Le modèle du préfet français en Roumanie au xixe siècle
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1Dans son Message au trône de janvier 1865, l’Assemblée Roumaine faisait l’éloge des réformes institutionnelles accomplies pendant le règne du prince Alexandru Ioan Cuza : « Ces institutions, basées sur les principes éternels de 1789, sont très chères à notre nation et l’Assemblée […] assume devant Votre Majesté le devoir sacré de les défendre et de les conserver comme le bien le plus précieux, comme le patrimoine le plus saint de notre société »1. Une des créations de l’année 1864 fut le préfet, représentant du pouvoir central dans la nouvelle organisation administrative des Principautés Unies. L’essentiel de ses fonctions et sa dénomination sont calquées sur le modèle français. Si les députés roumains affirment leur adhésion démonstrative aux principes de 1789, l’impact du modèle français sur la modernisation de l’État roumain est une réalité bien plus complexe. Pourquoi choisir le modèle français du préfet en Roumanie, pays si lointain et si différent de la France dans ses institutions traditionnelles, dans son organisation politique et dans sa réalité sociale ? Le préfet roumain est-il un « frère jumeau » du préfet français dans ses attributions et ses pouvoirs ? Quel préfet français essaye-t-on de copier en Roumanie : celui du Premier Empire ou celui du Second Empire ? Répondre à ces quelques questions nous oblige de rétablir d’abord le contexte de la réforme de 1864, par une courte incursion dans l’histoire des Principautés roumaines au milieu du xixe siècle.
2Les deux Principautés danubiennes, la Moldavie et la Valachie se trouvent encore – et cela depuis le xve siècle – sous la suzeraineté de l’Empire ottoman qui contrôle leur politique extérieure, perçoit un tribut annuel et confirme les princes. Les Capitulations avec la Sublime Porte garantissent aux deux Principautés le statut d’autonomie qui consiste dans le respect de leurs frontières, de leurs propres gouvernements et administrations et l’interdiction pour les sujets musulmans du sultan d’acquérir des propriétés foncières et de bâtir des lieux de culte sur le territoire de la Valachie et de la Moldavie. Depuis les années 1820, la Russie exerce un droit de protection sur les deux Principautés qui se traduit surtout par le contrôle de leur vie politique. Après la défaite russe dans la guerre de Crimée, le Congrès de Paris, en 1856, confirme la suzeraineté ottomane et décide de remplacer le protectorat russe par la garantie collective de sept Puissances : France, Grande-Bretagne, Autriche, Russie, Prusse, Sardaigne et Piémont. La Porte – qui s’engage à conserver « une administration nationale et indépendante » de la Valachie et de la Moldavie (article 23) – est invitée à convoquer dans chacune des deux provinces des divans ad hoc (des assemblées représentatives). Elles sont appelées à exprimer les vœux de la population sur l’organisation définitive des Principautés (article 24). Les deux Assemblées décident l’union de la Valachie et de la Moldavie, avec, à la tête du nouvel État, un seul prince qui sera choisi dans une dynastie régnante d’Europe, la neutralité et des mesures de réorganisation interne. Les Puissances garantes et la Turquie sont contraintes de trouver un compromis, qui est codifié dans la Convention de Paris en 1858. La Valachie et la Moldavie demeurent sous la suzeraineté ottomane et la garantie collective des sept Puissances, elles portent le nom de Principautés Unies, mais gardent des administrations, des princes et des gouvernements distincts. Une commission centrale est chargée d’élaborer les lois d’intérêt commun et seules la Cour de cassation et l’organisation de l’armée sont unifiées. Les unionistes contournent les stipulations de la Convention et font élire Alexandru Ioan Cuza au trône de la Moldavie, puis de la Valachie. La Convention manque de préciser si le candidat au trône doit être moldave en Moldavie et valaque en Valachie. Profitant de cette opportunité, la même personne devient prince dans les deux provinces. Cette double élection en janvier 1859 réalise l’union des Principautés. Ce n’est pourtant qu’une union personnelle, car, malgré les efforts de la diplomatie française, les autres puissances considèrent cette situation comme une exception et acceptent de reconnaître Cuza comme prince unique seulement à condition que « la lettre et l’esprit » de la Convention de 1858 soient respectés après son règne. Cuza doit gouverner dans deux États, qui gardent chacun son Assemblée, sa propre capitale, ainsi que ses propres institutions. Seule la personne du prince incarne l’union.
