendre de lui même sa récompense : la plus belle. Toutefois, je dois ajouter que c’est un élément appréciable de notre satisfaction que d’avoir conscience d’être agréables à nos chefs. On peut compter sur nous ». Bien convaincue de ce zèle, l’administration préfectorale prend vite l’habitude d’y avoir recours, surtout lorsqu’il s’agit de toucher pour le solliciter l’Angevin des bocages les plus reculés du chef-lieu. Dans ce cas l’affiche rédigée en ville, bien tournée, richement argumentée du représentant d’une République dans laquelle on n’a qu’une confiance limitée ne suffit pas et paraît même contre productive. Rien ne remplace alors les services des fantassins de base de l’action de l’État en milieu rural. On pourrait prendre l’exemple des emprunts qu’il faut présenter, justifier, expliquer avec soin à des épargnants inquiets du devenir de leurs économies. Le sous-préfet de Baugé explique : « Ce sont les visites faites par des gens connus qui déterminent ceux-ci à souscrire et cela seulement ». Les facteurs glissent un mot, les instituteurs osent des conférences, les percepteurs se multiplient comme celui de Noyant « qui est depuis quinze ans dans la région où il ne compte que des sympathies ». Autre exemple, celui de l’agent voyer en chef qui rend ainsi compte au préfet de son action contre la diffusion des mauvais bruits : « J’invite tous les agents voyers du département à répondre à votre appel patriotique en s’efforçant de maintenir dans le personnel des sous-agents du service et partout autour d’eux une confiance absolue ». Ce sont bien eux qui sont les artisans du succès des campagnes en direction des populations.
7Mais pour relayer leur action et la diffuser les préfets de Maine-et-Loire ne peuvent se passer du recours à d’autres maillons, ceux des notables en tous genres : les représentants élus, des maires aux députés en passant par les conseillers généraux, intermédiaires indispensables puisqu’ils ont une fonction officielle et légale et qu’ils jouissent de la confiance de la population. Le préfet les mobilise en ces termes lorsqu’il s’agit de contrebattre en 1915 les fausses nouvelles qui rôdent un peu partout : « Il appartient à tous ceux qui sont qualifiés soit par leur situation d’élus, soit par leur situation sociale, soit par leurs fonctions, d’exercer sur leurs concitoyens une influence salutaire, et je fais appel dans ce but à votre dévouement patriotique ». Ils ne peuvent refuser leur collaboration, mais y mettent souvent des conditions car ils craignent que certaines opérations auxquelles le préfet veut les associer – réquisitions, répartitions – ne les mettent dans des positions délicates. Ainsi le maire de Chalonnes, très dévoué, borne son rôle lorsqu’on lui demande de répartir le charbon dans son secteur : « j’emmagasine le charbon que vous m’envoyez, je le répartis entre les communes suivant vos instructions et c’est tout. Je ne veux aucune contestation avec les maires ». Certaines personnalités connues du monde artistique et littéraire, lues et écoutées comme l’académicien René Bazin peuvent également être utiles, les responsables aussi des associations ou organisations syndicales, comme Ludovic Ménard4, le leader incontesté du monde ardoisier, ou André Bahonneau responsable de la bourse du travail. Par l’intermédiaire de ces derniers le préfet peut toucher un milieu ouvrier dont le poids est loin d’être négligeable dans un Anjou réputé rural et la participation à l’effort de guerre industriel essentielle. Comment pour terminer cette revue des forces d’encadrement et d’animation de l’effort de guerre, ne pas insister sur la place que doit inévitablement prendre dans cette région très catholique et cléricale, l’Église, force structurée, présente partout et de surcroît habituée par vocation à l’action d’animation et d’entraide (« on sait quelle est la puissance d’action du clergé dans ce département » rappelle le préfet au ministre de l’Intérieur en 1916). Or nous l’avons déjà suggéré toutes ces institutions ou personnalités sont souvent au mieux en délicatesse, fréquemment en conflit avec la République et son représentant. L’Église n’a pas oublié la loi de séparation ni même les persécutions de la Révolution si prononcées en Anjou, les notables sont encore fréquemment au Roi, le monde ouvrier, encore largement replié sur lui même, déçu par le régime et travaillé par les doctrines révolutionnaires par ailleurs largement pacifistes et antimilitaristes. En temps de paix le préfet peut se contenter de surveiller et de menacer les plus actifs, d’encourager leurs adversaires républicains. Il n’a recours aux élus que pour la stricte application des lois et règlements dans un cadre strictement administratif et les contacts avec eux sont réduits et rugueux5. La guerre impose que l’on sorte de cette routine codifiée de l’affrontement d’usage et que l’on s’aventure au-delà sur les voies d’une collaboration entre ennemis politiques pour assurer la réussite de l’effort de guerre. C’est le représentant de la République qui se trouve dans la position la plus inconfortable, celle du demandeur qui sollicite une aide de l’adversaire.
