Préface
p. 11-16
Texte intégral
1La parution de ce livre est salutaire par les temps troubles que nous vivons. À l’opposé des différentes formes d’essentialisation de la « couleur » omniprésentes dans les débats académiques et publics, ce travail propose un regard d’historien critique sur la complexité des constructions identitaires et les pratiques de discrimination et d’exclusion dans la Caraïbe de l’époque moderne. En s’intéressant à une institution – les milices urbaines – et aux hommes qui l’animaient – les libres de couleur – l’étude de Baptiste Bonnefoy établit d’emblée une double rupture qui démontre l’inanité des logiques binaires. La première est le constat documenté que l’histoire des populations afro-créoles de l’espace caraïbe ne saurait se cantonner à l’histoire de l’esclavage, dans le sillage des travaux d’Hermann Bennet sur la Nouvelle-Espagne, qui constatait qu’au milieu du xviie siècle, le nombre d’affranchis et de Créoles nés libres à Mexico était aussi important que celui des esclaves1. La deuxième, découlant logiquement de la première, est que le statut reconnu d’individu de couleur ne désignait pas une commune condition. Au contraire, le livre révèle la pluralité des horizons de possibilité qui se cachent derrière la nomenclature juridico-politique. On a par exemple souvent présupposé, sans jamais le démontrer, que les libres de couleur étaient des « alliés objectifs » des esclaves – une thèse contre laquelle Baptiste Bonnefoy s’inscrit en faux.
2L’auteur ne tombe jamais dans la naïveté de penser que la couleur n’avait aucune importance dans les sociétés esclavagistes ou à esclaves à l’époque moderne – il affirme haut et fort la persistance durable du plafond de verre limitant l’ascension sociale des individus réputés de couleur. Mais son approche affirme l’existence de différents codes modelant les formes sociales, le code dominant n’étant ainsi ni unique ni dominant dans tous les milieux. Le tour de force qu’il effectue est ainsi de penser, ensemble, les contraintes et les dynamiques sociales. Il historicise ainsi des processus trop souvent réifiés, et montre à l’œuvre non seulement les formes changeantes de la domination pesant sur les descendants d’esclaves, mais également les différents contextes qui ont permis à ces derniers de déjouer, contourner ou reprendre à leur compte ces mécanismes de subordination.
3Ce faisant, l’approche de ce livre refuse de reconduire la déshumanisation des populations dites de couleur en les réduisant à ce qui était perçu comme leur seule caractéristique par ceux qui cherchaient à les asservir, rabaisser ou avilir. Car l’objectif de Baptiste Bonnefoy, qui rejoint en cela les travaux de Paul Lovejoy, est de restituer aux descendants des victimes de la traite leur dimension en tant que personnes, sujets d’une histoire culturelle et sociale2. Leur redonner leur statut d’êtres humains revient donc à étudier ces miliciens comme des individus ayant des parcours spécifiques et des histoires personnelles irréductibles à leur seule couleur de peau. Cette démarche lui permet de rompre avec un discours sur la couleur/« race », particulièrement vivant dans la production historiographique en France et outre Atlantique, qui tend à essentialiser les positions sociales des acteurs3. Tout en affirmant catégoriquement le rôle fondamental du phénotype des individus dans le milieu caribéen étudié, ce livre démontre en même temps que la couleur de la peau était bien souvent mobilisée comme un recours discursif, faisant émerger de la sorte l’importance cruciale du lieu d’énonciation.
4Baptiste Bonnefoy montre ainsi que, dans la Caraïbe du xviiie siècle, la couleur de la peau ne constituait jamais le seul critère déterminant la « qualité » ou la position sociale des individus. Il faut aussi comprendre la référence à la couleur comme une sorte de raccourci, une manière de dire les hiérarchies sociales – en l’occurrence la subordination et parfois l’abjection, à l’instar de la rhétorique du « sang » dans l’Europe de l’époque, qualifié comme noble pour les uns et comme « abject » pour les roturiers. L’usage des discours sur la « race » démontre la centralité de conventions sociales contraignantes, qui sont dans le même temps traversées par bien des contradictions et des incohérences L’importance des situations spécifiques se voit ainsi remise au cœur de l’analyse, soulignant la flexibilité de normes politiques, sociales et juridiques qui sont constamment redéfinies par les pratiques des acteurs.