3Après 1859, tout était à reconstruire dans les Principautés. Les réformes internes, demandées avec insistance depuis le début du xixe siècle et proclamées par les révolutionnaires de 1848 avaient toujours rencontré l’opposition ferme de la Russie. Le nouveau statut international permet enfin une réorganisation profonde des institutions. La préoccupation prioritaire reste néanmoins de rendre l’union irréversible, autrement dit de construire, petit à petit, par des mesures discrètes mais tenaces, de tels liens entre la Valachie et la Moldavie qu’elles soient non plus unies mais unifiées. L’État que l’on veut édifier, la Roumanie, doit, par ses institutions modernes, résister à l’hostilité des empires voisins qui menacent de défaire l’union de 1859.
La création du préfet en 1864
4Dans cette œuvre de construction de l’État national moderne, la réforme de l’administration est un pas important. Après l’unification des gouvernements, des Assemblées, de la monnaie, en 1864 sont adoptées plusieurs lois sur les communes urbaines et rurales, sur l’organisation des départements, des conseils communaux et départementaux. Le territoire des Principautés Unies est constitué de communes rurales et urbaines, plusieurs communes forment un arrondissement (plasa) et plusieurs arrondissements un département (judet ou tinut). L’administration des communes et des départements est assurée par des conseils élus en vertu du vote censitaire. À la tête de l’administration d’un département se trouve le préfet, secondé par les sous-préfets qui dirigent les arrondissements. La loi (n° 396 du 2/14 avril 1864) crée le préfet, qui a la qualité de « commissaire du gouvernement auprès du conseil du département » (article 3) ; il dirige « toutes les affaires qui ne dépassent pas le cadre du département et exécute les décisions du conseil départemental »2 (article 91). Sous l’autorité du ministre de l’Intérieur, le préfet reçoit des instructions de tous les ministres, car il est le délégué de l’autorité centrale et représentant du gouvernement. Il exerce le contrôle et la surveillance des administrations locales et peut demander des sanctions à l’encontre des fonctionnaires publics. Il est aussi le chef de la police dans le département et, à partir de 1864, les Préfectures de police qui fonctionnaient auparavant à Iasi et à Bucarest (devenu capitale unique des Principautés Unies) sont mises sous l’autorité du préfet. La dénomination et les fonctions du préfet roumain sont donc identiques à son homologue français, qui a servi d’exemple dans la réforme de l’administration. Le modèle français est, au milieu du xixe siècle, le modèle dominant dans la modernisation de l’État roumain. Il dérive d’une sympathie générale pour la France. Dans le cas précis de la réforme administrative, ce modèle présente aussi des avantages d’ordre politique dont les législateurs sont, en 1864, parfaitement conscients.
Le modèle français : une image et un exemple
5Pour un État qui a commencé tardivement son adaptation institutionnelle aux impératifs de la modernité, l’imitation, l’importation, l’adaptation des institutions occidentales font partie du processus naturel de développement. Tel est le cas en Roumanie. Si les auteurs des projets de réforme dans les Principautés ont étudié le système politique et institutionnel anglais, prussien ou autrichien, leur préférence est toujours allée, jusque dans la deuxième moitié du xixe siècle, vers le modèle français. La France est, d’abord, le pays occidental le mieux connu, car les fils de boyards partent, dès les années 1820, faire des études à Paris ou dans d’autres villes françaises. Les voyages et les études emmènent à Paris plusieurs générations de dirigeants roumains ; ceux qui conçoivent et décident les réformes en Roumanie ont tous eu une expérience de jeunesse parisienne. Le prince Alexandru Ioan Cuza, son premier ministre et intime collaborateur Mihail Kogalniceanu, ainsi que les sept juristes de la commission d’unification législative connaissent tous la France pour y avoir étudié. Le modèle français n’est pas pour autant clairement défini. À une époque ou romantisme et politique alimentent le nationalisme roumain, la France est surtout le pays de la liberté, des principes de 1789, de la révolution. Elle est « une référence en soi de l’occidentalité »3 et surtout du progrès. La France est une image qui mobilise les esprits, un idéal de civilisation, une sœur dans la latinité et aussi un appui politique indispensable. Les liens affectifs avec la France sont renforcés pendant les années 1856-1859 quand la diplomatie de Napoléon III soutient la cause de l’union des Principautés. La politique orientale de la France et la promotion du principe des nationalités trouvent en effet un terrain propice d’action dans la question de l’unité roumaine. Sujet de négociations avec la Russie et l’Angleterre, moyen de pression à Constantinople, contrepoids dans la politique italienne de l’Autriche, l’union des Principautés est un sujet privilégié de la diplomatie française. Les Roumains, profondément reconnaissants – ils le sont encore aujourd’hui – n’hésitent pas à rendre un hommage exubérant à Napoléon III (« génie tutélaire de la Roumanie » pour les journaux roumains de l’époque) et à le considérer comme l’héritier de toute la gloire révolutionnaire de la France. Cette « image – légende »4 de la France mélange ainsi tous les contraires, les époques et les réalités, pour créer un mythe atemporel du progrès et de la latinité. Pour les Roumains, les régimes politiques qui se succèdent en France depuis 1789 constituent tous des étapes dans le progrès des principes révolutionnaires. L’histoire de la France au xixe siècle est perçue comme un bloc et la civilisation française est considérée supérieure à toutes les autres, car latine et amie de la Roumanie. Le modèle français n’est donc pas une référence précise. Il s’agit plutôt d’un exemple qui évoque généralement le progrès. Toute la force de ce modèle réside dans la volonté enflammée des hommes politiques roumains, anciens quarante-huitards, de rapprocher la Roumanie de la France.