8Ce dernier est d’autant plus méfiant que l’administration préfectorale est la détentrice et la distributrice de la manne de l’aide publique. Les allocations aux familles de mobilisés constituent un appoint de revenus essentiel qui pour les plus modestes peut presque compenser le salaire de l’absent. L’agrément final est donné par la préfecture au vu du dossier du demandeur et après avis d’une commission locale. Pour les notables cela constitue un redoutable danger qui met en péril leur rôle traditionnel de protecteurs des populations (Delahaye dit « mes communes »). Ce rôle risque d’être capté et confisqué par le représentant de la République pour le plus grand profit de ce régime lui même qui, en atténuant autant que possible les souffrances des populations peut grandement améliorer son image. Et, alors que la République était dénoncée comme un régime corrompu et inefficace, incapable de prendre en charge la défense de la Patrie et uniquement soucieuse des intérêts privés de ses sympathisants, elle peut à l’occasion de la guerre faire litière de ces accusations. Le sous-préfet des Mauges l’a bien vu : « Ils (ses adversaires) sentent bien que la victoire contre l’Allemagne sera la victoire de la République ».
9Encore faut-il la gagner cette guerre. Comment procéder, quelle politique adopter pour entraîner tout ce monde à priori méfiant ? La mission des préfets se trouve en fait grandement facilitée par l’existence de l’union sacrée derrière laquelle ils s’abritent durant toute la guerre et au-delà. Apparue dès l’été 1914, cette doctrine qui à vocation de servir de ligne de conduite globale s’imposant à tous, dit que face aux dangers mortels qui menacent la patrie, et pour la mise en œuvre de l’union qui peut seule permettre d’y faire face, les luttes politiques doivent être mises sous l’éteignoir6. C’est la suspension de la vie politique, la défense de la patrie occupant tout l’espace civique et administratif. Cela permet donc au préfet de cesser d’apparaître comme le représentant de la République pour ne plus rester que l’animateur de l’effort de guerre. Les demandes qu’il présente ne sont donc plus celles de régime dans son intérêt mais celle de la Patrie pour sa défense. Ce qu’il perd en identité, il le gagne en capacité d’action. Comment en effet dans ces conditions refuser de collaborer avec lui pour une cause aussi noble ? Ceci d’autant que les notables affichent depuis longtemps un patriotisme ombrageux proche parfois du nationalisme (qu’on lise à ce sujet les éditoriaux enflammés de René Bazin dans l’Écho de Paris7). L’union sacrée fonctionne donc comme un piège pour les adversaires de la République qui ne peuvent y porter ouvertement atteinte sans aller contre leurs propres convictions patriotiques et sans risquer l’accusation grave d’entraver l’impératif de défense nationale. Les voilà condamnés sinon au silence, du moins à une grande discrétion qui rend leurs attaques inefficaces. Le sous-préfet de Cholet explique à son supérieur hiérarchique en évoquant les nuisances éventuelles de leurs adversaires : « …leurs attaques contre les fonctionnaires, contre les représentants de nos institutions restent forcément discrètes et n’atteignent pas le but qu’ils se proposent. C’est qu’ils ne peuvent rien contre un état d’esprit général qui, pour le moment, met au dessus de tout le salut de la France ». Jules Delahaye8, le plus pugnace sans doute des monarchistes angevins avouera après la guerre avoir porté l’union sacrée comme une croix ! Ils agissent néanmoins parce qu’il en va de leur position même de notables, en pointant les erreurs de l’administration, poussant les populations à la revendication en espérant exploiter les refus, dénonçant comme partisans les arbitrages rendus et comme politiques les choix opérés. Edmond Fabre se plaint de leur duplicité au ministre de l’Intérieur en 1916 : « Ils font auprès des cultivateurs une campagne de surenchère pour le prix qui doit leur être payé pour les réquisitions militaires, pour la main d’œuvre qui doit leur être fournie, pour les permissions qui doivent être accordées aux militaires, pour les sursis d’appel qui doivent être obtenus, etc. Et comme la majeure partie de ces belles promesses ne peut être réalisée, ils en rejettent naturellement la responsabilité sur les pouvoirs publics et prennent auprès des cultivateurs déçus figure de défenseurs ».