5L’une des hypothèses les plus novatrices du livre est de postuler une analogie entre le phénomène social des milices en Europe et dans les colonies, tous empires confondus. Pour en démontrer le bien-fondé, Baptiste Bonnefoy scrute milices et miliciens dans le bassin caraïbe, depuis la conquête jusqu’à l’aube des grandes « révolutions atlantiques », ce en comparant les différentes puissances impériales européennes en présence. La méthodologie utilisée, conjugaison raisonnée des problématiques issues de la réflexion sur les jeux d’échelles et des questions soulevées par les analyses macro proposée par l’histoire globale, se situe dans le sillage de l’histoire sociale proposée voici plus de vingt ans par Bernard Lepetit4. La montée en généralité que Baptiste Bonnefoy propose à partir des formes des expériences analysées est remarquable car elle répond de manière concrète, selon une procédure pouvant être reproduite pour d’autres espaces et d’autres questionnements, à la question des rapports, déterminations et surdéterminations entre le local et le global. Baptiste Bonnefoy combine en effet, avec bonheur, une approche locale approfondie de plusieurs sociétés urbaines, avec une réflexion sur des phénomènes transimpériaux. C’est la focalisation sur un objet spécifique tel que les milices qui permet de disséquer ces logiques à l’œuvre.
6Au-delà de la finesse des analyses proposées, il faut louer la quantité et la variété des sources consultées et de la bibliographie mobilisée, en anglais, français, espagnol, et portugais. Baptiste Bonnefoy est un historien de son temps, qui met à profit la numérisation croissante de fonds archivistiques non-européens pour ratisser très large. La spatialisation des phénomènes sociaux n’est ici pas un gadget mais une dimension fondamentale de la démonstration. Il s’agit ainsi de repenser certaines des principales catégories analytiques que les historiens du global utilisent parfois de façon automatique, comme celle de « connexion ». Tout ne circule pas, et l’on doit prendre en compte les contextes de réception, les incompréhensions et les malentendus. Évidemment, ce qui sous-tend une telle interprétation, c’est un travail archivistique immense, allié à une réflexion poussée sur les concepts.
7La démarche de Baptiste Bonnefoy participe ainsi d’un mouvement de réflexion plus général sur la manière dont on doit procéder pour écrire une histoire globale qui ne soit pas, pour le dire vite, une histoire déguisée de « l’expansion européenne ». Certains historien-nes proposent ainsi de mettre l’accent sur le « global south », sans nécessairement en passer par la métropole : ce n’est pas le chemin suivi par Baptiste Bonnefoy, et fort justement, en raison du rôle joué par la métropole dans la question des milices. Mais les contextes locaux sont primordiaux dans sa démonstration. Il ne s’agit pas non plus d’importer de façon non-critique les questionnements des historiens états-uniens. Au contraire, les historiographies espagnoles et latino-américaines, leurs hypothèses et conclusions, sont prises au sérieux, mais aussi replacées dans leurs propres contextes d’émergence, aux xixe et xxe siècles. On voit l’intérêt de revitaliser l’historiographie américaine – à la fois du sud et du nord, d’ailleurs – à partir des travaux qui ont été menés sur l’Europe. Baptiste Bonnefoy est conscient du biais constitutif du choix de son objet de recherche : au lieu de prendre pour point de départ une définition essentialiste de ce que seraient les libres de couleur, il préfère ainsi les aborder en tant que construction sociale et non en tant que groupe. Pour éviter l’enfermement dans la catégorie, il recourt au comparatisme méthodologique.
8L’histoire transimpériale telle que la propose ce livre repose sur un usage contrôlé de la méthode comparative à plusieurs échelles. Par le biais d’approches macro (l’océan Atlantique), méso (la Caraïbe), et micro (les espaces urbains), il parvient à replacer les expériences individuelles de ses miliciens dans des logiques locales, régionales ou impériales. L’hyper-contextualisation et l’approche « multi-située » permettent ainsi de montrer, à une échelle très fine, qu’un même individu peut être décrit différemment, et se définir de façon autre, s’il change de domicile, et passe d’une compagnie de mulâtres à une compagnie de blancs. En variant les niveaux de comparaison, le livre décloisonne aussi des historiographies qui trop souvent s’ignorent. Le choix de comparer des villes relevant du même ensemble politique, de part et d’autre de l’Atlantique, peut sembler surprenant. Pourtant, ce type de comparaison possède des vertus heuristiques évidentes, soulevant de nouvelles questions sur la structure institutionnelle et sociale des empires. Pour prendre un seul exemple, les comparaisons entre Bois-le-Duc et Carthagène des Indes, inspirées par les travaux fondateurs de Maarten Prak sur la Flandre et Robert Descimon sur Paris, révèlent les limites du présupposé d’une spécificité coloniale.