Les avantages du modèle français dans l’administration locale
6Au milieu du xixe siècle, l’exemple français dans la réforme administrative, n’est pas un choix isolé. Le code civil et le code de procédure pénale, le système de poids et mesures, l’organisation de l’instruction publique, de l’École des Ponts et Chaussées, l’organisation judiciaire et fiscale, tout est inspiré ou reproduit d’après le modèle français. Les institutions de l’administration locale sont donc, logiquement, intégrées dans cet ample système réformateur, qui garde ainsi sa cohérence.
La continuité institutionnelle
7La création du préfet en 1864 s’inscrit dans la continuité des réformes administratives du xixe siècle. La nouveauté de sa dénomination et de ses attributions n’est que relative. En 1830, les Règlements organiques de la Moldavie et de la Valachie, ont établi les limites territoriales des départements et ont défini les fonctions de leurs chefs administratifs (ispravnici créés par les réformes de Constantin Mavrocordat et Alexandru Ipsilanti à la fin du xviiie siècle). Les départements, tels qu’ils ont été redéfinis en 1830 sont dépourvus de personnalité juridique. Les chefs administratifs étaient nommés par le prince parmi les 2 candidats proposés par le conseil administratif du département, avaient des attributions administratives, fiscales et de police et étaient subordonnés au ministre de l’Intérieur. Les Règlements organiques ont créé aussi les conseils communaux (sfaturi orasenesti) élus par les communautés urbaines, qui constituaient un organe exécutif collectif (eforiile oraselor) responsable des mesures édilitaires, de la perception des impôts directs et des taxes locales, de la santé publique et de la vie culturelle de la commune. Cette organisation de l’administration locale – et les Règlements organiques dans leur ensemble – ont fait l’objet de nombreuses critiques pendant la révolution de 1848 et dans les années suivantes. Parmi les revendications de 1848, tant en Valachie qu’en Moldavie, on retrouve le droit de chaque unité administrative (commune rurale ou urbaine, département) de contrôler la gestion de ses intérêts. Le divan ad hoc de la Moldavie en 1857 dénonce la centralisation excessive de l’administration et propose que le département soit investi de personnalité morale et doté d’un conseil élu, chargé de voter et de contrôler le budget et de veiller au bon fonctionnement de l’administration dans tous les domaines5. Toujours en 1857, dans La Roumanie après le Traité de Paris Vasile Boerescu envisage une nouvelle organisation administrative, entièrement inspirée du modèle français, tant dans la hiérarchie des unités administratives que dans les responsabilités des fonctionnaires publics territoriaux6. Par la réforme de 1864, le préfet succède donc à l’ancien ispravnic. Création moderne, il est proche de son prédécesseur dans ses fonctions administratives et entièrement nouveau dans ses fonctions politiques. L’un des avantages du modèle français est donc de permettre l’innovation tout en gardant une continuité institutionnelle.