10C’est toujours en maniant l’argument de l’union sacrée que le préfet multiplie les créations d’organismes divers en y associant les notabilités les plus diverses au nom de l’union et de l’efficacité. Les débats y sont parfois fort vifs et c’est là que l’action de l’exécutif départemental est contestée. Mais la grogne reste le plus souvent confinée à ces enceintes qui ont pour fonction de leur servir d’exutoire. Les reproches à l’intérieur font partie du débat utile, à l’extérieur ils deviendraient une inadmissible remise en cause de l’union sacrée. Ainsi en juin 1915 le préfet croit de bonne politique pour la préservation de cheptel angevin d’interdire l’abattage des veaux. Delahaye et le Duc de Blacas crient à l’incompétence et font remarquer (fort justement d’ailleurs) qu’en procédant ainsi on sacrifie la production de lait et de beurre et donc la trésorerie des fermes. Mais le coup de patte final de De Blacas sur le mode libéral constitue bien une agression politique : « les meilleurs défenseurs du cheptel sont sûrement les propriétaires du cheptel ». Avec habileté le préfet fait en sorte que les intérêts contradictoires se neutralisent. Lorsqu’à la commission de fixation des prix agricoles les représentants du monde rural poussent trop fort à la hausse et crient à l’étranglement du producteur, il fait rentrer des représentants du monde ouvrier qui font valoir que la paix sociale en ville dépend de la modération des coûts du ravitaillement. Il a bien compris d’ailleurs que la rivalité des villes et des campagnes que les sous-préfets ou le Maire d’Angers voient s’aiguiser, consolide paradoxalement la situation en empêchant l’Angevin des villes et celui des champs qui ont des soucis différents et des intérêts contradictoires, d’additionner leurs mécontentements et de coordonner leurs actions.
11Organes de réflexion et de décision, les comités et commissions poussent comme des champignons, toujours sous le patronage ou la présidence du préfet et de ses représentants9. Nous en avons répertorié 19. Ils ont quatre objectifs principaux : d’abord assurer l’approvisionnement en matières premières et denrées de première nécessité pour les besoins civils et militaires ; en maîtriser les prix. Puis réguler la production agricole et industrielle, gérer la main d’œuvre et les rapports sociaux ensuite (on voit l’administration préfectorale s’interposer dans une posture de conciliateur entre patrons et ouvriers lorsque les grèves se multiplient en 1917 afin d’obtenir des augmentations de salaires face aux prix qui s’envolent), enfin orienter et coordonner les élans de la générosité publique. C’est d’ailleurs par ce dernier point que le Préfet a inauguré sa fringale comitiale en créant dès septembre 1914 le « comité de secours aux victimes de la guerre », véritable sénat de la notabilité angevine On peut s’en étonner alors que ses premiers rapports de guerre établissent que ses grands soucis sont plutôt liés au ravitaillement (les boulangers, mobilisés, font défaut) ou au manque de travail qui lui fait « redouter une agitation qui pourrait vite dégénérer en émeute et avoir les conséquences les plus graves » (8 août 1914). En fait Edmond Fabre, affirme ainsi sa volonté comme il l’explique à son ministre de tutelle en 1916 « de maintenir le ciment de l’union sous l’influence du pouvoir central », comprenons garder le contrôle de la générosité publique pour mieux affirmer en être à l’origine et s’en assurer le bénéfice politique.
12Au total l’autorité préfectorale s’enlise dans l’intendance, s’agite entre grain de blé et boulet de charbon, le regard fixé sur les courbes, du chômage, des prix, des salaires comme sur la ligne bleue des Vosges. Les moments les plus difficiles, les épreuves les plus ardues à surmonter pour un préfet ne coïncident pas avec les mauvaises nouvelles du front qui parviennent en Anjou très atténuées, mais sont plutôt contemporaines des moissons (le spectre de la soudure réapparaît !), des vendanges ou des premiers frimas qui saisissent les villes. Les soldats (sauf par leur comportement de soudards en ville, parfois) lui procurent moins de soucis que les ouvriers agricoles qui abusent de la rareté de la main d’œuvre dans les champs désespérant par leurs exigences les agricultrices femmes de mobilisés. On comprend ce soin de l’intendance lorsque le Préfet, quelque peu choqué, en situe l’importance pour le moral des populations : « Il est pénible de constater que, alors que les angoisses patriotiques et les douleurs familiales ont été supportées vaillamment, les difficultés purement matérielles sont fort mal acceptées, et qu’une grande partie du public essaie de s’y soustraire, se refusant à comprendre ou à accomplir ce devoir national ». Le préfet se fait très vite une raison et prend l’habitude dans ses appels à la population d’affirmer que livrer ses récoltes aux réquisitions ou son or aux collectes est certes un devoir patriotique que ceux de l’arrière doivent à ceux de l’avant, mais aussi une bonne opération pour les intérêts privés. Le début de l’été 1917, après le désastreux échec sur le Chemin de Dames, qui voit pour la seule fois de la période tous les problèmes coïncider et conjuguer leurs effets, est