9Cette démarche lui permet par la même occasion de réinterpréter tout ce qui a pu être écrit sur les milices de couleur dans l’Amérique coloniale. Baptiste Bonnefoy démontre en effet, et de manière convaincante, que contrairement à l’analyse traditionnelle, présentant les milices comme un moyen d’ascension sociale pour des groupes méprisés, subalternes et économiquement dépendants, celles-ci constituaient en réalité un lieu de consécration pour des groupes économiquement très prospères. Les commissions d’officier de milice étant octroyées à des individus capables de recruter, habiller et armer une compagnie à leurs frais, la richesse des récipiendaires était une condition sine qua non. Ce constat amène Baptiste Bonnefoy à conclure, et c’est là une contribution majeure de cette étude, à l’existence d’élites économiques de couleur dès la fin du xvie siècle pour l’Amérique espagnole. Les milices permettaient ainsi le réinvestissement dans le champ des honneurs de la notabilité acquise dans un autre secteur social, dans ce cas les métiers et le transport de marchandises.
10Les milices coloniales étaient d’autant plus cruciales pour les puissances impériales qu’elles avaient vocation à défendre leurs territoires des attaques des ennemis « d’Europe », mais aussi des ennemis « locaux », en l’occurrence les groupes autochtones insoumis ou les esclaves révoltés. Partout, les milices de couleur sont particulièrement chargées de cette police des esclaves, notamment de la chasse aux esclaves marrons, d’où leur assimilation aux polices des vagabonds et déserteurs européens, comme la Santa Hermandad espagnole ou les maréchaussées françaises. Par-delà les différences quant au degré d’institutionnalisation et même de pérennité de ces forces de police, la délégation du maintien de l’ordre social esclavagiste aux libres de couleur se vérifie dans tous les empires et explique la persistance de la domination des Européens, d’origine ou créoles, sur de vastes territoires où leur présence était très discontinue.
11Le choix des milices en tant qu’observatoire des sociétés coloniales implique également de saisir à bras-le-corps le problème de la construction des hiérarchies sociales en situations impériales. Car l’existence de ces compagnies d’hommes de couleur en armes soulève la question de la place revenant à la couleur et au statut dans des sociétés coloniales esclavagistes, où les Européens étaient toujours une petite minorité, dominante certes, mais consciente de la précarité de leur position. Ce constat permet à Baptiste Bonnefoy de mettre en travail à la fois la fragilité des empires – notamment de l’Empire espagnol – mais aussi leur capacité à inventer des solutions défensives innovantes, comme les milices de libres de couleur. L’efficacité du dispositif « hispanique », en termes sociaux et en termes défensifs, semble avoir convaincu les autres puissances, qui l’adoptent à leur tour à partir de la fin du xviie et pendant tout le xviiie siècle.
12Or, le livre montre que, en fonction des contextes, ce « modèle » pouvait ouvrir aux miliciens de couleur des espaces d’action qui constituent bien souvent un angle mort de la recherche. Entendons-nous : la barrière séparant les élites de libres de couleur des élites impériales blanches reste sans conteste impossible à traverser, mais Baptiste Bonnefoy met en évidence que la milice constitue un espace de reclassements sociaux constants, qui varient selon les lieux, un même individu pouvant être considéré d’une « couleur » différente selon la ville où il s’installe, indépendamment de son phénotype. Il ne s’agit donc nullement de nier le rôle de la couleur dans les hiérarchies sociales, d’ailleurs inscrites dans les lois. Il ne s’agit pas non plus, on l’aura compris, de dire que la généalogie ou le phénotype n’importent pas. Mais c’est rarement la seule variable. Le contexte local, la multiplication des régimes d’appartenance, entre le statut, la religion, la nation, la langue, créent dans cet espace caraïbe des brouillages et des recompositions où la couleur est parfois secondaire. En mettant l’accent sur les mécanismes locaux des interactions sociales, en associant comparatisme et jeu d’échelle, quantitatif et qualitatif, ce livre démontre avec force que les dynamiques sociales ne sauraient être réduites aux langages d’appartenances.
Notes de bas de page
1 Bennett Herman L., Colonial Blackness: A History of Afro-Mexico, Bloomington, Indiana University Press, 2011.
2 Lovejoy Paul, « Los orígenes de los esclavos en las Américas. Perspectivas metodológicas », Revista de Historia 39, (1999), p. 7-26 ; Lovejoy Paul, « Mohammed Ali Nicholas Sa’id: From Enslavement to American Civil War Veteran », Millars: Espai i historia, vol. 42, no 1, 2017, p. 219-232.
3 Comme l’ont montré par exemple Brubaker Rogers, Loveman Mara et Stamatov Peter, « Ethnicity as Cognition », Theory and Society, vol. 33, no 1, 2004, p. 31-64 ; voir aussi Rappaport Joanne, The Disappearing Mestizo. Configuring Difference in the Colonial New Kingdom of Granada, Durham/Londres, Duke University Press, 2014.
4 Lepetit Bernard, « La société comme un tout : sur trois formes d’analyse de la totalité sociale », Les Cahiers du CRH, no 22, 1999, [http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/ccrh/2342].
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