Le nom
8Dans la loi de 1864, le fonctionnaire est pour la première fois appelé « préfet » (« prefect » en roumain). Toutefois, dans des textes antérieurs à cette date, la dénomination de préfet est souvent présente. Le français, langue de salon, de correspondance et aussi langue des mémoires politiques et des projets de réforme, impose la traduction de l’ancien terme slave par le terme français équivalent, même si la réalité qu’il couvre est sensiblement différente. Par exemple, dans la correspondance du consulat français à Iasi avec les autorités locales, le courrier est adressé aux « préfectures » des départements et à la « préfecture » de police de la capitale moldave avant 18647. En 1856, le vice-consul français à Galatz recommande au consul de Iasi « notre préfet actuel », le futur prince Alexandru Ioan Cuza8. Il est en effet parcalab de Covurlui, c’est-à-dire administrateur du département. Ainsi, le terme français introduit dans la loi de 1864 est perçu non pas comme une création ou un nouvel emprunt, mais comme une adaptation du langage aux réalités de l’époque, pour remplacer les dénominations slaves, jugées obsolètes. Ce changement terminologique est conforme à l’esprit qui régit les grandes réformes du milieu du xixe siècle. Toute innovation institutionnelle se doit de rapprocher encore plus la société roumaine de ses origines latines. Les réformes ont pour but de remplacer l’emprise médiévale slave, ressuscitée par les Règlements organiques de 1830 (rédigés sous occupation russe). La modernité de la réforme administrative est garantie par l’inspiration française, et son caractère national par la terminologie latine. La nouvelle institution préfectorale n’est donc pas légitimée seulement par son inspiration française, mais aussi par son origine latine. Le modèle français rappelle l’administration romaine de la Dacie, et renforce ainsi les thèmes du nationalisme romantique. Les termes latins (pour nommer des institutions créées selon l’exemple français) donnent au jeune État roumain son caractère moderne et national, car ils affirment son originalité au milieu des empires et des populations slaves, turques, magyares ou germaniques.
La centralisation
9Après l’union des Principautés la réforme de l’administration est devenue une nécessité. Le gouvernement de Bucarest est confronté en Moldavie et en Valachie à deux systèmes administratifs très semblables, mais toutefois différentes dans les appellations et les fonctions de ses agents territoriaux. Les projets qui préparent la loi de 1864 oscillent entre la centralisation et la décentralisation administrative, invoquant toujours le même modèle français, comme exemple à la fois d’une autorité centrale forte et du respect des libertés locales. Barbu Catargiu soumet à l’Assemblée, en 1861, un projet de création de quatre « préfectures générales », comparables aux régions françaises. Ce projet a été désapprouvé, tout comme celui proposé par Ion Ghica la même année, parce que la décentralisation était, dans l’opinion des députés, un beau principe, mais contraire aux priorités du moment. L’œuvre législative sous le règne de Cuza vise surtout la création d’un État indivisible et d’harmoniser les particularismes moldaves et valaques. Ainsi, la loi de 1864 confond centralisme et unité, dans son effort de resserrer les liens entre l’administration centrale et chaque unité administrative. Tout comme la Révolution française avait proclamé les principes de « l’unité » et de « l’indivisibilité » de la République9, le nouvel État roumain met au centre de son organisation administrative les mêmes notions ambiguës. Il n’a pas à contrecarrer des pouvoirs locaux, qui sont assez faibles dans les deux Principautés. Mais il doit favoriser la fusion des deux provinces et faire face au danger potentiel d’une séparation de la Moldavie et de la Valachie qui aurait pu être décidée par les Puissances européennes ou obtenue par les anti-unionistes. Le centralisme de la réforme roumaine de 1864 est-il aussi fort que celui de la loi française du 28 pluviôse An VIII ? Le préfet napoléonien exerce sans partage les pouvoirs de gestion et de représentation de l’État, il est seul chargé de l’administration, il n’est pas une autorité locale mais un agent clef du pouvoir central dans les départements10. En est-il de même pour le préfet roumain crée par la loi de 1864 ? Les différences sont notables, tant sous l’aspect des principes, que dans le fonctionnement de l’institution préfectorale.
10Dans la loi de 1864, si le préfet est le chef de l’administration locale, il a pour principale mission d’exécuter les décisions du conseil du département, car il est, textuellement, commissaire11 du Gouvernement auprès du conseil. Les institutions collectives élues, établies par les Règlements organiques, gardent, dans la loi de 1864, leur prééminence par rapport aux agents nommés de l’État. La même loi établit un parallélisme entre l’organisation de la commune et celle des départements, ainsi qu’entre les fonctions du maire et celles du préfet. Le maire et le préfet sont subordonnés au ministre de l’Intérieur. Si le préfet est un fonctionnaire de l’État, nommé par le ministre de l’Intérieur, le maire est à la fois élu, en tant que membre du conseil municipal, et nommé – parmi les membres du conseil – par le prince, dans le cas des communes urbaines, et par le ministre, à la recommandation du préfet, dans le cas des communes rurales. Cette dualité du pouvoir local, ainsi que la reconnaissance de la personnalité morale du département se rapprochent davantage de l’administration locale établie en France par la Monarchie de Juillet que de la loi française de 1800.