le moment le plus délicat que le préfet ait à négocier. Cela justifie un rapport inquiet au ministre en juin : « L’état d’esprit de la population… qui était très élevé il y a deux mois a subi depuis lors une sérieuse atteinte qui se manifeste d’une manière générale ». Inquiet disions-nous, mais pas alarmiste : on constate que les rapports préfectoraux ignorent ce ton bien que les repentirs des brouillons trahissent la tentation d’y avoir recours. S’y laisser aller serait s’exposer au reproche de céder à la panique et, pire, de ne pas avoir su anticiper les difficultés. Le schéma du rapport type est donc le suivant : le moral des Angevins est acceptable (risque d’erreur d’appréciation réduit), mais il est moins bon qu’il n’a été (assurance contre une mauvaise surprise). Suit une analyse géographique et sociologique fine des différences de comportements – villes, campagnes, bourgeois, ouvriers, paysans – les facteurs d’évolution viennent ensuite en distinguant les nouvelles du front, les causes économiques et politiques. S’y mêle l’exposé de l’action préfectorale avec mise en valeur discrète du soin apporté à l’application des instructions, et des limites auxquelles elle se heurte (justification de quelques résultats insuffisants ou tardifs). Le préfet ne semble guère se renseigner directement et avoir des contacts directs avec les populations dont il ausculte le moral. Il s’appuie sur les rapports des sous-préfets, de quelques élus, du maire et du commissaire central d’Angers, du commissaire spécial qui puise ses renseignements dans les gares et les trains mais ne fait jamais allusion à la presse.
13Quel bilan peut on faire de l’action des préfets en Anjou ? Leur énorme travail n’est pas pour rien dans le comportement constant et courageux de la province face aux épreuves de guerre. Mais plus encore que ce travail, ce qui frappe c’est l’habileté dont ils font preuve. Que ce soit par calcul ou par empathie, ils savent ménager les Angevins et avant tout respecter leurs usages et leur particularisme. Il faut voir le soin inhabituel avec lequel l’Église est traitée : on laisse les croix s’afficher dans quelques lieux publics d’où la loi les proscrit, l’évêque, qui bénit le départ des troupes, peut procéder impunément à quelques baptêmes dans des hôpitaux militaires. Edmond Fabre ne manque pas une occasion de louer l’action du clergé : « je dois en particulier rendre ce témoignage à Monsieur l’Evêque d’Angers que j’ai trouvé auprès de lui en toute circonstance le concours le plus précieux » (juin 1917). « En Anjou la pression ne prend jamais » a-t-on prévenu. Soit : chaque sollicitation du préfet est présentée comme une demande de collaboration exclusive de toute contrainte. En janvier 1917, invitant les particuliers à renoncer à la fabrication de pâtisseries la préfecture précise : « Il ne saurait s’agir là d’une interdiction impérieuse, l’administration n’exerçant pas de contrôle à domicile, c’est à leur bonne volonté que le préfet s’adresse ». En octobre 1917 ce dernier est de ceux qui s’opposent au projet de faire signer aux populations un serment civique par lequel elles s’engageraient à tenir au motif « qu’on verrait peut être là une sorte de pression officielle à faire prendre par la population un engagement à supporter une situation qu’elle prévoit ». On a aussi la nette impression que le préfet protège son département lorsqu’il juge que le pouvoir central ou les autorités militaires lui en demandent trop. En 1918 Paul Bouju freine des quatre fers la mise en vigueur de la carte de pain pour en limiter la consommation au point qu’il se fait morigéner par Paris : « Il paraît indispensable que vous teniez personnellement la main à ce que tout le nécessaire soit fait pour que le ministre ait dans votre département toutes les satisfactions qu’il attend ». Son prédécesseur défend aussi bec et ongles les producteurs de fourrages qui en 1917 subissent à ses yeux un assaut systématique des fournisseurs aux armées : il s’acharne et réussi à faire baisser leurs exigences. Il faut dire qu’une forte résistance se dessinait. Cette défense du monde rural a cependant une double limite : il faut que les quantités nécessaires soient livrées et il convient que les prix consentis aux producteurs ne soient pas trop élevés pour les consommateurs des villes : la marge est étroite ! Cette défense du monde rural nous vaut aussi le seul accrochage entre l’autorité civile et les militaires : le préfet doit à plusieurs reprises monter au créneau contre la place qui lui compte trop chichement la main d’œuvre militaire risquant ainsi de compromettre une récolte déjà médiocrement grenante. Dernier exemple et retour aux questions politiques : le printemps 1918 voit un dernier afflux de réfugiés chassées par les ultimes offensives allemandes. Un enquête par communes fait le point des capacités d’accueil : l’arrondissement de Cholet fait 40 % des propositions mais n’est sollicité qu’à hauteur de 25 % alors que le secteur d’Angers ou de Saumur déjà lourdement chargés comblent 60 à 75 % de leurs places. Après s’être assuré de leurs bonnes dispositions, on ménage donc les régions réputées difficiles, on gère avec précaution les flux pour éviter les refus.