11Le principe de la décentralisation revient dans le débat public après 1864. La Constitution de 1866 (promulguée par le prince Charles de Hohenzollern après l’abdication d’Alexandru Ioan Cuza) donne l’indépendance relative aux unités administratives. Elle établit que les intérêts exclusifs des départements et des communes seront réglés par les conseils des départements et des communes (article 37). Elle prévoit aussi la nécessité d’adopter des lois ordinaires sur l’administration locale, lois qui « auront comme base la décentralisation plus complète de l’administration et l’indépendance communale » (article 107). Des lois successives, en 1874, 1904 et 1929 élargissent les attributions des préfets, et règlent d’une manière plus précise les rapports entre le pouvoir central et les conseils municipaux et départementaux. Chaque fois, les lois ont pour but principal de corriger le découpage administratif12 et d’adapter le fonctionnement des institutions locales à une plus grande décentralisation. Pourtant, une véritable délégation des pouvoirs au niveau local n’a jamais pu être avancée en Roumanie. L’administration est restée très attachée à l’idée de l’État unique et indivisible, complètement opposée à toute tentative de fédéralisme. Une fois de plus, l’exemple français est délibérément adopté, mais d’une manière syncrétique : les principes de 1789 et un amalgame original des mesures législatives empruntées à différentes époques, un mélange des institutions appartenant à la république, à la monarchie constitutionnelle et à l’empire.
Le rôle politique du préfet
12Les textes des lois hésitent entre la centralisation et la décentralisation, mais ils ne rendent compte que des aspects administratifs de la fonction préfectorale. Le préfet n’est pas un simple chaînon dans la hiérarchie administrative. Il est investi d’un rôle qui n’est pas précisé par les lois, car il dérive du fonctionnement de l’institution préfectorale mais aussi des rapports entre l’autorité centrale et ses concurrents locaux. La mission attribuée aux préfets par le pouvoir central ne peut pas être comprise en dehors du contexte politique de l’année 1864.
13La réforme de l’administration s’inscrit dans un programme plus vaste de renouvellement institutionnel qui avait pour principal but d’accomplir la véritable union des Principautés. Cette unification n’était pourtant que la condition préalable à la modernisation des structures de la société. Dans le programme présenté aux corps législatifs en 1859, le prince Alexandru Ioan Cuza identifie les lignes générales de son action réformatrice. Elle concerne tous les domaines, et ne manque pas d’ambition. Des mesures relatives à l’administration, aux finances, à l’enseignement, à l’armée, au commerce sont discutées et adoptées par l’Assemblée (entre 1859 et 1864) et – suite à une activité diplomatique énergique – approuvées par les puissances garantes. Pourtant, les principales réformes rencontrent une l’opposition insurmontable, tant à l’intérieur que sur le plan international. Il s’agit de la sécularisation des biens appartenant aux couvents dédiés13, de la loi électorale et de la réforme agraire. Soutenus par les unionistes dans ses actions concernant l’unification législative et administrative, le prince et ses collaborateurs sont confrontés à l’opposition des radicaux et des conservateurs, chaque fois qu’ils essayent d’amorcer les réformes fondamentales. En 1864 l’Assemblée est composée en majorité par les conservateurs, qui sont hostiles à toute tentative d’élargissement de la participation électorale, ainsi qu’au nouveau statut de la propriété foncière. Ils sont très attachés à Convention de Paris de 1858, qui établit le système électoral et la séparation des pouvoirs exécutif et législatif. Malgré son caractère international, cette Convention joue un rôle constitutionnel. Pour la modifier, Cuza a besoin non seulement du consentement des grandes puissances garantes, signataires de cet acte, mais aussi et d’abord de l’accord parfait des forces politiques à l’intérieur. Pour surmonter les difficultés du gouvernement, Cuza décide d’entreprendre un coup d’État. Le 2/14 mai 1864, avec le soutien de la France, il dissout l’Assemblée et promulgue le Statut développant de la Convention de Paris, nouvelle constitution qui ne « développe » pas le texte antérieur (son nom est une simple précaution pour contrecarrer l’éventuelle opposition des puissances garantes) mais le remplace. Le Statut est soumis à un plébiscite qui lui donne la légitimité. Il prévoit la création de deux Chambres, Assemblée et Sénat (selon le suffrage censitaire, élargi par rapport à la Convention de Paris), et donne des pouvoirs accrus au prince qui a, seul, l’initiative législative.
14La réforme administrative, adoptée en mars-avril 1864, joue un rôle important dans ce changement de régime politique. La création des préfets donne au pouvoir central un moyen supplémentaire pour contrôler les courants politiques dans les départements. Précédant de très peu le coup d’État, cette réforme, qui ne rencontre pas de désaccord majeur parmi les opposants du prince, relève d’une stratégie politique subtile. Les nouveaux préfets, nommés au cours du mois d’avril 1864, sont tous des sympathisants du prince. Ils ont pour tâche d’organiser le plébiscite et, d’une façon plus ou moins explicite, d’y obtenir les résultats attendus par Alexandru Ioan Cuza14. Le modèle français n’aurait-il pas influencé les actions du prince roumain ? Le coup d’État est préparé dès 1863 et les représentants des Principautés Unies à Paris, Iancu et Vasile Alecsandri, sont chargés de convaincre les cercles proches de Napoléon III sur la nécessité de la dissolution de l’Assemblée pour continuer le programme de réformes15. Non seulement les diplomates français encouragent la concentration du pouvoir dans les mains du prince, mais ils donnent aussi l’assurance que la France obtiendra des autres puissances garantes la reconnaissance de cette mesure. Coup d’État et plébiscite sont des méthodes déjà expérimentées et vérifiées dans la France du Second Empire. L’évolution de l’administration française après 1852 a pu, elle aussi, constituer un exemple pour le gouvernement autoritaire du prince après 1864. Le pouvoir exécutif devient prééminent par rapport au pouvoir législatif, et les préfets sont des représentants omnipotents du gouvernement, tout comme les préfets du Second Empire, investis d’une autorité accrue face aux conseils généraux et municipaux16.
15Entre le 3 juillet 1864, date à laquelle le Statut entre en vigueur, et le 5 décembre de la même année, quand la nouvelle Assemblée se réunit pour la première fois, le gouvernement émet 40 décrets - lois. Parmi ces lois, la réforme rurale, qui suscite des critiques violentes de la part des grands propriétaires. Le gouvernement préfère l’adopter par décret, car elle n’aurait pas pu être votée par une Assemblée où les grandes propriétaires détenaient la majorité17. Dans ces circonstances, les préfets, chargés de l’application des nouvelles lois dans chaque département, sont confrontés à de multiples résistances. Ils sont non plus un maillon de l’administration, mais des intermédiaires essentiels entre le gouvernement et la population. Pour cela, eux-mêmes font l’objet d’une surveillance attentive du gouvernement. Par exemple, Mihail Kogalniceanu, Premier ministre, demande à tous les chefs des stations de télégraphe de « rapporter en secret à l’inspecteur général du télégraphe le langage et l’attitude des préfets et des sous-préfets dans la question rurale »18. Il entreprend pendant l’automne 1864 une tournée en Valachie pour vérifier sur le terrain l’état d’esprit après le coup d’État. Les dépêches envoyées au prince témoignent du contrôle que le gouvernement essaye d’exercer sur l’opinion publique, par l’intermédiaire des préfets. « Grâce au préfet actuel, Pitesti19 n’est plus reconnaissable quant à son esprit politique. Les parties extrêmes n’ont plus aucune influence. Le maire et les autres conseillers sont des hommes d’ordre. Le préfet est un homme à son aise, et ayant beaucoup d’influence, il nous a gagné beaucoup de monde »20 ou, dans une autre ville, chef lieu de département : « Le préfet développe beaucoup d’énergie, de tact et d’intelligence. Il a rétabli l’ordre et la paix dans une ville déchirée par les partis »21.