14Les préfets ont fait une bonne guerre avec les Angevins parce qu’ils ont su les convaincre qu’ils étaient à leurs côtés, parce qu’ils ont su aussi se mettre sans préventions ni exclusives à l’écoute de tous. Dans ses bilans, le préfet peut sans mal démontrer que la manne de la première pousse de l’État providence a autant soulagé les souffrances de l’Anjou blanc que celles de l’Anjou bleu. Cette « première grande épreuve nationale du xxe siècle » (François Lebrun) a pu, grâce à l’action préfectorale et aux soutiens nombreux qu’elle a rencontrés, être vécue comme un tragique épisode de réconciliation dans cette terre de vieilles guerres franco-françaises10. Leur action s’apprécie mieux encore lorsqu’on la compare à celles de leurs collègues de la seconde guerre. Il n’est plus question pour ces derniers de faire face aux difficultés par l’union. Au contraire, à leurs yeux, l’adversaire n’est plus seulement la puissance étrangère occupante, mais aussi « l’anti-France », ces forces qui, à l’intérieur même de la communauté nationale ou sur ses marges, lui nuisent par leur action ou leur existence même : étrangers, juifs, communistes et même simples démocrates. Contre elles l’administration préfectorale, à l’exception notable du second sous-préfet de Saumur, proche de la Résistance, orchestre alors, parfois en étroite liaison avec l’occupant, des politiques d’exclusion ou de combat. C’était renouer avec une perspective de luttes internes avec laquelle leurs prédécesseurs avaient justement voulu rompre11.
Notes de bas de page
1 Deux Préfets se succèdent dans le département. Edmond Fabre d’abord, arrivé de Charente en juillet 1914, jusqu’en novembre 1917. Sa nomination dans l’Oise, proche du front est sans doute un signe de confiance du gouvernement. Paul Bouju qui lui succède jusqu’en janvier 1920 vient du ministère de l’intérieur où il était directeur de la sûreté. Clémenceau qui l’a sans doute connu lorsqu’il était en poste dans le midi ne semble pas avoir voulu l’associer à son entreprise de reprise en mains de l’opinion. Voir les notices biographiques du présent ouvrage.
2 Toutes les citations de cet article sont extraites de : Jacobzone Alain, En Anjou loin du front, Vauchrétien, éditions Ivan Davy, 1988.
3 République et Républicains en Anjou, Annales de Bretagne et des pays de la Loire, tome 99, Année 1992, numéro 4.
4 François Lebrun, Alain Jacobzone, Ludovic Ménard, fondateur du syndicalisme ardoisier, Trélazé, 1985. Le préfet se félicite à plusieurs reprises de sa participation exemplaire à l’union sacrée. Le préfet est présent en 1935 aux obsèques de cet ancien militant anarchiste.
5 On peut s’en faire une idée en consultant les délibérations des assemblées du Conseil général auxquelles le préfet assiste.
6 Jean Jacques Becker, La France en guerre, la grande mutation, Complexe, 1988.
7 « Nous avons souffert et sacrifié beaucoup de sang : il en fallait pour expier ». L’Écho de Paris, 5 juillet 1915.
8 Député puis sénateur monarchiste du choletais, un des inventeurs de l’affaire de Panama, il est l’un des plus durables adversaires de la République, au-delà même de la guerre. Sa mise à l’écart par les notables conservateurs angevins dans les années vingt, est un des signes les plus nets de l’évolution politique de ces milieux à la suite de la guerre. On renonce au combat perdu contre le régime. Voir Joly, Dictionnaire des parlementaires.
9 Fabienne Bock, L’exubérance de l’état en France de 1914 à 1918, Vingtième siècle, numéro 3, 1984.
10 Jean Clément Martin, La Vendée de la mémoire (1800-1980), le Seuil, 1989.
11 Frédéric Le Moigne, La préfecture régionale d’Angers de 1941 à 1944, Mémoire de maîtrise d’histoire, Université d’Angers, 1994.
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