16Le contrôle de l’opinion semble rester au niveau de la persuasion et de la pression électorale. Inspiré sans doute du modèle français du Second Empire, le rôle politique du préfet roumain est toutefois plus limité. Les préfets d’Alexandu Ioan Cuza ne sauront devenir, comme ceux de son illustre protecteur français, des « préfets à poigne ». Le régime de main forte du prince roumain ne porte pas atteinte à la liberté d’expression, n’instaure pas une vigilance policière sur la moralité publique. Les préfets, investis de pouvoirs de police, ne sont pas confrontés à la même réalité sociale. L’autoritarisme est cantonné dans la vie politique et les fonctions du préfet reproduisent le même schéma. Les prérogatives du préfet et, plus encore, les fonctions attribuées par le gouvernement permettent de le qualifier de « préfet politique » plutôt que de « préfet administratif »22. Le mode de recrutement plaide aussi pour cette qualification, car, en l’absence d’une réglementation du recrutement des fonctionnaires, les préfets sont, pour la plupart, des personnalités proches du gouvernement. Avec la Constitution de 1866 et l’apprentissage progressif de la vie politique moderne, le rôle politique des préfets sera mieux précisé et restreint aux attributions fixées par les lois. Les attributions à caractère administratif seront, au contraire, de plus en plus nombreuses. Le renouvellement législatif rapide, la construction des chemins de fer, l’organisation de l’enseignement, de la santé, des finances etc. demandent aux préfets de nouvelles compétences.
17En février 1866 le prince Cuza est obligé d’abdiquer. Les radicaux et les conservateurs, réunis dans une « monstrueuse coalition » (d’après l’expression courante à l’époque, reprise par les historiens), lui reprochent son gouvernement autoritaire. Son règne marque une étape importante dans la construction de l’État national roumain23 car entre 1859 et 1866 sont posées les bases, ou consolidées les principales institutions. La mémoire collective et l’historiographie placent Alexandru Ioan Cuza parmi les grandes figures du xixe siècle. Les livres d’histoire qui analysent les réformes adoptées entre 1859 et 1866 sont très nombreux. Néanmoins, la réforme administrative est passée presque inaperçue. À part quelques lignes ou quelques articles de droit administratif, elle n’a pas attiré l’attention des spécialistes. Il n’existe pas en Roumanie d’étude sur le fonctionnement de l’institution préfectorale, ni de répertoire ou de dictionnaire sur les préfets. Ce silence de l’historiographie s’explique en partie par le fait que l’institution préfectorale a été supprimée en 1949 par le régime communiste et réintroduite seulement en 1991. Après la deuxième guerre mondiale, le préfet est considéré comme un concurrent potentiel du pouvoir central. Il est remplacé dans la hiérarchie administrative par des organes du parti unique. Ainsi, l’attention des historiens a été attirée plutôt par les aspects politiques, le nationalisme et les réformes à visée sociale du règne d’Alexandru Ioan Cuza. Dans ces conditions, il est difficile d’entreprendre une comparaison plus approfondie avec les réalités françaises. L’histoire des préfets n’est pas seulement l’histoire d’une institution. Elle est faite des hommes et de leurs actions qui, en Roumanie, demeurent encore dans l’oubli24.
Notes de bas de page
1 « Dezbaterile Adunarii Elective a Romaniei », Monitorul Oficial, n° 10, Bucuresti, 1865, p. 72.
2 Valentin I. Prisacaru, Tratat de drept adminsitrativ român – partea generala, Editia a II-a revazuta si adaugita, Bucuresti, 1996, p. 548.
3 Catherine Durandin, Histoire des Roumains, Paris, Fayard, 1995, p. 125.
4 Dan Berindei, « La Révolution française et la résurrection roumaine », dans Al. Zub (éditeur), La Révolution française et les Roumains. Impact, Images, Interprétations Études à l’occasion du bicentenaire, Iasi, 1989, p. 61.
5 I. C. Filitti, « Despre vechea organizare adminsitrativa a Principatelor române », Editie revazuta si adaugita, Extras din Revista de drept public, 1934-1935, Bucuresti, 1935, p. 64.
6 Basile Boeresco, « La Roumanie après le Traité du 30 mars 1856 » dans Acte si documente relative la istoria renascerii Romaniei, III, Bucuresti, 1889, p. 13.
7 Centre des Archives Diplomatiques de Nantes, Jassy Consulat, 15, 39*- 49*.
8 Qui « a longtemps habité la France, est tout français de cœur, d’esprit et d’affection » Centre des Archives Diplomatiques de Nantes, Jassy Consulat, 55, Brossard à Victor Place, le 30 juillet 1856.
9 Jean-Marc Ohnet, Histoire de la décentralisation française, Librairie Générale Française, Paris, 1996, p. 58.
10 François Monnier, « Préfet » dans Jean Tulard (sous la direction de) Dictionnaire Napoléon, p. 1286-1389.
11 Souvenir des « commissaires » par lesquels la révolution de 1848 en France a remplacé les préfets ?
12 La loi de 1874 réduit le nombre de communes rurales de 2901 à 1409, sans pouvoir harmoniser l’étendue et le nombre de communes par département. Subsistent des grandes disparités entre la Moldavie (879 communes rurales en 1864, 456 en 1874) et la Valachie (2022 communes rurales en 1864, 953 en 1874) ou entre les départements (aux extrêmes : Ismaïl en Moldavie, 4 communes urbaines, 2 rurales et Mehedinti en Valachie, 3 communes urbaines, 185 communes rurales en 1864, 86 en 1874). « Renseignements statistiques sur les communes rurales et urbaines 1874-1875 », Centre des Archives Diplomatiques de Nantes, Jassy Consulat, 15.
13 Depuis le xve siècle, les revenus de plusieurs monastères orthodoxes roumains étaient entièrement voués, selon le souhait de leurs fondateurs, aux Lieux Saints et aux monastères du Mont Athos, tandis que leur entretien est à la charge de la Moldavie et de la Valachie. Ces couvents détiennent une grande partie du territoire des Principautés. La sécularisation de leurs terres a déclenché une opposition très vive de la part de la Russie et a donné lieu à des longues négociations à Constantinople. La loi, adoptée en décembre 1863, prévoit la sécularisation de tous les biens fonciers des monastères, dédiés ou non. Cette mesure rend dans la propriété de l’État 25-26 % du territoire des Principautés Unies. Cette surface, principalement des terrains arables et des forêts, a été donnée en propriété aux paysans par la réforme agraire en 1864.
14 Avec 683928 voix pour, 1 307 voix contre et 70 220 votes blancs, le plébiscite place le prince dans une position forte vis-à-vis de ses opposants. Cf. I. Vintu, G.C. Florescu, Unirea Principatelor in lumina actelor fundamentale si constituionale, Bucuresti, 1965, p. 261.
15 Dumitru Vitcu, Diplomatii Unirii, Bucuresti, 1979, p. 75-77 ; 145-147.
16 Bernard de Clère, Vincent Wright, Les préfets du Second Empire, Cahiers de la fondation nationale des sciences politiques, Armand Colin, Paris, 1973, p. 25-37.
17 Gh. Platon, « Societatea româneasca intre medieval si modern » dans Gh. Platon, V. Russu, Gh. Iacob, V. Cristian, I. Agrigoroaiei, Cum s-a infaptuit România moderna. O perspectiva asupra strategiei dezvoltarii, Iasi, 1993, p. 98-99.
18 Mihail Kogalniceanu, Scrisori. Note de calatorie, texte ingrijite si prezentate de Augustin Z. N. Pop si Dan Simionescu, Studii si Documente, Bucuresti, 1967, p. 129.
19 Ville à l’ouest de Bucarest.
20 M. Kogalniceanu, op. cit., p. 129.
21 Ibidem, p. 132.
22 Valentin I. Prisacaru, op. cit., p. 549-560.
23 « Peu de gouvernements ont pu se vanter d’avoir, en cinq ans, réalisé d’aussi profondes, d’aussi importantes, d’aussi décisives réformes. Tout cela n’allait point sans soulever des animosités, jalousies des prétendants au trône dont il gênait les ambitions, rancunes des boyards dépossédés, colères des puissances dont il déjouait les calculs égoïstes ou l’imprévision, inquiétudes du pouvoir suzerain devant le réveil d’une nationalité chrétienne, ressentiment des partis avancés dont il repoussait les utopies, Cuza, en définitive, avait tout bravé pour accomplir ce qu'il considérait comme les destinées de son pays. Comme le monde n’est mené que par les intérêts personnels, il devait fatalement venir un jour où le prince qui avait créé la Roumanie verrait s’élever subitement sur sa route un mur formé de toutes les hostilités qu’avec une belle insouciance il avait fait naître sous ses pas, et contre lequel il se briserait… » Paul Henry, L’abdication du prince Cuza et l’avènement de la dynastie de Hohenzollern au trône de la Roumanie. Documents diplomatiques, Paris, 1930, cf. Gh. Platon, op. cit., p. 90.
24 Remerciements à Florin Platon, Gh. Platon et Gabriel Badarau pour avoir mis à ma disposition des informations qui m’étaient inaccessibles.
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